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Paul-Henri Ravier De Doha à Cancun: les enjeux du cycle de négociations IFRI http://www.ifri.org/frontDispatcher/ifri/publications/politique_etrangere/politique__trang_re________1056354564262/sommaire_1056354729377/mondialisation__politiques_nationales_et_gouvernance_globale_1056354975606/publi_P_publi_pe________ravier_1056443192173#

ANNODIS

projet financé par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirigé par Maire-Paule Péry-Woodley, université de Toulouse - UTM

objectif : création d'un corpus de français écrit annoté discursivement

encodage des textes selon la norme de la Text Encoding Initiative, TEIP5

http://www.tei-c.org/release/doc/tei-p5-doc

GEOPO article geopolitique
french
De Doha à Cancun : les enjeux du cycle de négociations Paul-Henri Ravier Paul-Henri Ravier est ancien directeur général adjoint de l'OMC. Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que la responsabilité de l'auteur.

Le cycle de négociations commerciales multilatérales lancé à Doha, en 2001, couvre un grand nombre de questions, des plus traditionnelles (l'agriculture, les tarifs douaniers, les mesures antidumping) aux plus nouvelles (la concurrence, l'environnement, l'investissement). Jusqu'à présent, les progrès ont été limités, et la prochaine conférence ministérielle, qui se tiendra à Cancun, en septembre 2003, risque d'être un échec si aucune initiative politique forte n'est prise d'ici là. Cette initiative doit d'abord s'ancrer dans une coopération transatlantique renforcée, que la crise irakienne semble rendre plus délicate que jamais. Elle doit aussi montrer que les pays industrialisés ont désormais la volonté de faire une place à un plus grand nombre de pays en développement en ouvrant plus largement leurs marchés, en particulier dans les secteurs les plus sensibles comme l'agriculture et le textile. L'enjeu n'étant rien moins que la croissance et le développement, le plus équilibré possible, dans un monde interdépendant.

Dans la situation internationale actuelle, le succès d'une négociation mondiale dans le domaine des échanges commerciaux pourrait constituer un signe tangible que le système fonctionne et qu'une organisation internationale de premier rang est à même de remplir la mission que ses membres lui ont assignée. La poursuite et la conclusion des négociations dans le calendrier imparti constituerait également une réponse convaincante de la communauté internationale aux détracteurs de la libéralisation des échanges et, à travers elle, de la coopération entre nations.

Au-delà du contexte immédiat, les pays riches, comme les pays en développement (PED), ont un intérêt direct à la poursuite du cycle de Doha. Les premiers parce que, dans une conjoncture qui semble durablement déprimée, le succès favoriserait la confiance et montrerait que le système commercial multilatéral peut prendre en compte des questions comme la sécurité alimentaire, la protection de certains services publics ou l'environnement. Les seconds parce qu'il s'agit de montrer que les " règles du jeu " peuvent être amendées dans un sens qui leur soit favorable, d'une part, en apportant une solution à la délicate question de la mise en oeuvre des accords du cycle de l'Uruguay, de l'autre, en rendant les pays pauvres acteurs à part entière du commerce mondial, ce qui n'est vrai, à ce stade, que pour une quinzaine de pays émergents et une dizaine d'autres PED. Aucune exigence n'est en effet plus pressante aujourd'hui que celle du développement, et, qu'on le veuille ou non, la mondialisation, c'est-à-dire l'extension de l'économie de marché à un nombre croissant de pays, demeure l'un des plus puissants moteurs du développement. Il n'existe à l'évidence aucune recette magique en la matière, et le libre-échange ne peut en aucun cas se substituer à des institutions défaillantes, ni pallier les affrontements internes, les politiques monétaires et budgétaires erratiques ou l'insuffisance des flux d'aide au développement. Mais s'il n'y a pas de recette magique pour le succès, il y en a bien une pour l'échec : la fermeture des frontières. Il n'est pas un seul exemple aujourd'hui pour contredire ce point.

Un cycle, mais quel cycle?

La préparation du cycle de Doha n'a pas échappé aux débats traditionnels sur la configuration de la négociation : cycle large ou étroit, long ou court, engagement unique pour tous ou accords à la carte, tout fut envisagé, et le début des négociations n'a pas clos ces interrogations.

Cycle large ou étroit ?

Cette controverse a opposé et continue d'opposer les tenants d'une négociation limitée à l'accès au marché, à l'agriculture et aux services, et les partisans d'un plus grand nombre de sujets, cet élargissement pouvant faciliter les concessions, aider à prendre en compte les préoccupations de la société civile, et résoudre certains problèmes des pays en développement. Les Etats-Unis et les membres du groupe de Cairns d'une part, l'Union européenne de l'autre, s'opposent sur le sujet ; les PED sont également divisés, une légère majorité d'entre eux penchant plutôt pour le cycle " accès au marché seulement ". Certes, tel qu'il a été lancé en 2001, le cycle est large et comprend douze sujets de négociation. Mais, si le programme était menacé d'enlisement, des voix s'élèveraient à nouveau en faveur d'un allégement de l'ordre du jour.

Cycle long ou court ?

Ce débat est lié au précédent, et au fait que le cycle de l'Uruguay a duré près de huit ans au lieu des quatre prévus. La crédibilité politique de la négociation repose en partie sur le respect les délais. En outre, les PED dont les ressources humaines sont rares préfèrent en général un cycle court. Doha doit en principe s'achever fin 2004.

Engagement unique, " récolte précoce " ou accords à la carte ?

Le cycle de l'Uruguay avait comme priorité de mettre fin au " plurilatéralisme ", terme qui qualifie les engagements souscrits par certains membres seulement. De tels accords permettent de " faire avancer la machine ", avant que d'autres pays ne " prennent le train en marche ". Leur inconvénient est d'aller à l'encontre de la logique du système GATT/OMC, qui est d'établir des droits et obligations identiques pour tous, et non un " patchwork " de régimes différents au détriment de la transparence et de la non-discrimination. La " récolte précoce " est une variante temporelle du plurilatéralisme, qui consiste à engranger certains résultats, en matière agricole par exemple, avant la fin des négociations. De telles pratiques, utilisées dans le passé pour des raisons politiques - témoigner concrètement de l'avancée des négociations - conduisent à déséquilibrer toute la logique du cycle, où les ultimes arbitrages sont pris en pondérant gains et pertes sur tous les sujets.

La négociation de Doha (article 41 de la déclaration finale) s'inscrit dans la logique de l'engagement unique. Mais elle n'exclut pas des mises en oeuvre, provisoires ou définitives, d'accords conclus dans les premières négociations. Ces ambiguïtés ne manqueront pas d'être exploitées, ici ou là, par tel ou tel groupe de négociateurs.

Un cycle à quel prix?

Constructive pour les uns, dirimante pour les autres, l'ambiguïté de la déclaration de Doha est de règle pour ce genre de document. En l'espèce, il fallait réussir à tout prix, et le succès n'était pas garanti. La multiplication des dates limites, les nombreuses mentions des " modalités de négociation " et la référence constante au développement témoignent de volontaires obscurités.

Fixer des dates limites à un cycle et à ses différentes étapes est sans conteste un procédé qui permet à certains pays riches de parer d'avance aux critiques du type : " Il est impossible de régler tant de sujets dans un délai raisonnable " ou " les opinions publiques s'irritent de l'absence de progrès ". Pour d'autres, les dates intermédiaires sont censées éviter les tactiques dilatoires, certains participants gardant leurs cartes en main pour éviter de " payer deux fois ", une à la date intermédiaire et une seconde à la fin. Pour les PED, les dates butoirs permettent d'éviter les marchandages de fin de cycle, dont ils se plaignent de faire la plupart du temps les frais. La multiplication de ces dates fut sans doute à Doha un moyen d'obtenir un compromis entre tenants d'un cycle étroit et court et partisans d'un cycle large et long, au prix toutefois de plusieurs inconvénients. Au plan logique, l'idée de butoir s'oppose à la notion même de cycle, où les arbitrages se font à la fin entre tous les sujets. Au plan pratique, ces dates butoirs ne sont guère respectées et provoquent, comme c'est le cas actuellement, des commentaires critiques sur l'enlisement, l'échec et l'absence de perspective des discussions. Parallèlement, la méthode produit une crispation " volontariste " : parler de report ne relève plus du réalisme mais du défaitisme.

L'abus du terme " modalités " est une autre illustration des contorsions qui ont précédé l'accord. Sur les douze sujets de négociation, il est prévu que, pour six d'entre eux, les membres devront au préalable s'accorder sur les " modalités " de la négociation. L'ambiguïté du terme est destinée à rassurer ceux qui ne veulent pas trop s'engager, en leur donnant l'impression qu'ils détiennent un levier solide sur la négociation elle-même. Cette interprétation a d'ailleurs été renforcée, pour les quatre sujets de Singapour, par la réponse du président de la conférence ministérielle lui-même à une objection soulevée par l'Inde à la fin de la réunion de Doha. Dans tous les cas, le terme prête à controverse car, selon que l'on retient l'une ou l'autre interprétation, c'est tout l'équilibre du cycle qui est modifié : agriculture, services, tarifs industriels, quelques sujets environnementaux, antidumping et subventions dans un cas ; les mêmes sujets plus ceux de Singapour dans l'autre.

La référence au développement, qui traverse tout le texte de Doha, reste une des plus importantes difficultés à surmonter. Il est avéré, depuis la fin du cycle de l'Uruguay, qu'aucun accord ne peut recueillir de consensus sans le soutien des PED. Dès lors (et de façon parfois un peu cynique), les grands acteurs du jeu (Etats-Unis, Union européenne) s'efforcent de gagner à leur position un nombre croissant d'entre eux, moins par des concessions réelles que par des promesses qu'ils ont plus ou moins l'intention, ou les moyens, de tenir. Le cycle de l'Uruguay fut, par exemple, fondé sur un " grand dessein " consistant à demander aux pays pauvres d'une part d'ouvrir leurs marchés en matière de services, et d'autre part de souscrire à la protection des droits de propriété intellectuelle en échange d'un accès aux marchés des pays riches, en particulier dans les domaines du textile et de l'agriculture. Huit ans plus tard, l'équilibre douteux de ce grand marchandage a rendu les PED beaucoup plus exigeants, et les conduit à refuser d'entrer dans de nouvelles négociations sans engagement très sérieux en leur faveur.

Mais que l'on parle de " traitement spécial et différencié " ou d'assistance technique, on a " tiré des traites " sur l'avenir, qu'il faudra bien honorer un jour ou l'autre. Tel est le cas aujourd'hui, où le développement est passé du statut d'obligation morale ou de v?u pieux à celui de composante à part entière de la négociation.

Le cycle de Doha : état des lieux

Si l'on s'en tient à l'ordre arrêté à Doha, le premier sujet est celui de la " mise en oeuvre ". Il paraît paradoxal et peu porteur politiquement qu'une négociation traitant de l'avenir du système commercial mondial se préoccupe d'abord du passé, consacrant autant de temps et d'efforts à une question liée au cycle précédent. C'est là le principal argument de ceux qui contestent la légitimité et l'utilité d'un nouveau cycle. Il n'est pas abusif de dire que le sujet a saturé l'agenda de l'OMC depuis la conférence de Singapour en 1997. Il fut l'une des principales causes - sinon la seule - de l'échec de Seattle, en 1999, et a constitué, de loin, le premier sujet de discussion entre Etats membres jusqu'à Doha et depuis lors. Rappelons que la décision prise à Doha ne recense pas moins de 48 " questions et préoccupations liées à la mise en oeuvre ", concernant onze accords, sans compter les " questions transversales " liées au traitement spécial et les " questions en suspens ", au nombre de 39. Même en tenant compte d'une tendance tactique à " charger la barque " pour obtenir quelque chose en échange de l'abandon d'une demande, il n'en demeure pas moins que le sujet, à lui tout seul, suffirait à remplir la charge de travail de l'OMC pendant de longs mois.

Au-delà des aspects techniques, les positions politiques des parties en présence n'ont guère changé : " Pas de nouveaux sujets tant que la mise en oeuvre des anciens n'est pas réglée ", disent les PED ; " pas de règlement des anciens sujets en dehors de la négociation d'ensemble ", disent les pays développés.

Pour tenter de concilier ces positions antagonistes, un équilibre délicat a été bâti à Doha :

les questions de " mise en oeuvre " relevant de négociations ouvertes dans le nouveau cycle sont traitées dans le cadre de ces négociations ; les autres questions, dites " en suspens ", sont traitées par les " organes pertinents " de l'OMC.

Ce découpage correspond au souci des pays du Nord de ne pas rouvrir, même partiellement, les négociations closes en 1994. A ce stade, donc, les sujets relevant de la première catégorie (les plus conflictuels concernent le mode de calcul des contingents textiles, le recours aux subventions à l'exportation, certains aspects de l'accord ADPIC) suivent le rythme des négociations ouvertes par Doha sur les mêmes questions.

Ceux de la deuxième catégorie sont liés, en fait sinon en droit, au débat sur le traitement spécial et différencié. En effet, les pays développés ont souhaité saisir l'occasion d'une remise à niveau du système de traitement spécial dans sa finalité, ses principes, ses objectifs et ses instruments (système de préférence généralisée, accords de type Lomé), dont la pertinence peut devenir discutable à mesure que s'abaissent les obstacles aux échanges. Les PED, au contraire, s'en tiennent à une conception plus étroite consistant à examiner des mesures pratiques (85 à l'heure actuelle) pour les rendre plus " précises, effectives et opérationnelles ".

Les deux sujets sont aujourd'hui également paralysés. La mise en oeuvre n'a fait aucun progrès récent, malgré d'ultimes efforts de médiation du directeur général de l'OMC. Le traitement spécial et différencié n'a rien gagné à être lié partiellement à la mise en oeuvre, et, après avoir dépassé trois dates limites (juillet et décembre 2002, février 2003), il a été évoqué à nouveau en mai, au conseil général de l'OMC, dans le scepticisme général.

La question agricole

Des cinq sujets sectoriels (non transversaux comme les deux précédents), l'agriculture donne lieu aux plus grandes controverses, alors même que les enjeux économiques et commerciaux ne sont pas à la mesure des querelles. A priori, le débat ne devrait pas être d'une difficulté insurmontable. Sur les quatre grands sujets (soutiens à l'export, soutiens intérieurs, accès au marché, questions non commerciales), entre les quatre acteurs ou groupes d'acteurs (Etats-Unis, Union européenne, groupe de Cairns et grands PED non-Cairns, menés par l'Inde), les plages de compromis devraient exister. Mais les discussions sont occultées par des positions idéologiques : "la subvention est intrinsèquement néfaste", "la PAC est intouchable", "les PED sont quoi qu'il arrive victimes d'un système injuste"... positions contredites par les pratiques. Tout le monde subventionne, même les pays les plus vertueux, d'une façon qui peut fausser les échanges; la PAC est en constante révision, et son coût n'est pas élevé (0,5% du PIB européen); enfin, il est faux que les PED aient tout à gagner d'une disparition totale des subventions, tant est grand l'avantage comparatif des plus gros producteurs agricoles, qui ne sont pas des PED.

Les modalités de la négociation agricole devaient être arrêtées le 31 mars. En l'absence de définition précise du terme, les débats se sont crispés sur les formules de réduction tarifaire, qu'il est difficile de considérer comme une simple " modalité ", alors qu'elles sont un élément crucial de la négociation.

Le président du groupe de négociation, M. Harbinson, a fait de louables efforts pendant six mois pour appliquer à l'agriculture la même méthode que celle qui avait si bien réussi lorsque, président du conseil général de l'OMC, il avait élaboré la déclaration de Doha : on écoute les arguments des uns et des autres, et, plutôt que de tenter une impossible synthèse entre des positions contradictoires, on élabore " à titre personnel " un projet d'accord qui, ne satisfaisant complètement personne, ne suscite aucun veto.

Cette méthode n'a pas réussi en matière agricole puisque les deux versions successives du projet d'accord soumis aux membres ont été rejetées, notamment par les Européens, qui voyaient sacrifiées leurs demandes sur les aspects non commerciaux de l'agriculture (sécurité alimentaire, environnement, bien-être animal...) sans obtenir satisfaction sur les sujets proprement commerciaux (subvention, protection tarifaire). Le sujet a donc été renvoyé à Cancun.

Les produits pharmaceutiques : une course de vitesse

Dans le domaine de la propriété intellectuelle, la question de l'accès des pays pauvres aux produits pharmaceutiques est moins importante pour elle-même qu'en ce qu'elle illustre la capacité - ou l'incapacité - de l'OMC à traiter d'une question sensible pour les opinions publiques. Sur le fond, le débat est lui aussi largement occulté par des positions idéologiques. La situation désastreuse de l'Afrique subsaharienne en matière sanitaire (spécialement en ce qui concerne le sida) ne dépend que pour partie du prix des traitements. Seraient-ils gratuits qu'ils ne changeraient rien à l'absence d'hôpitaux, de personnels médicaux et de dispositifs de prévention. Inversement, le lien direct entre niveau de recherche et niveau de protection de la propriété intellectuelle n'a jamais été démontré, d'autant que, dans les pays riches, la recherche scientifique, tous secteurs confondus, bénéficie de soutiens - notamment fiscaux - déconnectés de cette protection.

La rigidité des positions tient ici à deux facteurs rarement exposés. Le premier est la concurrence entre grands groupes occidentaux et industries naissantes de quatre ou cinq pays émergents (Inde, Brésil), où la croissance du secteur pharmaceutique repose sur une protection partielle des droits des brevets - pour les procédés et non pour les produits -, protection compatible avec l'accord ADPIC jusqu'en 2005. Une course de vitesse est donc engagée entre les uns et les autres. Le second est que les grands groupes occidentaux ont un " portefeuille " de brevets qui va largement tomber dans le domaine public dans les cinq ou dix ans à venir, et qu'ils ne sont pas sûrs de pouvoir le remplacer à partir de technologies actuellement en phase de développement (thérapies géniques, clonage cellulaire...). Ces groupes savent qu'ils risquent d'être supplantés par d'autres firmes, aujourd'hui inconnues, qui exploiteront au mieux le potentiel de ces techniques pour devenir les géants de demain. D'où leurs crispations autour des flexibilités prévues dans l'accord ADPIC en matière de brevets pour les médicaments. Doha avait permis de mettre un terme au " harcèlement judiciaire " des grandes firmes à l'égard des pays à industrie pharmaceutique naissante, pour les empêcher d'utiliser à plein ces souplesses (importations parallèles, licences obligatoires). Les discussions se sont désormais déplacées vers la possibilité, pour les pays dépourvus de capacités manufacturières, de demander à d'autres pays de les approvisionner en utilisant les mêmes flexibilités, à leur place et pour leur compte. La négociation oppose, comme souvent, les tenants d'une interprétation stricte à ceux d'une interprétation large, avec pour points de discorde les pays éligibles (fournisseurs et acheteurs), les maladies éligibles (maladies infectieuses seulement ou autres), les risques de détournement, de trafic, etc. Différentes tentatives de compromis, dont l'une provenant de l'Union européenne et tendant à faire participer l'Organisation mondiale de la santé à la décision, ont fait long feu. Ces blocages sur des sujets majeurs ont " diffusé " vers les autres, notamment le plus important d'entre eux en termes d'enjeux économiques : les services. Alors que les discussions, malgré des oppositions fortes, notamment sur l'ouverture de services publics comme la santé ou l'éducation, allaient progressant, plusieurs pays ont récemment fait savoir qu'en l'absence de progrès substantiels sur l'agriculture, il n'y avait pas lieu d'accélérer sur les services, pour lesquels les offres devaient être déposées le 31 mars, date limite elle aussi dépassée. Sur le fond, l'examen des multiples offres déposées ne fait pas apparaître beaucoup de nouveauté, les mêmes secteurs restant ouverts ou fermés. Tout au plus note-t-on une évolution récente des Etats-Unis vers une moindre ouverture en matière de services publics.

Deux remarques en conclusion. De nombreuses propositions ont été faites depuis six mois : ce n'est donc pas la matière qui manque, mais la volonté politique qui fait défaut, pour trouver un compromis. Ensuite, tout focaliser sur l'unique sujet de l'agriculture est de bonne guerre mais ne mène à rien : il faut explorer des voies plus ambitieuses.

Le cycle de Doha : quel avenir?

En dépit de multiples déclarations rassurantes, il est douteux qu'une telle négociation puisse s'affranchir du contexte mondial. Il est, en revanche, difficile d'estimer le poids de ce contexte.

Ainsi, la guerre du Golfe de 1991 a interrompu le cycle de l'Uruguay pendant près d'un an. Inversement, les attentats du 11 septembre 2001 et la réplique des Etats-Unis en Afghanistan, en fragilisant d'un coup les structures de coopération internationale, ajoutant à l'impératif d'éviter un second échec deux ans après celui de Seattle, ont été un élément décisif du succès de Doha. Le dernier conflit en Irak pourrait donc avoir des effets contraires : accroître la paralysie tant que la situation du Proche-Orient ne sera pas stabilisée, ou inciter au compromis pour éviter d'ajouter aux difficultés de l'heure.

Une conjoncture difficile

Il en va de même au plan économique. " La guerre n'arrête pas la mondialisation ", titrent certains journaux. Ce qui est à la fois vrai et faux. La mondialisation n'a pas eu besoin de la guerre pour ralentir : le commerce mondial stagne depuis 2000, les flux d'investissement baissent, et les voyages internationaux eux-mêmes ont diminué sans que l'on puisse faire la part des risques politiques ou de la conjoncture, continuellement déprimée depuis l'explosion de la bulle financière en mars 2000. Si la guerre du Golfe de 1991 a précédé l'une des plus importantes périodes de croissance mondiale, il est difficile d'apprécier a posteriori l'impact de cette croissance, tant sur la fin du cycle de l'Uruguay que sur le lancement du suivant.

Est-il en effet plus facile de faire progresser un cycle de négociation dans une période de stagnation (le compromis pourrait être facilité par l'objectif commun de relance de la croissance par les échanges) ou dans une conjoncture élevée (le coût des concessions étant absorbé plus aisément) ? Les perspectives économiques immédiates ne sont pas encourageantes, mais les arguments ci-dessus peuvent aussi se retourner aisément. Des éléments fortuits (nouvelle crispation en Asie et en Chine à cause de l'épidémie du SRAS qui commence à s'y répandre) ou plus structurels (remise en cause du consensus sur les bienfaits de l'économie de marché après les scandales qui ont ébranlé plusieurs entreprises aux Etats-Unis, ou la faillite de l'Argentine) peuvent aller aussi bien dans le sens du blocage que de la relance de la négociation.

Les facteurs internes à la négociation sont les plus importants : ils dépendent d'abord de l'objectif stratégique du cycle, ensuite d'éléments propres au déroulement des négociations. Comme son nom l'indique, le cycle de Doha est un cycle de développement. Il est incontestable que les PED ont une perception négative du cycle de l'Uruguay. Ce sentiment s'est en outre inscrit dans la critique générale du commerce comme moteur du développement, elle-même part du débat sur l'aide, l'annulation de la dette, la réduction de moitié de la pauvreté à l'échéance de 2015.

Le nombre et le poids relatif des PED s'accroissant continuellement au sein de l'OMC, il est assuré que le cycle n'aboutira pas sans concessions commerciales de substance des pays développés dans les secteurs les plus sensibles que sont l'agriculture, le textile, les droits de douane, la propriété intellectuelle (dont le médicament), l'antidumping et les subventions. Or ces six sujets constituent, à peu de choses près, ce qu'il est convenu d'appeler le cycle " accès au marché seulement ", qu'appellent de leurs v?ux un grand nombre de pays : Etats-Unis, groupe de Cairns et une bonne partie des PED. Le risque est donc clair, pour l'Union européenne notamment, de voir resurgir l'idée d'un cycle étroit, donc court. Une autre inconnue demeure : celle du rôle de la Chine. Membre du club des (futurs) riches, ou champion des PED ? Probablement l'un ou l'autre, en fonction de ses intérêts : du côté des pauvres pour l'agriculture, le textile et l'antidumping ; du côté des riches pour la propriété intellectuelle, par exemple.

Toute négociation possède une dynamique interne qui tient autant à des éléments de fond qu'à des facteurs circonstanciels : l'organisation, les relations avec les médias ou le rôle des organisations non gouvernementales (ONG) peuvent être essentiels dans l'échec ou le succès de la conférence, comme l'ont montré Seattle en 1999 ou Doha en 2001. Mais l'essentiel tient à des éléments objectifs. Comment se présentent ces données à trois mois de la réunion de Cancun ? La préparation paraît pour le moins difficile. Mais il est cependant trop tôt pour inférer du non-respect de plusieurs dates limites (mise en oeuvre, traitement spécial et différencié, accès au médicament, agriculture) un échec de la Conférence.

Des dissenssions politiques

L'heure de vérité sonnera avec l'élaboration du projet de déclaration des ministres, qui permettra de mesurer l'état des forces en présence, la volonté politique d'aboutir dans les principales capitales, et le fonctionnement du moteur transatlantique qui, s'il n'est plus suffisant, est absolument nécessaire pour la réussite de toute négociation à l'OMC.

Or ce moteur obéit lui-même à des cycles, et sa dynamique ne peut se transmettre à tous ses partenaires que si ces derniers ont la conviction que les deux acteurs principaux veulent minimiser leurs différences et maximiser leurs points d'entente.

Les différends commerciaux entre les Etats-Unis et l'Union européenne obéissent à des raisons techniques, mais surtout politiques. Techniquement, l'Organe de règlement des différends n'ajuste pas le rythme de ses décisions, en première instance comme en appel, sur celui du cycle de Doha. Mais il dépend des principaux intéressés de monter ces décisions en épingle ou d'en réduire l'impact. A ce jour, le nombre et l'importance des litiges entre les deux partenaires ne sont pas très différents de ce qu'ils étaient avant Doha. Celui concernant les FSC est de loin le plus important, ceux concernant les organismes génétiquement modifiés (OGM) ou l'aéronautique restent à l'état de menaces récurrentes ; la décision récente concernant les mesures protégeant la sidérurgie américaine est en appel.

Maximiser les points d'entente (ou obtenir la neutralité bienveillante de l'autre) est plus difficile. De ce point de vue, la phase pré-Doha a été exemplaire : ouverture des Européens en matière agricole, des Etats-Unis en matière d'antidumping, neutralité sur investissement, concurrence et environnement. Aujourd'hui, les lignes de compromis sont moins évidentes mais existent, y compris sur les sujets les plus sensibles comme les mesures antidumping, l'agriculture ou les tarifs industriels. Nécessaire, l'entente euro-américaine n'est cependant plus suffisante en raison du poids grandissant des autres acteurs, PED notamment. Leur rôle, à Cancun et au-delà, continuera de s'affirmer, et des compromis devront être trouvés sur l'accès au médicament, la mise en oeuvre et le traitement spécial et différencié, mais aussi sur la question des " modalités " autorisant ou non le lancement de négo-ciations sur les quatre sujets de Singapour. Il serait surprenant à cet égard que l'Inde abandonne sans contreparties substantielles le levier que lui a donné le ministre qatari par son ultime déclaration à Doha en vue d'arracher le consensus. Un résultat positif sur le médicament, de réelles décisions en matière de mise en oeuvre et de traitement spécial et différencié, une reconnaissance au moins de principe d'une " spécificité développement " en matière agricole, sont un minimum en deçà duquel il est vain d'espérer l'adhésion des PED.

Les chances de Cancun

Créer et entretenir la dynamique, telle est donc la question. Celle de Doha est retombée, celle de Cancun n'apparaît pas clairement. Les "mini-ministérielles" l'illustrent à l'évidence : outre qu'elles ont échoué, elles contribuent par leur multiplication même à irriter ceux qui, PED en tête, n'y sont pas conviés. De même, l'accession d'un nouveau grand pays (Russie) semble s'éloigner, alors que celle de la Chine et de Taiwan, pourtant sans lien direct avec Doha puisqu'il n'y avait à ce moment-là plus rien à négocier, avait entretenu une atmosphère positive.

Ces trop nombreuses incertitudes expliquent les interrogations sur les chances de succès de la conférence de Cancun. D'ores et déjà, certains proposent de la reporter, ce qui, à n'en pas douter, serait un mauvais signal. Mais il n'est pas indispensable que la conférence de septembre soit la " revue à mi-parcours " annoncée. L'important est qu'elle ne soit pas un échec - au pire, un " non-événement ", comme le sont après tout beaucoup de réunions d'organisations internationales. On évitera donc de susciter des attentes excessives. De ce point de vue, le message du G-8, réuni à Evian, aura dû être pesé avec précaution. Mais si la dynamique autour du projet de déclaration ne s'enclenche pas vers le 15 juillet au plus tard, la situation deviendra difficile car chacun comprendra que, faute de compromis préalable sur certains sujets importants, tous viendront en discussion à Cancun. Le risque d'un ordre du jour " croulant sous son propre poids " ne peut être exclu, ce qui relancerait bien entendu les appels à un cycle raccourci.

Dans l'hypothèse où Cancun ne débloquerait pas les points les plus difficiles, se poserait la question des étapes suivantes. Là aussi, les négociateurs sont pris dans un dilemme : s'accrocher à la date du 1er janvier 2005, fin théorique du cycle, devient peu crédible à mesure que les blocages se multiplient, mais parler d'un report accroît une démobilisation déjà grande.

Les questions de calendrier sont essentielles dans tous les cas : 2004 sera marquée par deux échéances : l'intégration, au 1er mai, de dix nouveaux membres dans l'Union européenne (avec d'éventuelles conséquences sur le mandat et l'activité de la Commission), les élections aux Etats-Unis en novembre. Beaucoup estiment que ces deux circonstances sont peu propices à de grandes impulsions du côté du " moteur transatlantique ". L'horizon 2005 est plus dégagé, mais présente pour l'OMC le même profil que 1999 : changement de directeur général et réunion ministérielle. Les Etats membres chercheront sans doute à éviter de renouveler la désastreuse séquence d'événements qui a paralysé la préparation de Seattle pendant presque la moitié de 1999. Le risque est réel, la désignation du directeur général devenant maintenant un enjeu politique majeur en dépit d'un rôle juridiquement réduit. La bonne " fenêtre de tir " pour boucler le cycle deviendrait donc 2006, un an avant un nouveau cycle d'élections en Europe (dont la France en 2007).

Ces perspectives ne sont pas forcément réjouissantes : un décalage de deux ans sur le calendrier initial ne serait certes pas dramatique en comparaison de la durée du précédent cycle. Il soulignera néanmoins les faiblesses d'une organisation dont la nouveauté aurait dû être un gage de dynamisme. Or, si l'on considère que la première tâche d'un forum de négociation comme l'OMC est de " produire " des accords commerciaux multilatéraux, force est de constater qu'à ce jour aucun grand accord n'est sorti de l'OMC, depuis huit ans qu'elle existe. Des voix ne manqueront pas de souligner ce fait, notamment au Congrès des Etats-Unis, toujours très vigilant sur la " pertinence " des organisations internationales.

Même s'il ne faut pas exagérer la portée de ce type de critiques (ou les risques de voir les Etats-Unis se mettre en congé de l'OMC), il n'en demeure pas moins qu'elles ajoutent au crédit des solutions alternatives, dont les accords régionaux sont le principal exemple. Les Etats-Unis ont toujours joué sur les deux tableaux, poussant successivement ou simultanément les deux stratégies en fonction de leurs intérêts. On assiste en ce moment à un regain d'activité sur ce front (accords avec le Chili, négociations avec l'Amérique centrale et le Maroc, pour ne citer que les initiatives les plus récentes). L'Union européenne n'est pas en reste, et l'Asie, depuis le changement de position du Japon en 1998 et la montée en puissance de la Chine, devient l'un des gisements les plus actifs d'accords régionaux. Or, même si l'on affirme à l'envi que ces types d'accords, à condition d'être compatibles avec les principes de l'OMC, sont un marchepied vers le multilatéralisme pour de nombreux Etats, ils n'en constituent pas moins une menace, certes latente mais non moins réelle, pour le système multilatéral. Ils ne sont pratiquement jamais conformes aux principes de base de l'OMC (car ils ne couvrent pas l'essentiel des échanges) et créent des compartiments dans le commerce mondial qui peuvent dériver en blocs commerciaux hostiles en cas d'événement extérieur imprévu (forte récession, crise financière majeure). Il n'en est donc que plus impératif de contrôler leur prolifération et, à ce jour, il n'y a pas de meilleur antidote à cet égard que la réussite du cycle de Doha.