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David BARAN L'adversaire irakien IFRI http://www.ifri.org/files/politique_etrangere/PE_1_03_BARAN.pdf

ANNODIS

projet financé par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirigé par Maire-Paule Péry-Woodley, université de Toulouse - UTM

objectif : création d'un corpus de français écrit annoté discursivement

encodage des textes selon la norme de la Text Encoding Initiative, TEIP5

http://www.tei-c.org/release/doc/tei-p5-doc

GEOPO article geopolitique
french
L'adversaire irakien David BARAN
Abstract

Après sa cuisante défaite dans la guerre du Golfe de 1990 - 1991 et dix années d'embargo qui ont profondément isolé le pays, Saddam Hussein n'en a pas moins continué d'adapter et de perfectionner un dispositif militaire et de sécurité qui ne repose plus que marginalement sur des capacités classiques. Les frappes diverses et autres incursions étrangères lui ont appris à escamoter ses cibles les plus vitales, à savoir la personne physique des hauts responsables, les missiles sol-air de la Défense aérienne et d'éventuelles armes de destruction massive, ainsi que quantité d'autres cibles plus ordinaires. Elles lui ont également montré les limites et les failles des méthodes de surveillance occidentale. Le leader baasiste compte enfin sur la grande dispersion de son personnel militaire et la complexité de l'organisation sécuritaire qu'il a édifiée pour le protéger, maintenir la population irakienne dans l'inertie, et peut-être mener des opérations de guérilla contre les forces, américaines ou autres, qui se risqueraient à l'intérieur du pays.

L'Irak, disaient les spécialistes à la fin des années 1980, était l'un des pays les plus méconnus au monde. Avec l'embargo, les années 1990 ont encore aggravé cette situation, en isolant ce pays autrefois fréquentable. En dépit d'un contexte de guerre annoncée, l'adversaire irakien de Washington reste insaisissable, si ce n'est par des analyses se focalisant sur les " capacités militaires " de Saddam Hussein. Or les guerres, pour reprendre l'expression d'un expert, ne tiennent jamais à des " facteurs tangibles ", c'est-à-dire chiffrables (nombre d'hommes, de chars ou de missiles dans chaque camp). Le régime actuel a survécu plus de 30 ans à d'innombrables dangers qui ont contribué à forger un dispositif de sécurité sophistiqué, dont le rôle durant le conflit pourrait être déterminant. Ce dispositif, initialement simple, s'est enrichi dans l'épreuve, pragmatiquement. Il est le résultat d'une sorte d'apprentissage, fait d'erreurs, de corrections, de perfectionnements. Par sa plasticité, il offre à Saddam, au-delà des seules capacités militaires, un ensemble de ressources qui pourraient se révéler utiles en temps de guerre.

La consolidation du pouvoir : 1968 - 1980

Le régime actuel a pris le pouvoir à l'occasion d'un coup d'Etat militaire, orchestré par le parti Baas, qui demeure le parti unique en Irak à ce jour. Pour asseoir son autorité, il a procédé au remaniement de l'appareil de sécurité et au développement d'institutions propres. Il a hérité d'un dispositif de coercition classique, comprenant une armée de taille modérée (née en 1921 et incluant une force aérienne, la plus ancienne du monde arabe), un service de renseignement militaire dit Istikhbarat (chargé, depuis le début des années 1930, à la fois d'informer l'armée et de garantir sa loyauté) et une police politique connue sous le nom de Amn, ou Sûreté (remontant aux années 1920). A ces vénérables ancêtres datant de la Monarchie s'ajoutait une innovation ultérieure majeure, la Garde républicaine, formée en 1963 à partir d'éléments de l'armée régulière. Consacré à la protection de la Présidence et agissant sous son autorité directe, ce corps d'élite est l'aïeul des fameuses Gardes républicaines de Saddam Hussein.

Le développement et la subversion de l'armée

De ces quatre structures, l'armée est celle qui a connu les transformations les plus spectaculaires. Rassemblant 50 000 hommes en 1968, elle en aurait compté près de dix fois plus en 1980. Cet élargissement s'est accompagné de la pénétration de l'institution militaire par le Parti. L'admission à l'Académie militaire a été restreinte aux seuls membres du Baas. La peine de mort est venue sanctionner toute activité politique alternative dans l'armée. Comme il était théoriquement possible à l'ancienne génération de demeurer apolitique, les soldats ont été encouragés à désobéir aux ordres d'officiers non baasistes au cas où ils les jugeraient " suspects ".

Le recrutement militaire, répondant à des critères idéologiques nouveaux, maintenait cependant d'anciens principes de ségrégation communautaire. Les Anglais, sous la Monarchie, avaient rapidement institué une politique discriminatoire d'admission à l'école militaire, favorisant les Arabes sunnites au détriment des Kurdes et des Arabes chiites. En outre, le déclin économique amorcé à cette époque par la bourgade de Tikrit, patrie de Saddam, avait engendré de nombreuses vocations militaires. Préexistait donc au coup d'Etat de 1968 une sorte de corps sur lequel les nouveaux dirigeants politiques, eux-mêmes sunnites et originaires de Tikrit, pouvaient compter. Le régime n'a fait qu'accentuer ces tendances sectaires au sein de l'armée. Lorsque Saddam Hussein a revêtu les fonctions de président de la République, en 1979, des Tikriti occupaient presque tous les postes prééminents de commandement.

L'extension du dispositif militaire et de sécurité

Parallèlement à ces réformes, le régime a inauguré des instruments inédits en matière de sécurité. Deux d'entre eux méritent mention. Il s'agit de l'Armée populaire et d'un autre service de renseignement, non militaire cette fois, dit Moukhabarat. Issus du Parti et formant d'emblée des organes relativement sûrs, ils venaient concurrencer l'armée régulière et la Sûreté, deux institutions dont la fidélité n'était pas acquise a priori.

Mise sur pied au début des années 1970, l'Armée populaire est l'avatar d'une milice aussi éphémère que redoutable, responsable des quelques mois de terreur post-révolutionnaire qui ont suivi la première et brève accession des baasistes au pouvoir en 1963. Les Moukhabarat, établis en tant que tels vers 1973, sont issus d'un organe de sécurité interne élaboré par le Parti, contraint d'agir, entre 1963 et 1968, dans la clandestinité. Saddam Hussein, réputé être l'architecte de cet organe implacable, rassemblant un noyau dur de militants des plus engagés, y a certainement été à bonne école.

En 1973, une spectaculaire tentative d'assassinat lui fournit le prétexte nécessaire à une véritable refonte : préparée par le directeur général de la Sûreté, Nadhem Gezar, elle ne visait pas moins que le président de la République, Ahmed Hassan al-Bakr, et l'homme fort du moment, Saddam Hussein. Seul le ministre de la Défense y a perdu la vie ; le régime, lui, gagnait une excellente occasion d'asseoir son pouvoir. Outre diverses mesures renforçant l'autorité du président et des hautes instances du régime, l'affaire Gezar a justifié le remaniement et l'expansion soudaine des services de sécurité. Elle a favorisé l'établissement des Moukhabarat comme organe concurrent de la Sûreté. Quant à l'armée populaire, encadrée par le Parti mais placée par précaution sous le contrôle opérationnel des Moukhabarat, elle a amorcé une forte progression de façon à accompagner la croissance de l'armée. Mobilisant 50 000 hommes en 1977, elle en rassemblait 250 000 en 1980.

Pour verrouiller son emprise sur ce dispositif en pleine croissance, Saddam Hussein a eu recours à deux formes de centralisation de l'autorité. L'une consistait à nommer des proches à des postes-clefs, tout en veillant à se prémunir de leurs ambitions personnelles. Taha Yassin Ramadhan, camarade de lutte d'une loyauté sans faille, commandant de l'armée populaire à partir de 1974, était ainsi flanqué d'un second rapportant directement à Saddam. Dans un même esprit, celui-ci nommait son demi-frère, Barzan Ibrahim al-Hassan, adjoint au directeur général des Moukhabarat dès leur conception. L'autre forme de centralisation, plus institutionnelle, consistait à court-circuiter les hiérarchies traditionnelles dans certains secteurs sensibles. Ainsi, les escadrons d'attaque de la Force aérienne sont passés dès 1978 sous la coupe de Saddam Hussein. Plus tard, la Sûreté et les Istikhbarat, soustraits aux ministères de l'Intérieur et de la Défense, respectivement, ont de même été soumis à la tutelle d'une présidence concentrant toujours plus d'autorité.

Tout ce processus sera renforcé par le développement de l'image de l'ennemi intérieur, relais des " impérialistes " et autres " sionistes ", avant que l'identification des minorités irakiennes " complices " soit bientôt doublée de celle d'un ennemi extérieur autrement important : l'Iran.

Une guerre ogresse : 1980 - 1990

Ayant pris officiellement les commandes du pays, sûr de ses forces, persuadé de pouvoir vaincre l'Iran en quelques opérations décisives, Saddam Hussein a jeté l'Irak dans un conflit inutile et épuisant. L'armistice du 8 août 1988 a arrêté les comptes, selon les estimations les plus pessimistes, à 500 000 morts dans chaque camp. Pourtant, huit ans de combats acharnés ont à peine altéré le tracé des frontières. A l'intérieur du pays, en revanche, la situation a considérablement changé : à bien des égards, l'Irak s'est ruiné par son énorme effort de guerre. Mais les forces armées et l'appareil de sécurité se sont épanouis, leur renforcement dans les années 1970 cédant la place à une formidable explosion.

Une armée aussi immense que jugulée

L'armée, bénéficiant d'un programme d'armement massif, a connu à cette époque une nouvelle inflation, comptant près d'un million d'hommes à la fin de la décennie. Ce chiffre évocateur a aidé à faire de l'Irak, après l'invasion du Koweït, cet ennemi terrible requérant une coalition de 33 pays, dont les plus puissants au monde. En fait, la croissance numérique de l'armée, autant que son surarmement, servait à compenser de graves déficiences. Elle souffrait d'abord d'un style rigide de commandement. Politique et hyper centralisé, celui-ci laissait peu d'initiative aux professionnels de la guerre. Une planification excessive des opérations aboutissait à un manque fatal de réactivité. Les plans d'attaque, fixant parfois des objectifs chimériques, étaient élaborés sous la supervision personnelle du commandant en chef des Forces armées, c'est-à-dire de Saddam. Les unités sur le front ne pouvaient ni annuler un assaut, ni frapper des cibles impromptues sans en référer aux quartiers généraux.

Le succès du concept d'armée idéologique est un second handicap à relever. L'armée, placée sous la surveillance des Istikhbarat, était aussi traversée d'un maillage de structures du Parti doublant la hiérarchie militaire et veillant au respect d'une stricte orthodoxie politique. Le " bureau militaire " du Baas et les Istikhbarat examinaient séparément les candidatures aux postes d'officiers. Peu attentif aux aptitudes militaires, ils scrutaient les activités civiles des gradés. Les commandants sélectionnés, craignant constamment les accusations de déloyauté, se pliaient ensuite à des ordres absurdes pour manifester leur totale soumission. Ces considérations politiques ont d'abord promu une norme de médiocrité militaire au sein de l'armée.

Il subsistait naturellement des commandants valeureux. Les besoins en personnel avaient d'ailleurs eu le mérite d'ouvrir plus équitablement le recrutement des gradés à la population chiite, qui ne fournissait pas seulement, comme on l'a parfois prétendu, la " chair à canon ". Nombre d'officiers chiites compétents ont pris la tête de corps d'armée et les héros acclamés parmi eux n'étaient pas l'exception. La guerre, qu'il fallait bien gagner, obligeait le régime à ne pas trop s'aliéner une hiérarchie frustrée de ses prérogatives et allant jusqu'à donner quelques signes de mutinerie. Confronté à de cuisantes défaites et à la stratégie iranienne de " marée humaine ", Saddam a dû s'en remettre, finalement, aux conseils de quelques commandants de confiance.

Ce changement ne signifiait pas la consécration publique du talent militaire, au contraire. A ce moment, Saddam Hussein a justement modifié sa stratégie médiatique, reléguant dans l'ombre les officiers les plus illustres pour se protéger de leur popularité. Une série d'accidents suspects, causant notamment la mort d'Adnan Kheirallah Tulfah, cousin et beau-frère du président, cumulant les postes de commandant en chef adjoint des forces armées, de ministre de la Défense et de vice-Premier ministre, a incité les héros ayant survécu au conflit à opter d'eux-mêmes pour la plus grande modestie et la plus parfaite discrétion.

Les auxiliaires et contrepouvoirs

Conformément à sa vocation de contrepouvoir, l'Armée populaire s'est étendue proportionnellement aux forces régulières. Selon son commandant Taha Yassin Ramadhan, elle dépassait en 1984 les 500 000 conscrits et venait d'être dotée d'armes lourdes. Son rôle sur le front la plaçait surtout en soutien à l'armée. Palliant le vide créé par la concentration des forces à l'est, elle assurait aussi des campagnes d'arrestation de déserteurs et diverses fonctions de logistique et de contrôle dans l'arrière-pays.

Dans le courant de la guerre, deux autres formations sont venues peser dans ce jeu de contrepoids. La Garde républicaine, initialement prétorienne, s'est muée en une vaste force offensive, s'ajoutant aux armées régulière et populaire. Et l'expansion de la force aérienne a conduit au déploiement d'un Corps aérien de l'armée, pourvu essentiellement d'hélicoptères et indépendant du reste de l'aviation. Redoutant ses propres avions, le régime a également réduit, par un entraînement minimal, les capacités opérationnelles des pilotes d'attaque. Autre signe de défiance, la Garde républicaine et l'Armée populaire ont été équipées d'un arsenal de D.C.A. considéré supérieur à celui de la Défense aérienne, qui relevait de l'armée.

Malgré une organisation et une doctrine comparables, d'inspiration soviétique, la Garde se distinguait de l'armée par sa capacité à mener des opérations plus complexes et impliquant des blindés. Recevant l'équipement le plus moderne grâce à un système d'approvisionnement spécifique et prioritaire, elle devait son efficacité à un personnel de qualité, motivé par le prestige de ses fonctions et par les avantages qui y étaient attachés, en terme de soldes, primes, permissions, rations, achats subventionnés, etc. S'ébauchait ainsi un système de préséances que le régime a systématisé par la suite. La Garde inaugurait en outre une forme nouvelle de recrutement, faisant appel aux contingents de quelques grandes tribus arabes et sunnites, alliées du régime. Ainsi, le régime désavouait ouvertement le concept d'armée idéologique, fondement même de l'armée.

Les effectifs de la Garde républicaine ont été particulièrement renforcés au cours des deux dernières années du conflit. Elle dépassait les 100 000 hommes lors de l'armistice et atteignit sa taille maximale de 150 000 hommes à la fin de la décennie. Multipliant les succès face à un ennemi affaibli, elle a joué un rôle concluant dans la " victoire " finale de l'Irak contre l'Iran. Performante et loyale, rompue à l'usage des gaz de combats employés en coordination avec le Corps aérien pour endiguer les " marées humaines " iraniennes, la Garde républicaine s'annonçait enfin comme une arme de choix en politique intérieure.

Des innovations en matière de sécurité

Deux formations apparues dans la première moitié des années 1980 restent aujourd'hui encore aussi obscures que décisives. Il s'agit de la Sécurité spéciale, organe infiltrant et chapeautant l'ensemble de l'appareil militaire et de sécurité, et de la Garde républicaine spéciale, force distincte de la Garde républicaine, bien qu'elle lui ait succédé dans ses fonctions de protection du Palais. Selon les avis, elle serait issue d'unités de la Garde stationnées à Bagdad pendant la guerre ou d'un premier bras armé de la Sécurité spéciale. Quoi qu'il en soit, elle apparaît comme une structure bien délimitée par une tâche unique : isoler physiquement les centres névralgiques du régime de leur environnement menaçant. Cet objectif simple implique en fait une extrême polyvalence, pour garder les édifices vitaux du pouvoir, tenir front à une sédition de blindés ou couvrir les déplacements furtifs de Saddam Hussein. La Garde républicaine spéciale a en outre reçu très tôt ses propres armes de D.C.A., ce qui illustre à quel point la notion de redondance est un précepte structurant du dispositif de sécurité irakien.

Les origines de la Sécurité spéciale, service le plus secret et le plus sensible du régime, sont encore plus incertaines. Sa structure précise et l'étendue exacte de ses affectations ne sont pas accessibles à un observateur extérieur au monde du renseignement. Il serait d'ailleurs surprenant que même les agents de ce service aient une vision complète et détaillée de son organisation. Néanmoins, on peut tenter de la décrire grossièrement en deux points.

D'une part, la Sécurité spéciale s'est imposée comme l'instrument de contrôle d'un appareil militaire et de sécurité en pleine effervescence. La guerre contre l'Iran et le développement économique du pays, impliquant une importante présence étrangère en Irak, a commandé une forte expansion des Istikhbarat et des Moukhabarat, s'ajoutant à celle de l'armée, de l'Armée populaire et de la Garde républicaine. Les effectifs de la Sûreté ont également progressé durant les années 1980, bien qu'ils aient été purgés par Ali Hassan al-Majid, cousin de Saddam, et que son importance relative au sein de l'appareil de sécurité ait eu tendance à diminuer. Chargée de déceler toute dissidence, la Sécurité spéciale s'est appuyée dans chacune de ces institutions sur des éléments recrutés discrètement, cooptés pour un loyalisme absolu et préalablement éprouvé.

D'autre part, elle s'est affirmée comme une sorte de pouvoir exécutif propre aux intérêts supérieurs du régime. Les ordres émis ou transmis par ses agents sont indiscutables. Son intervention signifie toujours que l'affaire est d'importance en haut lieu. Ainsi, la Garde républicaine, relevant officiellement du Commandement en chef des forces armées, lui a été fonctionnellement subrdonnée. Mais c'est surtout dans le domaine dit de l'" industrialisation militaire " que son rôle d'exécutif occulte s'est révélé. Hussein Kamel Hassan al-Majid, neveu et gendre de Saddam Hussein, cerveau de l'industrialisation militaire et architecte supposé de la Sécurité spéciale, a mis celle-ci au service du programme ambitieux d'armement et d'approvisionnement militaire, secteur exigeant, sensible et formateur s'il en est. La Sécurité spéciale a notamment joué un rôle-clef dans la mise en place d'un réseau de fournisseurs via des sociétés-écrans, dans le détournement d'infrastructures civiles à des fins militaires, dans la coordination des acteurs divers du secteur et dans la protection de l'information, grâce à un cloisonnement accru de l'appareil de sécurité et à la mise en oeuvre des techniques de dissimulation indispensables à ce programme.

Bref, les années 1980, ponctuées par une guerre ogresse, par des besoins insatiables en armement et par une terrible opération de répression (dite Anfal) au Kurdistan, ont été les années d'une activité intense du point de vue de l'appareil de sécurité. Les horreurs de l'opération Anfal, orchestrée par Ali Hassan al-Majid, ont laissé comme symbole le gazage de Halabja. Du point de vue de l'appareil de sécurité, elles ont démontré l'efficacité de petites unités paramilitaires, composées d'éléments tribaux, de militants baasistes et d'agents de l'appareil de sécurité, milices dont l'usage s'est aujourd'hui systématisé.

La débâcle et les sanctions : 1990 - 2002

La stratégie adoptée pour envahir le Koweït, en août 1990, signalait le déclin de l'armée. La maîtrise des airs, assurée par la Force aérienne, a permis le largage, par des hélicoptères du Corps aérien, de commandos de la Garde républicaine aux points stratégiques de l'émirat. L'armée n'a servi, plus tard, que de force d'occupation. Pour la petite histoire, c'est par la radio que le ministre de la Défense et le chef d'état-major de l'armée auraient pris connaissance de l'invasion. L'humiliation de l'institution militaire entérinait la perte progressive, durant les années 1980, de ses fonctions de répression interne et de socialisation de la population dans une perspective de construction nationale, etc. Face à la coalition des Alliés, l'armée a d'ailleurs cédé à une débandade quasi généralisée. La Garde républicaine, au contraire, s'est montrée digne des espoirs que le régime avait placés en elle.

Une défaite paradoxale et ambiguë

La défaite patente de l'Irak montrait à l'évidence la faillite d'une stratégie dépassée. Statique et essentiellement défensive, inspirée des tactiques soviétiques et de la guerre contre l'Iran, minée par des considérations sécuritaires et d'incroyables erreurs de jugement, cette stratégie ignorait surtout qu'aucune guerre classique ne pouvait être gagnée contre les Etats-Unis. L'armée irakienne n'avait jamais réussi à maîtriser des opérations coordonnées complexes. La supériorité technique acquise face aux Iraniens, précisément pour compenser de telles défaillances, devenait dérisoire comparée à l'avance de l'OTAN.

Saddam Hussein a vite compris qu'il existait des réponses imaginatives et non technologiques à opposer aux armements de l'ennemi. Confronté à la suprématie aérienne américaine, le régime a ordonné aux servants de la Défense aérienne d'évacuer leurs positions de tir en moins de trois minutes, initiant la technique des tirs furtifs. Il a disséminé de nombreux blindés dans les villes, notamment à Bagdad, où sont restées intactes jusqu'à la fin de la guerre des unités entières de la Garde républicaine. Les avions rescapés des premières nuits de bombardement ont également été dispersés, garés dans des zones urbaines, intégrés à des sites archéologiques, abrités sur des routes détournées ou encore dissimulés dans des hangars déjà détruits. Le Corps aérien, rivé au sol et escamoté d'emblée, n'a ainsi perdu en tout que six hélicoptères.

De même, les employés de l'appareil de sécurité ont déserté leurs locaux officiels. Certains dormaient dans leurs voitures ou s'invitaient dans des familles qui ne pouvaient guère leur refuser l'hospitalité. D'autres disposaient déjà de locaux banalisés. Dès les années 1970, la Sûreté avait installé des antennes locales dans les quartiers, rachetant des pavillons d'habitation à des prix imposés. Cette politique s'est étendue après les bombardements massifs de 1991. Il est notoire que Saddam Hussein lui-même, pendant les frappes, a eu recours à une mobilité constante plutôt qu'aux fortifications, quitte à passer lui aussi la nuit " chez l'habitant ", entouré de gardes du corps. Les Etats-Unis, sait-on aujourd'hui, souhaitaient pourtant le localiser pour le tuer d'un missile bien placé.

Ces exemples d'esquive convergent vers une doctrine nouvelle et tacite de préservation. Trois facteurs majeurs ont contribué à la survie du régime. Tout d'abord, la préservation de Bagdad comme sanctuaire, malgré de nombreux sacrifices, a fait paraître Saddam Hussein comme difficilement " délogeable ", à moins d'une invasion hasardeuse de la capitale. Ensuite, la préservation au sein des forces armées des forces dites " frappantes " (quwat dhareba) a autorisé de surprenantes contre-attaques face à un adversaire enorgueilli par la faible résistance de l'armée. Plus fidèles et plus motivées que les unités régulières, ces unités d'élite spécialisées dans les opérations ponctuelles s'étaient justement éclipsées durant la première phase du conflit, s'abritant dans le tissu urbain de Bagdad. Enfin, la préservation de l'appareil de sécurité, dans ses dimensions préemptive et répressive, assurait au régime, affaibli, de rester maître de sa population.

Avec les encouragements de Georges Bush, des révoltes ont éclaté lors du retrait allié dans presque tout le pays, d'abord dans le sud chiite, puis au Kurdistan. Les soulèvements ont touché jusqu'à certains secteurs de la capitale. Ce qu'on a appelé une " Intifada " ressemblait beaucoup, à vrai dire, à des émeutes désordonnées. Pillages et carnages y étaient la norme en l'absence de direction politique. Le pouvoir en place a étouffé sans mal ce feu de paille attisé puis délaissé par Washington. Les villes, les campagnes et surtout les mémoires portent aujourd'hui encore les marques d'une répression dont la Garde républicaine et, dans une moindre mesure, le Corps aérien ont été les instruments de prédilection. Les Irakiens, dont beaucoup avaient d'abord cru au régime, voire adulé Saddam Hussein, n'en étaient certes pas à leurs premiers désenchantements. Néanmoins, la guerre et l'Intifada ont signé un divorce plus formel entre le pouvoir et la population. Cette fois, chacun avait irrémédiablement failli à l'autre. L'embargo a facilité cette rupture en devenant le responsable désigné de la souffrance du peuple et du retard du pays. Dispensé de prodiguer un quelconque bien-être social, conscient de l'inanité de toute relance idéologique, le régime s'est dès lors consacré à la seule défense de ses intérêts vitaux.

Un resserrement du dispositif militaire et de sécurité

Les transformations de son dispositif militaire après la guerre résument bien la révision de ses ambitions. Saddam a pris acte de l'ampleur de la débâcle et des limitations imposées par la tutelle internationale à la fabrication et à l'importation d'armements nouveaux. L'armée régulière aurait été réduite à 350 000 hommes environ. Au-delà des chiffres, elle souffre surtout de la démoralisation des soldats, de la défiance du régime et d'une grave pénurie de pièces de rechanges pour un armement extrêmement diversifié. Lui a été retiré le commandement de la Défense aérienne, formation qui s'est distinguée par sa vaillance et son utilité durant le conflit. Contrepartie douteuse, un département des Istikhbarat, la Sécurité militaire, en a été détaché en 1992 pour former un troisième organe de surveillance imposé à l'armée. Sécurité militaire et Défense aérienne sont passés sous le contrôle direct de la Présidence, conformément à une logique de centralisation toujours renforcée.

La Force aérienne et l'Armée populaire ont également pâti des restructurations d'après-guerre. Après une prestation lamentable face aux Alliés, l'aviation s'est vu couper les ailes par la mise en place d'immenses zones d'exclusion aérienne, limitant ses capacités d'intervention et d'entraînement. L'Armée populaire, réformée en tant que telle, s'est réincarnée sous diverses formes dégénérées, dont l'Armée de libération de Jérusalem (jeish tahrir al-quds) n'est que la dernière en date. Né en 1998, ce monstre de 7 millions de soi-disant " volontaires ", burlesques et démotivés, sert des fonctions de propagande et de domination qui n'ont rien de militaire.

En revanche, le régime a patronné trois formations importantes. Bien qu'il ait réduit de moitié les effectifs de la Garde républicaine, passée de 150 000 à 70 000 hommes, il a veillé à en reconstituer les précieuses unités mécanisées et blindées. Pour ce faire il a eu recours, outre quelques importations illégales, à la cannibalisation des matériels rescapés du pilonnage, souvent au détriment de l'armée. Le régime s'est aussi détourné de son aviation au profit d'un Corps aérien plus opérationnel. Il en a consolidé les escadrons habitués à opérer en coordination étroite avec la Garde républicaine. L'importation de pièces de rechange s'est d'ailleurs révélée plus facile pour les hélicoptères, qui bénéficient d'un double statut civil et militaire. Enfin, les incursions quasi quotidiennes des avions anglo-saxons dans les zones d'exclusion aérienne et les " frappes " régulières de missiles de croisière ont stimulé l'intérêt porté par Saddam Hussein à la Défense aérienne, rénovée et amadouée par des privilèges semblables à ceux dont bénéficie la Garde républicaine. On ne saurait souligner assez que c'est là la principale disposition militaire classique prise par l'Irak contre un adversaire étranger.

En somme, le régime a remodelé et réorienté ses forces armées pour aller vers un système plus sûr et plus compact, au caractère répressif et défensif. Dans cette configuration, il ne représente plus guère, en dépit des accusations des Etats-Unis, une menace pour ses voisins. Saddam Hussein perçoit plutôt l'armée, la Garde républicaine et le Corps aérien comme une menace à son encontre, bien qu'ils garantissent son hégémonie grâce au monopole de l'artillerie lourde et des blindés. Depuis 1988, la Garde républicaine est cantonnée à la périphérie de la capitale, où elle délimite à son tour un périmètre d'accès interdit à l'armée régulière. Dans tout le pays, un réseau de checkpoints détecte le moindre mouvement de troupes. A chacun de ces checkpoints, au moins dix plantons relevant de hiérarchies différentes incarnent la méfiance ambiante. Reste à dire que chaque unité comprend un agent de renseignement officiel, disposant de plus d'autorité que son commandant effectif, et d'autres rapporteurs plus officieux, pour mesurer à quel point les considérations sécuritaires priment sur toutes les autres formes d'efficience, notamment militaire.

Quant à l'armement non conventionnel du régime, qu'il existe ou non, il ne peut avoir d'utilité sans l'appui de forces conventionnelles, sauf en cas d'agression. Il paraît de toute façon exagéré par les Etats les plus va-t-en-guerre. La réactivation des programmes des années 1980 exigerait l'importation illégale mais facilement décelable de toutes sortes d'équipements, étant donnée l'ampleur du démantèlement des infrastructures réalisé par l'ancienne commission en désarmement des Nations unies (UNSCOM). Elle offrirait donc, en toute logique, des pièces à conviction abondantes.

En temps normal, la survie de Saddam Hussein découle d'une savante mainmise sur le pays. En politique intérieure, ses principales sources de contrariété ont trouvé des solutions durables au cours des années 1990. Le régime a malmené la communauté chiite et décapité sa hiérarchie religieuse. Il a mené à bien l'assèchement des marais, au sud, ancien sanctuaire de déserteurs et d'opposants. L'autonomie octroyée aux trois " gouvernorats " du Nord a réglé le problème que posait l'asile inexpugnable des montagnes du Kurdistan. Dernier refuge naturel, de luxuriantes palmeraies ont été détruites sur des surfaces considérables. Quant au tissu urbain, il reste quadrillé par un maillage d'informateurs renseignant efficacement Moukhabarat et Sûreté. Pour parfaire son contrôle du territoire, le régime a élargi son dispositif sécuritaire en y intégrant les tribus, jugées responsables de leurs membres et des régions qu'elles occupent.

Lorsque des troubles localisés surgissent, le régime applique un principe de responsabilité collective et intervient brutalement. Une technique usuelle consiste à encercler, voire bombarder, le village ou le quartier concerné avant d'y mener des rafles. La Sécurité Spéciale, les Moukhabarat, la Sûreté et le Parti disposent tous de leurs bras armés paramilitaires, qui opèrent souvent en collaboration avec la Garde républicaine et les troupes régulières. L'usage simultané de plusieurs de ces formations illustre une fois encore la notion de redondance. Pour compliquer ce jeu de contrepoids, le fils aîné de Saddam Hussein, Oudei, y a ajouté en 1995 sa propre milice, probablement pour contrer l'emprise de son frère cadet Qousei sur l'appareil de sécurité. Formés de jeunes déshérités, triés sur le volet, endoctrinés et soumis à un entraînement sévère, ces " Fedayin de Saddam " n'apportent pourtant rien de nouveau à un appareil amplement suffisant pour maîtriser une population essentiellement inerte.

Au plan interne, les menaces les plus sérieuses viendraient donc de l'appareil de sécurité lui-même... s'il n'avait été soigneusement verrouillé. A vrai dire, il est impossible de rendre compte de la pléthore de précautions prises en réponse aux tentatives d'assassinat, aux coups d'Etat manqués, aux complots ourdis jusqu'au sein de la Garde spéciale, aux trahisons de proches tels que Hussein Kamel, ainsi qu'aux moyens dispensés à l'étranger pour subvertir le système. Se mêlent recouvrements de compétences, concurrence entre services, contrôles croisés, dédoublement des mécanismes de commandement, redistribution permanente du personnel, fabrication de " conspirations-hameçons ", etc. Cette complexité ne doit pas, d'ailleurs, faire illusion. L'appareil de sécurité n'est pas une machinerie parfaite, rationalisée. La Sûreté et les Moukhabarat, par exemple, sont minés par une corruption notoire, non seulement tolérée mais intégrée et instrumentalisée par le régime. C'est là le point important : cette architecture est perpétuellement en mouvement. Or le mouvement est une ressource de ce régime qui est tout sauf conservateur.

Un scénario possible pour une guerre annoncée

La plasticité du régime est un facteur ignoré dans toutes les anticipations de la guerre. Constatant que les " options militaires " de l'Irak sont limitées, les analystes n'envisagent comme alternative à ces options classiques que le scénario catastrophe des " armes de destruction massive ". Ils n'entrevoient rien, semble-t-il, entre une débandade assurée des forces armées irakiennes et une sorte d'apocalypse, renvoyant à l'imaginaire du dictateur fou. En Irak, pourtant, on craint moins la possibilité d'un suicide dévastateur que celle d'un usage stratégique et retors de gaz de combat, qui serait éventuellement attribué à l'armée des Etats-Unis pour galvaniser l'opposition populaire contre " l'agresseur ".

Saddam Hussein, pragmatique, s'est assurément aguerri face aux menaces extérieures. Les " frappes " et autres ingérences étrangères l'ont préparé à cette confrontation ultime. Elles lui ont appris à escamoter ses cibles les plus vitales, à savoir la personne physique des hauts responsables, les missiles sol-air de la Défense aérienne et d'éventuelles armes de destruction massive. Les inspecteurs eux-mêmes lui ont montré les limites et les failles des méthodes de surveillance occidentale. Il oblige ainsi ses ennemis à se rabattre sur des cibles offertes, coquilles vides des édifices officiels ou centres de commandements de la Défense aérienne, centres dont l'importance au sein du système de défense n'est plus nécessairement cruciale. Le régime escamote parfois jusqu'aux cibles les plus ordinaires. Lors des bombardements de 1998, des écoles, ainsi que des installations industrielles et des hangars alimentaires, ont accueilli des dépôts de munitions. Ces écoles abritent actuellement les membres du Parti chargés de maintenir l'ordre dans chaque quartier. Ceux-ci ont quitté leurs locaux officiels, imitant l'ensemble de l'appareil de sécurité.

Le régime compte sur la dispersion de son personnel pour maintenir la population dans l'inertie, peut-être même pour mener des opérations de guérilla contre des forces américaines obligées de s'engager dans le pays profond. Toutes les formations paramilitaires citées plus haut sont rompues aux combats de rue. Extrêmement mobiles, elles opèrent au besoin en civil et bénéficient d'une connaissance intime du terrain. Resterons-elles loyales ? On peut supposer que l'immense majorité des Irakiens ne combattra volontiers ni pour défendre le pouvoir, ni pour le défier. Tous redoutent la capacité de survie fabuleuse de Saddam Hussein, conjuguée à sa capacité - non moins fantastique - de répression. Ils pourraient obéir longtemps, mais sans zèle, aux consignes du régime, en attendant la certitude de sa chute. Il suffirait alors que la guerre traîne, qu'elle engendre des pénuries et de nombreuses victimes, pour que Saddam galvanise ses troupes les plus fidèles, maintiennent les plus déloyales dans l'irrésolution et gagne ainsi du temps. Ceci n'est qu'un des scénarios possibles, évidemment, aux côtés d'une guerre éclair, propre et sans surprise.

Ce qui est sûr, c'est que les dispositions prises par le régime trahissent une sorte de désaffection pour la guerre classique. Saddam Hussein ne se soucie guère, semble-t-il, d'opposer une armée crédible contre les Etats-Unis. Alors, où est donc l'adversaire irakien ? Dans l'imprévu, justement.