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Il dit que l’intempérance est une chose laide, essayant par là d’asservir ceux qui sont mieux doués par la nature, et, ne pouvant lui-même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l’éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté
Car pour ceux qui ont eu la chance de naître fils de roi, ou que la nature a faits capables de conquérir un commandement, une tyrannie, une souveraineté, peut-il y avoir véritablement quelque chose de plus honteux et de plus funeste que la tempérance ? Tandis qu’il leur est loisible de jouir des biens de la vie sans que personne les en empêche, ils s’imposeraient eux-mêmes pour maîtres la loi, les propos, les censures de la foule ! Et comment ne seraient-ils pas malheureux du fait de cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance, puisqu’ils ne pourraient rien donner de plus à leurs amis qu’à leurs ennemis, et cela, quand ils sont les maîtres de leur propre cité ? La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l’incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant
SOCRATE XLVII
– La franchise de ton exposé, Calliclès, dénote une belle crânerie : tu dis nettement, toi, ce que les autres pensent, mais ne veulent pas dire
Je te prie donc de ne rien relâcher de ton intransigeance, afin que nous puissions nous faire une idée vraiment claire de la façon dont il faut vivre
Et dis-moi : tu soutiens qu’il ne faut point gourmander ses désirs, si l’on veut être tel qu’on doit être, mais les laisser grandir autant que possible et leur ménager par tous les moyens la satisfaction qu’ils demandent et que c’est en cela que consiste la vertu ? CALLICLÈS Je le soutiens en effet
SOCRATE On a donc tort de dire que ceux qui n’ont aucun besoin sont heureux
CALLICLÈS Oui, car, à ce compte, les pierres et les morts seraient très heureux
SOCRATE Cependant, même à la manière dont tu la dépeins, la vie est une chose bien 28 étrange
Au fait, je me demande si Euripide n’a pas dit la vérité dans le passage que voici : « Qui sait si vivre n’est pas mourir, Et si mourir n’est pas vivre ? » Et il est possible que réellement nous soyons morts, comme je l’ai entendu 29 dire à un savant homme , qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, que notre corps est un tombeau et que cette partie de l’âme où résident les passions est de nature à changer de sentiment et à passer d’une extrémité à l’autre
Cette même partie de l’âme, un spirituel auteur de mythes, un 30 Sicilien , je crois, ou un Italien, jouant sur les mots, l’a appelée tonneau, à 31 cause de sa docilité et de sa crédulité ; il a appelé de même les insensés non initiés et cette partie de leur âme où sont les passions, partie déréglée, incapable de rien garder, il l’a assimilée à un tonneau percé, à cause de sa nature insatiable
Au rebours de toi, Calliclès, cet homme nous montre que, parmi les habitants de l’Hadès – il désigne ainsi l’invisible – les plus malheureux sont ces non-initiés, et qu’ils portent de l’eau dans des tonneaux percés avec un crible troué de même
Par ce crible il entend l’âme, à ce que me disait celui qui me rapportait ces choses, et il assimilait à un crible l’âme des insensés, parce qu’elle est percée de trous, et parce qu’infidèle et oublieuse, elle laisse tout écouler
Cette allégorie a quelque chose d’assez bizarre, mais elle illustre bien ce que je veux te faire comprendre pour te persuader, si j’en suis capable, de changer d’idée et de préférer à une existence inassouvie et sans frein une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte
Eh bien, ai-je ébranlé tes convictions et crois-tu maintenant que les gens réglés sont plus heureux que les incontinents, ou bien aurai-je beau te faire cent autres allégories du même genre sans que tu changes de vue pour cela ? CALLICLÈS C’est cette seconde solution qui est la vraie, Socrate
SOCRATE XLVIII
– Eh bien, laisse-moi te proposer une autre image sortie de la même 32 école que la précédente
Considère si tu ne pourrais pas assimiler chacune de ces deux vies, la tempérante et l’incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux tonneaux, l’un des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs, toutes rares et coûteuses et acquises au prix de mille peines et de difficultés ; mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n’y verserait plus rien, ne s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard
L’autre aurait, comme le premier, des liqueurs qu’il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis
Si tu admets que les deux vies sont pareilles au cas de ces deux hommes, est-ce que tu soutiendras que la vie de l’homme déréglé est plus heureuse que celle de l’homme réglé ? Mon allégorie t’amène-t-elle à reconnaître que la vie réglée vaut mieux que la vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu ? CALLICLÈS Je ne le suis pas, Socrate
L’homme aux tonneaux pleins n’a plus aucun plaisir, et c’est cela que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre, puisque, quand il les a remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est d’y verser le plus qu’on peut
SOCRATE Mais si l’on y verse beaucoup, n’est-il pas nécessaire qu’il s’en écoule beaucoup aussi et qu’il y ait de larges trous pour les écoulements ? CALLICLÈS Bien sûr
SOCRATE 33 Alors, c’est la vie d’un pluvier que tu vantes, non celle d’un mort ni d’une pierre
Mais dis-moi : ce que tu veux dire, c’est qu’il faut avoir faim, et, quand on a faim, manger ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Et avoir soif, et, quand on a soif, se désaltérer ? CALLICLÈS Oui, et qu’il faut avoir tous les autres désirs, pouvoir les satisfaire, et y trouver du plaisir pour vivre heureux
SOCRATE XLIX
– Fort bien, excellent Calliclès
Continue comme tu as commencé, et garde-toi de toute fausse honte
De mon côté, je ne dois pas non plus, ce me semble, en montrer
Et d’abord, dis-moi si c’est vivre heureux, quand on a la gale et envie de se gratter, de se gratter à son aise et de passer sa vie à se gratter
CALLICLÈS Tu es absurde, Socrate ; on te prendrait pour un véritable orateur populaire
SOCRATE C’est ainsi, Calliclès, que j’ai déconcerté et intimidé Polos et Gorgias ; mais toi, il n’y a pas de danger que tu te déconcertes et sois intimidé, car tu es un brave
Réponds seulement
CALLICLÈS Je réponds donc qu’on peut, en se grattant, vivre agréablement
SOCRATE Donc heureusement, si on vit agréablement
CALLICLÈS Certainement
SOCRATE Les démangeaisons ne sont-elles agréables que sur la tête, ou dois-je pousser plus loin mon interrogation ? Vois, Calliclès, ce que tu aurais à répondre, si l’on t’interrogeait sur tout ce qui se rattache successivement à ce plaisir, et, pour ne citer que le cas le plus caractéristique, la vie d’un prostitué n’est-elle pas affreuse, honteuse et misérable ? Oseras-tu dire que de pareilles gens sont heureux, s’ils ont en abondance ce qu’ils désirent ? CALLICLÈS Tu n’as pas honte, Socrate, d’amener la conversation sur de pareils sujets ? SOCRATE Est-ce donc moi qui l’y amène, mon brave, ou celui qui déclare ainsi sans plus de façon que le plaisir, quel qu’il soit, constitue le bonheur, et qui parmi les plaisirs, ne sépare pas les bons des mauvais ? Mais encore une fois dis- moi si tu maintiens que l’agréable et le bon sont la même chose, ou si tu admets qu’il y a des choses agréables qui ne sont pas bonnes
CALLICLÈS Pour ne pas être en contradiction avec ce que j’ai dit, en avouant qu’ils sont différents, je réponds qu’ils sont identiques
SOCRATE Tu gâtes ce que tu as dit précédemment, Calliclès, et tu n’as plus qualité pour rechercher avec moi la vérité, si tu dois parler contre ta pensée
CALLICLÈS Tu en fais autant toi-même, Socrate
SOCRATE Si je le fais, j’ai tort, ainsi que toi
Mais réfléchis, bienheureux Calliclès : peut-être le bien ne consiste pas dans le plaisir, quel qu’il soit ; car, s’il en est ainsi, il est évident que nous aboutissons à ces honteuses conséquences auxquelles je faisais allusion tout à l’heure et à beaucoup d’autres encore
CALLICLÈS Oui, à ce que tu crois du moins, Socrate
SOCRATE Mais toi, Calliclès, maintiens-tu réellement ton affirmation ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE L
– Alors, il faut la prendre au sérieux et la discuter ? CALLICLÈS Bien certainement
SOCRATE Eh bien, allons, puisque telle est ton opinion, explique-moi ceci
Y a-t-il quelque chose que tu appelles la science ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE N’as-tu pas dit tout à l’heure qu’une sorte de courage allait avec la science ? CALLICLÈS Je l’ai dit en effet
SOCRATE N’y voyais-tu pas deux choses distinctes, le courage étant différent de la science ? CALLICLÈS Si, certainement
SOCRATE Et le plaisir et la science, sont-ils identiques ou différents ? CALLICLÈS Différents, je pense, ô le plus sage des hommes
SOCRATE Penses-tu que le courage aussi est différent du plaisir ? CALLICLÈS Sans doute
SOCRATE Eh bien, maintenant, tâchons de nous souvenir que Calliclès d’Acharnes a déclaré que l’agréable et le bon étaient la même chose, mais que la science et le courage étaient différents l’un de l’autre et différents du bien
CALLICLÈS Mais Socrate d’Alopékè n’en convient pas avec nous, n’est-ce pas ? SOCRATE Non, il n’en convient pas, et Calliclès non plus n’en conviendra pas, quand il se sera correctement examiné
Dis-moi en effet : ne crois-tu pas que le bonheur et le malheur sont deux états opposés ? CALLICLÈS Si
SOCRATE Eh bien, s’ils sont opposés l’un à l’autre, ne sont-ils pas forcément dans le même rapport que la santé et la maladie ? Car on n’est pas, n’est-ce pas, sain et malade tout à la fois, et on ne se débarrasse pas à la fois de la santé et de la maladie
CALLICLÈS Que veux-tu dire ? SOCRATE Prends pour exemple la partie du corps qu’il te plaira et réfléchis
On peut avoir une maladie des yeux qu’on appelle ophtalmie ? CALLICLÈS Sans contredit
SOCRATE On n’a pas, j’imagine, les yeux sains en même temps que malades
CALLICLÈS C’est absolument impossible
SOCRATE Mais quoi ! Quand on se débarrasse de l’ophtalmie, se prive-t-on aussi de la santé des yeux, et, à la fin, se trouve-t-on dépourvu de l’une et de l’autre ? CALLICLÈS Pas du tout
SOCRATE Ce serait en effet, j’imagine, un prodige, une chose qui choquerait la raison, n’est-ce pas ? CALLICLÈS Certainement
SOCRATE C’est alternativement, je pense, qu’on prend et qu’on perd l’une et l’autre
CALLICLÈS Oui
SOCRATE N’en est-il pas de même de la force et de la faiblesse ? CALLICLÈS Si
SOCRATE Et de la vitesse et de la lenteur ? CALLICLÈS Tout à fait
SOCRATE Et pour les biens et le bonheur et pour leurs contraires, les maux et le malheur, c’est alternativement qu’on reçoit, et alternativement qu’on quitte les uns et les autres ? CALLICLÈS C’est absolument mon avis
SOCRATE Si donc nous trouvons certaines choses que l’on perde et qu’on possède en même temps, il est clair que ces choses ne sauraient être le bien et le mal
Sommes-nous d’accord là-dessus ? Ne réponds qu’après avoir bien réfléchi
CALLICLÈS J’en suis merveilleusement d’accord
SOCRATE LI
– Revenons maintenant aux points sur lesquels nous sommes tombés d’accord
Que soutenais-tu ? que la faim est une chose agréable ou une chose pénible ? Je parle de la faim en soi
CALLICLÈS Que c’est une chose pénible, mais qu’il est agréable de manger quand on a faim
SOCRATE J’entends
Mais la faim en elle-même est-elle pénible, ou ne l’est-elle pas ? CALLICLÈS Elle l’est
SOCRATE Et la soif aussi ? CALLICLÈS Très pénible
SOCRATE Continuerai-je mes questions ou conviens-tu que tout besoin et tout désir sont pénibles ? CALLICLÈS J’en conviens ; cesse donc tes questions
SOCRATE Mais boire quand on a soif, est-ce agréable, selon toi ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Mais dans ce que tu viens de dire, les mots « quand on a soif » équivalent sans doute à « quand on ressent de la douleur » ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Mais le fait de boire est la satisfaction du besoin et un plaisir ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Ainsi c’est dans le fait de boire qu’on ressent du plaisir, dis-tu ? CALLICLÈS Justement
SOCRATE Du moins quand on a soif ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Donc quand on souffre ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Aperçois-tu maintenant ce qui résulte de là ? Tu dis qu’on ressent à la fois du plaisir et de la douleur, quand tu dis qu’on boit ayant soif
Est-ce que cela ne se produit pas à la fois dans le même lieu et dans le même temps, soit dans l’âme, soit dans le corps, selon qu’il te plaira ; car cela n’importe en rien, à mon avis
Est-ce exact ou non ? CALLICLÈS C’est exact
SOCRATE Cependant tu reconnais qu’il est impossible d’être à la fois heureux et malheureux
CALLICLÈS Je le reconnais en effet
SOCRATE D’autre part, tu es convenu qu’on pouvait être à la fois dans la peine et dans la joie ? CALLICLÈS Évidemment
SOCRATE Il s’ensuit que la joie n’est pas le bonheur, ni la peine le malheur, de sorte que l’agréable se révèle différent du bien
CALLICLÈS Je ne saisis pas tes subtilités, Socrate
SOCRATE Tu les saisis fort bien : mais tu fais l’ignorant, Calliclès
Avançons encore un peu
CALLICLÈS Quelles sornettes as-tu à dire ? SOCRATE Je veux te faire voir quel habile homme tu es, toi qui me fais des remontrances
Chacun de nous, du moment qu’il cesse d’avoir soif, ne cesse- t-il pas aussi de prendre plaisir à boire ? CALLICLÈS Je ne sais pas ce que tu veux dire
GORGIAS Ne parle pas ainsi, Calliclès
Réponds plutôt, ne fût-ce que par égard pour nous, afin que notre discussion arrive à son terme
CALLICLÈS Mais Socrate est toujours le même : il vous pose un tas de petites questions insignifiantes jusqu’à ce qu’il vous ait réfuté
GORGIAS Que t’importe ? En tout cas, tu n’as pas à les apprécier