GEOPO_12 IFRI IFRI récupération du fichier au format texte Mai Ho-Dac création du header Mai Ho-Dac pretraitement et balisage du texte selon la TEI P5 Mai Ho-Dac 24/02/2009 CLLE-ERSS
Maison de la recherche 5 allées Antonio Machado F 31058 TOULOUSE CEDEX

exploitable et diffusable pour la communauté scientifique

ne peut être utilisé à des fins commerciales

Thierry de Montbrial Perspectives IFRI http://www.ifri.org

ANNODIS

projet financé par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirigé par Maire-Paule Péry-Woodley, université de Toulouse - UTM

objectif : création d'un corpus de français écrit annoté discursivement

encodage des textes selon la norme de la Text Encoding Initiative, TEIP5

http://www.tei-c.org/release/doc/tei-p5-doc

GEOPO article geopolitique
french
Perspectives Thierry de Montbrial Thierry de Montbrial directeur de l'Ifri, membre de l'Académie des sciences morales et politiques 13 juillet 2002
La "surprise" du 11 septembre

Selon toute vraisemblance, la date du 11 septembre 2001 est entrée dans l'histoire universelle. Elle est et restera considérée comme dividing, selon le mot américain, c'est-à-dire que l'on distingue et distinguera un "avant" et un "après". Ce n'est pas que le monde ait brusquement changé avec la réussite des attaques contre le World Trade Center - celle qui a le plus frappé - et contre le Pentagone. Ce qui a changé, c'est la manière d'interpréter le passé et de raisonner sur l'avenir.

On ne peut pas prétendre que pareil événement n'avait pas été "prévu". En vérité, la possibilité et même la probabilité d'un "hyperterrorisme" font l'objet de débats d'experts et même d'oeuvres romanesques (Tom Clancy) depuis des années. Pareillement, le jour où des armes de destruction massive - nucléaires, chimiques ou bactériologiques - seraient effectivement utilisées par une unité active étatique ou non étatique, on ne pourrait pas dire que cela n'avait pas été " prévu ". Toute la difficulté tient dans ce que les sociétés humaines ne prennent les catastrophes au sérieux que lorsqu'elles se produisent, et, lorsque c'est le cas, elles ont tendance à les oublier : on peut donner entre autres l'exemple du respect des règles de sécurité dans les zones sismiques. S'il en est ainsi, c'est que, pour prévenir ou limiter les conséquences d'une catastrophe possible, il faut des mesures qui se heurtent aux intérêts tangibles de toutes sortes d'autres unités actives, lesquelles s'emploient à les empêcher ou à les atténuer. La prévention est un art de même nature et aussi complexe que la réforme.

De ce point de vue, l'autopsie du 11 septembre est aisée. Ce qui est en cause, c'est d'abord une conception des libertés. Aux États-Unis, il était possible de se présenter dans une école de pilotage sans avoir à justifier de son identité, et de payer les cours en espèces, en précisant que l'on n'avait pas besoin d'apprendre à décoller ou à atterrir, tout cela sans susciter de réactions particulières. En Grande-Bretagne, des groupes islamistes peuvent avoir pignon sur rue, et les conditions d'extradition sont tellement restrictives que les criminels se sentent protégés, au point que certains vont jusqu'à se demander s'il n'existe pas une sorte d'accord implicite du type : immunité du territoire britannique contre immunité des réseaux qui y sont implantés. La question du financement du terrorisme se rattache à celle des droits civils. Pour mettre en place et développer un réseau comme Al-Qaida, il faut beaucoup d'organisation et beaucoup de ressources. La lutte contre le terrorisme passe donc par une surveillance étroite des flux financiers, de leur origine et de leur destination, laquelle se heurte à une conception du secret bancaire que l'on a tendance à rattacher à la question des libertés. Le même genre de remarques peut s'appliquer à la sécurité du transport aérien en général. L'abaissement de la sécurité dans les aéroports comme pour le trafic lui-même est la conséquence d'une conception étroite de la compétitivité, où l'on oublie que l'économie est au service de l'homme et non l'inverse. On pourrait poursuivre l'exercice.

L'incapacité des services américains, la CIA (Central Intelligence Agency) et le FBI (Federal Bureau of Investigation) principalement, à anticiper et à déjouer les attentats du 11 septembre, qui les ont, en fait, pris au dépourvu, s'analyse en dernier ressort par l'inadaptation d'agences engluées dans des routines et par les très classiques conflits bureaucratiques. Dans le même ordre d'idées, comme le phénomène de la mondialisation concerne les unités actives de toute nature, y compris les organisations criminelles, la lutte contre le crime organisé - et en particulier le terrorisme - suppose des formes de coopération originales entre les États, notamment au niveau de leurs services secrets, de leurs polices et de leurs institutions judiciaires. Il s'agit de domaines où les traditions coopératives sont limitées et où, là encore, l'adaptation se heurte aux habitudes et aux intérêts corporatistes ou bureaucratiques.

Les observations précédentes n'ont aucune prétention à l'exhaustivité. Elles visent seulement à expliquer ce qui, sur le coup, a pu paraître incompréhensible ou aberrant : comment un pays aussi puissant que les États-Unis, qui consacre des ressources aussi immenses à sa sécurité, a-t-il pu se laisser de la sorte agresser par surprise? Après un choc tellement considérable, on peut penser que chacun des pays potentiellement menacés a entrepris de surmonter les obstacles qui s'opposent à une prévention efficace. Mais, aux États-Unis comme ailleurs, les résistances sont énormes. Pour certains Américains et non des moindres (George Soros), la "guerre contre le terrorisme" risque de saper les fondements mêmes de l'unité du pays. Les résistances sont également considérables sur le plan international, quand il s'agit de coordonner les activités de plusieurs États, car à l'affrontement des intérêts les plus tangibles se superposent les malentendus politiques au sens large, malentendus qui - on le rappellera dans la suite de ce texte - n'ont pas tardé à apparaître entre Washington et ses alliés, anciens ou nouveaux, après une brève union sacrée. Ainsi, dès le mois de décembre 2001, le Parlement européen s'opposait-il à une coopération judiciaire renforcée avec les États-Unis.

La réaction américaine

Dans les heures qui ont suivi les attaques, le président George W.Bush a d'abord donné l'impression de s'en prendre à l'Islam en adoptant la rhétorique du "choc des civilisations" et en parlant d'une "guerre du Bien contre le Mal". Très rapidement, il a pris conscience du piège et adopté la formule de la " guerre contre le terrorisme ". Expression ambiguë toutefois, car il n'existe aucune définition universellement acceptée du terrorisme, et, dans bien des cas, la frontière entre terrorisme et résistance est difficile, sinon impossible à tracer. Ephraïm Halévy, le chef du Mossad, le service de renseignement israélien, avait peu de chances de faire l'unanimité en déclarant : "La distinction entre bon et mauvais terrorisme n'a plus lieu d'être. Chacun doit choisir son camp : pour ou contre la terreur." De fait, Israël, l'Inde, la Russie ou encore la Chine se sont engouffrés dans le boulevard ouvert par le président des États-Unis en assimilant les Palestiniens, les Pakistanais, les Tchétchènes et les Ouïgours aux criminels du 11 septembre. Au début de l'année 2002, le président du Conseil espagnol, José Maria Aznar, déclarait ne faire "aucune différence" entre ces criminels et l'ETA (Euskadi Ta Askartasuna, "Patrie basque et liberté").

En pratique, Washington a immédiatement accusé Al-Qaida et son chef Oussama Ben Laden. En identifiant aussi promptement l'agresseur, la Maison-Blanche a produit un immense soulagement, car rien n'était plus angoissant pour les opinions publiques américaine et même européennes que cette impression d'un ennemi mortel innommable et invisible. Avec Al-Qaida, on désignait aussi un État, l'Afghanistan. On savait en effet que le milliardaire saoudien, lui aussi à sa manière un apôtre de la guerre du Bien contre le Mal, tirait les ficelles du sinistre régime de ce mollah Omar dont les outrances, au fil des mois, avaient de plus en plus attiré l'attention du monde. C'est donc contre l'Afghanistan que les États-Unis sont entrés en guerre dès le 7octobre, en se donnant pour objectif de renverser l'ordre taliban, de détruire les bases d'Al-Qaida et de saisir leurs chefs.

Contrairement à ce qui a été si souvent écrit ou dit, cette guerre a été des plus classiques, c'est-à-dire d'État à État. Ses objectifs ont été partiellement mais rapidement atteints. Les Talibans ont perdu le pouvoir et les infrastructures d'Al-Qaida ont été anéanties. Ces résultats furent salutaires pour le moral des Américains, mais aussi pour l'image des États-Unis dans le monde. Le nouveau gouvernement mis en place par les vainqueurs, dirigé par le Pachtoune royaliste Hamid Karzaï, n'a cependant guère les moyens d'instaurer son autorité sur l'ensemble du territoire afghan, malgré la Loya Jirga réunie au mois de juin. Le pays reste largement soumis à la rivalité des seigneurs de la guerre. L'influence talibane n'a pas disparu, et les réseaux de Ben Laden ont été d'autant moins démantelés qu'ils disposent d'appuis conséquents au Pakistan occidental. Quant à Ben Laden et au mollah Omar, ils courent toujours. De nombreux indices suggèrent qu'une partie de ces réseaux, bien implantés dans les pays occidentaux, conservent leur capacité de nuire. Les intérêts occidentaux, dans la mesure où ils constituent les cibles de Ben Laden et de ses émules, sont toujours menacés, même si des agressions en série, d'ampleur comparable à celles du 11 septembre, paraissent peu probables.

Pour venir à bout d'Al-Qaida, toute la panoplie des mesures antiterroristes doit être mise en oeuvre, et nous avons vu plus haut que les principaux obstacles se situent au sein même des unités politiques menacées. Cela dit, il est vraisemblable qu'en affaiblissant les bases territoriales des organisations terroristes, on en a réduit considérablement les capacités, et donc le potentiel. A priori, de telles bases ne peuvent être localisées que dans les États qualifiés par les Américains de rogue states, expression que l'on peut traduire par "États voyous", ou de failed states, c'est-à-dire les "États manqués" ou "incomplets". Dans son discours sur l'état de l'Union, au début de 2002, George W.Bush a désigné les principaux rogue states, en les réunissant dans un "axe du mal". L'Afghanistan étant maintenant neutralisé, il s'agit principalement de l'Iran, de l'Irak et de la Corée du Nord; mais le concept est assez large pour inclure, le cas échéant, des pays tels que la Syrie ou la Libye. Par extension, le chef de l'exécutif américain situe les mouvements islamistes dans cet axe du mal. Quant aux failed states - c'est-à-dire les États où le gouvernement n'exerce pas ou mal son autorité sur l'ensemble de son territoire-, il y en a hélas beaucoup à des degrés divers, tels la Somalie, le Yémen, les Philippines, mais aussi la Colombie ou le Tadjikistan. Au cours des derniers mois, l'Amérique s'est efforcée d'élaborer des stratégies susceptibles de réduire les risques provenant de ces divers États : stratégie d'intervention dans les failed states (envoi de forces spéciales aux Philippines et au Yémen par exemple, et il semble que la CIA pousse également ses pions en Algérie) ; stratégie de prévention à l'encontre des rogue states.

Une doctrine d'action préventive pourrait se heurter à de très sérieuses objections. En s'arrogeant le droit d'intervenir préemptivement et unilatéralement, c'est-à-dire sans l'accord de la "communauté internationale" incarnée par le Conseil de sécurité des Nations unies, les États-Unis prendraient des risques, même vis-à-vis de leurs alliés les plus proches comme la Grande-Bretagne. Le cas de l'Irak est au centre des préoccupations, car, depuis son élection, George W.Bush paraît déterminé à renverser Saddam Hussein. Il ne s'agit pas seulement d'aller jusqu'au bout du processus engagé par son père en 1991, à la suite de l'invasion du Koweït. En installant à Bagdad un régime qui leur serait favorable, les Américains renforceraient la sécurité d'Israël et accroîtraient considérablement leur marge de manoeuvre, tant vis-à-vis de l'Iran que de l'Arabie Saoudite, cette dernière étant particulièrement suspecte à leurs yeux depuis le 11 septembre. Encore faudrait-il pouvoir monter des opérations militaires permettant d'aboutir rapidement et sans provoquer l'éclatement du pays, et mettre en place un gouvernement efficace. Les alliés des États-Unis - ou du moins leurs gouvernements -ne manifestent aucune sympathie pour Saddam. Mais, d'une part, ils ne se montrent pas convaincus, à tort ou à raison, par les arguments de Washington sur une éventuelle complicité de Bagdad avec Al-Qaida ou sur l'imminence de l'acquisition de l'arme nucléaire par l'Irak; et, d'autre part, ils redoutent les effets sur les opinions publiques des pays arabo-musulmans d'une opé-ration mal justifiée, et leurs conséquences. Cela dit, ils ne feront pas obstacle à la volonté des Américains, si leur détermination à agir militairement est suffisamment forte, quitte à adapter leur attitude en fonction des résultats. En ce qui concerne l'Iran, les Européens rejettent depuis longtemps la politique de double endiguement consistant à traiter ce pays comme l'Irak. Ils estiment que le régime des ayatollahs est de toute façon miné de l'intérieur comme l'était l'URSS de Brejnev. Quant à la Corée du Nord, les États-Unis eux-mêmes ont décidé de renouer le dialogue avec elle.

D'une manière générale, les partenaires de l'Amérique considèrent que, même dans un système international hétérogène, aucun État ou groupe d'États n'a le droit d'attaquer un autre au seul motif qu'il pourrait s'en prendre à ses intérêts vitaux. Aux pires moments de la guerre froide, les États-Unis n'ont jamais envisagé une attaque préventive contre l'URSS, même lorsque le rapport des forces le leur aurait permis. On comprend donc pourquoi ceux-là mêmes, à l'extérieur des États-Unis, qui furent le plus sincèrement indignés par les attaques du 11 septembre ont par la suite exprimé, certes de façon généralement feutrée, des réserves vis-à-vis de certains aspects de la politique de Washington. Des réserves que le secrétaire d'État Colin Powell donne parfois l'impression de partager, comme lorsqu'il déclarait, au mois de juin : " Any use of preemptive force must be decisive." Encore faut-il s'entendre sur le sens du mot decisive.

Les causes du terrorisme

À ce stade, il convient d'aborder la difficile question des causes du terrorisme. Le lecteur se rapportera au chapitre rédigé par Michel Wieviorka pour un traitement général du sujet - et à celui de Gilles Kepel pour l'analyse des liens entre terrorisme et islamisme. On se bornera ici à quelques remarques. Pour qu'une activité terroriste soit durable, il faut deux conditions. La première est l'existence d'unités actives - telles qu'Al-Qaida, le Jihad islamique ou l'ETA à l'époque contemporaine, l'Irgoun ou le groupe Stern au siècle dernier - et donc de groupes organisés partageant une même culture ou une même idéologie combative. La seconde est l'existence d'un réservoir humain permettant à ces groupes de se renouveler et de s'élargir. De ce point de vue, il en est des organisations terroristes comme des mouvements de libération dans les situations coloniales. Si les organisations terroristes qui ont sévi en Europe occidentale dans les années 1970 et au début des années 1980 n'ont pas survécu, ce n'est pas seulement grâce à l'efficacité des gouvernements, mais aussi et peut-être principalement parce que la force d'entraînement de l'idéologie anticapitaliste qui cimentait ces groupes était insuffisante pour assurer leur survie. Si, à l'inverse, les organisations terroristes irlandaises, basques ou corses résistent durablement aux contre-mesures, c'est qu'elles trouvent dans les peuples dont elles sont issues les ressources humaines nécessaires.

Ce qui distingue Al-Qaida des formes plus ordinaires du terrorisme, c'est la conjugaison de l'ampleur des moyens hautement coordonnés mis en oeuvre, et de l'inhabituelle obscurité de l'idéologie dont ce réseau se réclame pour fonder ses actions. Chacun peut comprendre, ce qui ne veut pas dire approuver, que des groupes veuillent se battre par tous les moyens pour l'"indépendance" de l'Irlande du Nord, du pays basque ou de la Corse. On notera, incidemment, qu'à l'instar de la plupart des unités actives, les buts réels mais non avoués des organisations terroristes tendent à se déplacer et, en l'occurrence, à s'étendre à des activités criminelles ou "mafieuses" de toute nature, ce qui complique singulièrement les choses.

Mais que veulent Ben Laden et ses partisans? La haine des États-Unis et, plus généralement, de la culture occidentale est-elle un fondement idéologique suffisant pour assurer la survie d'une organisation comme Al-Qaida? Faut-il penser que son gourou est l'expression d'un nouveau type de nihilisme? Olivier Roy rejette le terme et lui préfère celui de néo-fondamentalisme. "(...) Tous ces néo-fondamentalistes, loin d'incarner la résistance d'une authenticité musulmane face à l'occidentalisation, sont à la fois des produits et des agents de la déculturation dans un monde globalisé. (...) Ben Laden n'est pas une réaction de l'islam traditionnel, mais un avatar aberrant de la globalisation, tant dans les instruments de son efficacité (technicité, compétence, organisation) que dans la déconnexion de son action par rapport aux sociétés réelles. Dans les cibles visées et dans l'anti-américanisme virulent, il reprend une tradition très occidentale du terrorisme symbolique, propre à la bande à Baader ou à Action directe, mais repensé à l'échelle des jeux vidéos et des films catastrophes d'Hollywood. " Ou bien faut-il supposer, avec Alexandre Adler, que Ben Laden est un stratège génial comme le fut Adolf Hitler, ou dans un autre genre Mao Zedong, qu'il a conçu un projet grandiose pour édifier une sorte de califat ou de théocratie capable de s'opposer à l'empire du Mal, c'est-à-dire, dans son imaginaire, à l'"empire américain"?

Selon cette perspective, le but des attentats du 11 septembre aurait été de déstabiliser l'Amérique, de la pousser à la faute et de provoquer des soulèvements en chaîne dans les terres islamiques, avec pour buts ultimes l'Égypte et l'Arabie Saoudite. Si l'on préfère la comparaison avec les Bolcheviks, pareille vision ne serait pas sans analogie avec les projets de révolution mondiale au début du XXe siècle. Contrairement à Lénine, à Mao ou à Hitler, Ben Laden n'a apparemment développé ses idées ni par écrit ni par oral, de sorte que ses adversaires en sont réduits à spéculer. Quoi qu'il en soit, on aurait tort d'écarter des hypothèses sous le prétexte qu'elles seraient apparemment folles. Certes, la révolution mondiale ne s'est pas produite comme l'avait rêvée les Bolcheviks, mais sans eux et sans leur délire la révolution d'Octobre n'eût pas eu lieu et l'histoire du siècle dernier eût été différente. Et s'il est vrai qu'Hitler a échoué, on peut penser qu'en prenant Mein Kampf à la lettre, le grand drame de la Seconde Guerre mondiale eût été épargné. En d'autres termes, le risque d'une déstabilisation à grande échelle du monde arabo-islamique doit être pris au sérieux. Pour y faire face, il est nécessaire de dépasser le cadre conceptuel, beaucoup trop étriqué, de la "guerre contre le terrorisme". C'est pourquoi on n'échappe pas au débat sur les "causes du terrorisme". Encore faut-il en poser correctement les termes.

Bien souvent, en effet, le problème est formulé de façon partiale ou partielle. Par exemple, à l'argument selon lequel la pauvreté ou les inégalités seraient à la racine du terrorisme, on peut opposer que Ben Laden est milliardaire et que les exécutants d'Al-Qaida étaient des personnes sophistiquées et non de vulgaires endoctrinés des madrasas. À ceux qui établissent un lien direct entre la politique pro-israélienne des États-Unis et les attentats du 11 septembre, il est également facile de rétorquer que Ben Laden ne s'est jamais référé que marginalement au conflit israélo-palestinien. Le centre de gravité de sa propre mappemonde est situé plus à l'est. Certaines formulations ont l'inconvénient d'apparaître comme des critiques plus ou moins déguisées des États-Unis, accusés à la limite d'être eux-mêmes responsables du drame dont ils ont été les principales victimes.

Ce que l'on peut et doit dire, en revanche, c'est que les cerveaux d'Al-Qaida ont l'art d'exploiter les misères du monde arabo-musulman pour y puiser des ressources humaines et y faire retentir leur idéologie. Que des révolutionnaires soient souvent issus de milieux privilégiés est une constante de l'Histoire. Rien de surprenant non plus à ce que les actions politiques des États-Unis, unique superpuissance depuis la chute de l'URSS, soient jugées dans le reste du monde à travers les lunettes de chacun. Que la politique américaine au Proche-Orient soit perçue comme excessivement pro-israélienne dans le monde arabo-islamique, ou que le soutien de Washington à certains régimes dits modérés - mais en tout cas non démocratiques - de la région (Arabie Saoudite, Égypte) y soit considéré comme cynique, ce sont là des faits politiques incontestables dont il convient d'apprécier justement la portée. Lorsque le prince Abdallah ou le président Moubarak, mais aussi la plupart des Européens, font grief à Washington de ses oscillations face à la guerre israélo-palestinienne, qui n'a cessé de s'étendre dramatiquement depuis l'été 2001, et désapprouvent - quoique de façon feutrée - l'exigence formulée par le président Bush, le 24 juin, du remplacement de Yasser Arafat, ils expriment des attitudes non pas morales, mais politiques. On y reviendra plus loin. Les leaders arabes dits modérés, dont la légitimité interne n'est pas supérieure à celle du vieux combattant palestinien, redoutent d'être pris entre le marteau américain et l'enclume de leurs populations. Les gouvernements européens, qui ont du monde arabo-musulman une longue expérience, savent que le risque d'une déstabilisation est réel. S'agissant de l'Autorité palestinienne, les uns et les autres partagent sans doute ce jugement d'Edward Saïd : "Il faut édifier les fondements de la réforme à partir de forces vives de la société, celles qui, jour après jour, ont résisté à l'invasion et à l'occupation (...)6."

La politique internationale forme un tout, et ce, dans la durée. Après le retrait de l'URSS d'Afghanistan en 1989, les États-Unis se sont aussitôt détournés de ce pays, mais aussi du Pakistan, devenu sans intérêt à leurs yeux. Ils n'ont pas vu le danger du régime des Talibans et des connexions avec Islamabad. En pratique, ils ont même encouragé ces développements. Les moudjahidines avaient été leurs alliés pendant l'occupation soviétique et un Ben Laden se trouvait alors du "bon côté ". Ni les Américains, ni, semble-t-il, les Européens ne semblent avoir prêté attention à la complexité de la situation tribale et à la portée des camps où furent formés, entre autres, ces fameux " Afghans " qui devaient contribuer à mettre l'Algérie à feu et à sang. Dans les années 1990, des responsables américains ont même caressé un moment l'idée de favoriser l'avènement d'un régime islamiste à Alger.

Rappeler ces faits n'est pas insinuer que les Américains sont responsables de leur propre malheur et de celui des autres. Il s'agit seulement de montrer que certaines décisions qui n'ont pas immédiatement des conséquences globales peuvent en avoir par la suite. Lorsque les dirigeants arabes dits modérés et les Européens invitent les États-Unis à la prudence, ce n'est pas par pusillanimité, mais par prévoyance. En politique comme dans les affaires privées, la prudence est une vertu cardinale. Si l'on peut effectivement faire un reproche à la politique américaine, c'est de ne pas suffisamment prendre en compte l'expérience et le point de vue des autres. Nul n'a le monopole d'"avoir raison". Mais l'Amérique est aujourd'hui menacée par l'hubris. Je reviendrai plus loin sur cette question, à propos de l'"unilatéralisme".

Le rééquilibrage du système international

Dans l'immédiat, les attentats du 11 septembre ont provoqué un rééquilibrage du système international. Le trait principal, à mon sens, en est le renforcement des États. Cela peut surprendre à une époque où l'on s'inquiète surtout de la dissolution des notions de territoire ou de souveraineté. Le paradoxe n'est qu'apparent, car il s'agit justement d'empêcher que le monde ne s'enfonce dans le chaos d'une mondialisation des tribalismes.

La Russie

Le renforcement des États est manifeste dans ce que l'on peut appeler le retour de la Russie, un phénomène amorcé en fait, comme bien d'autres, avant le 11 septembre. Sur le plan intérieur, Vladimir Poutine est parvenu à redresser l'autorité du gouvernement central en reprenant largement en mains les "sujets" de la Fédération, en limitant l'emprise des "oligarques", et en prenant ses distances vis-à-vis de la " famille " (c'est-à-dire du clan Eltsine), quitte à prêter le flanc à la critique du point de vue des pratiques démocratiques occidentales contemporaines. Il faut insister sur le dernier mot, car, encore à l'époque du général de Gaulle, en France, le ministre de l'Information surveillait la télévision de très près. Dès le mois d'août 2001, au moment du voyage de Condoleezza Rice à Moscou, on pouvait déceler les termes d'une nouvelle donne américano-russe, la Russie se résignant à un élargissement de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) s'étendant aux pays Baltes ainsi qu'à l'abrogation du traité ABM (Anti-Ballistic Missiles Treaty) de 1972, avec, en contrepartie, une main plus libre en Tchétchénie et la perspective d'une adhésion à l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Le 11 septembre, le président Poutine a instantanément saisi les potentialités de la situation, et, au grand dam des conservateurs néo-communistes, il a fait clairement le choix d'une sorte de "Sainte-Alliance" avec les États-Unis. Ce choix avait des fondements objectifs. Depuis longtemps, déjà, Moscou s'efforçait de convaincre les Occidentaux de l'existence d'une menace terroriste à grande échelle d'origine islamiste et inscrivait le problème tchétchène dans cette perspective, alors qu'Américains et Européens privilégiaient les droits de l'homme comme unique grille de lecture. On comprend aussi pourquoi les Russes ont pu finalement trouver un intérêt au principe d'une défense antimissile essentiellement dirigée contre les "nouvelles menaces" liées au phénomène terroriste. C'est pour la même raison que, dans les mois suivants, le Kremlin n'a pas cherché à s'opposer au déploiement de forces américaines au Caucase et en Asie centrale - ce qui, naguère encore, était à peine concevable. L'équipe de Poutine est parvenue à la conclusion que, dans la situation économique difficile que traverse durablement le pays, ces déploiements pouvaient utilement contribuer à soulager l'effort de défense. Évidemment, il y a des limites à ce qui est acceptable, et Moscou ne verrait pas d'un bon ?il un excès d'activisme américain dans les anciennes républiques soviétiques concernées. Mais le Kremlin compte à la fois sur le jugement des dirigeants de ces pays et sur la vigilance de leurs autres voisins, principalement la Chine et l'Iran. L'avenir décidera de la pertinence de ces calculs.

En ce qui concerne l'OTAN, les dirigeants de la Russie croient désormais ou affectent de croire que, puisque la menace d'un conflit traditionnel a disparu sur le théâtre européen, cette organisation a d'autant plus perdu de sa pertinence qu'elle n'est guère adaptée au phénomène du terrorisme. Sincèrement ou non, ils jugent que le nouvel élargissement, particulièrement aux pays baltes, sera pour l'OTAN davantage une source de problèmes que de solutions. Ils notent, comme les Européens eux-mêmes, que l'Alliance atlantique ne joue plus qu'un rôle marginal dans la nouvelle approche géostratégique américaine, si ce n'est qu'elle demeure, sur le plan politique, le principal forum de sécurité transatlantique. À cet égard, ils attachent une grande importance à la revalorisation des relations entre l'OTAN et la Russie. Celle-ci s'est manifestée, en mai 2002, par l'entrée en vigueur d'un nouveau Conseil OTAN-Russie, en même temps qu'un accord sur la réduction des deux tiers des arsenaux nucléaires des deux anciennes superpuissances. Désormais, la Russie dispose, non pas d'un droit de veto, mais d'une voix significative au sein de l'organisation.

On doit certes toujours se souvenir de ce mot de Bismarck : "La Russie n'est jamais ni aussi forte ni aussi faible qu'il n'y paraît." Il n'empêche que, dans le contexte actuel, tous ces résultats de la diplomatie du Kremlin sont assez remarquables. Mieux encore : grâce au choix de Poutine le 11 septembre, Bush, né aux relations internationales après la guerre froide, et qui dit considérer son partenaire moscovite comme "un homme moderne", a définitivement enterré la hache de guerre. La guerre froide est vraiment "terminée". Anticipant sur l'avenir, Américains et Européens ont décidé de reconnaître à la Russie le statut d'économie de marché, lui ouvrant ainsi effectivement la perspective d'une prochaine adhésion à l'OMC. Pour couronner le tout, lors de la réunion de Kananaskis (Canada), à la fin du mois de juin, la Russie s'est vu offrir - en même temps que des engagements financiers importants pour renforcer la sécurité de ses armements nucléaires - un fauteuil à part entière au G8, qui, désormais, mérite pleinement son sigle. Enfin, aussi bien les Américains que les Européens envisagent dorénavant le partenariat énergétique avec la Russie de manière plus constructive, avec moins d'arrière-pensées. Dans leur évaluation des risques, les premiers ne sont désormais pas loin de considérer que la Russie est plus sûre que le Moyen-Orient. Le développement de l'industrie du pétrole et du gaz est au centre de la stratégie de reconstruction économique de Moscou. Dans ces conditions, c'est toute la géopolitique du Moyen-Orient, mais aussi celle du Caucase et de l'Asie centrale - laquelle est au centre des préoccupations de l'Administration américaine, et d'abord du vice-président Dick Cheney, dont on connaît le rôle auprès de George W.Bush - qui vont se trouver modifiées.

La Chine

Quoique de façon moins spectaculaire que la Russie, la République populaire de Chine (RPC) n'a pas, elle non plus, hésité à se joindre à la Sainte-Alliance. L'annonce en a été faite à l'occasion d'une réunion au sommet du Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC), à Shanghai, quelques semaines après les attentats. Là encore, le rapprochement avec les États-Unis était en fait entamé avant le 11 septembre, après des relations difficiles pendant les premiers mois de la présidence de George W. Bush, celui-ci n'ayant pas encore décidé s'il devait considérer l'empire du Milieu comme un partenaire ou comme le futur rival ou adversaire à la place de la défunte URSS. Certes, la Russie a des raisons plus solides que la Chine de vouloir s'ancrer à l'Occident. Plus de 85% de sa population vit à l'ouest de l'Oural, et la petite vingtaine de millions d'habitants répartie dans les extrémités de l'est se trouve bien isolée face à l'Asie surpeuplée. De plus, bien que la culture russe soit profondément singulière, elle se rattache évidemment davantage à l'Europe qu'à l'Asie.

Mais la Chine avait deux raisons principales d'affirmer sa solidarité avec les États-Unis au lendemain du 11 septembre. D'une part, elle doit faire face à ses propres problèmes de minorité, essentiellement au Xinjiang et au Tibet. Un peu comme la Russie au Caucase, elle espère désormais davantage de compréhension du côté occidental. D'autre part, et là encore comme la Russie, quoique dans des conditions tout à fait différentes, la Chine entend se consacrer durablement à son développement économique et à la solution des immenses problèmes sociaux qui en résultent, et préparer ainsi la "quatrième modernisation", celle de la démocratie. Pour cela, il faut minimiser les occasions de conflits extérieurs. Une bonne entente avec les États-Unis est donc cruciale.

En pratique, Pékin a joué un rôle déterminant auprès d'Islamabad, après le 11 septembre. Les deux pays, qui forment une alliance de revers par rapport à l'Inde, sont en effet très proches et leur lien a survécu aux vicissitudes de l'histoire du second XXe siècle. En faisant pression sur le général Moucharraf pour que celui-ci lâche les Talibans (dont les systèmes de commandement dépendaient des Pakistanais) et accepte de coopérer avec les États-Unis, la RPC a apporté sa contribution à la victoire de George W.Bush contre le régime du mollah Omar. Avant même le 11 septembre, le spectre d'une alliance sino-russe aux dépens des Occidentaux avait par ailleurs été écarté. Certes, les deux pays avaient signé, en juillet 2001, un traité d'amitié et de coopération pour 20ans. Pareil traité se justifie en soi, étant donné les priorités des uns et des autres. Sitôt signé, Vladimir Poutine avait pris soin de déclarer qu'il n'y aurait pas d'alliance anti-américaine avec la Chine. La question pouvait se poser à l'époque. Depuis le 11 septembre, elle est devenue complètement caduque.

Le Pakistan

Les relations entre les grands pays du Nord étant ainsi affermies, la question-clef du Pakistan se présente sous de meilleurs auspices. Question-clef, car, depuis la partition de 1947, et même après l'indépendance du Bangladesh, en 1971, on s'interroge sur la viabilité d'une unité politique particulièrement fragile, en raison de ses nombreuses et importantes fractures internes. Sur le plan idéologique, les Occidentaux n'ont jamais manifesté de sympathie pour un pays qu'ils comprennent mal et dont les gouvernements démocratiques - ou d'apparence démocratique - sont régulièrement balayés par des coups d'État, le dernier en date étant celui qui a porté le général Moucharraf au pouvoir en octobre 1999. À tort ou à raison, beaucoup d'observateurs pensent que l'unité du Pakistan ne tient qu'à l'existence de la tension avec l'Inde à propos du Cachemire, laquelle servirait à justifier l'ampleur et le rôle des forces armées, en particulier le niveau élevé du budget de défense.

Comme en Inde, l'accès à l'arme nucléaire a été une préoccupation constante des militaires pakistanais, et, dans les années 1970, alors que l'Inde s'activait avec succès dans cette direction, on agitait déjà le spectre de la "bombe islamique". La crainte de cette "bombe islamique" a d'ailleurs joué un rôle décisif dans la politique de non-prolifération de l'Administration Carter, à laquelle la France, auparavant laxiste dans ce domaine, s'est ralliée sous l'autorité du président Giscard d'Estaing. Malgré tous les efforts pour les en empêcher, Indiens et Pakistanais sont parvenus à leurs fins. La victoire des nationalistes hindous en 1998 a mis en quelque sorte le feu aux poudres. En procédant à des essais nucléaires, l'Inde a brisé le tabou, et le Pakistan lui a aussitôt emboîté le pas.

Concrètement, la question se posait au lendemain du 11 septembre de savoir si le général Moucharraf contrôlait effectivement son pays. Jusqu'à quel point, se demandait-on comme naguère à propos de l'Algérie, l'armée était-elle noyautée par les forces islamistes, en particulier par Al-Qaida ? Dans quelle mesure le gouvernement pouvait-il contrôler l'ISI (Inter Service Intelligence), c'est-à-dire la puissante organisation de services secrets à laquelle on impute aussi bien l'"invention" des Talibans que l'entretien de la guerre au Cachemire? Peut-être Ben Laden a-t-il spéculé sur la fragilité du Pakistan : en attirant les Américains dans le piège pachtoune, le pays n'allait-il pas se casser? Al-Qaida n'allait-elle pas mettre la main sur l'ISI et sur la bombe? Si tel a bien été le calcul, il a été déjoué, en tout cas jusqu'à ce jour, et ce, au moins pour trois raisons. Sans doute l'armée est-elle moins "noyautée" et l'ISI moins autonome qu'on ne le pense. De plus, toutes les pressions internationales qui se sont exercées sur le général Moucharraf ont pointé dans la même direction. Enfin, celui-ci a réagi en homme d'État, avec sang-froid et courage. Dans un discours de janvier 2002, il n'a pas hésité à se prononcer clairement pour un État de droit.

Cela dit, la question fondamentale de la fragilité du Pakistan demeure. Moucharraf a lâché les Talibans. Il est cependant probable que les réseaux d'Al-Qaida sont encore actifs sur le territoire pakistanais. Peut-être Ben Laden et le mollah Omar y vivent-ils cachés. Mais tout indique que ce lâchage n'est pas une duperie. Il semble également que le général-président coopère avec les États-Unis pour que la "bombe islamique" ne tombe pas entre les mains des islamistes. Mais le général peut-il se permettre de céder aussi sur le Cachemire sans risque de saper le pouvoir qu'il est jusqu'ici parvenu à maintenir?

Comme l'affaire israélo-palestinienne, la question du Cachemire est de celles qui paraissent simples quand on les considère de loin et sans passion, et deviennent inextricables lorsque l'on s'en rapproche, a fortiori lorsque l'on y est engagé émotionnellement. Du point de vue de Sirius, le dossier pakistanais est plutôt convaincant, puisque, après la partition, le rattachement du Cachemire à l'Inde n'a tenu qu'à la décision d'un maharadja sans doute manipulé, alors que la raison démographique ou géographique aurait conduit à l'autre branche de l'alternative. Depuis 1947, le désaccord sur le Cachemire est la manifestation vivante du drame d'une séparation jamais complètement acceptée du côté indien. La victoire du BJP (Parti du peuple indien) et du nationaliste Atal Bihari Vajpayee, en mars 1998, a ravivé des braises jamais éteintes, d'autant plus que le nouveau Premier ministre a fait procéder, comme on l'a rappelé, à des essais nucléaires. L'ISI est-il à l'origine des attentats contre le Parlement de New Delhi, en décembre 2001, et au Cachemire? Et s'il en est ainsi, comme on peut l'imaginer, jusqu'à quel point le général Moucharraf lui-même a-t-il été obligé de participer aux décisions?

En tout cas, la tension n'a cessé de monter au fil des mois. Au printemps, Washington avait toutes les raisons de craindre que le Pakistan ne dégarnisse sa frontière avec l'Afghanistan, pour redéployer les forces en direction de l'Himalaya. Pour les États-Unis, il est clair que la question du Cachemire est devenue cruciale puisqu'un dérapage pourrait y avoir des conséquences catastrophiques pour la lutte contre Al-Qaida. Imagine-ton, dans le contexte actuel, le retentissement d'un échange nucléaire entre les deux frères séparés? C'est pourquoi le président Bush a dépêché dans la région son ministre de la Défense, Donald Rumsfeld (en juin). Mais Washington ne saurait se contenter d'ordonner à Islamabad d'empêcher les attentats au Cachemire. Qu'on le veuille ou non, il y a terrorisme et terrorisme, et une bonne stratégie antiterroriste n'est possible que sur la base d'une juste analyse des causes de tels actes.

En fait, dans la vaste révision d'ensemble de leur politique étrangère, les États-Unis sont désormais obligés de trouver une voie pour, à la fois, renforcer les liens avec l'Inde (d'autant que de graves problèmes risquent de surgir au Népal où sévit un mouvement révolutionnaire "maoïste") et avec le Pakistan, dont le maintien de l'unité revêt désormais un caractère vital. En particulier, la superpuissance ne peut éviter de s'interposer dans le conflit du Cachemire, pas plus qu'elle ne peut laisser Israéliens et Palestiniens face à face. Du temps de la guerre froide, le jeu régional était dominé par le croisement de deux alliances implicites, celle entre l'Union soviétique et l'Inde, et celle entre les États-Unis et le Pakistan, que venait compliquer le facteur chinois. Dorénavant, la recherche d'un modus vivendi, sinon d'une réconciliation, entre les frères séparés est devenu une priorité. Là comme ailleurs, on peut prévoir que le réalisme va, au moins pour un temps, l'emporter sur l'idéologie : mieux vaut, dans l'immédiat, un Pakistan effectivement gouverné par un régime autoritaire, mais un État solide participant activement à la Sainte-Alliance, qu'un Pakistan théoriquement démocratique mais corrompu, impuissant et, en définitive, friable.

L'Europe face à son destin

Face à ces événements, l'Europe n'apparaît pas grandie. Certes, l'immense majorité des Européens a fortement ressenti l'émotion si bien traduite dans un article rédigé à chaud par le directeur du journal Le Monde, Jean-Marie Colombani, et commençant par cette phrase : "Dans ce moment tragique où les mots paraissent si pauvres pour dire le choc que l'on ressent, la première chose qui vient à l'esprit est celle-ci : nous sommes tous Américains!" Mais, en politique, les émotions ne dominent pas durablement la scène. George W.Bush a rapidement signifié que les États-Unis entendaient régler seuls leur querelle, et que, dans la guerre contre Al-Qaida, ils n'attendaient des Européens que des concours ponctuels, lesquels ne leur ont pas été marchandés. Certes, sur l'insistance de Lord Robertson, le 12 septembre, l'OTAN a décidé d'activer le fameux article du traité de l'Atlantique Nord, mais il ne pouvait s'agir que d'un symbole dont l'impact fut à peu près nul. À long terme cependant, la coopération des États européens est indispensable, comme l'est celle des États-Unis, pour toutes les questions déjà évoquées ici, telles que le renseignement, la lutte contre le blanchiment de l'argent, etc. Dans l'immédiat et dans l'ordre des opérations militaires, les Européens et l'Union européenne, en tant que telle, furent marginalisés. On peut penser que tel aurait aussi été le cas si, au lieu de s'en prendre au sol américain, Al-Qaida avait frappé des cibles sur le Vieux Continent. Et l'on peut craindre que tel serait le cas si pareille tragédie devait se produire. Il en est ainsi parce que notre Union ne s'est pas encore dotée d'une véritable défense commune, ni au niveau des procédures de décision, ni au niveau des moyens. Ce n'est pas la seule raison.

Nécessité d'une politique extérieure commune

On ne saurait concevoir une politique de défense réellement commune sans, parallèlement, une politique étrangère commune. Il y a une trentaine d'années, on discutait gravement de la notion d'Union économique et monétaire (UEM) et de la question de savoir si l'union économique devait précéder l'union monétaire - ou inversement. Dans la réalité, on a fait les deux dans un même élan stratégique. Incidemment, il convient de saluer l'extraordinaire succès du passage concret à l'euro, au début de l'année 2002, c'est-à-dire la mise en circulation des billets et des pièces de la nouvelle monnaie. S'agissant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), il en ira nécessairement de même. Certes, des petits pas significatifs ont été accomplis dans la bonne direction, particulièrement depuis la rencontre franco-britannique de Saint-Malo, en 1998, en ce qui concerne la défense; et, dans le domaine de la politique étrangère, on ne doit pas sous-estimer les avancées. Par exemple, en août 2001, Javier Solana, le Haut représentant pour la PESC, a largement contribué à forger un arrangement compliqué mais viable en Macédoine, qui a abouti au désarmement de la guérilla albanaise. L'Union européenne s'apprête également à assumer les responsabilités de l'OTAN au Kosovo. Elle a agi de façon cohérente vis-à-vis de l'ex-Yougoslavie, dont le dernier avatar est une nouvelle fédération entre la Serbie et le Monténégro. Peut-être cependant l'Union devrait-elle se montrer plus active dans cette région, car les ressentiments demeurent chez les Serbes, dont beaucoup suivent avec sympathie la pugnacité de Milosevic au Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie de La Haye.

Dans l'état actuel des choses, l'Union européenne en tant que telle reste incapable d'affirmer et de défendre ses intérêts les plus fondamentaux, pour ne pas dire vitaux. On prendra deux exemples : la Russie et le Proche ou Moyen-Orient. Il est géopolitiquement évident que, dans le contexte post-soviétique, l'idée même d'Union européenne implique la formulation d'un concept russo-euro-péen. Les Russes y aspirent, car, dans cette phase très perturbée de leur histoire, ils ressentent avec lucidité notre communauté de destin. Il existe désormais un Conseil OTAN-Russie et un G8, mais pas encore de structure où l'Union européenne en tant que telle et la Russie puissent débattre et discuter de leurs intérêts communs, par exemple à propos de Kaliningrad. Dès lors que la Lituanie entre dans l'Union, la question du transit entre cette ville -dont on ne saurait remettre en cause l'appartenance à la Fédération de Russie sans bousculer tout l'édifice mis en place en 1990, au moment de la réunification allemande - et le reste du pays devient en effet une affaire européenne, et non plus lituanienne.

Quant au Proche et au Moyen-Orient, c'est, également dans une perspective à long terme, une région d'intérêt vital pour l'Europe, à cause de la géographie. Qu'il s'agisse du conflit israélo-palestinien, de l'Irak ou de l'Iran, ceux des pays européens auxquels l'histoire a conféré un poids pour ces sujets raisonnent à peu près de la même façon. Ils préconisent une approche plus équilibrée entre Israéliens et Palestiniens, une politique de containment vis-à-vis de l'Irak, mais sans intervention militaire massive aussi longtemps qu'une situation de légitime défense n'aura pas été établie, et une politique de détente bien contrôlée à l'égard de l'Iran. Dans les trois cas, les principaux pays européens divergent beaucoup moins entre eux qu'entre chacun d'eux et les États-Unis. Mais, étant divisés pour des raisons secondaires, ils en sont réduits à un rôle supplétif - ce qui ne veut pas dire nul - par rapport aux États-Unis et à des gestes dérisoires, comme de financer les infrastructures de l'Autorité palestinienne avant d'assister, impuissants, à leur destruction, puis sans doute d'être conviés à les financer de nouveau.

La nécessité de s'adapter à un monde nouveau interdit de renvoyer la question de la politique extérieure commune aux calendes grecques. Certes, pour qu'une unité politique puisse élaborer et mettre en oeuvre une politique extérieure commune, il faut que cette unité en soit effectivement une. Or les arguments contraires ne manquent pas, et l'existence de bureaucraties anciennes souvent pénétrées de leurs traditions, au demeurant fort respectables, n'arrange pas les choses. Pourtant, lorsque l'on regarde concrètement, et non plus abstraitement, les grands enjeux planétaires, comment ne pas conclure à la possibilité sinon à la nécessité d'une Union qui en soit une?

J'ai développé ailleurs un parallèle entre la construction européenne au sens du processus en cours depuis maintenant 45ans, et la construction nationale telle qu'en parlait Ernest Renan. Les deux aventures sont différentes mais se ressemblent. Il s'agit de traduire dans les faits, et donc d'abord dans des institutions, un "vouloir vivre ensemble" fondé sur une intelligence du passé et sur un projet commun. Il est tentant, à propos de l'Europe, de transposer ce cri de Massimo D'Azeglio, l'un des chefs modérés du Risorgimento, lors de la première session du Parlement du royaume d'Italie nouvellement unifié : " Nous avons fait l'Italie, maintenant nous devons faire les Italiens." À présent, la priorité est de faire l'Europe, avant de faire les Européens, encore que la combinaison de la libre circulation et de l'euro y contribue puissamment. Le défi est principalement d'ordre institutionnel. En décembre 2001, le Conseil européen de Laeken a décidé de créer une Convention sur l'avenir de l'Union européenne, afin de préparer la réforme des institutions, et de porter à sa tête l'ancien président Valéry Giscard d'Estaing. La tâche est immense et mérite le qualificatif d'historique. L'élargissement de l'Union est inscrit dans les faits, et son hétérogénéité augmente. Ainsi, au cours des derniers mois, a-t-on assisté à la victoire des socialistes (ex-communistes) en Pologne, et à une remise en cause des disciplines économiques et financières. Une Union de plus en plus large, hétérogène et bancale sur le plan institutionnel, serait vouée à l'éclatement. Comment aboutir au contraire à une Union effectivement large, mais cohérente et bien gouvernée? Tel est le défi que la Convention doit surmonter. En attendant l'aboutissement de ses travaux, l'Europe continuera d'être marginalisée dans les grandes affaires du monde.

Unilatéralisme américain?

Ben Laden a-t-il spéculé sur un affaiblissement du moral de l'Amérique après le 11 septembre? Si tel fut le cas, il s'est évidemment trompé. La mobilisation patriotique a été extraordinaire et durable. La nation s'est massivement rangée derrière George W.Bush, qui s'est ainsi trouvé une mission à la hauteur de l'Histoire. Sa popularité, qui commençait à fléchir au milieu de 2001, est brusquement remontée pour atteindre des sommets sans précédents depuis Franklin D.Roosevelt. Pendant des mois, la "guerre contre le terrorisme" aura été le principal sinon l'unique objet de ses préoccupations et aura servi de sésame pour tenter de restaurer une autorité présidentielle sévèrement affaiblie depuis le Watergate, au début des années 1970. C'est seulement à l'approche des mid-term elections de novembre 2002 que la petite politique tend à reprendre le dessus, au moins de manière apparente car elle n'a jamais vraiment disparu. Le peuple américain a donc remarquablement réagi, mais, au moins sur un plan, avec une certaine naïveté collective. D'où vient, demande en effet l'homme de la rue depuis le 11 septembre, " qu'on ne nous aime pas et même qu'on nous haïsse à ce point"? L'un des traits de la culture américaine auquel participent aussi bien les citoyens fraîchement naturalisés, et qui constitue une force autant qu'une faiblesse, est en effet cette modalité d'ethnocentrisme selon laquelle on affirme de bonne foi l'universalité et donc la supériorité absolue de sa culture.

L'immense majorité des Américains, dont George W.Bush est à cet égard un représentant exemplaire, ne doutent pas que le " modèle américain " soit l'horizon indépassable pour tout habitant de notre planète. Et lorsque des voix contraires parviennent à se faire entendre, on les ignore ou on les attribue à des forces obscurantistes. Tel est souvent le cas dans les conférences internationales où les pays du Tiers-Monde disposent d'un siège à part entière, comme à la conférence mondiale contre le racisme et les discriminations, réunie à Durban quelques jours seulement avant les attentats. On y assista à une véritable levée de boucliers contre la prétention des Occidentaux à imposer leurs valeurs et contre leur hypocrisie, puisqu'ils utilisent souvent, en pratique, deux poids et deux mesures. Certes, à Durban, les États-Unis ont fait une concession à l'air du temps en acceptant de s'"excuser" pour l'esclavage. Ils n'en ont pas moins, avec Israël, claqué la porte le 3 septembre, lorsque l'accusation de racisme a été retournée contre eux. Évidemment, la bonne conscience américaine suscite de l'animosité et même de la haine, lorsque, dans l'exercice de la politique extérieure, elle se conjugue à la force au sens le plus large du terme. Tout ceci n'explique pas directement Ben Laden, et le justifie encore moins, pas plus que des considérations purement sociologiques suffiraient à expliquer Hitler. Mais il y a toujours des diables d'homme parmi les hommes. Ben Laden en est un, et il a su exploiter un anti-occidentalisme, et particulièrement un anti-américanisme, dont les racines s'étaient sourdement étendues depuis la chute de l'URSS, cependant que les vainqueurs de la guerre froide projetaient leurs rêves sonores sur la fin de l'histoire.

La politique étrangère des États-Unis reflète nécessairement l'universalisme ethnocentrique inhérent à ce pays. Dans ce domaine comme dans d'autres, la forme et le fond sont intimement liés, mais l'un ne détermine pas entièrement l'autre. De ce point de vue, le style très direct et même abrupt du président George W.Bush convient incontestablement mieux à l'intérieur qu'à l'extérieur de son pays. On dirait que le 43e président s'ingénie à heurter les Barbares. Les Barbares, ce sont les autres, de même que les Arabes distinguent la "terre de l'islam" (Dar al Islam) et la "terre de la guerre" (Dar al Harb). Parmi les manifestations les plus récentes de cette forme de violence, on notera le conflit sur l'acier, mais surtout le rejet catégorique et sans nuance de la Cour pénale internationale et, début juillet, le coup de force américain au Conseil de sécurité des Nations unies (chantage sur la prorogation du mandat de la Mission des Nations unies en Bosnie-Herzégovine (MINUBH)) pour modifier le statut de la Cour à leur convenance. Isolée, Washington a dû renoncer à certaines de ses exigences et accepter un compromis. Mais ni le droit international, ni le Conseil de sécurité n'en sont sortis totalement indemnes. À force de répétition, ce type de comportement ne contribue pas à atténuer les effets de ce qui est ressenti par le reste du monde comme de l'arrogance. Or, la première puissance mondiale est simplement convaincue de son bon droit, sa Constitution et son Bill of Rights l'emportant, pour elle, sur les lois internationales.

Sur le fond, la politique extérieure américaine manifeste structurellement une méfiance profonde vis-à-vis des institutions internationales et, plus généralement, du "multilatéralisme". Les Français sont bien placés pour le comprendre, car le temps n'est pas si loin où le général de Gaulle qualifiait l'ONU de "machin". La France s'est progressivement accoutumée à cette nouvelle forme de diplomatie, d'une part parce qu'elle participe de l'essence du processus européen, et d'autre part en raison de la diminution du poids relatif de notre pays dans le monde. De nos jours, les Américains ont parfois tendance à voir dans l'ONU une machine de guerre à leur encontre. Ils tolèrent mal le partage de la décision au sein de l'OTAN, comme on l'a constaté en 1999, à l'occasion des opérations contre la Serbie de Milosevic, où le général Clark n'a cessé de se plaindre de ne pas avoir les coudées suffisamment franches. Les événements du 11 septembre ont certes conduit les États-Unis, par mesure de précaution, à régler leurs arriérés de paiement à l'ONU. Ils ont également favorisé, comme on l'a vu, l'aboutissement d'un accord avec la Russie sur le désarmement nucléaire. Mais, en ce qui concerne les Nations unies, une mesure tactique n'est pas un changement de stratégie. Quant à la nouvelle relation avec la Russie, elle ne traduit d'aucune manière un retour à la philosophie de l'" arms control ", élaborée et mise en oeuvre pendant la période soviétique.

Ce que l'on appelle " unilatéralisme ", c'est d'abord le rejet du multilatéralisme institutionnalisé, qu'il convient de distinguer du "multilatéralisme à la carte", nouvelle dénomination mise à la mode par Richard Haass, le directeur du Policy Planning Staff du département d'État. Il s'agit là d'une dénomination équivoque, car elle ne vise que les coalitions de circonstance. Le rejet n'est pas total : les États-Unis ont appris à s'accommoder de l'OMC. Mais il l'est pour ce qui concerne les grandes affaires politiques. Sur ce point, l'immense État américain n'a pas de meilleur allié que le petit État israélien, lequel, typiquement, a signé le traité créant la Cour pénale internationale en décembre 2000, mais n'est pas près de le ratifier, la CPI étant d'avance soupçonnée d'impartialité, malgré toutes les précautions prises.

Cela dit, la question du multilatéralisme, dans l'état actuel des relations internationales, ne se pose pas en termes de tout ou rien. Les grands États (grands par la superficie et la population comme la Chine, l'Inde ou même la Russie), dont la situation le leur permet, s'efforcent autant que possible d'en rester à la diplomatie bilatérale traditionnelle. Quand on parle de l'unilatéralisme américain, c'est aussi, plus spécifiquement, à la nature de leurs relations avec leurs alliés que l'on pense. À l'époque de la guerre froide, dans le cadre de l'Alliance atlantique, on débattait ad nauseam de l'équilibre ou plutôt du déséquilibre du processus décisionnel au sein de l'organisation, et du contenu de la notion de "consultation" entre le grand frère et les autres. À présent, l'OTAN n'a plus la même centralité dans les relations transatlantiques, et les questions naguère jugées périphériques occupent le devant de la scène. L'asymétrie n'en est que plus frappante.

Tel est le cas face au conflit israélo-palestinien. Après une phase initiale d'indifférence, due notamment à l'échec de la politique de Bill Clinton, le nouveau président avait compris, dès avant le 11 septembre, la nécessité de s'impliquer dans le dossier. Au lendemain des attentats, il a d'abord semblé vouloir rééquilibrer la politique américaine en se prononçant explicitement, dès le 2octobre, puis le 10 novembre à l'Assemblée générale des Nations unies - ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait osé faire - en faveur d'un État palestinien. En mars 2002, la résolution 1397 du Conseil de sécurité de l'ONU, introduite par les États-Unis, a affirmé une "vision de la région où deux États, Israël et la Palestine, vivent côte à côte dans des frontières sûres et reconnues".

En pratique, cependant, George W.Bush a laissé les mains libres à Ariel Sharon, allant même, après l'intervention pour le moins musclée de Tsahal à Jénine, jusqu'à qualifier le chef du gouvernement israélien d'"homme de paix", ce qui a dû surprendre l'intéressé lui-même. À cette époque, le président avait demandé au Premier ministre de retirer "sans délai" les troupes engagées dans les villes sous autorité palestinienne, mais les délais ont été bien longs et le retrait réversible. Le 19avril, les États-Unis ont introduit la résolution 1405 du Conseil de sécurité, décidant de l'envoi d'une commission d'" établissement des faits " à Jénine ; puis ils ont changé d'avis et mis Kofi Annan dans une situation fort embarrassante. Washington a ensuite proposé l'ouverture d'une conférence internationale sur le Moyen-Orient, mais la Maison-Blanche s'est aussitôt employée à en minimiser la portée. Le 24juin, le président ne l'a pas même mentionnée. Dans son discours ce jour-là, il a subordonné tout progrès vers la création d'un État palestinien au remplacement de Yasser Arafat, ajoutant ce nom illustre à la liste des leaders arabo-musulmans dont les États-Unis veulent la tête.

En fait, George W.Bush a oscillé au rythme des nombreuses visites d'Ariel Sharon. Tous les observateurs voient dans cette attitude l'effet de ce qu'outre-Atlantique on appelle les lobbies : lobby juif mais aussi lobby des chrétiens conservateurs. Ce sont ces mêmes lobbies qui ont fait campagne sur le thème de la pusillanimité, voire de l'antisémitisme, des Européens en général, et des Français en particulier, au point de provoquer l'étonnement du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et une vigoureuse réaction du président Jacques Chirac. Bush, quant à lui, songe aux élections de novembre 2002. Il veut que les républicains récupèrent une partie d'un électorat traditionnellement acquis aux démocrates. Ce que l'on appelle unilatéralisme, c'est aussi la surdétermination de certains aspects cruciaux de la politique étrangère par la politique intérieure.

Du côté européen, on peut résumer l'attitude vis-à-vis du conflit israélo-palestinien de la façon suivante : Arafat ne s'est pas montré à la hauteur de l'Histoire depuis Camp David II, et la corruption de l'Autorité palestinienne n'est pas douteuse ; mais la responsabilité de Sharon - qui s'est toujours opposé aux plans de paix, que ce soit le traité avec l'Égypte ou le processus d'Oslo, et qui s'est engouffré dans la brèche du 11 septembre en présentant la guerre contre les Palestiniens comme une modalité de la grande guerre contre le terrorisme - est non moins écrasante. Pour parvenir à la paix, la communauté internationale doit mettre en oeuvre les moyens de pression considérables - positifs et négatifs - dont elle dispose vis-à-vis des deux parties, lesquelles dépendent en effet massivement de l'extérieur pour leur survie. Pour atteindre un objectif final - sur lequel ils sont aujourd'hui largement d'accord -, une action mieux coordonnée entre Américains et Européens est nécessaire, les uns et les autres ayant vocation à être les garants ultimes du maintien de la paix une fois rétablie, laquelle pourrait être en particulier assurée par une force d'interposition présente sur le terrain.

Sur un plan évidemment moins dramatique, la surdétermination de la politique étrangère par la politique intérieure s'est également manifestée, au cours des derniers mois, sur le plan commercial. En décidant brutalement de protéger par des barrières tarifaires le secteur sidérurgique, en perdition parce qu'il n'a pas su entreprendre les restructurations nécessaires, et d'augmenter massivement les subventions aux agriculteurs, le président Bush est allé à l'encontre de la politique de libre-échange dont il avait fait un axe majeur de son projet initial, quitte à susciter l'ire de plusieurs de ses partenaires étrangers, et même celle d'une partie de la droite républicaine bien représentée par le Wall Street Journal. Mais il n'en a cure. Dans les deux cas, les décisions ont été prises exclusivement en fonction de considérations électorales, à charge pour le talentueux représentant pour le Commerce, Robert Zoellick, de défendre imperturbablement l'indéfendable en bâtissant un discours dont il ne croit probablement pas un mot. Les États-Unis se sont cependant engagés dans un nouveau cycle de négociations commerciales multilatérales à Doha, et, en décembre 2001, le président a obtenu, par une voix de majorité à la Chambre des représentants, un vote favorable pour la Trade Promotion Authority (TPA), auparavant appelée Fast Track, laquelle doit donner à l'exécutif des moyens de négocier des compromis.

Pour conclure ces remarques complémentaires sur la politique extérieure américaine depuis le 11 septembre, on ajoutera quelques mots sur l'Amérique latine. Au début de sa présidence, George W.Bush, qui est texan, avait fait une priorité de la constitution d'une zone de libre-échange couvrant l'ensemble du continent. Peut-être aurait-il activement poursuivi ce but si les circonstances n'avaient durablement détourné son attention.

Dans la pratique, la politique latino-américaine de la nouvelle Administration, conduite par Otto Reich, une personnalité très controversée qui n'a toujours pas été confirmée par le Sénat, suscite des interrogations. D'un côté, il semble bien que les États-Unis n'aient pas été étrangers à la tentative de coup d'État contre le président vénézuélien Hugo Chavez, dont le populisme a tout pour leur déplaire. Cette tentative a échoué. De l'autre, Washington a complètement laissé tomber l'Argentine, dont une fraction importante de la population s'enfonce dans la misère. On dirait que, pour Washington, aujourd'hui, contrairement à un pays dont les difficultés économiques sont également sévères comme la Turquie, la valeur géopolitique de la carte argentine est nulle. Si Buenos Aires veut de l'aide, il faut d'abord réformer. Et si aucun des gouvernements qui s'y succèdent n'y parvient, advienne que pourra. Sur quelle configuration le chaos argentin peut-il déboucher? Quel type d'événements serait de nature à forcer Washington à réagir? Autant de questions sur lesquelles on ne peut, actuellement, que spéculer. Dans l'immédiat, ni aux États-Unis, ni au Brésil, on ne semble craindre la propagation d'une crise considérée comme très spécifique. La défiance des marchés financiers à l'égard du Brésil tient davantage à l'incertitude qui entoure la succession du président Fernando Henrique Cardoso.

En introduction du précédent RAMSES, j'avais retenu pour commencer le thème du ralentissement économique. Un an plus tard, alors qu'elle a subi deux chocs supplémentaires, l'économie mondiale résiste. Le premier choc, celui du 11 septembre, a été remarquablement absorbé, malgré son effet direct sur d'importants secteurs d'activités, comme les transports aériens ou les assurances, et son effet indirect sur la consommation des ménages aux États-Unis. Un mois à peine après les attentats, la bourse de New York a pu rouvrir avec succès, malgré la désorganisation de Wall Street. Le second choc fut l'affaire Enron et celles qui s'ensuivirent. Cette fois, c'est la confiance dans la bonne gouvernance du système capitaliste qui s'est trouvée gravement ébranlée.

En fait, en moins de deux ans, trois mythes particulièrement porteurs se sont évaporés : les cycles économiques avaient disparu, l'Amérique était invulnérable, et la concurrence avait atteint un tel degré de perfection que le marché attribuait sa vraie valeur à chaque entreprise. L'attitude péremptoire des thuriféraires de la mondialisation qui déclinaient ces mythes sans exprimer la moindre réserve a d'ailleurs contribué à susciter des réactions parfois excessives mais souvent salutaires. En tout cas, il a fallu se résoudre à reconnaître que l'on n'en avait pas fini avec les cycles, et qu'à l'aube d'une nouvelle révolution industrielle, de grandes entreprises peuvent commettre de grandes erreurs. La puissante Amérique a été ensanglantée dans deux de ses symboles, et elle sait maintenant qu'elle vit à l'ombre d'une épée de Damoclès. Enfin, l'opprobre est brusquement jeté sur le capitalisme, que l'on disait transparent grâce aux analystes financiers, aux agences de notation et naturellement aux sociétés d'audit.

Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que les bourses se soient trouvées malmenées, avec des mouvements de grande ampleur. L'une des raisons pour lesquelles l'économie réelle n'a pas, jusqu'à présent, davantage souffert du faisceau des circonstances défavorables est l'efficacité de la coopération entre les banques centrales, déterminante dans les périodes critiques. Cela dit, si la crise boursière devait s'aggraver, on voit mal comment l'économie réelle ne finirait pas par en être affectée. Le moindre indice favorable ou défavorable sur la croissance de l'activité aux États-Unis suscite une réaction excessive des marchés, extrêmement nerveux. L'incertitude est lourde à court terme.

À moyen et long terme, les raisons d'optimisme ne manquent pas. La révolution des technologies de l'information n'a pas été abolie par les faux pas de certaines entreprises, et, d'une manière générale, comme l'a si bien démontré Schumpeter dans son ouvrage célèbre Capitalisme, socialisme et démocratie, le capitalisme survit en s'adaptant et en se transformant sans cesse. Quant aux États-Unis, ils ont déjà prouvé qu'aucun Al-Qaida n'était près de les mettre à genoux. Cela dit, la prévision est l'art le plus frustrant. La mondialisation nous réserve sûrement bien d'autres " surprises ". Dans un essai aussi concis que brillant où elle soutient que le monde est déjà devenu chaotique, Thérèse Delpech manifeste un pessimisme excessif à mes yeux, mais elle trouve le mot juste en disant que le "phénomène de surprise stratégique pourrait à lui seul caractériser la période qui s'ouvre ". La plus étonnante des surprises stratégiques, dans la première année du siècle, sera venue d'une grotte quelque part en Afghanistan.

Thierry de Montbrial, directeur de l'Ifri, membre de l'Académie des sciences morales et politiques13 juillet 2002