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ANNODIS
projet financé par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirigé par Maire-Paule Péry-Woodley, université de Toulouse - UTM
objectif : création d'un corpus de français écrit annoté discursivement
encodage des textes selon la norme de la Text Encoding Initiative, TEIP5
http://www.tei-c.org/release/doc/tei-p5-doc
[...] on voit ce qu'il faut penser de l'Analogie. A considérer l'usage qui en est fait dans quelques livres récents, on la prendrait pour une grande éponge se promenant au hasard de la grammaire, pour en brouiller et en mêler les formes, pour effacer sans motifs les distinctions les plus légitimes et les plus utiles (Bréal, 1899 : 84)
Le retour, sur le devant de la scène morphologique, du concept d'analogie me semble constituer l'un des changements majeurs de cette dernière décennie.
En effet, après avoir connu des périodes de flux et de reflux, le concept réémerge actuellement sous l'impulsion de travaux de psycholinguistes, gagnant peu à peu du terrain dans le champ des études proprement morphologiques, y compris dans des travaux portant sur la morphologie du français.
La présente contribution s'articulera en trois parties : après une rapide définition de l'analogie, je brosserai à grands traits l'utilisation qui en a été faite en matière de lexique construit. On verra ensuite que la période actuelle réunit les conditions propices à la réactivation du concept, et que de plus en plus de travaux contemporains recourent à elle, éventuellement sous des appellations différentes, comme principe explicatif de faits morphologiques.
L'analogie est un concept aristotélicien, définissable comme une égalité de rapports. Aristote recourt à elle quand une première chose est dans un rapport à une deuxième comme une troisième l'est à une quatrième, assimilant ainsi une égalité de proportion à une identité de relation. C'est grâce à ce concept fondamentalement mathématique, que les pythagoriciens ont utilisé pour établir une égalité entre quatre termes (a/b = c/d), qu'il est possible de formuler des jugements généraux sur des objets inconnus très divers par un processus d'inférence (cf. l'utilisation qu'en fait Saint Thomas d'Aquin selon lequel nous pouvons dire quelque chose sur la connaissance de Dieu bien que nous ne sachions rien de Dieu, parce qu'elle est à Dieu dans le même rapport que la connaissance de l'homme est à l'homme). C'est encore sur l'analogie que repose le mécanisme de la métaphore, en particulier la métaphore in absentia (Gardes-Tamine, 2003) : puisque a est à b ce que c est à d, a peut être substitué à c (et réciproquement), ou b à d (et réciproquement).
Si le concept est ancien, l'intérêt qui lui a été porté ne s'est pas démenti depuis la période grecque (je renvoie ici à Biela, 1991 : 13-sq), et le thème demeure d'actualité en ce début de xxie siècle dans différents champs de la connaissance, dont les mathématiques où l'analogie est une stratégie de résolution de problèmes, et les sciences cognitives en général. Une simple requête sur la Toile montre en effet la multiplicité des recherches sur ce thème, tous champs disciplinaires confondus, pour la seule dernière décennie : analyse discursive (Chardonnet-Méliès, 1999) et paratextuelle (Perava, 1995), philosophie (Schaar, 1999), traitement automatique (Lepage, 2000 et 2003), pour n'en citer que quelques-uns. L'analogie fait également l'objet de recherches fécondes en psychologie depuis un quart de siècle (pour une revue détaillée, cf. Sander, 2000), et est à la source du rapprochement entre psychologie et intelligence artificielle, dans leurs soucis convergents de modéliser le traitement d'informations (cf. en particulier Gineste, 1997).
Il ne s'agira pas ici de dresser un historique exhaustif de la notion telle qu'elle a été utilisée en grammaire et en linguistique de l'Antiquité à nos jours, mais seulement d'en brosser les grandes lignes, en centrant les observations sur le domaine de la formation des mots (pour un point historique plus documenté, je renvoie à Chevalier & Delesalle, 1986, qui montrent la permanence du concept du xviiie siècle à la fin du xixe siècle, ainsi qu'à Biela, 1991 : 107 - 115).
Sans entrer dans le détail :
En tout état de cause, pendant cette longue période, l'analogie n'est jamais conçue comme un principe d'explication, pas plus qu'elle n'est particulièrement évoquée à propos du lexique construit. Ce n'est qu'à partir de Beauzée qu'elle devient tour à tour :
Pour la 1e édition du dictionnaire de l'Académie (1694), « |l]es mots nouveaux ne peuvent guère s'introduire qu'à l'aide de l'analogie ».
La première moitié du xixe siècle s'intéresse peu à l'analogie : l'objectif de la grammaire comparée n'est pas de découvrir les principes dynamiques à l'oeuvre dans les langues, mais d'en découvrir les origines. L'analogie est par conséquent très en marge de ce programme de recherche.
On assiste en revanche à une réémergence du concept chez les philologues travaillant sur l'évolution du latin au français. Pour eux, l'analogie est surtout un facteur de trouble : ainsi l'exemple, cité par Chevalier & Delesalle (1988 : 344), de l'extension du /s/ au cas sujet de tous les noms, considérée comme une régularisation abusive, arbitraire, allant à l'encontre des « lois naturelles » que sont les lois d'évolution phonétique.
Les néo-grammairiens s'emparent à leur tour du concept et le redorent. L'analogie devient alors une force dynamique, précisément parce qu'elle contrecarre les lois phonétiques : ainsi, pour Leskien (1876) cité d'après Touratier (1988 : 140 - 141), les lois phonétiques et l'analogie constituent les seuls facteurs susceptibles d'expliquer la forme que présente à une époque donnée la déclinaison d'une langue.
En 1880, H. Paul érige l'analogie en principe. Renouant avec la conception aristotélicienne du concept, il l'énonce au moyen de l'équation du calcul de la quatrième proportionnelle, qu'utiliseront et développeront plus tard notamment Saussure (1916), Herman (1931) et Bloomfield (1933). Pour Paul (1880 : chap. 5), l'analogie est susceptible d'intervenir aux niveaux sémantique, syntaxique, morphologique, flexionnel, phonétique, puisque chacun d'entre eux permet de dégager des groupes proportionnels (proportionengruppen), eux-mêmes sources d'équations proportionnelles (proportionen-gleichungen).
A la même époque en France, M. Bréal institue l'analogie, « cette loi du langage qui fait que des formes déjà créées servent de modèles à des formes nouvelles » (1890 : 327), en dynamique centrale des langues. C'est précisément un exemple de lexème apparemment construit, sans base identifiable, qui lui sert à illustrer sa définition : « ainsi septentrional, qui vient de septentrion, a servi de modèle à méridional, lequel n'a pas de primitif dont il ait pu être immédiatement dérivé ».
Chez F. de Saussure, l'analogie apparaît comme un principe central de régulation des signes entre eux (elle constitue le thème exclusif ou principal des chapitres 4 et 5 du Cours de linguistique générale et apparaît comme thème secondaire des chapitres 6 et 7) : à l'encontre des philologues français de la première moitié du xixe, il pose que les facteurs de trouble sont les lois phonétiques (chap. 4, p. 221), en ceci qu'elles « contribue[nt] à relâcher les liens grammaticaux qui unissent les mots entre eux », augmentant ainsi inutilement la quantité des formes à l'intérieur d'un paradigme. Pour lui, cette tendance à l'irrégularité est heureusement contrebalancée par l'analogie, qui « suppose un modèle et son imitation régulière » (ibid.). Comme H. Paul, il ramène le concept au calcul de l'équation de la quatrième proportionnelle. Il lui assigne deux rôles majeurs :
permettre au locuteur de produire des mots nouveaux. Du point de vue de la synchronie cette fois, l'analogie joue en effet un rôle central dans la formation du lexique construit, comme l'indiquent les deux extraits suivants, empruntés respectivement aux pages 225 et 228 du Cours de linguistique générale :
sur le modèle de pension :pensionnaire, réaction :réactionnaire, etc., quelqu'un peut créer interventionnaire ou répressionnaire, signifiant 'qui est pour l'intervention', 'pour la répression'
magasinier n'a pas été engendré par magasin ; il a été formé sur le modèle de prisonnier :prison, etc. De même, emmagasiner doit son existence à l'analogie de emmailloter, encadrer, encapuchonner, etc., qui contiennent maillot, cadre, capuchon, etc.
Pour lui, du point de vue du locuteur toujours, un nom comme répressionnaire n'instancie pas une règle abstraite (celle de la suffixation par -aire d'un nom), mais résulte bien du calcul de la quatrième proportionnelle, à partir de ce que Bloomfield (1933 : 383) appelle un « groupe modèle » (pension :pensionnaire, réaction :réactionnaire, etc.), dont on remarquera qu'il a la particularité d'impliquer des lexèmes comportant la même finale.
Chez F. de Saussure, le recours à l'analogie n'est pas exclusif du recours aux patrons abstraits, ce qui confirme, comme l'écrit Anderson (1985 : 54) que, pour lui, « analogy is directly linked to the structure of the grammar ». Par exemple, page 227 :
un mot que j'improvise, comme in-décor-able, existe déjà en puissance dans la langue ; on retrouve tous ses éléments dans les syntagmes tels que décor-er, décor-ation, pardonn-able, mani-able, in-connu, in-sensé, etc. ; et sa réalisation dans la parole est un fait insignifiant en comparaison de la possibilité de le former
Après avoir été considérée comme un principe fondamental dans le domaine de la formation des mots dans le premier tiers du xxe siècle, l'analogie entre dans une période de somnolence, puis de profond sommeil dans les travaux de morphologues générativistes, alors même, comme le note Milner (1989 : 631), que la linguistique formalisante, qu'elle soit structurale ou générative, relève d'une conception analogique de la langue, où analogique signifie « régulier » (pour une remarque similaire, cf. Molino 1988 : 12).
On peut voir un révélateur de cette mise en hibernation dans le fait que le terme analogie (ou ses équivalents dans d'autres langues) est absent de la plupart des index thématiques des travaux de morphologie s'inscrivant dans ce courant théorique (par exemple, Scalise, 1984, Di Sciullo & Williams, 1987, Lieber, 1992, Aronoff, 1994). On ne le trouve pas davantage dans Corbin (1987), que ce soit dans l'index ou dans le corps de l'ouvrage, alors même que 250 pages sont consacrées aux régularités et irrégularités de toutes sortes.
Au moins trois raisons peuvent être invoquées pour expliquer l'occultation du concept dans ce courant théorique :
Etant donné les fondements théoriques de la grammaire générative, on comprend que l'analogie disparaisse des préoccupations des morphologues qui s'inscrivent dans ce courant. Mais on s'attend également à ce que la notion se charge d'une valeur nouvelle, du moins pour les morphologues qui usent encore du concept : puisque les relations analogiques reposent sur une procédure paradigmatique de mise en relation de séries de lexèmes, et que les patrons abstraits de la grammaire générative - les règles - mettent en jeu une procédure fondamentalement syntagmatique, on peut prédire que les notions d'analogie et de règles se retrouvent en distribution complémentaire.
Effectivement, alors que, par le passé, les notions étaient parfois interchangeables - on l'a déjà vu chez les grammairiens de l'Antiquité ; on le voit également dans l'article analogie de l'Encyclopédie, ou encore chez Saussure (1916 : 221), pour qui « une forme analogique est une forme faite à l'image d'une ou plusieurs autres d'après une règle déterminée » -, il devient désormais banal d'opposer formation par analogie et formation par règles, et ce y compris dans des travaux utilisant l'analogie comme principe explicatif (cf. par ex. Derwing & Skousen, 1989, qui, reprenant des résultats mis au jour dans un travail non publié de J. Ohala, récapitulent les points opposant l'approche basée sur règles et l'approche basée sur l'analogie). Désormais, l'analogie est appelée à la rescousse pour les cas rétifs à une explication par règle (cf. l'exemple des dérivés anglais en -ee développé dans Bauer, 1983 : 249).
Concomitamment se met en place un second couple, opposant analogie et productivité (pour un point sur la notion, cf. Dal, 2003a et Dal & al., ce volume). Par exemple, Fradin (1994 : 16) mentionne l'analogie au titre des créations erratiques sous la branche « non productif » d'un diagramme montrant l'indépendance de la lexicalisation, des modes de construction et de la productivité ; Fradin (1998 : 329) cite confortique en tant que création analogique créée « en dehors du système des règles de la grammaire » ; Dressler & Ladányi (2000) opposent la productivité par règle et l'analogie de surface : les lexèmes que forme cette dernière échappent selon eux au domaine des règles de construction de mots. La même opposition se retrouve dans Booij (2002 : 10 - 11) : selon lui, un patron est productif quand il permet de former de nouveaux lexèmes de façon non intentionnelle. Il est en revanche non-productif s'il ne permet pas de former de nouveaux lexèmes, sauf de façon intentionnelle sur la base d'une analogie avec des lexèmes existants.
L'opposition règles (productives) / analogie trouve aussi parfois son fondement dans des considérations quantitatives. C'est ainsi que, pour Bauer (1983 : 257), les créations anglaises en -nik résultent de l'application d'une règle parce qu'elles sont nombreuses ; elles auraient été le fruit de l'analogie si elles avaient été plus rares :
Many of the earliest coinages in -nik [...] are evidently based directly on sputnik [...]. If only one such word had existed, it would have been possible to speak of an analogical formation. With so many it seems fairer to speak of a rule
A peu de chose près, on retrouve cette même bipartition chez Becker (2003 : 277), pourtant fervent défenseur de l'analogie, comme on va le voir dans le paragraphe suivant :
Their difference [entre analogie et règles] consists entirely in a difference of productivity. The so-called 'analogies' are rules of low productivity, and rules are productive analogies.
Même aux beaux jours de la grammaire générative, l'analogie en tant que processus morphologique conservait cependant des défenseurs, d'autant plus virulents parfois que le phénomène se trouvait marginalisé :
- Motsch (1987 : 24) se demande ainsi s'il est fondé d'opposer analogie et règles. Comme d'autres avant (par ex. van Marle, 1985) et après lui (par ex. Biela, 1991 : 114 - 5), il souligne en effet que les règles n'existent qu'en tant qu'elles sont incarnées par des mots existants, présentant des similarités :
The creation of new words (...) presupposes rules. But rules need not have an existence of their own. We may conceive of rules as the result of a process of analysis operating on similarity of item of the vocabulary.
Pour des raisons que développe van Marle (2000 : 226-sq.), la question de l'analogie est souvent polémique, et les positions prises à son égard sont la plupart du temps extrêmes : on peut de la sorte reprocher leur manichéisme à Derwing & Skousen (1989), nettement en faveur de l'analogie, comme on peut reprocher le sien à Plag (1999), partisan, lui, d'une morphologie basée sur des règles. En témoignent les vives critiques qu'ont suscitées les travaux de Becker et le modèle analogique de Skousen (cf. entre autres Bauer, 1993, Baayen, 1995, et Plag, 1999). En substance, il est reproché à l'analogie :
Cependant, à l'issue de l'examen de chacune de ces critiques, rien de décisif ne se dégage :
Les changements épistémologiques auxquels on assiste ces dernières années sont propices à la résurgence de l'analogie en tant que principe explicatif en matière de lexique construit :
De fait, au niveau international, depuis une petite dizaine d'années et ce, y compris de la part de morphologues qui récusaient l'utilité du concept auparavant, on voit fleurir nombre de travaux utilisant l'analogie comme principe explicatif, qu'elle soit nommée comme telle ou qu'on parle de « relations paradigmatiques » (par ex. Booij, 1997, van Marle, 2000) ou de modèles basés sur des exemplaires (exemplar-based models ; par ex. Skousen & al., 2002 ; pour un résumé des principaux modèles de ce type, cf. Eddington, 2004). C'est ainsi que, dans un colloque international récent, S. Lappe et I. Plag ont recouru au concept pour expliquer l'assignation de l'accent dans des composés [NN] de l'anglais que Krott & al. (2001) l'utilisent pour modéliser les éléments de liaison à la jonction des constituants de composés en néerlandais, que Booij (2007) s'achève sur l'importance de la prise en compte des relations paradigmatiques en matière de lexique construit, que Gaeta (2007) se demande si l'analogie est « économique », ou que l'on peut trouver sur la page personnelle de H. Baayen les propos suivants :
The importance of paradigmatic relations for lexical processing has also become evident from our work on the morphological family size effect (Bertram, Baayen and Schreuder, 2000, Journal of Memory and Language, De Jong, Schreuder and Baayen, 2000, Language and Cognitive Processing, Moscoso del Prado Martin, Kostic, and Baayen, 2004, Cognition; for auditory comprehension, see Wurm, Ernestus, Schreuder and Baayen). For recent work addressing the imbalance of semantic interconnectivity for regular and irregular verbs and its consequences for lexical processing, see Baayen and Moscoso del Prado Martin (2004) and Tabak, Schreuder, and Baayen (2004).
Pour ce qui est des travaux portant sur la morphologie constructionnelle du français, la prise en compte de l'analogie et des relations paradigmatiques commence à percer. Sans prétendre à l'exhaustivité, je citerai ici Amiot (en préparation), Dal (2003b), Dal (2004 : 66 - 86), Dal & Namer (en préparation), Hathout (2003), Lignon & Montermini (en préparation), Stroppa & Yvon (2005).
L'objectif de la présente contribution n'était pas de prouver que l'analogie est un concept opératoire dans le domaine du lexique construit, mais simplement de rassembler des arguments montrant que, de même que dans d'autres champs de la linguistique où sa réhabilitation a commencé, le concept mérite peut-être davantage que le sort qu'il lui a été réservé jusqu'il y a peu. C'est, me semble-t-il, chose faite : si on admet que le rôle du morphologue est de mettre au jour les régularités qu'il observe dans les lexèmes construits et de les utiliser pour prédire le lexique à venir, l'analogie peut être réhabilitée comme mode explicatif, à charge pour lui de contraindre le concept.