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Barry R. POSEN La maîtrise des espaces, fondement de l'hégémonie militaire des Etats-Unis IFRI www.ifri.org/files/politique_etrangere/PE_1_03_Posen.pdf

ANNODIS

projet financé par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirigé par Maire-Paule Péry-Woodley, université de Toulouse - UTM

objectif : création d'un corpus de français écrit annoté discursivement

encodage des textes selon la norme de la Text Encoding Initiative, TEIP5

http://www.tei-c.org/release/doc/tei-p5-doc

GEOPO article geopolitique
french
La maîtrise des espaces, fondement de l'hégémonie militaire des Etats-Unis Barry R. POSEN
Abstract

Les Etats-Unis disposent seuls, aujourd'hui, de la maîtrise des « espaces communs » : la mer, le ciel, l'espace. Cette maîtrise, rendue possible par une immense puissance économique, fonde leur hégémonie militaire. C'est elle qui leur permet de projeter leurs capacités dans le monde entier et d'empêcher tout adversaire potentiel de le faire. C'est elle aussi qui assure un haut degré de sécurité aux routes aériennes et maritimes utilisées par l'ensemble des Etats, ce qui fait que nombre d'entre eux estiment que l'hégémonie des Etats-Unis sert leurs intérêts, notamment économiques. Mais cette domination, aussi globale soit-elle, n'est pas pour autant totale. Il existe des domaines dans lesquels elle peut être contestée, et les dix dernières années montrent qu'un adversaire inférieur techniquement, économiquement et militairement peut rivaliser sur le champ de bataille avec les Etats-Unis, qu'il s'agisse du combat de rue ou de montagne, de la défense anti-aérienne au-dessous de 15 000 pieds ou du terrorisme.

Depuis la fin de la guerre froide, les spécialistes de politique étrangère se sont demandé quel nouvel ordre mondial succéderait à la bipolarité Est-Ouest, et quelle nouvelle doctrine remplacerait pour les Etats-Unis celle du containment. Ceux qui pensent que nous sommes arrivés à un " moment unipolaire " de l'Histoire et prônent pour les Etats-Unis une politique de " suprématie ", c'est-à-dire d'hégémonie, l'ont apparemment emporté sur ceux qui pariaient sur l'émergence d'un monde mul-tipolaire et penchaient pour une politique étrangère plus retenue. Certains estiment peut-être que ce " moment unipolaire " sera court ; mais tout montre au contraire qu'il pourrait bien durer. Unipolarité et hégémonie vont cependant durer un certain temps, même si d'aucuns estiment que les Etats-Unis pourraient eux-mêmes contribuer, par indiscipline ou hyperactivité, à en précipiter la fin.

L'un des piliers de l'hégémonie des Etats-Unis est leur immense puissance militaire. Les seules données économiques suffiraient à leur donner une large marge de supériorité : ce pays dépense plus pour la défense que la quasi-totalité des autres grandes puissances militaires, dont la plupart sont d'ailleurs ses alliés. Certains estiment que les Etats-Unis bénéficient aussi d'un avantage qualitatif unique, décisif, concernant l'utilisation militaire des technologies de l'information - on parle à ce sujet de " révolution dans les affaires militaires ". Ces pages proposent une analyse plus nuancée. D'abord, en définissant les domaines d'intervention dans lesquels les Etats-Unis disposent d'une réelle maîtrise - au sens de " maîtrise des mers ". Puis en se demandant si cette " maîtrise " fonde leur hégémonie et si elle ne pourrait pas être bientôt confrontée à un défi à sa mesure. Enfin, en rappelant qu'il existe encore des zones dans lesquelles cette maîtrise est contestée, ou du moins contestable, par des adversaires grands ou petits.

La maîtrise des " espaces communs "

L'appareil militaire américain a, aujourd'hui, la maîtrise globale des " espaces communs " : la mer, le ciel, et l'espace. Celle-ci est comparable à la " suprématie navale " chère à Paul Kennedy. Ces " espaces communs " ne relèvent de la souveraineté d'aucun pays et constituent les voies de circulation et d'accès de notre monde. Le ciel appartient en principe aux pays qui se trouvent en dessous, mais rares sont les Etats qui peuvent interdire le survol des avions américains au-delà de 15 000 pieds. La " maîtrise " américaine ne signifie pas que d'autres pays ne peuvent accéder à ces zones en temps de paix, ni qu'ils ne peuvent y déployer des systèmes d'armes si les Etats-Unis n'y font pas obstacle. Elle signifie que les Etats-Unis, plus que tout autre pays, peuvent en faire un large usage militaire ; qu'ils peuvent de façon crédible menacer d'en dénier l'usage aux autres ; et qu'ils peuvent défaire tout Etat qui tenterait par la force de les empêcher d'en disposer : le challenger ne pourrait avant longtemps reconstituer ses forces, tandis que les Etats-Unis n'auraient pas de difficulté à préserver, restaurer, ou renforcer leur emprise après la bataille.

Cette maîtrise des espaces est le facteur militaire clef de la prééminence globale des Etats-Unis. Elle leur permet d'utiliser de façon plus poussée d'autres éléments de puissance, dont leurs propres forces économiques et militaires, et celles de leurs alliés. Elle aide les Etats-Unis à affaiblir leurs adversaires en restreignant leurs possibilités d'accès au soutien extérieur, économique, militaire ou politique, et leur fournit de puissants atouts pour fixer les conditions d'une bataille éventuelle dans les zones contestées qui seront évoquées ci-après. Elle permet aux Etats-Unis de se jeter dans la guerre sans long préavis, même dans des régions où leur présence militaire est réduite, comme le montre la guerre menée en Afghanistan contre les Talibans après les attentats du 11 septembre.

La maîtrise des espaces donne aux Etats-Unis un potentiel militaire qui peut être mobilisé au service d'une politique étrangère hégémonique à un point qu'aucune puissance maritime n'a connu dans le passé. Au XIXe siècle, quand la Grande-Bretagne avait la maîtrise des mers, ses capacités de projection de forces n'allaient guère plus loin que la portée des canons des navires de la Royal Navy : celle-ci pouvait transporter une armée un peu partout dans le monde, mais elle avait souvent devant elle, une fois débarquée, un parcours long et difficile ; et sans débarquement, les Britanniques n'avaient qu'une capacité d'influence limitée sur les événements. Les Etats-Unis bénéficient d'une maîtrise des mers similaire et peuvent également transporter partout dans le monde des forces armées importantes. La maîtrise de l'espace exo-atmosphérique leur permet de scruter en profondeur tous les territoires et de collecter sur eux plus d'informations qu'ils ne peuvent en traiter. Dans des conditions favorables, les Etats-Unis peuvent localiser et identifier d'importantes cibles militaires et transmettre rapidement ces données à leurs " tireurs ". Leur puissance aérienne, à terre ou embarquée, peut atteindre des cibles situées très loin à l'intérieur des terres, et les munitions de précision leur permettent souvent de les frapper et de les détruire. Si les forces terrestres s'aventurent à terre, elles rencontrent donc un adversaire affaibli et disposent d'informations fiables, de bonnes cartes et d'une connaissance précise de leurs propres positions. Les Etats-Unis peuvent enfin recourir à des frappes aériennes réactives, précises et destructrices qui garantissent aux troupes terrestres une grande liberté de manoeuvre, même si elles ne déterminent pas toujours à elles seules l'issue de la bataille.

Quelles sont les origines de cette maîtrise des espaces ? La première, évidente, est tout simplement le poids économique des Etats-Unis - 23 % du produit brut mondial d'après la CIA. A titre de comparaison, la Chine et le Japon, qui sont les deuxième et troisième puissances, n'en représentent respectivement que 10 % et 7 %. En outre, en consacrant 3,5 % de leur budget national à la défense (soit 1 % du produit brut mondial), les Etats-Unis peuvent entreprendre des projets plus importants que n'importe quel autre pays dans le domaine militaire. Les armements et les plates-formes nécessaires pour s'assurer de cette maîtrise des espaces, et en user, sont en effet coûteux : leur conception et leur fabrication reposent sur un énorme complexe scientifique et industriel. En 2001, les Etats-Unis ont engagé autant d'argent pour la recherche et développement (R&D) militaire que l'Allemagne et la France pour la totalité de leur défense. L'utilisation militaire des nouvelles technologies de l'information, domaine où les Etats-Unis excellent, joue ici un rôle-clef. Les systèmes nécessaires à la maîtrise des espaces requièrent des compétences pointues dans l'intégration des systèmes et la gestion de projets industriels à grande échelle, autres domaines d'excellence des Etats-Unis. La conception d'armements nouveaux et de nouvelles tactiques repose sur une expérience accumulée sur des décennies et s'incarne dans la mémoire institutionnelle des centres de R&D, privés et publics, qui oeuvrent dans le domaine militaire. Il faut enfin, pour gérer ces systèmes, un personnel hautement qualifié et très bien formé. Pour toutes ces raisons, un Etat qui voudrait acquérir des capacités militaires concurrençant celles des Etats-Unis devrait s'acquitter de " droits d'entrée " très élevés.

La maîtrise de l'espace

Les satellites de reconnaissance, de navigation et de communication fournissent aux Etats-Unis l'infrastructure globale nécessaire à leurs opérations militaires. Selon le général Michael Ryan, ancien chef d'état-major de l'U.S. Air Force, les Etats-Unis disposent de 100 satellites militaires et de 150 satellites commerciaux, soit plus de la moitié de tous les satellites aujourd'hui actifs dans l'espace. Le chiffre exact de leurs dépenses spatiales militaires n'est pas disponible, mais un expert l'évalue pour 1998 à un peu moins de 14 milliards de dollars - soit le budget de la NASA. Ce chiffre a sûrement progressé depuis et continuera de progresser compte tenu de l'importance accordée à l'espace par Donald Rumsfeld. Des satellites commerciaux sont certes utilisés à des fins militaires de reconnaissance et de communication ; mais la plupart sont contrôlés par des entreprises américaines ou alliées, et leur exploitation peut être interrompue par les Etats-Unis. Il reste qu'en matière de projection de forces, les Etats-Unis dépendent beaucoup de leurs satellites, et que ceux-ci représentent du même coup une cible particulièrement attrayante pour leurs adversaires. Tous les satellites ne sont cependant pas également vulnérables. La plupart des tactiques et techniques qu'un adversaire plus faible utiliserait contre les Etats-Unis ne fonctionneraient sans doute qu'une fois : par exemple les mines spatiales ou un " micro-satellite " d'interception en orbite. En outre, les Etats-Unis possèdent des capacités anti-satellites naissantes qu'ils pourraient utiliser en cas de conflit. Même sans disposer de tout l'éventail des techniques spatiales, leurs capacités de frappe de précision sont conséquentes et peuvent détruire ou neutraliser les éléments terrestres des forces spatiales adverses. En cas de conflit, les capacités satellitaires des Etats-Unis seraient mises à mal, ce qui compliquerait pour un temps leurs opérations militaires ; mais toute bataille spatiale aurait probablement pour effet de dénier à l'adversaire les moyens d'accéder de nouveau à l'espace.

La maîtrise des mers

La maîtrise des lignes de communication maritimes permet aux Etats-Unis de projeter leur puissance militaire sur de vastes distances. Elle repose à la fois sur les capacités de l'U.S. Navy et sur un réseau très élaboré de bases navales.

Les sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) sont peut-être l'atout essentiel en matière de guerre anti-sous-marine en haute mer, laquelle est elle-même la clef de la maîtrise durable des espaces maritimes. L'Union soviétique a longtemps rivalisé avec les Etats-Unis grâce à sa flotte de SNA, mais elle n'a pu l'emporter. A plus de 1 milliard de dollars pièce (et plus de 2 pour le dernier modèle américain), rares sont les pays qui peuvent s'offrir des SNA modernes : seules la Grande-Bretagne, la France, la Russie et la Chine en produisent - et cette dernière très difficilement. A la fin des années 1990, de nombreux SNA en cours de fabrication sont demeurés dans les chantiers russes : aucun SNA nouveau n'a été mis en service. L'U.S. Navy dispose de 55 SNA, quatre étant en construction. Elle prévoit d'en construire en gros deux tous les trois ans, et de convertir quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) Ohio en sous-marins dotés de missiles de croisière non-nucléaires en vue d'attaques terrestres. La Navy domine aussi la surface des océans, avec 12 porte-avions (dont neuf à propulsion nucléaire) emportant des avions très performants. A part la France, qui en possède désormais un, aucun autre pays n'a de porte-avions nucléaire. A 5 milliards de dollars le porte-avions de classe Nimitz, on comprend pourquoi. Par ailleurs, le Marine Corps dispose de 12 porte-aéronefs, chacun au moins deux fois plus grand que les trois navires comparables de la Royal Navy (classe Invincible). Pour protéger leurs porte-avions et équipements amphibies, les Etats-Unis se sont équipés, depuis 1991, de 38 destroyers multifonctions de classe Arleigh Burke, d'une valeur de plusieurs milliards de dollars, qui sont en mesure d'effectuer des frappes terrestres et des missions antiaériennes et anti-sous-marines en environnement dangereux. Il s'agit certainement là du navire de surface le plus performant au monde.

Même si les Etats-Unis ont réduit depuis 1990 leurs forces basées à l'étranger et ont abandonné certaines installations, par exemple aux Philippines, le système de bases hérité de la guerre froide est resté pour l'essentiel intact, et l'expansion de l'OTAN a même fourni des bases supplémentaires dans l'est et le sud de l'Europe. Depuis la guerre du Golfe, l'accès aux régions-clefs a été amélioré, les Etats-Unis ayant développé un réseau de bases aériennes, d'installations portuaires et de centres de commandement dans tout le golfe Persique où troupes et avions se relaient en permanence. Ils ont installé des stocks de munitions et des équipements de soutien et de combat tout autour du monde, sur terre et sur mer, qui représentent l'équivalent de trois divisions et demie. Depuis 1991, les Etats-Unis ont également amélioré de façon significative leurs capacités de transport aérien et maritime sur longue distance.

La maîtrise des airs

Une panoplie d'engins volants spécialisés dans l'attaque, le brouillage et l'acquisition électronique du renseignement donne aux Etats-Unis une capacité de " suppression " (destruction ou neutralisation) des défenses aériennes ennemies (SEAD). Elle limite l'efficacité des missiles sol-air ennemis et d'éventuels chasseurs, et permet aux Etats-Unis d'user, sans trop de risques, du ciel de l'adversaire au-dessus de 15 000 pieds. A cette altitude, leurs avions sont hors de portée des moyens de défense " rustiques ", comme les canons automatiques. Les Etats-Unis possèdent d'importants stocks de munitions aériennes de précision : leurs pilotes peuvent donc, même à cette altitude, détruire de façon fiable des cibles aussi réduites que des chars ou des bunkers. Tout un éventail d'engins tels que les satellites, les avions de reconnaissance et les drones leur fournit aussi des informations, importantes même si imparfaites, sur la localisation et l'identification des cibles majeures. Ces capacités sont apparues durant l'opération Rolling Thunder, au Vietnam (1965 - 1968) ; les résultats présents sont donc le fruit de plus de trois décennies d'effort. Aucun autre Etat dans le monde, à l'exception possible d'Israël, ne dispose de moyens aussi sophistiqués en matière de SEAD ou de frappes de précision.

La maîtrise des espaces communs est au c?ur de la puissance des Etats-Unis, au point qu'elle est rarement explicitement reconnue... Sa pleine exploitation est rendue nécessaire par les difficultés qui attendent leurs forces au contact de l'adversaire. En dessous de 15 000 pieds, à quelques centaines de kilomètres des côtes ennemies et au sol, les Etats-Unis entrent en effet dans une zone où leur domination est contestée. Les militaires américains espèrent atteindre dans ces zones la même marge de supériorité que celle dont ils disposent dans les " espaces communs ". Mais cela n'est pas le cas, et ne le sera sans doute jamais.

Les zones contestées de la domination des Etats-Unis

Les adversaires rencontrés par les Etats-Unis depuis 1990 se sont rarement montrés coopératifs. Ils savent quels sont les points forts de ce pays et s'emploient à les neutraliser. Les militaires américains utilisent le terme de " menace asymétrique " pour désigner le recours par un adversaire aux armes de destruction massive, au terrorisme ou à n'importe quelle autre méthode classique prenant en compte les atouts des Etats-Unis. En inventant un terme spécifique, on tombe cependant dans une sorte de piège logique : les adversaires intelligents sont désignés par un terme spécial, ce qui signifie implicitement que les autres sont censés être stupides. Or, il est peu probable qu'il en aille ainsi, et il est de toute façon dangereux de raisonner de la sorte en matière militaire. En réalité, plus les Etats-Unis s'approcheront du territoire tenu par l'ennemi, plus celui-ci se montrera efficace, sous l'effet de facteurs politiques, physiques et technologiques combinés. Les cas de l'Irak, de la Serbie, de la Somalie, de l'Iran, les embuscades rencontrées en Afghanistan au cours de l'opération Anaconda montrent qu'il est possible de lutter militairement avec les Etats-Unis. Seuls les Somaliens peuvent revendiquer quelque chose qui ressemble à une victoire ; mais les autres ont imposé aux Etats-Unis des coûts inattendus, préservé leurs forces, et souvent survécu à l'affrontement jusqu'à pouvoir hélas colporter entre eux leurs recettes. Ces pays ou entités étaient petits, pauvres, et souvent très en retard militairement. Ces exemples appellent à la prudence.

Les facteurs essentiels sont ici les suivants. En premier lieu, la guerre a en général pour les acteurs locaux un intérêt politique de premier ordre, souvent bien plus important que celui des Etats-Unis. Leur tolérance à la souffrance est donc plus grande. En deuxième lieu, en dépit de leur taille réduite, ces acteurs supplantent d'ordinaire les Etats-Unis dans une ressource précise : le nombre d'hommes en âge de combattre. Même s'il n'est plus l'élément déterminant de la guerre terrestre, il reste un facteur critique, notamment en ville, dans la jungle ou en montagne. Troisièmement, les " locaux " disposent en général d'un avantage : ils jouent à domicile. Si les Etats-Unis ont constitué au fil des décennies la mémoire institutionnelle qui leur permet de maintenir leur maîtrise des espaces, les acteurs locaux ont fait un travail similaire sur leur propre pays. Ils connaissent intimement le terrain et la météo, et ont mis au point, sur des décennies, voire des siècles, des tactiques et des stratégies adaptées à leurs milieux. Quatrièmement, nombre des chefs militaires de ces Etats ou entités ont été formés dans le monde développé - pendant la guerre froide, la formation militaire fut souvent utilisée comme instrument d'influence politique. Ils ont appris les tactiques en vigueur en Occident, comme l'usage des armes occidentales, et les meilleurs d'entre eux peuvent tourner ces connaissances contre les Etats-Unis. Certains rapports montrent d'ailleurs que les adversaires des Etats-Unis ont échangé leurs expériences. Cinquièmement, l'arsenal nécessaire au combat rapproché, à terre, dans les airs à basse altitude ou dans les eaux territoriales est beaucoup moins coûteux que les armements nécessaires à la guerre dans les " espaces communs ". En outre, la diffusion des capacités économiques et technologiques civiles trouve son parallèle dans le domaine militaire : de nouveaux fabricants apparaissent, cherchant des débouchés à l'export, et l'arsenal pour le combat rapproché connaît un perfectionnement constant. Tous ces facteurs se renforcent et contribuent à créer une " zone contestée ". Dans une telle zone, les interactions entre les Etats-Unis et les forces locales vont souvent prendre la forme d'un véritable affrontement. Tout ceci n'annonce pas forcément une défaite américaine, mais nombre de difficultés.

Le combat littoral

Depuis la fin de la guerre froide, l'U.S. Navy a voulu montrer qu'elle offrait des réponses adaptées aux réalités contemporaines. Au début des années 1990, n'ayant plus d'adversaire en mer, elle a commencé à se réorienter afin d'influer sur le combat terrestre. Les premiers documents en ce sens s'intitulent, de façon révélatrice, From the Sea et Forward from the Sea. Le chef des opérations navales a récemment mis l'accent sur les missions de la Navy à proximité du littoral adverse, dans un document de doctrine : Sea Power 219. La Navy admet que le " combat littoral " est une mission différente de celles pour lesquelles elle s'était spécialisée, exigeant compétences et moyens particuliers ; mais elle n'a réalisé que peu de progrès depuis dix ans.

Nombreux sont les pays experts en combat littoral. La Suède, l'Allemagne et Israël, probablement la Corée du Sud, sont sans doute les meilleurs pour combiner les arsenaux et les technologies les plus modernes, ainsi qu'un entraînement et des tactiques appropriés. La Chine, Taiwan, la Corée du Nord et l'Iran ont développé des forces militaires considérables dans ce domaine, même si tous souffrent de quelques lacunes. Une force structurée pour le combat littoral combine plusieurs éléments : mines, missiles anti-navires, sous-marins diesels, vedettes d'attaque rapides, radars et moyens électroniques, batteries mobiles de missiles sol-air (SAM) à longue portée, avions et hélicoptères. Ces systèmes sont relativement peu coûteux. Ces dernières années, aucune grande puissance n'a eu à combattre une marine côtière de bon niveau, mais les mines et les missiles anti-navires ont touché ou coulé plusieurs navires britanniques et américains depuis 1980, des îles Malouines au golfe Persique.

Prises séparément, ces armes sont un obstacle et un danger potentiel mortel. Ensemble, elles créent des synergies difficiles à briser, surtout si la nature du " terrain " est favorable à la défense, par exemple dans des eaux closes comme celles du golfe Persique. L'U.S. Navy pourrait sans doute démanteler une défense littorale performante, mais avec du temps et de lourdes pertes en hommes et en matériel.

Le problème des 15 000 pieds

En dessous de 15 000 pieds, les avions de combat tactiques sophistiqués et coûteux restent vulnérables à l'action de moyens pléthoriques et peu coûteux comme l'artillerie anti-aérienne automatique (AAA) légère de tout calibre, les SAM, et surtout les systèmes portables à guidage infrarouge comme les missiles américains Stinger. En dépit d'un taux de pertes très bas, 71 % de celles subies par les forces aériennes alliées pendant la guerre du Golfe furent provoquées par l'AAA et des SAM infrarouges à courte portée. Les forces aériennes occidentales volent donc au-dessus de 15 000 pieds afin d'éviter ce type d'armement. Ce qui réduit sensiblement les pertes mais compromet la localisation des forces ennemies au sol, surtout quand elles opèrent en terrain favorable et ont recours au camouflage et aux leurres. Des moyens de défense anti-aérienne simples, peu coûteux, permettent donc de protéger les forces au sol, même s'ils n'abattent que peu d'avions adverses.

Les moyens de défense anti-aérienne sont encore plus efficaces s'ils sont structurés dans un système de défense anti-aérienne intégré (SDAI), qui relie les systèmes à courte portée, intercepteurs de combat et autres SAM à moyenne et longue portée à des radars, des moyens de renseignement électronique et un système de communication. Dans ce cas, pour que les forces aériennes occidentales puissent opérer sans risque, les radars, les communications et les SAM de l'adversaire doivent être neutralisés ou détruits. Il faut pour cela disposer de toute une panoplie d'instruments, et l'espace aérien adverse ne pourra être pénétré sans risque que si ces moyens sont réunis. Les militaires chargés de la défense anti-aérienne ont appris qu'il leur suffit de survivre pour accomplir une partie de leur mission, à savoir la protection des forces au sol. Aussi ne s'exposent-ils que lorsqu'ils le souhaitent, ce qui n'en contraint pas moins les Etats-Unis à rassembler à chaque fois l'ensemble de leurs moyens SEAD, pourtant rares et coûteux. Les opérations de " suppression " sont détectables par le renseignement électronique et les moyens d'alerte avancée ennemis. La défense peut ainsi " rationner " les attaques et être alertée à l'avance. Si les défenseurs sont suffisamment patients, ils se trouveront de temps à autre dans une situation tactique qui leur permettra d'abattre un avion.

En 1999, l'armée serbe a montré qu'une AAA de basse altitude et un SDAI bien structuré - quoique obsolète - pour les altitudes moyenne et haute, constituaient un soutien puissant pour des forces au sol tentant de survivre aux attaques de l'U.S. Air Force. Ces forces terrestres présentaient un large éventail de cibles petites et mobiles ; les Serbes surent camoufler leurs tanks, véhicules et canons. Ils usèrent d'une grande variété de leurres pour tromper les pilotes américains, et la plupart des SAM mobiles serbes échappèrent aux attaques. Les Etats-Unis durent donc entreprendre chaque jour des opérations de " suppresion " (SEAD), alertant ainsi les Serbes à l'avance. Certes, le succès de ces derniers ne pouvait être que limité. Qu'il s'agisse de réseaux de transport ou d'infrastructures économiques, les objectifs fixes de grande taille comme les ponts et les centrales électriques ne pouvaient être déplacées ou camouflées, et ils furent donc détruits. S'il fut sans doute décourageant pour les forces serbes d'abattre aussi peu d'avions ennemis, l'OTAN infligea finalement assez peu de dommages aux forces terrestres serbes déployées au Kosovo.

Le problème de l'infanterie légère

L'opération Tempête du désert suggère qu'il est peu de forces terrestres au monde qui puissent rivaliser avec l'armée américaine, en terrain ouvert et dans le cadre d'une bataille mécanisée. Mais il est d'autres configurations de combat terrestre : en ville ou en montagne, dans la jungle ou dans les marais. Et les Etats-Unis doivent avoir conscience des difficultés qui peuvent les y attendre. La première est une simple question d'effectifs. Les trois pays désignés comme appartenant à l'" axe du Mal " - la Corée du Nord, l'Irak et l'Iran - ont des armées de conscription. Elles représentent en tout 16 millions d'hommes âgés de 18 à 32 ans. Sans doute ces hommes sont-ils entraînés très inégalement. Mais ce nombre donne tout de même une idée du potentiel dont disposent ces pays : les hommes constituent une importante ressource militaire, ici et ailleurs. La population de la planète devrait passer d'environ 6 milliards en 2003 à 8 milliards en 2025, l'essentiel de cette augmentation touchant les pays en développement. Les futurs fantassins devraient n'avoir aucun mal à s'équiper. Il y aurait dans le monde quelque 250 millions d'armes légères à usage militaire ou policier, y compris les mortiers et les armes antichars portables.

Les stratèges américains doivent aussi prendre conscience du problème de police qui risque de se poser si les Etats-Unis tentent de conquérir et de réorganiser politiquement des pays peuplés. Occuper par exemple l'Irak, pays de 22 millions d'habitants, et y maintenir l'ordre exigerait la présence sur place de 50 000 hommes, à condition qu'après la victoire, comme le prévoient de façon optimiste les responsables militaires, le ratio policiers/population des Etats-Unis convienne également en Irak (2,3 pour 1 000). Ces 50 000 hommes représentent 10 % des effectifs actifs de l'armée des Etats-Unis, et sans doute un cinquième des troupes de combat. Or le personnel militaire est devenu presque trop cher à recruter aux Etats-Unis. Pour faire des économies, une récente étude du Pentagone suggérait d'ailleurs de réduire les effectifs de 90 000 hommes, soit une division active sur dix : mais cette recommandation n'a pas été retenue.

Il est tentant de croire que les gros bataillons de l'infanterie légère adverse seront aisément battus par des forces terrestres lourdes et " high-tech ". Les cas de la Somalie et de l'Afghanistan montrent que ce n'est pas si simple. Les forces d'élite envoyées à Mogadiscio en 1993 ont souffert de lourdes pertes, en partie du fait de leurs propres erreurs. Les combattants somaliens se sont battus avec courage et habileté, aidés par l'environnement urbain. Il existe d'ailleurs des " fantassins urbains " encore mieux armés et préparés, comme les Russes l'ont découvert à Grozny. Et les informations trouvées dans les camps d'entraînement d'Al-Qaida en Afghanistan montrent qu'une infanterie peut être formée de façon efficace avec des méthodes relativement simples et " low-tech ".

L'opération Anaconda, en terrain montagneux, témoigne du succès de cet entraînement. L'adversaire, camouflé, s'y est montré extrêmement habile : une colonne d'alliés afghans a été prise en embuscade de très près. Et tous les moyens de reconnaissance et de renseignement américains n'ont probablement pu localiser que la moitié des positions préparées par l'ennemi dans la vallée de Shah y Kot. Tous les hélicoptères d'attaque envoyés en appui ont été criblés de balles, et l'infanterie a souvent dû se déployer sous des tirs précis de mortier, ce qui explique la plus grande part des deux douzaines de blessés infligées aux Etats-Unis le premier jour. Au bout de plusieurs jours de combat, de nombreux éléments d'Al-Qaida ont pu s'échapper à la faveur du mauvais temps. Durant cette opération, Al-Qaida s'est battue avec des armes simples et très répandues de type soviétique : fusils d'assaut, lance-grenades, mortiers et mitrailleuses. Mais de nouvelles générations d'armes d'infanterie, peu coûteuses, seront bientôt accessibles aux adversaires potentiels des Etats-Unis. En bref, un grand nombre d'hommes en âge de combattre, un terrain favorable, un bon entraînement, et de grandes quantités d'armes peu coûteuses peuvent constituer un défi significatif pour les forces militaires américaines.

Les Etats-Unis ont jusqu'ici eu la chance de ne combattre que des ennemis disposant seulement d'une des trois capacités de base - aérienne, terrestre ou maritime. Et quand l'adversaire se spécialisait dans l'une d'elles, il n'était pas toujours du meilleur niveau. Les Serbes étaient très efficaces, mais leurs meilleures armes avaient une génération de retard, voire plus. En outre, bien qu'ils se soient battus rudement, la guerre n'avait pour eux qu'un objectif limité. Les Somaliens se sont battus avec ténacité et ont tout simplement chassé les Etats-Unis. Mais ils n'étaient ni aussi bien armés, ni aussi bien entraînés que les combattants d'Al-Qaida dans la vallée de Shah Y Kot. Ces derniers n'étant pas aussi bien armés que le seront certains des adversaires futurs que les Etats-Unis pourraient affronter - ils n'étaient d'ailleurs que quelques centaines sur le champ de bataille. Enfin, les actions menées le long des littoraux par l'U.S. Navy pendant la guerre du Golfe ont bénéficié de conditions tout à fait fortuites, l'Irak ne s'étant pas préparé sérieusement au combat naval.

On ne peut prédire avec certitude si les Etats-Unis auront un jour à affronter un adversaire doté de l'éventail complet des capacités créant la " zone contestée ". Et s'il venait à se présenter, ils pourraient refuser le défi. A horizon de dix ans, pourtant, il est plausible que l'Iran et la Chine auront acquis la maîtrise de certaines capacités aériennes, terrestres et maritimes. La Corée du Nord est sans doute assez performante dans le domaine du combat rapproché au sol, mais plus médiocre en matière de défense antiaérienne et de combat littoral. Les capacités actuelles de l'Irak sont difficiles à évaluer précisément. La Russie sera probablement la principale source des meilleurs systèmes de défense anti-aérienne vendus dans le monde, mais la Chine ne tardera pas à entrer sur le marché. La Russie vend également des systèmes d'armes très performants pour la défense côtière. Il est d'ailleurs probable qu'elle conservera sa compétence en matière de défense anti-aérienne et qu'elle réinvestira le domaine du combat littoral. Mais elle rencontrera plus de difficultés en matière de forces terrestres, et en particulier d'infanterie.

Les conséquences de la maîtrise globale

Nul ne doute que les Etats-Unis soient aujourd'hui la plus grande puissance militaire du monde, et la plus grande puissance globale depuis l'avènement de la voile. Leur suprématie militaire est à la fois une conséquence et une cause de l'inégale distribution de la puissance aujourd'hui. Si les Etats-Unis n'étaient pas dominants économiquement et technologiquement, ils ne seraient pas la première puissance militaire. Cette domination militaire est aussi la conséquence de certains choix, comme celui d'avoir de vastes budgets d'armement, ou de certains types de dépenses. Les Etats-Unis jouissent d'une supériorité dans les capacités militaires qui leur permet une projection globale de puissance. La maîtrise des espaces communs - air, mer, espace -, leur offre toute une gamme d'options stratégiques dont les autres pays sont privés, bien qu'ils profitent, eux aussi, de ce " bien collectif ". Aussi longtemps que les Etats-Unis feront bon usage de cette maîtrise, nombre d'Etats jugeront que leur prééminence sert leurs intérêts. Il sera donc difficile, pour d'autres, de la remettre en cause avant longtemps.

Pour autant, il est essentiel que les Etats-Unis ne concluent pas que les capacités qui leur assurent la maîtrise des espaces, ainsi que la possibilité d'accéder à tous les champs d'opérations, leur promettent un même niveau de supériorité dans toutes les circonstances. Pour des raisons démographiques, politiques et technologiques, le " combat rapproché " restera très probablement difficile. Les responsables civils et militaires du Pentagone partent souvent du principe selon lequel la supériorité technologique des Etats-Unis dans les zones " maîtrisées " peut être reproduite dans les zones contestées, pour peu qu'on investisse suffisamment dans la technologie. C'est sans doute une chimère. Les Etats-Unis devraient réfléchir à une stratégie raisonnable, qui leur permette d'exploiter concrètement la supériorité que leur confère la maîtrise des espaces pour créer les conditions les plus favorables aux affrontements dans les zones contestées.

Une stratégie militaire exploitant pleinement cette maîtrise des espaces n'est pas compliquée dans son principe. La maîtrise des mers permet aux Etats-Unis de rassembler leurs propres forces, et celles de leurs alliés, pour disposer localement d'une supériorité matérielle massive et couper l'adversaire de ses soutiens politiques et militaires. La maîtrise de l'espace exo-atmosphérique permet d'étudier attentivement l'ennemi et d'adapter en conséquence les forces à employer contre lui. La maîtrise de l'air permet d'épuiser prudemment les forces restantes de l'adversaire. Au bon moment, les Etats-Unis et leurs alliés peuvent frontalement défier un adversaire très affaibli dans la zone contestée. Ces éléments, onéreux et durables, de la supériorité des Etats-Unis leur donnent de telles capacités - même si leur mobilisation peut s'avérer lente - que bien peu d'Etats seront tentés de s'y mesurer. Si tel était pourtant le cas, il suffirait aux Etats-Unis de mettre en oeuvre une stratégie exploitant patiemment leur maîtrise des espaces communs : peu d'adversaires pourraient la supporter, ou y résister.