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Dominique DAVID La guerre dans le siècle IFRI http://www.ifri.org/files/politique_etrangere/PE_3_4_00_David.pdf

ANNODIS

projet financé par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirigé par Maire-Paule Péry-Woodley, université de Toulouse - UTM

objectif : création d'un corpus de français écrit annoté discursivement

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GEOPO article geopolitique
french

Politique étrangère 3 - 4/2000

La guerre dans le siècle Dominique DAVID

Facteur privilégié de création et d'évolution des ensembles politiques, la guerre a spectaculairement joué, tout au long du XXe siècle, son rôle de remodelage de la société internationale. Elle a aussi changé d'échelle et de forme, passant de la guerre politique à la guerre totale puis de la guerre totale à la guerre froide, sans que cessent de proliférer sur tous les continents les traditionnels conflits ethniques, nationaux, religieux ou territoriaux. Face à cette prolifération accrue n'ont pu se mettre en place les mécanismes de sécurité collective imaginés dans le cadre de la l'ONU. Et la régulation internationale par la force, expérimentée avec la guerre du Golfe puis au Kosovo, ne semble guère en mesure encore d'éviter le bouillonnement guerrier qui ne cesse d'agiter le monde. Peut-être l'espoir d'encadrer enfin la guerre, à défaut de la tuer, deviendra-t-il réalité dans le siècle qui commence ?

La guerre, affrontement sanglant et organisé entre communautés humaines, est toujours un facteur privilégié de création et d'évolution des ensembles politiques. Il n'y a pas à cet égard de long ou de court XXe siècle, mais plusieurs XXes siècles, où la guerre s'est confirmée comme instrument de remodelage de la société internationale. Pour n'avoir pas inventé grand chose en matière d'horreur guerrière, ce siècle a élargi le spectre des actes regroupés sous le nom de guerre et profondément modifié leur approche philosophique, stratégique ou opérationnelle.

Totalisation et industrialisation guerrières
Un changement d'échelle

Dans l'ensemble des phénomènes guerriers du siècle, le plus visible est l'emballement de la logique dite clausewitzienne, qui décrit aux temps modernes les guerres ordinaires, politiques, entre États. Dans les conflits majeurs s'impose spectaculairement la "totalisation" guerrière. Le siècle s'inscrit ici dans une longue dialectique : les épuisements de la guerre de Trente Ans conduisent aux conflits codés de la deuxième moitié du XVIIIe ; à la guerre des masses inaugurée par la Révolution succède un plus calme concert des nations, dépassé bientôt par les premières grandes guerres modernes qu'ouvre la guerre de Sécession. La rupture de l'équilibre des puissances européennes, entre la guerre franco-prussienne et la Grande Guerre, ouvre la course à la prééminence continentale. L'Allemagne post-bismarkienne y privilégie le facteur militaire, et le premier conflit mondial va symboliser une ère nouvelle.

Le bouleversement des modes d'organisation est ici déterminant. On peut désormais, avec la mobilité du feu, la motorisation et la transmission télégraphique des ordres, former, diriger, déplacer de larges armées. Napoléon commandait à Leipzig 180 000 hommes, soit à peu près un dixième des combattants de Verdun. L'évolution des armements donne à d'immenses armées une efficacité nouvelle. L'invention de la poudre sans fumée (qui permet d'accélérer la cadence de tir), puis du feu à répétition, démultiplie la puissance et la maniabilité du feu. Les guerres entre États européens deviennent des guerres nationales : idéologiquement, socialement, techniquement.

L'échelle des affrontements possibles s'en trouve modifiée. Pour être horrible (Eylau), la montée aux extrêmes de Napoléon restait limitée. Il s'agit désormais d'affrontements masse contre masse, lutte potentiellement mortelle d'une société contre une autre. Avec un problème vite perçu : comment poursuivre un objectif politique partiel avec un instrument humain et industriel total ? Plus pesante est la mobilisation, plus réduite la souplesse de l'appareil : en 1914, on mobilisera intégralement contre ce qui aurait pu ne relever que d'une dissuasion locale, de Sarajevo aux détroits turcs. Et l'état-major français de 1936 refusera tout maniement limité de la force contre les maigres unités allemandes engagées en Rhénanie.

Penser la guerre totale

La pensée de la guerre se transforme profondément dans les deux premières décennies du siècle. Les plus classiques théorisent l'incandescence de la mobilisation sociale, industrielle, économique ou morale. Foch voit ainsi la guerre moderne comme une apothéose technico-napoléonienne, manoeuvre d'une usine à feux appuyée sur toute la nation. Ludendorf creuse plus loin : sa Totale Krieg n'est que la mise de la société à disposition de la guerre. Il critique avant de l'inverser la " formule " de Clausewitz, parce qu'elle introduit un facteur politique qui bride la puissance guerrière. L'exigence dévoratrice des armées de masse doit primer.

La Première Guerre mondiale fait pourtant éclater le champ de la bataille. En frappant à distance, le stratège peut ignorer le blocage de la guerre de positions et intervenir systématiquement hors de l'espace militaire. L'avion symbolise cette révolution. Le concept de bombardement stratégique place bientôt les populations civiles au centre de la guerre : l'espace militaire bloqué peut être tourné par des frappes, à l'arrière, sur les ressources vitales et vulnérables de l'adversaire. Giulio Douhet est le plus brillant des théoriciens de cette " guerre intégrale ", qui délocalise le conflit, le diffuse dans l'espace civil et conduit, via les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, aux stratégies anti-cités de l'atome contemporain.

Les armées de Crimée, de Verdun ou d'Hiroshima semblent appartenir à des mondes différents. Mais la manoeuvre des armées n'est pas seule touchée. Progressivement s'imposent de nouvelles stratégies de construction de l'objet industrialo-militaire. Le bricolage d'une économie de guerre à la demande disparaît devant les exigences de la guerre technique. Une véritable stratégie des moyens se met en place, permanente puisqu'il s'agit de construire en masse des objets incessamment renouvelés, puis qui se diffuse dans les secteurs civils. L'exigence militaire fut déterminante pour les chemins de fer prussiens avant 1870. Plus près de nous, les mêmes préoccupations ont pesé lourd dans le développement des matériels aériens, la course à l'espace ou le lancement des technologies de l'information. Cette obsession des moyens s'exprime bientôt par des budgets militaires surdimensionnés. À la fin des années 80, les pays développés dépensaient plus de 70 % des budgets militaires mondiaux. Et du temps de sa splendeur soviétique, Moscou consacrait presque 25 % de son PIB à des activités liées à la défense...

Une nouvelle carte de la puissance

Si les conséquences sur les sociétés de la métamorphose des opérations guerrières ne sont perçues que sur le long terme, le bouleversement de la hiérarchie des puissances du concert européen est, lui, immédiatement visible. Saignée humainement, économiquement et moralement par la Grande Guerre, contrainte de reconnaître qu'elle ne peut plus se défendre seule, la France est prise entre une Grande-Bretagne rétive à toute coalition permanente et une Allemagne trop forte pour être docile ou trop faible pour payer les réparations. L'Allemagne va encore miser dans les années 30 sur la force militaire pour finir au désastre humain et moral que l'on sait. La Russie sort exsangue du premier conflit mondial puis réintègre le circuit international à l'issue du second. L'Angleterre s'épuise de 1940 à 1945 pour être marginalisée dans un nouveau jeu que dominent une puissance des confins européens et une puissance extérieure à l'Europe. C'est la Première Guerre mondiale qui expose la capacité économique des États-Unis (traduite par une logistique qui dominera tous les grands conflits du siècle), ainsi que leur volonté d'intervenir dans les espaces-pivots du monde. C'est la seconde qui cristallise l'URSS comme grande puissance et dessine son assise impériale en Europe. En annonçant le club de la superpuissance.

Nombreuses sont les conséquences de ce bouleversement d'une hiérarchie mondiale qui jouait depuis trois siècles. Des alliances d'un type nouveau se créent. Organisation inédite de l'espace européen, l'Alliance atlantique est très loin des évanescentes coalitions du début du siècle. La coexistence européenne s'ébauche dans les années 50, ouvrant une des plus étonnantes aventures politico-juridiques des temps modernes. Plus largement, on tente de substituer l'idée de sécurité avec l'autre à celle de l'imposition de la force à l'issue de chacun des cataclysmes guerriers. La SDN échoue parce qu'elle ne se donne pas les moyens d'identifier l'agresseur ou de l'arrêter, quand nombre de pays ont des problèmes concrets de sécurité. L'ONU souffre, elle, de l'incapacité de son " conseil d'administration " à fonctionner comme tel et de son absence de moyens. D'énormes appareils militaires sont nés de la course à la guerre totale, diffusant leur modèle militaire de la puissance ou leurs armes. Les idées d'universalité, de sécurité collective, représentent néanmoins un héritage essentiel de ce temps pour toute réflexion sur l'organisation future du monde.

Guerres et non-guerre : le pas nucléaire
Une guerre sur-totale?

La révolution du siècle est bien la guerre totale, qui fournit à la guerre nationale le moyen de sa folie. L'irruption de l'atome résume cette étape en la dépassant. Comme tout moyen de guerre nouveau, l'atome est d'abord pensé avec de vieux concepts. Il couronne les bombardements stratégiques, donnant aux théories des années 20 une traduction concrète. L'idée de la guerre nucléaire aura la vie longue en Chine et en URSS, où l'on planifie les frappes massives, aux États-Unis, où l'on pense une nouvelle " victoire ", et en France même, comme en témoigne la capacité de survie du nucléaire tactique.

L'atome thermonucléaire dépasse pourtant la guerre totale. Annonçant l'exclusion des deux joueurs de la rationalité à laquelle voulait les cantonner Clausewitz, il élimine " la guerre comme instrument de rémunération de la politique ". Pour limité qu'on imagine l'effet de telle arme nucléaire, nul n'a jamais déployé avec elle la garantie interdisant de passer au stade supérieur. La perspective des destructions possibles et l'incapacité à maîtriser l'escalade produisent ensemble une dissuasion nucléaire sui generis, dont tous les membres du club atomique respecteront les codes. L'imaginaire de guerre, sans guerre, crée le monde de la guerre froide.

Le discours sur le futur, sur ce qui adviendrait en cas de passage à la violence, est d'autant plus important que le saut apparaît plus lointain. Tout ce qui précède l'usage de l'arme sur le champ de bataille devient donc un enjeu stratégique capital. Le temps de paix, entré en stratégie par les exigences de la guerre industrielle, occupe désormais une place centrale. Dans cette stratégie déclaratoire étendue aux confins de la stratégie elle-même prolifèrent les traités tentant de raisonner la déraison nucléaire et s'affirment la course aux armements et l'équilibre de la terreur. C'est l'énorme capacité de destruction nucléaire qui fait apparaître raisonnable le déploiement d'autres armes, pour une hypothétique guerre limitée. Mais ce rêve de limiter le risque sous ombrelle nucléaire ainsi que le mimétisme soviétique face à des États-Unis jouant la carte technologique conduiront à la plus extravagante accumulation d'armes jamais connue.

La géographie stratégique de l'ère nucléaire

C'est la Seconde Guerre mondiale qui définit les nouvelles puissances et ébranle les empires. L'atome, lui, gèle les zones d'influence sur le Vieux Continent et dessine une géographie stratégique qui durera quatre décennies. Au centre, les espaces sanctuarisés ou couverts par la dissuasion élargie : ici, la guerre serait déraisonnable et les militaires n'interviennent que dans leur propre camp. En bordure, des arrière-cours où les intérêts des puissances ne sont pas sérieusement défiés par l'autre (par exemple en Amérique latine). Quelques zones à statut stratégique particulier peuvent aussi être isolées : le Moyen-Orient, bien sûr, ou d'autres moins visibles, en Asie par exemple. Au-delà, mers ou terres libres d'un trop gros danger demeurent des espaces de manoeuvre. Exclusion de la guerre ici, évitement de l'Autre ailleurs, là où la confrontation reproduirait un face à face maîtrisé seulement en Europe. Les fameuses guerres par procuration (Viêtnam, Afghanistan) opposent donc l'intervention lourde de l'une des superpuissances à l'action indirecte de l'autre.

La guerre froide (non-guerre chez nous, dérivation des conflits chez les autres - par exportation d'armes ou de kits idéologiques réinterprétant les problèmes locaux -, évitement partout de la confrontation directe) donne aussi naissance, dès la première moitié des années 60, à une pratique diplomatico-stratégique nouvelle : l'arms control. Le missile balistique intercontinental désenclave le territoire américain pour la première fois depuis plus de cent ans. Leur vulnérabilité intègre définitivement les États-Unis au jeu stratégique mondial et les contraint à ordonner leur face-à-face avec Moscou. L'arms control entend créer une culture de la superpuissance à partir du seul intérêt irréductiblement commun : la limitation du danger. On s'entendra sur les règles de gestion de l'instrument du danger au lieu de s'enfermer dans une logique impuissante de désarmement général : accords de transparence ou de limitation des arsenaux.

S'agit-il du co-gouvernement du monde que dénonceront les Français au début des années 70 ? Cette idée de cogestion d'un temps dangereux, sous une autre forme, autorisera en Europe la percée de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). Le long processus ouvert à Helsinki en 1972 s'organise autour de trois idées, dictées par la suraccumulation des armements en Europe. La sécurité est un objet composite, d'où l'idée de diverses corbeilles de négociation. La sécurité se crée d'abord dans les têtes, même si elle s'inscrit aussi dans les objets militaires, d'où l'importance des procédures de création de confiance qui permettront d'abaisser la garde militaire. La sécurité peut être gérée régionalement, d'où la réunion de tous les acteurs de la sécurité européenne. Avec ses complexités et ses impuissances, la CSCE est bien l'un des objets diplomatiques les plus intéressants de ce dernier demi-siècle.

Utilisé deux fois, l'atome rentre vite dans le silence. La technique, qui démultiplie sa force destructrice, permet ainsi le gel de la guerre froide et une nouvelle hiérarchisation de la puissance. Elle modèle en même temps des dialogues internationaux spécifiques. Au-delà des exemples déjà cités, le Traité de non-prolifération (TNP) sera sans doute le premier acte quasi universel à reconnaître une inégalité flagrante (entre les have et les have not) pour créer de la sécurité pour tous.

La guerre, toujours recommencée
Décolonisation : une déconstruction politique et militaire

Hors théâtre nucléaire survient l'autre mutation capitale : l'explosion de l'espace colonial et l'universalisation de la forme étatique. À la fin du XIXe siècle, en l'espace d'une génération, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Espagne, Portugal, Belgique et Pays-Bas avaient ajouté à leurs territoires métropolitains plus de trois fois la superficie des États-Unis. Écho de quelques soubresauts de l'entre-deux-guerres, l'écroulement colonial fait passer le nombre des États membres de l'ONU de moins de 50 à près de 200 en quelques décennies.

Les conflits mondiaux exhibent la faiblesse des nations colonisatrices, leur impuissance à maintenir l'ordre et leur dépendance vis-à-vis des empires. La Première Guerre mondiale enrôle les coloniaux dans les armées métropolitaines. La seconde valorise l'espace arrière, empire français ou britannique. Sur l'humiliation du colonisateur prospère l'idée anticoloniale que la surpuissance américaine propage elle-même durant la guerre.

Si la violence guerrière fait lever le vent qui balaie, de 1945 à 1975, les empires coloniaux, elle n'est pas toujours le vecteur de la libération. Pour l'ensemble des États nés depuis 1945, les guerres de décolonisation sont peu nombreuses, même si spectaculaires. La décolonisation baigne pourtant dans la violence : celle-ci la précède ou la suit (sous-continent indien), la permet (Indochine, Algérie, Angola, Mozambique) ou apparaît lors du réglage des nouveaux rapports de forces (Suez).

La décolonisation est aussi une affaire militaire en ce qu'elle fournit en réflexions inédites des écoles de guerre par trop fixées sur l'héritage napoléonien. La dimension globalement politique des affrontements est rappelée à Suez, où la victoire militaire franco-israélienne est annulée par la pression conjointe américano-soviétique. L'Indochine montre qu'une guerre asymétrique peut simplement être perdue par la puissance dominante. Et le Viêtnam, qu'un conflit ne se gagne pas forcément sur le champ de bataille principal. Ces affrontements inégaux répètent que la manière traditionnelle dont nos militaires conçoivent l'occupation et la manoeuvre du champ de bataille n'est pas universelle. D'où la brusque floraison de discours sur les formes non classiques de la guerre.

Au tout début de ce siècle, les Boers faisaient le " vide du champ de bataille ", semant le désarroi dans une machine militaire habituée à décider sur un terrain choisi et limité : mise en oeuvre par le faible de la stratégie indirecte chère à Liddell-Hart, qui recherche la dislocation de l'adversaire en perturbant son dispositif, en l'obligeant à de constants changements de fronts et à diviser ses forces, en menaçant ses lignes d'approvisionnements et de communication. Les guerres indochinoise, vietnamienne ou afghane s'inscrivent au coeur de cette logique. Les conflits asymétriques qui ont rendu possible, ponctué ou entouré la décolonisation ont contraint les armées classiques à penser autre chose que l'apocalypse des masses militaires. De vieilles techniques de guerre défensive se révélaient payantes et démontraient ce que beaucoup de puissants se refusent encore à croire aujourd'hui : le différentiel technique ne produit pas toujours un effet stratégique décisif.

Un damier étatique nouveau

L'échec est toujours grave pour le puissant, et ses conséquences dépassent de beaucoup le militaire. Une république chancelle en France sous le double effet de l'Indochine et de l'Algérie. Le régime portugais disparaît avec la révolte d'une armée embourbée en Afrique. Les États-Unis subissent dans les années 70 une grave crise politique et morale. Son souvenir " plombe " encore aujourd'hui les interventions extérieures de Washington, qui privilégie toujours les stratégies et technologies permettant l'action à distance du champ de bataille : un choix qui pèse lourd dans les actuelles crises internationales. L'URSS connaît en Afghanistan son premier échec militaire depuis 1945 ; le porte-parole des colonisés est, en 1980, condamné à l'ONU par une majorité d'émancipés : l'image du régime ne s'en relèvera pas. Les guerres périphériques affaiblissent donc les puissances et relativisent la hiérarchie dessinée par la Seconde Guerre mondiale et le gel nucléaire.

La multiplication des États décolonisés change la donne internationale à d'autres niveaux. Ils disposent bientôt d'une majorité à l'Assemblée de l'ONU, créent le Mouvement des non-alignés, fournissent jusqu'aux années 80 une marge de manoeuvre appréciable à l'URSS. La plupart de ces États tiers-mondistes, dépourvus de culture nationale et étatique, vont d'ailleurs élever leurs structures politiques sur une armature militaire : installation des armées comme classe dirigeante politique et économique, reproduction des élites dans les circuits militaires, etc.

Multiplication des nouveaux États, hypertrophie des logiques militaires internes, exportation par les puissances centrales de conflits et d'armes qui assurent leur contrôle de la périphérie : ces éléments expliquent que la deuxième course aux armements contemporaine se soit déroulée au " Sud ", où n'ont guère manqué les affrontements interétatiques. À des degrés et des moments différents, le Moyen-Orient, l'Asie du Sud-Est et l'Afrique sont depuis quarante ans les grandes zones d'accumulation d'armes (hors grandes puissances). Dans ces trois zones, les rivalités entre unités politiques se sont souvent traduites en guerres - il pourrait en aller de même à l'avenir.

Les affrontements militaires directs entre puissants disparaissent. Le monde de la guerre classique survit pourtant, dopé par les problèmes révélés ou ouverts par la décolonisation. Hors guerres mondiales, le siècle n'est d'ailleurs pas chiche d'affrontements entre États, de la guerre russo-japonaise à celles qui opposèrent l'Érythrée à l'Éthiopie, l'Iran à l'Irak, l'Inde à la Chine, l'Inde au Pakistan, le Japon à la Chine, etc. Pour user parfois d'armements modernes, ces conflits renvoient à de très traditionnelles logiques de guerre : régulation économique ou démographique, affirmation de puissance, volonté de conquête, désir de prédation... Affrontement de volontés collectives armées, la guerre a donc partout joué dans ce siècle son rôle de création : naissance du monde central des puissances, ailleurs composition d'un damier d'États nouveaux mais secoués pourtant d'antiques réflexes.

Le nouveau siècle, déjà...
La revanche de la guerre

Le récent se prétend inédit : c'est presque toujours faux mais peut-être vrai pour la fin de ce siècle. La liquidation de la bipolarité fluidifie un système dont on déplorait hier la rigidité, décomposant nombre de théâtres stratégiques, avec des conséquences plus ou moins graves en Europe, en Asie centrale, en Asie de l'Est ou en Afrique. La disparition du cadre fourni par le système Est-Ouest, le redéploiement des puissances qui laisse des régions entières face à leur malheur (au sud du Sahara...), et la vivacité et la diversité de ce malheur dessinent de nouveaux théâtres où les stratégies, les acteurs et donc les conflits suivent des dynamiques inédites.

La floraison conflictuelle apparaît d'autant plus difficile à contrôler que l'essoufflement du paramètre étatique (pour des raisons et à des degrés divers en Europe centrale ou en Afrique, par exemple) active les affrontements internes ou trans-étatiques, les nouveaux acteurs de la violence naissant du pourrissement même des institutions nationales. Quant au désenclavement des économies et des sociétés, résumé par le terme de mondialisation, il relativise l'emprise des États sur le jeu international, annonçant de nouvelles divisions, donc des conflits, peut-être des menaces inédites. Il accélère la circulation des technologies et des armes qui redessine les champs d'affrontements : passage d'armes légères du continent eurasiatique vers l'Afrique puis d'une zone africaine à une autre, aggravation de la capacité de nuire de petits groupes désormais équipés d'armements modernes, etc.

Ce désordre n'est que mollement combattu par les mécanismes de sécurité régionale. L'Europe a su préserver la complexe architecture de ses institutions mais, dans leur aire de compétence, plusieurs guerres ont éclaté depuis dix ans. Ailleurs, le concept de sécurité régionale avance lentement (Asie) ou partiellement (Afrique), mais il n'est nulle part une réponse opératoire à la multiplication des conflits. Au niveau global, la gestion politico-diplomatique progresse de manière peu assurée. La communauté onusienne tente de s'imposer juridiquement, moralement, techniquement même, si l'on tient le décompte des opérations internationales, des discours et des textes adoptés. Mais ni le droit des situations d'urgence, ni les institutions de la décision internationale, ni les méthodes de coopération militaire ne forment un appareil polyvalent de gestion des situations conflictuelles. Un appareil dont, au demeurant, la légitimité pourrait être, est déjà, contestée par nombre d'acteurs internationaux, ni riches, ni occidentaux.

N'en déplaise aux rassurants prophètes de la fin des conflits entre États, la guerre rappelle dans la dernière décennie du siècle, avec une belle vivacité, son classique rôle de redécoupage des unités et théâtres politiques. Dans le Caucase, en Asie centrale, dans les Balkans ou en Afrique centrale, le bouillonnement conflictuel ébauche les contours politiques - justes ou non - de nouvelles régions. Ces conflits collectifs ignorent certes souvent les acteurs de la vulgate clausewitzienne : armées, généraux, peuples montant à la rescousse. Mais ils sont pourtant la guerre dont nous avions oublié la diversité formelle. La guerre désétatisée (l'État éclatant ou peinant à décider), la guerre démilitarisée (les armées cédant la place à des systèmes féodaux ou à des groupes armés en incessante métamorphose), la guerre décivilisée, enfin (sans référence aux codes juridiques et moraux censés encadrer, avec des réussites variables, les conflits armés des grands pays d'Occident) : mais la guerre, toujours. Au demeurant, ces violences traduisent sans doute mieux les ressorts profonds du conflit collectif que nos guerres industrielles. Elles disent la décharge d'énergie, la lutte sans loi pour la survie, la joie sauvage de briser la morale et la légalité imposées par la paix, le goût du théâtre sanglant que nos civilisations ont su, provisoirement et récemment, brider.

La floraison de conflits peu classiques n'efface pas pour l'avenir l'hypothèse d'affrontements interétatiques. En écho à la décolonisation, la dernière prolifération d'États élargit le nombre des acteurs conflictuels. Quant aux raisons de s'affronter, elles rajeunissent : l'accès aux ressources rares (pétrole, eau), les problèmes que pose la circulation de plus en plus large des populations (émigration économique, réfugiés), l'inégale détention des technologies ou leur effet mal maîtrisé seront prétextes aux guerres fraîches de demain. Les arsenaux en circulation restent, eux, dopés pour un temps indéfini par la liquidation des armées de l'Est européen, et ils comptent de plus en plus de matériels à haute capacité de nuisance, aisément opérables.

Plusieurs guerres?

Recrus d'histoire et de sang, nos pays approchent la guerre de manière contradictoire. La bonne conscience occidentale jouit de l'alternative réinventée entre Athéna et Mars, comme s'il existait une guerre civilisée et une guerre barbare. Aux autres la vraie guerre : virile, sauvage, sanglante, hors civilisation, la honte de la pré-modernité. À nous l'usage policé de la force : nos armées n'ont jamais tant servi que depuis qu'on a tué la menace.

Nous rêvons d'une violence gouvernée : idéal d'une guerre codée correspondant à la pure Raison politique. Une Raison à la fois honnête et efficace. Honnête, parce que s'appuyant sur un embryon de morale commune : voir l'étonnante bonne conscience des Alliés atlantiques s'engageant contre la Yougoslavie au nom d'une "communauté internationale" qui n'en put mais. Efficace, parce qu'usant de moyens techniques détenus par quelques puissances qui pourraient obtenir un effet décisif en se tenant hors du champ de bataille (armes de frappe à distance, "guerre de l'information"), et contrôler précisément l'escalade de la violence. La guerre du Kosovo n'a pas démontré la validité de ces deux thèses, mais elle fut clairement leur banc d'essai.

Le débat ne fait que commencer sur cette nouvelle sorte de guerre : opération de police basée sur la maîtrise morale et technique de la communauté internationale. Ce concept exige des structures internationales de légitimation et de décision, et la possibilité, pour les politiques et les militaires, de faire une guerre différente de celle que nous connaissons depuis des siècles. Peut-on élaborer une doctrine de rétablissement de la paix, de contrôle de la violence, pour user des appareils militaires en limitant les fameuses " frictions " que Clausewitz disait inséparables de l'emploi de la contrainte - et qui modifient toujours les conditions et les buts de l'engagement armé ? En utilisant les armes, n'entre-t-on pas dans une logique autre, qui ne peut jamais être ramenée dans les belles allées de la logique politique ?

Devant les fresques qui nous décrivent la troisième ère de la guerre, devant notre récurrent espoir de résoudre techniquement nos problèmes politiques, l'histoire vivante parle, la guerre reprend ses leçons de choses. Tout usage de la violence - et, encore plus, tout usage massif, à l'occidentale - change le paysage, mais dans quel sens ? La guerre est toujours un moment de création du monde, mais elle ne crée pas le monde que nous voulons qu'elle crée.

Du neuf si vieux?

Prompt à se penser unique, le XXe siècle n'a pourtant inventé ni la puissance mortifère des idéologies, ni l'hystérie guerrière, ni la violence de masse, ni la diversité des formes du massacre, ni même le génocide. Il a démontré, comme ses prédécesseurs, que l'usage de la violence collective était hélas consubstantiel à la volonté des hommes de modeler leur temps. La nouveauté du siècle, c'est l'injection de la technique dans le processus guerrier, à haute dose et avec un rythme de renouvellement neuf. Une technique qui change la place des appareils guerriers dans les sociétés, renouvelle les modes opératoires militaires, modifie les circuits de mise à disposition des armes, élargit le spectre des aventures et révolutionne la pensée de la guerre.

Le XXe siècle a pourtant tenté, plus que d'autres, de penser des modes de régulation internationaux qui s'éloignent du simple décompte des forces. Nous sommes trop près des ébauches morales et juridiques de ces dernières décennies pour juger leur poids historique. Mais l'époque pourrait être propice à l'invention d'un nouveau " mode de sécurité ", pour reprendre l'expression de Maurice Bertrand : montage composite des différents facteurs qui produisent cette sécurité. Rêvons donc d'encadrer la guerre, à défaut de la tuer.