SOUVENIRS CONTEMPORAINS ALPHONSE DAUDET 20 décembre Il m’avait écrit l’autre semaine : — Viens me prendre demain à midi. Nous déjeunerons en bavardant. À midi moins un quart, j’arrivais 31, rue de Bellechasse. On m’introduit dans le cabinet de travail. Une pièce carrée, très simple. Au centre, une vaste table couverte de brochures et de papiers, un vrai fouillis. Partout des livres. Aux murs, quelques lithographies, parmi lesquelles un superbe portrait à l’eau-forte de Gustave Flaubert. Daudet, assis sur la table, les jambes pendantes, la pipe aux dents, emmitouflé de fourrures, cause avec une demi-douzaine de reporters, qui recueillent son Verbe sur leur carnet, tandis qu’un dessinateur esquisse sa silhouette. Par la fenêtre, le regard plonge sur une immense cour plantée d’arbres que la neige a poudrés à frimas. On se croirait au bout du monde, dans quelque coin provincial, bien reposé, bien calme, un tantinet mélancolique. Midi sonne à l’horloge d’un hospice voisin. Douze coups lents, espacés, avec la sonorité lourde d’un tambour voilé de crêpe. Comme un écho lointain des Camaldules. Cela complète l’illusion. Me voilà transporté, d’un coup d’aile, à cinq cents lieues de Paris. — Je te devine, me dit Daudet, jouissant de mon extase. Tu t’imagines entendre les cloches de Saint-Agricol, en Avignon ! Et, ce disant, il me fit un petit signe d’intelligence. Je compris. — Tu sais, insinuai-je, que j’ai moins d’une heure à te donner... À peine le temps d’expédier une côtelette. — Et moi, j’ai la répétition de ma pièce... Messieurs, mes excuses ! Les reporters serrèrent leur carnet... Le dessinateur roula sa silhouette... Un bout de conduite, et nous étions seuls. — En route ! s’écria Daudet en me poussant vers la porte. — Comment !... nous sortons ? — Oui, ma femme déjeune dans sa famille. Nous, nous allons déjeuner chez Foyot. Avons-nous assez fricoté dans cette taverne, quand nous étions jeunes !... Avec un doigt de vieux bordeaux, il nous semblera que nous le sommes encore ! — Va pour Foyot !... Allons ! Comme nous traversions la cour, une voix fraîche et jeune cria de là-haut : — Bonjour, père ! Daudet leva la tête, envoya vers la fenêtre un petit geste amical et me dit : — C’est mon fils le carabin... Il pioche sa médecine... Mais il a des lettres... Je rêve pour son doctorat une thèse qui n’est point banale : la maladie de Pascal. — La maladie de Pascal ? — Hé ! parbleu ! celle dont il a souffert toute sa vie !... Tu te rappelles ces trous dont il parle, qu’il voyait béants devant lui quand il cherchait le sommeil sans le pouvoir trouver ?... Ces trous-là, je les ai vus souvent dans mes insomnies, que le chloral seul peut m’aider à vaincre... Et j’ai pu diagnostiquer sur moi-même le mal inconnu dont est mort l’illustre penseur... Va, nous, les modernes, nous n’avons rien inventé, pas même la névrose ! Vingt minutes plus tard, nous étions attablés, en face l’un de l’autre, dans un petit cabinet ayant vue sur la rue de Tournon. Le maître d’hôtel était là debout, brandissant la carte. — Monsieur, fit Daudet avec une politesse froide, vous avez l’honneur de traiter aujourd’hui l’illustre Roumestan et son non moins illustre ami Bompard !... Deux fines gueules !... — Si ces messieurs veulent s’en rapporter à moi... — Depuis A jusque Z... Soignez la salade, surtout ! Et m’interrogeant de son œil de myope : — Vas-tu dans le monde, ce soir ? — Non. Pourquoi ? — C’est que je te proposerais, avec la salade, une petite pointe d’ail... — Tu veux dire une grosse ! — À la bonne heure !... Un chapon pour deux, et soigné ! Le maître d’hôtel sortit. Nous éclatâmes d’un bon rire : — Té Roumestan ! — Té ! Bompard ! — Ah ! mon vieux, poursuivit Daudet, que de souvenirs réveille en moi ce quartier où tant de créatures vivent et meurent, indifférentes ! Tiens, tout à l’heure, en passant devant le n° 7 de la rue de Tournon, le cœur m’a battu !... C’est là que j’ai dormi ma première nuit parisienne, en 1857, chambre à chambre avec Gambetta qui venait, lui aussi, de sa province à la conquête de Paris !... Oh ! la table d’hôte du n° 7... en a-t-elle vu passer de ces futurs grands hommes ! Henri Rochefort, alors expéditionnaire à l’Hôtel de Ville, y venait quelquefois. Mais le futur lanternier et le futur tribun ne sympathisaient guère. La faconde exubérante de l’un était gênée par l’ironie froide et pince-sans-rire de l’autre. Ils s’observaient, défiants. Mais rien ne faisait prévoir que cette défiance dût un jour se changer en haine... Il y a quelques années, dînant avec Rochefort chez un ami commun, je lui rappelai ces premières impressions : — J’ai toujours eu les bavards en horreur, me répondit-il... Ils ont perdu la France ! Par bonheur, leur règne est fini !... Ce n’est plus avec des paroles sonores qu’on entraîne les masses... Il est passé le temps où votre Gambetta d’un coup de gueule eût fait sortir de terre des légions !... Lui, pas plus que les autres, ses disciples ou ses caudataires !... À l’heure qu’il est, il n’y a qu’un homme dans Paris capable d’en rallier à lui soixante mille, de les jeter dans la rue, et de les conduire où il lui plaira !... — Et cet homme ?... — Ce n’est pas lui, c’est moi ! On jouait alors Jack au Second Théâtre-Français. L’hiver était rude ; et la neige, en obstruant la circulation, faisait le vide dans les salles de spectacle... Sapristi ! m’écriai-je, puisque vous disposez de soixante mille hommes, dirigez-les le soir sur l’Odéon, ça me ferait plaisir ! Je dépasserais les bornes de cette chronique à vouloir reproduire en son entier cette conversation à bâtons rompus inter pocula, où j’ai trouvé, moi le compagnon des premières heures, un charme intime que d’autres, peut-être, n’y trouveraient pas, du moins au même degré. Il suffira d’en détacher au hasard, comme elles m’ont été contées, une ou deux anecdotes. En écrivant son dernier Tartarin, Daudet vient de se mettre en état de récidive vis-à-vis des Tarasconnais. Il devrait savoir, cependant, qu’il y a quelques risques à blaguer les riverains du Rhône, et l’attentat dont il faillit être victime, il y a deux ans, aurait dû le tenir en garde contre ces démangeaisons gouailleuses. Cette année-là, Daudet était en villégiature au château de P..., près de Cavaillon. Il y avait entraîné son maître Edmond de Goncourt, qui, pour la première fois de sa vie, entreprenait un aussi long voyage. Le premier soir, à table, ils eurent entre eux le commandant de la gendarmerie départementale, Messin d’origine, qui, en sa qualité d’homme du Nord, ne pouvait souffrir les Provençaux ; Tarascon, notamment, était sa bête noire. Il raffolait de Tartarin parce qu’on y tournait en ridicule les Tarasconnais. — En venant à P..., avez-vous passé par Tarascon ? demanda-t-il à l’auteur de cette amusante satire. — Je n’ai pas eu besoin de descendre jusque-là. — Ah ! tant mieux, on n’aurait eu qu’à vous reconnaître !... — Et si l’on m’avait reconnu ?... — Oh ! votre affaire était bonne ! — Vraiment ! — Mais sacrebleu ! vous ne connaissez donc pas l’histoire ? — Quelle histoire ? — Celle du commis-voyageur. — ??? — Il y a quelques mois un de ces industriels errants débarque à l’hôtel de... on lui présente le registre... il signe : Alphonse Daudet ... L’aubergiste roule des yeux furibonds... Il n’y prend garde... Le soir, après son repas, il s’installe à la terrasse d’un café pour déguster sa demi-tasse... Absorbé dans la lecture d’un journal, il ne voit pas une cinquantaine de mauvais drôles faire le cercle autour de lui... Il n’entend pas ces mots : — Le voilà ! le voilà ! courir avec un accent de menace, de bouche en bouche... Soudain, il se sent pris au collet, enlevé brutalement de sa chaise, rudoyé, bousculé, roulé comme une épave dans un flot humain !... — Au Rhône, la canaille ! Au Rhône le brigand ! hurlent mille voix furieuses. Et le pauvre diable eût fait le plongeon dans le Rhône, si ma brigade ne s’était trouvée là bien à point pour le dégager !... Par ce que les Tarasconnais ont failli faire au Daudet apocryphe, imaginez ce dont ils seraient capables à l’endroit du Daudet authentique !... Vous voilà prévenu ! Et Goncourt, en écoutant cette narration pittoresque, se disait à part soi : — C’est donc ça, le Midi !... Si jamais on m’y repince ! Voilà donc l’auteur de Tartarin proscrit, sous peine de mort, de sa terre natale. Les Tarasconnais ne désarmeront de leur colère que lorsqu’il sera de l’Académie française. Le Félibrige, cette académie provençale, ne leur suffit déjà plus. Mais il est peu probable que, de longtemps, Daudet cherche à rentrer en grâce, au prix de cette concession faite à la vanité tarasconnaise. Sur ce point, Daudet qui s’en est déjà très nettement expliqué dans une lettre rendue publique, s’en est expliqué plus nettement encore avec moi : — Mon éloignement, je n’ose dire mon dédain pour cette vénérable institution, m’a-t-il dit, provient de ce que j’ai vu de trop près la cuisine des scrutins académiques. Lors de l’élection de François Coppée, j’avais été choisi pour faire ce qu’on appelle « le jeu des ducs ». Les ducs de Broglie et Pasquier m’honorèrent de leurs recherches. Ils me fêtèrent comme des joueurs fêtent un atout décisif. Mais, au cours de l’entrevue, je fis une singulière découverte... Ces messieurs qui m’offraient, avec la candidature, l’appui de leur groupe, ne connaissaient rien de ce que j’avais écrit. Il eût été par trop cruel d’abuser de leur innocence... Et je dus leur apprendre que j’avais commis quelques livres peu conformes à l’orthodoxie monarchique, entre autres Les Rois en exil. Cette révélation brouillait les cartes ducales... Dès ce moment, on me battit froid... Et voilà comme, selon toutes les probabilités, je resterai toujours en vue de la Coupole, comme Moïse en vue de la Terre Promise... — En es-tu bien sûr, mon cher Alphonse, et n’y aurait-il pas ce renoncement un peu de coquetterie ? Il me plaît, à moi, de n’y voir qu’une variation de dilettante sur ce mot que Labiche te dit un soir, entre deux portes, chez la princesse Mathilde : — Faites-vous désirer ! Mot profond, qui n’était qu’une variante de cet autre mot d’Alexandre Dumas : — Si Daudet ne faisait pas tant sa renchérie, il serait des nôtres ! ÉMILE BLAVET 15 mai 189115 mai 1891 Le Gaulois LE ROMAN ROMANESQUE Nous continuerons aujourd’hui, comme nous la continuerons demain, notre enquête auprès des principaux écrivains sur l’évolution littéraire. CHEZ M. A. DAUDET L’éminent romancier se montre quelque peu surpris du bruit que fait dans les milieux littéraires l’article de M. Prévost sur le roman romanesque. — Je pense, nous a-t-il dit, que M. Prévost, qui me paraît être un garçon fort spirituel et fort intelligent, a surtout trouvé le moyen, dans son article sur l’évolution du roman, de parler de lui et de prêcher en faveur de ses œuvres écrites ou à écrire. Cela est fort adroit, et on ne saurait lui en vouloir de la pilule dorée qu’il nous oblige, d’une manière fort aimable du reste, à avaler. Quand je dis nous, c’est une façon de parler, car je me tiens en dehors des luttes ou des discussions littéraires, et si j’ai l’honneur de vous donner, en ce moment, mon avis sur une aussi « importante » question, c’est que vous avez su pénétrer, par l’entremise de mon frère, jusqu’à moi. Je ne vous cache pas que je n’aime pas beaucoup le genre interview, d’autant que j’en ai été plusieurs fois la victime. Mais ce que j’ai à vous dire sera court et formulé d’une manière générale. M. Marcel Prévost nous dit, ou à peu près, qu’il se produit actuellement une évolution littéraire en faveur du roman romanesque, délaissé depuis longtemps. C’est donc un retour vers ce que M. Prévost appelle les anciennes routes. Mais il me semble que ces routes anciennes ne sont pas si désertées que cela, puisque, sans parler d’Octave Feuillet, dont la disparition ne remonte pas à une année, nous avons des romanciers qui écrivent des œuvres qui se rapprochent beaucoup, si je ne me trompe, du genre romanesque tant goûté par M. Prévost. Parmi ces romanciers, faut-il citer des noms ? J’en ai trois ou quatre présents à la mémoire : Albert Delpit, Georges Ohnet, Rabusson, de Tinseau. Est-ce que ces écrivains, dont les œuvres sont lues, ne sont pas des romanciers dans le genre de celui que M. Prévost voudrait voir refleurir ? Oui, sans doute. Par conséquent vous voyez que le roman dit « romantique » existe encore, et qu’il n’est pas besoin de le créer ou plutôt de le rétablir. Toutes ces étiquettes, voyez-vous, toutes ces classifications d’école, de genre, de procédés et de tendances littéraires, que certains esprits appliquent sur le dos des livres, me feront toujours sourire. L’écrivain écrit selon son tempérament, ses goûts, ses sensations, ses préoccupations et sa vision personnelle de l’art. Si le livre est bon, sincère, écrit avec une conscience d’artiste, un sentiment et un souffle généreux, il sera toujours lu et apprécié, quelles que soient les tendances personnelles de l’auteur. Et puis, en somme, il y a différentes catégories de lecteurs, les uns portés vers les romans d’observation, d’autres vers les romans d’analyse ou de psychologie ; d’autres, enfin, vers les romans naturalistes ou sociaux. Ces lecteurs suivront leur goût personnel et achèteront les ouvrages qui y répondent. Soyez persuadé que, lorsqu’un bon roman paraît, quelle que soit l’étiquette dont on l’affuble, il sera lu, énormément lu par le public. Voilà tout ce que je puis vous dire sur l’évolution littéraire de M. Prévost. J’ai tellement ces discussions littéraires en horreur que j’ai dû décliner de donner mon opinion à un de vos confrères qui fait en ce moment, dans un journal du matin, une enquête sur l’évolution littéraire. À quoi bon tout cela ? Je me demande ce que doit penser le public à la lecture de ces discussions oiseuses sur tel ou tel genre de roman, sur tel ou tel écrivain. Et puis, en définitive, qu’a-t-il appris de nouveau ? rien ou pas grand’chose, si ce n’est le mal que pense de X... son confrère Z... Je me résume. Il n’y a pas d’école ou plutôt il ne doit pas en exister ; il n’y a que des œuvres, bonnes ou mauvaises. Que chaque écrivain écrive selon son tempérament, sans se soucier dans quel genre il écrit ou doit écrire. Lorsque Zola fonda l’école dite naturaliste, un mot, entre parenthèse, que je n’ai jamais mis sous ma plume, on me pressait vivement de prendre position dans un camp opposé. On voulait faire de moi, à mon tour, un chef d’école. J’ai trouvé que cet honneur était tellement puéril, ridicule même, que ma réponse fut claire et nette. Je refusai l’emploi que des amis bien intentionnés, m’offraient avec beaucoup de sympathie. FLY 3 octobre 18913 octobre 1891 L’Écho de Paris DAUDET CONTRE SARDOU C’est hier soir qu’a eu lieu, au théâtre du Gymnase, la reprise de Numa Roumestan ; Henry Bauër dira avec quel succès. Or, comme si la prévision de ce succès était de nature à jeter le trouble dans l’esprit de Victorien Sardou, — l’auteur malheureux de Thermidor a déversé sa bile dans le sein d’un de nos confrères de La France. Sous le prétexte que Daudet l’a traité, au cours d’un interview, de « mauvais camarade », il se répand en imputations fâcheuses contre l’éminent écrivain. Nous ne pouvions, dans cette maison qui est sienne, laisser passer ces imputations sans les relever. Ce n’est certes pas qu’elles soient graves... Elles ne sont que l’écho de méchants racontars, de sottes histoires, d’ineptes commérages dont il y a belle lurette que Daudet a fait justice. Mais, vous connaissez le mot de Basile ; c’est pourquoi, j’ai été voir, hier soir, l’auteur de Numa Roumestan. — Comment va ? me dit Daudet en me tendant la main... Vous venez me parler de la mort du général Boulanger... — De cela et d’autre chose. De l’article de La France, par exemple. — De quel article parlez-vous ? Je n’ai pas lu de journaux ces jours derniers... J’avoue que j’étais assez embarrassé. J’avais joué — inconsciemment — le rôle de l’ami empressé qui vient servir tout chaud le plat qui vous est désagréable. Mais il n’y avait plus à reculer. Je lus donc l’article à Daudet, qui, frémissant, s’écria : — Ainsi, M. Sardou ne me connaît pas. Il ne lit pas mes romans ; il ne va pas voir mes pièces et, pour un peu, il déclarerait qu’il ignore jusqu’à mon existence !... Eh bien ! mon cher ami, ce que vous pouvez dire, c’est qu’on ne m’a jamais vu dans ses escaliers et que si je n’ai jamais monté les siens, il a gravi les miens plusieurs fois. Un exemple : au lendemain de Haine j’ai fait, dans le Journal Officiel, le compte rendu le plus élogieux qui ait été publié de ce drame, et M. Sardou, qui n’avait pas été absolument gâté par la presse, vint chez moi me remercier. Il me prit les deux mains, me les serra avec effusion et me remercia, avec des larmes dans la voix. Il était bien humble, à ce moment, l’homme qui prétend ne pas me connaître — et ne jamais me lire... Et s’échauffant de plus en plus, Daudet reprend : — Qu’ai-je dit de M. Sardou ? Qu’il est un mauvais camarade — et rien de plus. Cela, je le maintiens. Tous ceux qui le connaissent savent avec quelle invraisemblable fureur il cherche — dans les théâtres où il a une pièce reçue, — à étouffer les œuvres des auteurs, jeunes ou vieux, qui doivent se produire sur la même scène. Ceux-là, certes, ne me démentiront pas... Est-ce donc un bon camarade l’homme qui éprouve — à quel propos et dans quel but, je vous le demande ? — le besoin de télégraphier, de Nice, au Figaro, que Germinie Lacerteux « ne fait pas d’argent » ? Car M. Sardou, qui ne lit jamais mes romans — c’est entendu — et qui a déclaré pourtant que L’Immortel aurait été mieux écrit si j’avais laissé ce soin à son concierge, — car M. Sardou, dis-je, trouve que Germinie Lacerteux est une mauvaise pièce, — ce qui doit laisser bien froid mon éminent ami, M. de Goncourt... M. Sardou formule contre moi trois accusations ; — la première de m’être moqué du grand âge de Camille Doucet, alors que je suis moi-même impotent ; les deux autres, c’est d’avoir attaqué le duc de Morny et Bravais, après avoir été tiré de la misère par le premier et hébergé par le second. Mon Dieu ! M. Camille Doucet m’avait été désagréable, et j’ai agi de même à son égard !... J’avoue que si la maladie dont je souffre m’avait atteint dès ce moment, peut-être le caractère de mon personnage se fût-il quelque peu modifié... Je n’en sais rien — en tout cas, cela n’en doit intéresser que fort peu M. Sardou, encore qu’il n’ait de bonnes paroles que pour l’Académie... Quant aux deux légendes ridicules qui me font tenir une conduite odieuse vis-à-vis de M. de Morny et de Bravais, je croyais en avoir fait bonne et décisive justice — et n’être plus obligé d’y revenir. Il est vrai que j’ai été pendant cinq années, aux appointements de trois mille francs par an, le secrétaire de M. de Morny. Croyez-vous que, pendant ces cinq années de vie commune, je n’ai pas recueilli des renseignements et que je n’ai pas eu connaissance de faits ayant un véritable intérêt ?... Ces renseignements, ces événements, en ai-je donc fait usage ? Non. Je me suis borné à faire de l’homme une étude sincère, avec mon observation personnelle, il est certain, mais avec des matériaux tombés dans le domaine public et dont tout le monde eût pu se servir. C’est Louis Poupart-Davyl qui a lancé dans la circulation cette histoire. Il avait été mon imprimeur au temps où il était imprimeur de la Chambre. Je lui avais donné mon second livre — un volume de poésies — à publier. Et, comme je n’avais pu le payer aussi vite que je l’aurais désiré, il fit mettre saisie-arrêt sur mon traitement chez M. de Morny — c’est la seule opposition que j’ai reçue — et fit circuler dans le public cette petite méchanceté. J’eus à cette époque une explication avec M. de Morny, à qui je déclarai que j’avais perdu de l’argent au jeu, sachant que son tempérament l’entraînerait à excuser bien plutôt une dette de cette nature qu’une obligation contractée dans le but de faire éditer un volume de poésies. Après un léger temps d’arrêt, Daudet continue : — Voici pour M. de Morny. Prétendre que ce galant homme a fait ma fortune parce que j’ai été son secrétaire aux appointements de 250 francs par mois, cela ne vous semble-t-il pas un peu abusif ? Reste l’histoire Bravais. Mais, mon frère Ernest Daudet a pris soin, dans son livre Mon Frère et moi, de bien préciser les faits !... Vous constaterez qu’il me remercie dans — ce livre qu’il a fait dans un but de fraternelle amitié, mais dont j’ai combattu la publication immédiate —, d’avoir attendu pour publier Le Nabab que toutes les aventures de Bravais eussent cessé de défrayer la polémique. Jamais je n’ai été au service de Bravais ; jamais je ne lui ai rien dû. J’ai été tout juste deux fois chez lui et j’y ai présenté Barbey d’Aurevilly. Voilà à quoi se sont bornées nos relations. Ernest Daudet a été, il est vrai, son employé aux appointements de cinq cents francs ; mais moi, jamais ! Et c’est de moi qu’est le livre. Au surplus, j’ai eu à ce sujet une explication avec le fils Bravais. Des amis empressés l’avaient engagé à m’envoyer ses témoins, — Soit ! jeune homme lui dis-je. Non seulement j’accepte la rencontre, mais je vous laisse le choix des armes, quelles qu’elles soient. Mais faites-y bien attention, on abuse de votre crédulité. Lisez attentivement Le Nabab, vous y verrez que je fais de Bravais une victime de la comédie parisienne. Je constate sa probité et je termine par cinq lignes qui constituent, pour lui, un éloge. Tout cela, je le répète, me paraissait donc bien fini quand M. Victorien Sardou qui a, de temps à autre, des colères séniles de vieille femme, exhume inopinément ces commérages. J’ai cherché de quoi M. Sardou pouvait me garder rancune. Je l’ai enfin trouvé. J’ai fait, lors du différend qu’il a eu avec Mario Uchard, un article dont l’avocat de ce dernier a donné la lecture entière au tribunal, pensant que cela pouvait servir les intérêts de son client. J’avoue qu’en écrivant cet article, je n’avais entendu servir ou combattre les intérêts de personne. J’avais simplement dit mon sentiment ; — mais il se trouvait que ce sentiment était en opposition avec la cause de M. Sardou et qu’il devait constituer à mon insu une arme contre lui... Voilà l’origine de tout cela. Pour moi, je n’ai rien dit de M. Sardou, si ce n’est que c’est un mauvais camarade. Je l’ai dit avant ; je le répète après. M. Sardou dit qu’il ne lit pas mes romans ; comment peut-il trouver dès lors que son concierge les écrirait mieux que moi ? Je ne suis pas vaniteux ; — mais je trouve qu’il a bien quelque chance d’avoir un tel pipelet... En tout cas, s’il ne lit pas mes ouvrages, il lit ceux de la plupart de mes confrères, car le roman contemporain est pour lui le garde-manger où il puise sans vergogne, pour alimenter une pièce de théâtre... Daudet avait parlé avec ses nerfs, et prenait à peine le temps de respirer. Insister eût été prolonger inutilement un entretien pénible. Je savais, du reste, tout ce que je voulais savoir, et je me faisais mentalement cette réflexion qu’il est au moins aussi ridicule de raconter les sornettes que n’a pas hésité à propager M. Sardou — que de jeter à la tête de ce dernier le roman de sa fortune, et de lui reprocher d’avoir tourné le dos à Déjazet, vieille et pauvre, après lui avoir dû les premiers succès. Je repris donc un autre sujet de conversation. Boulanger était tout naturellement indiqué comme tel : — Je ne puis me répéter, mon cher ami, me dit Daudet. Interviewé par un de vos confrères, je tomberais dans des redites sans intérêt et j’aurais l’air de rabâcher... — Je n’insiste pas. Au revoir, cher maître et bonne chance à Numa Roumestan ! — Cela, reprit Daudet, c’est l’inconnu. Au théâtre, voyez-vous, on ne sait jamais... FERNAND XAU LE PLÉBISCITE POUR THERMIDOR MM. ALPHONSE DAUDET ET EDMOND DE GONCOURT Nous sommes allé voir M. Alphonse Daudet à Champrosay, où il passe une partie de l’été au milieu des siens, et où se trouve actuellement son ami M. Edmond de Goncourt. — Quand on a interdit Thermidor, nous dit l’auteur de Sapho, j’ai eu, je l’avoue cyniquement, un mouvement de joie égoïste. Enfin, pensai-je, Sardou va savoir ce que sont les ennuis ! Cela ne fut pas de longue durée ; car, si Sardou est un mauvais camarade, il n’en reste pas moins pour nous que c’était porter atteinte à la liberté de penser et d’écrire. Approuver un acte d’arbitraire comme celui-là, ce serait aller au-devant d’ennuis possibles pour chacun de nous. Nous ne pouvons pas, par conséquent, être avec le gouvernement contre Thermidor. Il faut donc espérer que la pièce sera rendue à Sardou et qu’elle passera sans encombre. D’ailleurs, pourquoi en serait-il autrement ? L’agitation qui a suivi la première n’était que superficielle, et je suis convaincu qu’on eût pu poursuivre la série des représentations sans que le public prît feu ou s’emballât. On peut reprendre Thermidor sans craindre même un semblant d’émeute. Il n’y en aura pas non plus si on persiste à ne le point jouer. Et comme nous faisons remarquer à M. Alphonse Daudet que M. Camille Doucet pense qu’on aurait eu du scandale à la quatrième représentation, il nous répond : — Les administrateurs du temps de M. Doucet étaient pusillanimes. Braves gens mais trembleurs, ils craignaient toujours pour les autres et pour eux-mêmes. M. Camille Doucet, qui est un homme aimable, courtois et de manières polies, a gardé cette habitude d’antan. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il ait ainsi parlé. Mais, je crois qu’il n’en faut pas chercher autre part les raisons. Non, il n’y aurait pas eu de scandale. Au fond, le public ne se passionne pas pour Thermidor ni contre lui. Il est des choses pour lesquelles il est vite allumé. Dites-moi s’il en est ainsi, en l’espèce ? Je vous le répète, pour moi, on peut jouer la pièce de Sardou sans peur ni crainte. Avec un peu de vigueur, on fera respecter le droit qu’ont les spectateurs d’entendre l’œuvre pour laquelle ils ont payé leur place. J’ajouterai que le devoir du gouvernement est de la faire reprendre s’il se pique de ne point étouffer la liberté d’écrire. — Savez-vous, mon cher maître, ce que me dira M. de Goncourt à ce sujet ? — Vous ne pourrez pas le voir, car il est dans son lit, malade depuis deux jours. Pêcheur endurci, il a reçu, vendredi, une terrible ondée qui lui a valu des douleurs dont il souffre aujourd’hui. Mais je puis vous assurer qu’il pense là-dessus comme moi-même. Vous pouvez être certain qu’il n’a pas pour Sardou une particulière affection ; mais enfin, du moment qu’il s’agit de la liberté d’une œuvre, il ne vous tiendrait pas un autre langage que le mien. — Je puis dire alors que M. de Goncourt est pour la reprise de Thermidor ? — Vous pouvez le dire. SAINT-RÉAL NOTES PARISIENNES Daudet chez le tsar ou Saint-Pétersbourg et le copyright bill À ce titre, n’allez pas croire que votre romancier préféré soit parti pour le pays des neiges, sur la troïka russe qui nous a amené le Comte de Ennatsky. Non, Daudet n’a pas quitté, pour aller s’engourdir dans les frimas des steppes, son chaud cabinet de la rue Bellechasse où nous le retrouvons, cet après-midi, avec ce même blanc visage de pur camée que sa chevelure en broussailles estompe aux angles, avec cette même sérénité de l’âme que sa douleur continue a unifiée tout à fait et laisse maintenant sans une ride, sans un pli, claire, limpide, tranquille presque comme un lac. Je dis « presque », car le vent qui passe quelquefois par-dessus mont, veut mettre quelquefois la tempête sur ce lac : vent d’amitiés sacrées et trahies, qui lui apportait, ce matin, les feuillets disparus d’un livre écrit à faux par une main de camarade qui a serré la sienne pendant vingt ans ; vent de fausses nouvelles arrivant du Midi et apprenant au père que son fils, qui voyage présentement avec sa jeune épouse à Hyères, a, malgré les distances, pu écraser sous sa voiture un passant, dans une rue de Marseille. Voilà une voiture qui va bien vite pour être, en même temps, sur deux points si éloignés. Elle n’en est pas moins arrivée aux bureaux d’un journal parisien qui l’enregistre, et dans le cœur d’Alphonse Daudet qui, malgré l’incohérence de l’information, en reste tout ému. Mais le télégraphe va aussi vite que la plus pressée des voitures et il apprend, Dieu merci ! que celle-ci n’a heureusement apporté des Camargues qu’un canard. — Sur ce, reprend Daudet, nous disions qu’à Saint-Pétersbourg... Ah ! L’histoire est jolie. Mais vous allez croire, vous, Méridional comme moi, que je l’invente. N’importe ! La voici, telle que mon imagination ne l’eût jamais su combiner, telle que Messieurs les Russes me l’ont faite. Et voilà Daudet parti, à cheval sur sa canne qui devient folle, à califourchon sur ses coquins de mots si pittoresques qui vous emportent à dada, à travers mille paysages ensoleillés faisant beau sur la route, parmi ces hommes aux costumes bizarres que celui-ci, d’un tour de main, vous déshabille jusqu’à l’âme et vous fait étudier à la loupe dont son œil fin de myope se sert par force et qu’il vous prête librement. Ainsi, de mots en choses, et d’hommes en histoires, jusqu’à la nuit et jusqu’à... Saint-PétersbourgDaudet vous emmène, sans vous laisser apercevoir qu’en vous faisant gagner deux heures d’une si fine conversation, ce sont deux heures qu’il a perdues pour lui-même. — Mais, bast ! ajoute-t-il, je ne suis plus au temps où la copie me rapportait trente francs par mois, — Figaro et Nain Jaune y compris, — et où une botte de radis me faisait trois repas. Vous riez ?... Mes fils rient aussi, quand je veux leur apprendre comment on peut tirer trois bons repas d’une seule botte de radis ; mais de bons radis roses, comme on les criait au bon vieux temps : — Ohé ! les radis ros, deux sous la bott’ !... Deux sous la botte ! Et croquants sous le sel, et frais sur le pain bis ! Ah ! la jeunesse, quelle noce ! Aujourd’hui, c’est à Saint-Pétersbourg qu’on m’emmène dîner. Venez-vous ? *** Le tsar donc, au lendemain de L’Obstacle, avait invité royalement son auteur à faire jouer par faveur cette pièce sur son théâtre impérial de Saint-Pétersbourg. Daudet, qui avait vu dans cet hommage fait à son œuvre une distinction dont se trouveraient honorés à la fois tous les dramaturges français, avait aussitôt et en tout désintéressement déféré aux intentions de son souverain correspondant. C’est-à-dire que, sans passer par aucun contrôle d’impresario et sans devoir servir de gain quelconque aux entreprises ordinaires d’exploitation théâtrale, Daudet qui n’avait pas encore fait imprimer sa pièce, — elle n’a été publiée en livre que l’autre jour, — en fit écrire aussitôt une copie et l’envoya à l’Empereur en lui disant, avec sa bonne humeur de roi qui savait donner aussi simplement que son royal cousin avait su demander avec intelligence : — Ça vous va ?... Prenez donc ! Et, là-dessus, trois mois passèrent. En plein hiver, on pouvait bien dormir trois mois. Mais, le printemps venu, la Belle au bois dormant se réveille et apprend un beau conte. Daudet fit, à la fin, comme la Belle, et : pan ! pan ! Un beau matin des jours derniers, une de ces jolies petites lettres à fines pattes de mouche, — mais de mouche qui sait voler, ma foi ! et bourdonner ! et quelquefois piquer donc ! — enfin, un de ces mots ailés du léger rédacteur des Lettres de mon moulin passa par-dessus les moulins et, paf ! tomba en plein Saint-Pétersbourg, sans même crier gare. — Bonjour, Messieurs les popes, les magyars et les moujiks. Je demande à parler à l’Empereur ! — À l’Empereur, mon Dieu ! Eh ! Qui donc êtes-vous ? — Té ! Je suis Daudet, pardi ! — Daudet qui ?... Ah ! Vous êtes peut-être celui dont on joue présentement la pièce en russe, au théâtre Michel, au théâtre Marie et au théâtre Panaev, à la fois ? — À la fois et en russe, messieurs ! Ah ! La pauvre petite lettre du meunier de Pampérigouste, quel demi-tour elle fit vite sous le vent gelé de Russie, elle, si blanche sur son papier glacé, qui devint aussitôt rouge, rouge de colère ! Mais le meunier avait bien trop d’esprit pour se fâcher. Il avait aussi assez de foin dans ses sabots pour ne pas faire payer aux Russes, au moins bizarres de sans-gêne, son passage de la Bérézina et son retour en France où, plus calme que tant d’autres meuniers, il commença par garder le silence. Ce n’est que l’autre semaine, sur le devant de porte de sa meunerie où, Dieu merci ! tous les sacs de farine sont bien en nombre et à leur place, ce n’est qu’en ouvrant L’Événement où il avait lu quelques lettres de peintres réclamant leur droit de propriété sur toute reproduction de leurs ouvrages, que Daudet a pensé me faire signe et m’a dit : — Au fait, si vous tentiez pour les littérateurs ce que vous venez de faire pour les peintres. Savez-vous, vous qui nous apprenez que les Peaux-Rouges ont accepté le Copyright Bill des États-Unis, savez-vous que les Russes n’ont même pas entendu parler encore de propriété littéraire ou artistique ? Cette Association Internationale qui fait des congrès en tant d’endroits, n’ira-t-elle pas enfin en tenir un à Saint-Pétersbourg ? Quels bons dîners elle y aurait pourtant : voyage, hôtel et table d’hôte gratis pour deux semaines ! Dites-le donc à Ratisbonne !... — Ce sera fait, cher Maître ! — Oui, mais qu’il prenne garde ; et qu’au moment de signer avec un Russe, le traité... — Eh bien ? — Eh bien ! Qu’il lui demande s’il n’est pas un officier du gouvernement. — Du saint gouvernement du tsar, grand Dieu ! Eh ! Qu’en dirait l’Alliance Russe ? — Le tsar et l’Alliance n’ont rien à voir dans ce guêpier. Enfin, moi qui vous parle en homme frais tondu, voulez-vous que je vous apprenne par qui L’Obstacle, offert en manuscrit français à l’Empereur, fut en secret traduit en russe et joué à mon insu sur trois théâtres de Saint-Pétersbourg à la fois ? Par la Cen-su-re ! — Par la Cen... ? — ... Sure ! Ce même cabinet secret où, presqu’en même temps, pour cause de morale, on me décarcassait ce pauvre Port-Tarascon, à ne le pouvoir plus reconnaître. Vous n’y comprenez pas grand-chose, et vous trouvez que je vous parle russe. Voilà trois mois que je parle couramment cette langue, sans m’en apercevoir moi-même, sur trois théâtres à la fois. Vrai ! Ne serait-ce pas à y crier, à chaque entr’acte, et sur l’air des lampions : — Copyright Bill !... Copyright Bill !... — Ô, Sainte Russie ! Et madame Adam, qu’en dira-t-elle ? ... — Bast ! Il y a belle heure qu’on n’y joue plus sa pièce. BOYER D’AGEN LES MÉMOIRES DU DUC DE MORNY Chez Alphonse Daudet L’année 1891 aura été aux Mémoires : Mémoires de Talleyrand, Mémoires de Madame Mère , Mémoires du Prince Napoléon, Mémoires de Barras, Mémoires du duc de Morny... Il n’y manque que les Mémoires des Mémoires, auxquels un malin fin-de-siècle met la dernière main, à coup sûr, — mais je le préviens que je revendique la priorité de ce titre pour l’ouvrage posthume que j’abandonnerai à mes neveux et qu’en vertu du Copyright Bill j’ai la faculté de publier trente ans encore après ma mort. Là ! j’ai le temps d’écrire, et mon rival d’attendre. Quelle heureuse législation pour les survivants de ma race ! Mais dans l’attente de ces publications curieuses qui sont, au dire de Talleyrand, si à crédit pour l’affirmer, la source des vérités historiques et qui comparées à la tradition toujours crédule, même superstitieuse, en deviennent la critique et la preuve, on a beau être l’ami d’un ami de ces mémorialistes d’outre-tombe, on ne l’est plus assez pour ne le point fatiguer de visites, ni obséder de questions. Et remarquez que, pour ce cas pathologique d’interview à outrance, on a toujours parmi les siens ou dans les connaissances de ses connaissances, quelque contemporain assez malheureux pour avoir connu jadis ces hommes-là et pour vous connaître aujourd’hui encore, vous leurs bourreaux, eux, vos victimes. Comme mon cher prochain, je pouvais bien choisir la mienne. Et précisément on s’est remis à parler de plus belle des Mémoires du Prince Napoléon et des Mémoires du duc de Morny, les deux à la fois. Tout naturellement : « Cra !... cra !... » j’écris aussitôt à Alphonse Daudet qui ne fut pas cinq ans « pour des prunes », comme dans sa chanson, le secrétaire du duc de Morny, et qui, dans l’entourage des hommes de Napoléon III aura peut-être vu le prince Napoléon dont les « Mémoires » étaient d’abord mis en cause. Il me resterait bien ceux du ministre et je ferais, qui sait, coup double. Mais voici la réponse du maître, et ma première déception : Mon cher B..., Je n’ai pas connu le prince Napoléon et ne peux vous fournir une impression personnelle et renseignée sur lui. Croyez à mes regrets et tout à vous. ALPH. DAUDET. Il n’avait pas connu le prince Napoléon !... Eh ! qui Daudet avait-il donc connu ? — Et ce duc de Morny ?... lui dis-je, en frappant aussi brusquement à sa porte qu’à ses souvenirs. — Ah !... De Morny, c’est autre chose, répond-il, en se rappelant Le Nabab. On a parlé d’indiscrétion, de défection politique... Mon Dieu ! je ne m’en suis jamais caché. J’ai été, à l’âge de vingt ans, attaché au cabinet du haut fonctionnaire qui m’a servi de type ; et mes amis de ce temps-là savent quel grave personnage politique je faisais. L’administration, elle aussi, a dû garder un singulier souvenir de ce fantastique employé à la crinière mérovingienne et toujours, le dernier venu au bureau, le premier parti, et ne montant jamais chez le duc que pour lui demander des congés ; avec cela, d’un naturel indépendant, les mains nettes, et si peu inféodé à l’Empire que le jour où le duc lui offrit d’entrer à son cabinet, le futur attaché, crut devoir déclarer avec une solennité juvénile et touchante « qu’il était légitimiste ». — « L’Impératrice l’est aussi », répondit l’Excellence en souriant d’un grand air impertinent et tranquille. C’est avec ce sourire-là que je l’ai toujours vu, sans avoir besoin pour cela de regarder par le trou des serrures ; et c’est ainsi que je l’ai peint, tel qu’il aimait à se montrer, dans son attitude de Richelieu-Brümmel. L’histoire s’occupera de l’homme d’État. Moi, j’ai fait voir, en le mêlant de fort loin à la fiction de mon drame, le mondain qu’il était et qu’il voulait être, assuré d’ailleurs que, de son vivant, il ne lui eût point déplu d’être présenté ainsi. Voilà ce que j’avais à dire. Et, maintenant, ces déclarations faites en toute franchise, retournez bien vite au travail. On trouvera ma préface un peu courte, et les curieux y auront en vain cherché le piment attendu. Si brève que soit cette page, elle est pour moi, trois fois trop longue. Les préfaces ont cela de mauvais, qu’elles vous empêchent d’écrire des livres. — Et les interviews ? — Oh ! les interviews font dire ce qu’ils veulent, et je vous remercie de m’avoir permis de vous citer dans un de mes romans, la seule réponse que je puisse faire aux ennemis du duc de Morny, moi, son ami reconnaissant des cinq plus mauvaises années de ma vie, où j’eus du moins la fortune de connaître le meilleur cœur des hommes, et le plus fin et le dernier seigneur de France. Ainsi, Alphonse Daudet, de ces cinq ans de relations intimes avec le duc de Morny, n’a gardé que les souvenirs les meilleurs. S’il en sait d’autres, ils sont pour lui. Un journaliste pouvait parler plus abondamment ; un ami n’eût su mieux dire ; et dût cette interview paraître vide des trésors posthumes qu’un fossoyeur aurait pu exhumer, elle n’en est pas moins pleine d’éloges à l’honneur d’un galant homme qui n’a voulu nous dire que ce qu’il sait, et qui n’a semblé ignorer le reste que pour n’avoir pas le regret de refuser à la curiosité publique des secrets que l’amitié personnelle a bien le droit de réserver pour elle seule. On pouvait, a dit la critique du Nabab, être un romancier moins cruel ; on ne pouvait, ajoutera-t-elle sur Daudet, être un confident plus fidèle. BOYER D’AGEN 30 mai 189130 mai 1891 Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche ROUMANILLE Débordés d’actualités palpitantes — affaire de la mélinite, grève des omnibus, grandes fêtes mondaines, procès sensationnels, — les journaux quotidiens n’ont pu s’occuper comme ils l’auraient voulu du poète Joseph Roumanille qui vient de mourir à Avignon. Il mérite cependant quelque notice, le gracieux barde. Son rôle dans le Félibrige, son action bienfaisante dans l’œuvre de résurrection de la poésie provençale et de reconstitution de cette langue tombée au patois et aux grivoiseries, valent cependant un peu plus qu’une sèche nécrologie, si ses vers d’un art plus réduit que celui de Mistral et d’Aubanel lui assignent un rang inférieur à ceux-ci. Roumanille a été l’action du Félibrige si Mistral en a été l’oracle et Aubanel l’amour. Et en nos temps, spéculatifs surtout, il est bon de rendre hommage aux hommes d’action, à ceux qui ont la foi s’ils n’ont pas la réflexion. Désireux de posséder le ton exact pour parler du joli poète provençal, je me suis rendu chez M. Alphonse Daudet, expert en cette poésie particulière comme en toutes choses de l’esprit, lui demandant quelques indications et notes sur celui qu’il aima... Mais à quoi bon transformer ce que m’a dit M. Alphonse Daudet ? Ne vaut-il pas mieux le répéter simplement au lieu de l’arranger à ma façon ? L’opinion de l’auteur de L’Arlésienne est la plus importante à connaître et je transcris fidèlement ses paroles : — Ce pauvre Roumanille ! Si je l’ai connu !... Je le vois encore dans sa petite boutique de la rue Saint-Agricol, en Avignon !... C’était un de ces libraires comme on n’en voit plus, le libraire-poète, plus occupé d’abord de ses propres œuvres que de celles dont le débit le fait vivre, aimant mieux ensuite manquer la vente que donner des livres qui lui répugnent, tout occupé enfin de propager ses idées et non de vivre en répandant celles des autres...! Oh ! la jolie boutique claire dont les devantures contenaient toute la richesse poétique de la Provence, puis des ouvrages catholiques, ultra-catholiques... — Et la trilogie de Tartarin ? — Oui... Puis tous les félibres et quelques ouvrages nouveaux, mais peu, choisis avec un flair tout provençal, exclusivement méridional, avec le sens admirable de ce qui peut et doit au besoin plaire aux Avignonnais, à leur gaîté, à leur enthousiasme ensoleillé... Derrière le comptoir, je vois aussi une femme, la divine Rose Anaïs, poète elle aussi, qui jeune fille écrivit des vers exquis et qui, devenue femme, ne voulut plus être que l’épouse de Roumanille, quitta la plume et, modeste, s’effaça. Puis, c’est Thérèse leur exquise fille qui est encore, je crois bien, reine du Félibrige, petite cigale silencieuse, aussi gracieuse et belle que la Mireille de Mistral, elle aussi modeste et fine comme Rose Anaïs, toute dévouée à la renommée paternelle, amoureuse de la cité des Papes et du vers provençal... Vous savez, n’est-ce pas, que Roumanille commença par être maître d’études dans le collège où étudiait Mistral ? Ce fut lui qui donna au jeune Mistral le goût des vers provençaux, et c’est comme cela qu’on a pu dire que ce pauvre Roumanille fut le maître de l’auteur de Mireille... Oui, sans doute, comme Saint-Jean-Baptiste fut le maître de Jésus... Roumanille fut un précurseur plus qu’un inventeur... Il sentit, plus qu’il ne raisonna, la beauté et la grandeur de la langue qu’il parlait et eut l’instinct qu’elle pouvait servir à autre chose qu’au parler vulgaire ou à l’écrit burlesque... Roumanille aurait-il réussi, tout seul, le Félibrige ?... Je ne le crois point... Il lui manquait le génie qu’eut Aubanel et qu’a Mistral. Il était, d’ailleurs, le type accompli du Provençal, de l’Avignonnais... Âme amoureuse et chaude, papiste avant tout, catholique ensuite, royaliste pur (c’est-à-dire pour Henri V), franc, loyal, avec quelques dessous, mais si peu et si innocemment ! C’était surtout un cœur de poète populaire, ayant la parfaite intuition de l’âme provençale, de ses nuances et de ses ardeurs, mais simplement populaire, agréable, charmant, parfois exquis, connaissant à fond sa langue et son pays adoré, mais enfin n’élevant jamais cette âme provençale aux généralisations qui font de Mireille un poème universel, restant provençal, local... C’était l’homme de sa boutique, celui que Pontmartin, pour se consoler de ne plus se rencontrer à la Librairie Nouvelle, comme autrefois, avec ses amis Aubryet, Scholl et tant d’autres, venait visiter chaque jour pour causer des poètes de Paris, les sabrer parfois, et toujours les aimer... Je sais que Pontmartin a mis Roumanille au-dessus de tous les autres... Mais il faut voir dans cet excès une sympathie politique plus que littéraire. Pontmartin aimait Roumanille parce qu’il était royaliste, ultra-catholique et préoccupé de ne point déplaire à l’Index qu’il vénérait et dont il redoutait les anathèmes. Cela était un titre de gloire pour Armand de Pontmartin et le respect des convictions lui inspirait le respect littéraire... En somme, Roumanille fut un ravissant petit poète, plein d’une sève peu abondante et quelque peu falote, mais tout originale. Roumanille, dans le concert provençal, a donné sa note populaire et charmante, ce qui a bien sa valeur. Il a, de plus, été l’action du Félibrige qu’il dirigeait du haut de son almanach provençal et s’il n’a pas été la grande auréole de ce mouvement poétique, il lui a apporté sa foi et ses chansons. C’est bien quelque chose. Sans lui, peut-être, Mistral eût été un grand poète français, seulement il n’eût pas ajouté à son souffle lyrique la saveur et l’aisance de la langue natale. Roumanille a été un initiateur et un révélateur, ce qui est déjà bien... J’aurais bien voulu, aussi, parler avec l’auteur des Lettres de mon Moulin de la querelle si pénible entre Roumanille et Aubanel. Aubanel, aussi, était libraire, qui plus est, imprimeur du Pape ! Et Aubanel avait une âme amoureuse, dont les expressions poétiques offensaient la rigidité dogmatique de Roumanille. La querelle religieuse se mêla à la jalousie industrielle et Roumanille fit la querelle la plus méthodique, la plus envenimée, en même temps que la plus sincère, à son confrère et concurrent. Aubanel faillit y laisser son gagne-pain ; il y laissa ses vers qui, à l’heure qu’il est, ne sont pas encore publiés... Mais M. Alphonse Daudet, par un sentiment d’indulgente piété, n’a point voulu me suivre et n’a-t-il pas eu raison ? Sur la tombe à peine fermée du poète qui, dans les Enfers provençaux, est peut-être maintenant réconcilié avec son rival, il vaut mieux ne point rappeler cette discorde. C’est une triste page de l’histoire du Félibrige dont on fera, plus tard si l’on veut, de l’histoire édifiante. Il doit suffire, aujourd’hui, d’avoir rappelé quel fut le rôle de Roumanille, d’avoir esquissé son intéressante physionomie si peu moderne et de rendre hommage à ses pittoresques chansons. ANDRÉ MAUREL ALPHONSE DAUDET UNE VISITE À L’AUTEUR DE SAPHO Le mouvement littéraire Le nouveau logis de Daudet À propos de L’Arlésienne Souvenirs du Vaudeville Le nouvel ouvrage de Daudet Résurrection de Tartarin On reprend à l’Odéon, cette semaine, L’Arlésienne, d’Alphonse Daudet, et ce sera une véritable curiosité littéraire que la résurrection de cette pièce, dont la chute, en 1871, sans être aussi tapageuse que celle d’Henriette Maréchal, donna lieu à de vives controverses. Après la reprise si heureuse du drame des frères de Goncourt, il est tout naturel que M. Porel, le nouveau directeur de l’Odéon, dont les tentatives littéraires sont vraiment intéressantes, ait songé à L’Arlésienne, qui ne méritait certes pas la destinée que lui fit jadis l’indifférence du public. Pensant qu’à la veille de cette première, nos lecteurs seraient heureux d’avoir, de la bouche même de Daudet, quelques détails intéressants sur le passé de son œuvre, un rédacteur du Matin est allé trouver hier l’auteur de Sapho. Alphonse Daudet, depuis deux mois, a abandonné son appartement de l’avenue de l’Observatoire, — où il habita si longtemps. Il occupe maintenant, 31, rue de Bellechasse, dans la même maison que le duc de La Rochefoucauld, un grand appartement situé au troisième étage. Des fenêtres, le regard embrasse les vastes jardins qui s’étendent derrière les hôtels du vieux faubourg. Daudet peut se croire là bien loin de Paris, et travailler avec de la verdure à perte de vue, et des oiseaux qui viennent gazouiller jusque sur son balcon. Le poète des Amoureuses a été très malade cet hiver, il a beaucoup souffert d’une maladie nerveuse assez grave, compliquée de rhumatismes, et son visage est fort amaigri. Mais il va beaucoup mieux maintenant, et, déjà presque tout à fait guéri, s’est remis avec ardeur à une œuvre nouvelle. Alphonse Daudet, quittant pour un instant sa table de travail, nous a reçu dans son cabinet, immense pièce, avec une haute cheminée, quelques tapisseries, et des rayons de livres qui vont du plancher au plafond. L’Arlésienne au Vaudeville — Vous venez me parler de la reprise de ma pièce, nous dit-il, tout d’abord. Je vous avoue que je n’ai fait que l’autoriser, et que je n’ai encore assisté à aucune répétition. J’ai même, à l’égard de mon œuvre, une peur bizarre : c’est pour moi comme un être qu’on a beaucoup chéri, et qu’au moment de revoir on craint de ne plus aimer tout à fait autant. Car L’Arlésienne est une œuvre que j’ai longtemps caressée, pour laquelle je me suis vivement passionné, et qui m’a donné de cruelles désillusions. Quand Carvalho, alors directeur du Vaudeville, joua mon drame, et qu’il le monta avec ce soin artistique qu’il sait mettre dans tout, j’avoue que j’eus les plus douces espérances. Ma pièce, d’ailleurs, fut merveilleusement jouée ; entre autres souvenirs qui me sont restés de ces jours de lutte, je me rappelle que c’est un peu moi qui ai donné à Mlle Bartet la première occasion de se produire. On avait fait défiler devant moi bien des jeunes filles, et toujours je disais : — Non, pas celle-là ! Mlle Bartet parut, elle dit quelques mots, je fus charmé, et je la voulus. On eut beau m’objecter qu’elle était maigre, qu’elle manquait de bras, je la voulus obstinément, car j’avais compris le charme de sa voix. Bien m’en prit, d’ailleurs, car elle fut parfaite. — Bizet écrivit la musique. — Tout d’abord il ne devait y avoir dans L’Arlésienne qu’un air provençal. Bizet fut chargé de l’orchestrer, puis, peu à peu, il en vint à faire cette musique charmante, qui sera certainement un des grands attraits de la reprise. Mais jadis, malgré la musique, malgré l’interprétation, ma pauvre Arlésienne n’eut pas la faveur du public. Vingt mauvaises représentations, et ce fut tout. C’était, pour moi, la moisson espérée s’en allant en fumée. Accablé, n’ayant plus ni force ni courage, je restai à la campagne jusqu’au mois de décembre. Et cela eut une influence décisive sur toute ma vie. Je venais d’avoir un échec à L’Ambigu avec un grand drame en sept tableaux, Lise Tavernier, je n’eus plus l’énergie de continuer à me donner presque exclusivement au théâtre. C’est ainsi que Fromont jeune, qui dans ma pensée ne devait être qu’une pièce dont j’avais même conçu le plan pendant les répétitions de L’Arlésienne, devint un roman. Je ne sais quel accueil le public fera cette fois à mon œuvre. Tout ce que je sais, par exemple, c’est que Porel fera tout pour la faire réussir. Car il vient de nous prouver dans Henriette Maréchal qu’il est un des premiers, sinon le premier, entre tous les metteurs en scène de ce temps. En contant tous ses déboires, toutes ses désespérances de naguère, l’écrivain si fêté aujourd’hui par le public avait un accent de profonde mélancolie. C’est qu’elles laissent au cœur des cicatrices que rien ne peut effacer, ni les joies ni les triomphes, ces heures douloureuses de la jeunesse, où l’on a souffert des injustices et des lâchetés jalouses. Les nouvelles œuvres Puis la conversation s’engagea entre le rédacteur du Matin et le célèbre romancier, sur les œuvres qu’il prépare, sur ses travaux actuels. — Cet hiver, je n’ai pu travailler beaucoup ; cependant j’ai déjà presque terminé un nouvel ouvrage ; encore une semaine de travail et j’aurai fini. — Ce nouvel ouvrage est sans doute votre roman sur l’Académie, dont vous m’avez parlé dans une conversation publiée dans Le Matin, au moment où vous veniez de déclarer que jamais vous n’iriez vous asseoir sous la coupole de l’Institut ? — Non, j’ai interrompu ce livre. Une Société d’éditeurs est venue me trouver et m’a demandé un ouvrage. J’ai cédé, et j’ai ressuscité Tartarin de Tarascon. Et c’est comme cela qu’au moment même où je souffrais d’atroces douleurs, j’ai écrit un livre de rire. Sera-t-il bon ? Je ne sais, malgré tout le soin que j’y ai mis. On ne rit plus d’aussi bon cœur quand on a passé la quarantaine. — Nous allons donc revoir Tartarin ? — Oui, Tartarin en Suisse, où une délégation de Tarasconnais ira solennellement le chercher. J’ai fait même une charge assez vive contre la Suisse. — Et le roman sur l’Académie ? — Je vais m’y remettre bientôt. Déjà j’ai fait tout le plan du livre, car je ne saurais travailler sans avoir d’abord conçu, agencé, non seulement les grandes lignes, mais encore les détails mêmes d’une œuvre, et cela chapitre par chapitre, presque page par page. Daudet nous montra alors un épais cahier dont les pages couvertes de son écriture droite et fine contenaient le scénario détaillé, minutieux, du livre qu’il écrit en ce moment. Quelle somme de travail, de recherches, représente un roman de Daudet ! En lisant ces pages où les mots chantent comme une musique, où ce millionnaire prodigue dépense sans compter son esprit ou son cœur, le lecteur ne sait pas ce qu’a coûté de dur labeur ce livre qui charme son ennui un jour ou deux ! La vérité dans l’art Des œuvres futures de Daudet, nous en vînmes à parler des derniers volumes parus et du mouvement de la littérature de ce temps. Avec quelle verve ce brillant écrivain, qui sait être aussi un fin critique, mais un critique bienveillant, parlait des livres des autres ! Depuis Germinal, que Daudet appelle un beau et grand livre, jusqu’à la dernière œuvre de Maupassant, il passait tout en revue, affirmant seulement ce qui est sa foi : la vérité dans l’art. Pour Daudet, comme pour Zola, comme pour Goncourt, cette trinité de grands esprits et de maîtres écrivains qui a rénové le roman moderne, l’idéal c’est la vérité. Mais il faut s’entendre sur le sens de ce mot, la vérité. Pour chercher le vrai, pour le trouver, il ne suffit pas de photographier les choses sans leur donner la couleur de la vie, il faut encore que le scalpel de l’artiste ou de l’écrivain sache fouiller le cœur et le cerveau pour y prendre toute la brutalité des passions humaines, sans doute, mais aussi toute leur grandeur idéale. Daudet a peur des œuvres trop savamment construites, dont la charpente est trop parfaite, trop régulière, dont la logique est trop serrée, trop vigoureuse. — C’est, dit-il, un écueil sur lequel les meilleurs, parfois, viennent échouer, car la vie n’a pas cette régularité architecturale ; les événements ne suivent pas toujours la logique d’Aristote. Il constate avec satisfaction que l’art moderne, réellement, a suivi l’impulsion que lui ont donné les passionnés de vérité ; que les préventions passent et que les fausses pudeurs ne se voilent pas trop longtemps la face. — Bientôt, nous disait-il en riant, on sera obligé de convenir que Sapho est un livre très chaste. NON SIGNÉ SAPHO UN ENTRETIEN AVEC M. ALPHONSE DAUDET La pièce et le roman Comment compose Daudet Un scénario La collaboration avec Belot Une pièce chaste Les cinq actes Dans quelques jours le Gymnase nous donnera la première de Sapho, la pièce qu’Alphonse Daudet a tirée de son roman. Quoique le célèbre romancier se soit adjoint la collaboration d’Adolphe Belot, c’est la première fois qu’il travaille lui-même à une pièce empruntée à un de ses romans, et chacun sait qu’il a appliqué à cette œuvre nouvelle son esthétique particulière du théâtre, qui lui valut jadis tant de critiques violentes. Un rédacteur du Matin est allé hier demander à M. Alphonse Daudet de vouloir bien conter à nos lecteurs à la fois et les origines du roman qui sont encore inconnues, et celles de la pièce. Alphonse Daudet, que nous avons trouvé absolument remis de la douloureuse maladie qui l’avait frappé l’été dernier, et très dispos malgré la double fatigue que lui ont causé et les répétitions de la pièce, et l’achèvement de son nouvel ouvrage, Tartarin sur les Alpes, s’est mis aussitôt à notre disposition, et il nous a conté, avec une verve impossible à rendre dans ce court récit, comment il a fait le roman, comment il a été amené à faire la pièce, enfin comment il travaille. — Sapho est une œuvre à part, nous dit-il en commençant. Vous trouverez dans mes contes tous les romans que j’ai faits et presque tous ceux que je ferai. La Mort du duc de M..., c’est l’embryon du Nabab ; La Paye, c’est le point de départ de Jacques . Jadis, à mesure que l’idée d’une œuvre me venait à l’esprit, je la jetais dans un conte rapide, afin de prendre date, afin qu’on ne pût jamais me reprocher d’avoir emprunté mon sujet à quelqu’un. Mais il n’y a rien qui rappelle Sapho dans mes contes, bien que l’idée de ce roman me soit venue il y a vingt ans. J’avais écrit une page intitulée : Une rupture dans les bois, mais je la trouvais si poignante, si lugubre, que je ne voulus pas la publier. La genèse d’un roman Cependant, je continuais à amasser notes sur notes pour Sapho. J’ai une façon particulière de travailler que je vais vous expliquer : non seulement presque chaque jour je prends des notes personnelles, un peu au hasard, sur des cahiers que je refeuillète ensuite quand je commence à faire un roman, mais pour chaque œuvre j’écris une sorte de scénario détaillé, chapitre par chapitre, où de ci de là je jette même une phrase définitive qui passe intacte dans le livre. Malheureusement, je n’ai plus le cahier de Sapho, que j’ai donné à Henry Céard, mais voici celui de mon dernier livre Tartarin sur les Alpes. Très curieux ce petit cahier cartonné que le romancier a bien voulu nous confier, et dans lequel on peut suivre pas à pas le travail mental de l’écrivain. Sur le verso des pages le scénario lui-même — tantôt rapide : Une apparition sur le Righi. — Qui est ce ? — Martyre d’un homme du Midi qui ne peut pas parler. Table d’hôte de 600 couverts. Tantôt très détaillé, presque le livre lui-même : Chapitre III. Quesaco ? dit Tartarin, assis sur son lit, l’oreille tendue. Des pas couraient les escaliers, les couloirs, des portes battaient violemment. Par ici, par ici. En même temps, une sorte de plainte ennuyée, un son de corne lamentable. Des flammes au dehors. D’un bond chaussé, vêtu... Sur le recto, des notes au hasard, des dessins, très primitifs, mais qui servent à l’auteur pour fixer la physionomie d’un personnage. Sur la première page, les essais de titres : Tartarin sur les cimes, Bompard et Tartarin, ou les ascensionnistes, Tartarin en Suisse, Tartarin sur les Alpes, nouveaux exploits du grand Tarasconnais. Rien d’amusant comme de parcourir ce cahier, c’est presque un voyage dans le cerveau de l’écrivain. On assiste à ses tâtonnements, à ses hésitations, on voit les passages rayés, le mot cherché, biffé, remis, la situation changée. Tantôt l’écriture est posée, achevée, tantôt, dans sa hâte de fixer l’idée jaillissante, on s’aperçoit que c’est à peine si le romancier a esquissé les lettres. L’Évangéliste et Sapho Après nous avoir montré ainsi sa méthode de travail, Daudet reprit. — Ce ne fut cependant qu’après L’Évangéliste que je me mis définitivement à Sapho. En écrivant L’Évangéliste, ce roman du protestantisme, je savais fort bien que je faisais une œuvre que ne voudrait pas lire le grand public, et j’ai été bien étonné quand j’en ai vu vendre 40000. J’avais obéi à un cri d’indignation de mon cœur, je voulais venger une honnête vieille dame, Mme B... la maîtresse d’allemand de mes enfants, de toutes les injustices et de toutes les ingratitudes dont on l’avait accablée. Et c’est pour cela que j’ai écrit L’Évangéliste, que pendant des mois, moi qui ne suis d’aucune religion et qui ne crois à aucune, j’ai étudié le protestantisme. Mais, après, je pensai que le moment était venu de publier Sapho, pour bien montrer aux lecteurs que ce roman évangélique n’impliquait nullement ma conversion. Jamais livre ne me donna autant de mal. J’ai horreur de l’obscénité, du mot cru ; Zola et moi nous avons souvent des discussions à ce sujet. Je ne le comprends qu’exceptionnellement, quand il est tellement dans la situation que ce serait mentir que de ne pas le mettre. Aussi, pour Sapho, était-ce un combat, une lutte de tous les instants, afin de rester dans le vrai, sans tomber dans l’obscène. Du reste, pour Le Nabab, je suis resté trois jours à trouver le récit de la noyade des lettres de Morny. J’avais assisté à cette scène, j’avais noyé les lettres moi-même, et pourtant je ne trouvais que des mots trop crus. Les titres du roman Mais ce qui me donna le plus de mal, ce fut le titre de Sapho. Je voulais un titre exprimant une idée de souillure, mon premier : Les Ruptures, ne me satisfaisait pas. J’intitulai alors mon livre : Le Faune. Sapho jeune, à seize ans, maîtresse de Caoudal, lui servait de modèle pour une statue d’un sexe indéterminé... Mais cela tombait fatalement dans des détails... que je ne voulais pas mettre. Enfin, après vingt titres, je trouvais... Sapho ! Malheureusement, au moment même où j’allais terminer, on annonça Sapho, la reprise de l’opéra de Gounod. Quelle malechance ! Je rencontrais Gounod et lui racontai mon ennui. Écrivez-moi, me dit-il. Ma foi je n’ai pas écrit ! — Mais, demanda alors le rédacteur du Matin, Sapho est-elle une histoire connue de vous, vue par vous ? — Vous savez bien, reprit vivement Daudet, que je n’écris que ce que je vois. Je ne comprends pas le roman autrement. Sapho, c’est cent histoires que j’ai vues, que j’ai vécues. Même les mots heureux du livre sont des mots entendus. Ainsi, le cri de Gaussin : — Sapho... toute la lyre est comme un souvenir que j’adressais au grand Flaubert qui m’aima tant. Quand, dans mes emportements de méridional, je m’ouvrais tout entier devant lui, lui contant mes douleurs, mes déceptions, lui disant mes angoisses, mes confessions, il levait les bras au ciel et s’écriait : — Ce Daudet ! toute la lyre ! L’idée de la pièce — Maintenant, comment l’idée de tirer une pièce de Sapho vous est-elle venue ? — Je rencontrai Belot, il me proposa de faire la pièce, j’acceptai... — Adolphe Belot est un de vos plus anciens camarades ? — Nous sommes liés par une assez ancienne camaraderie, dont le début fut piquant. Belot était l’ami de mon frère, et nous ne nous parlions pas. Après la guerre, nous nous rencontrâmes dans le cabinet de Billion, le directeur de L’Ambigu. Nous avions un conflit d’intérêt, j’avais un drame en 7 actes que je voulais voir mettre à la scène, lui voulait qu’on continuât à jouer son Article 47. La discussion s’envenima, s’envenima si bien, que bientôt nous échangions nos cartes, avec de grands éclats de voix, et des allures très batailleuses..., si batailleuses, que Billion, effrayé, effaré, s’enfuit chercher Hostein pour nous séparer..., et nous enferma dans son cabinet. J’étais assis sur le bureau, en proie à une colère folle, Belot marchait dans la pièce comme un animal féroce dans sa cage, mais quand nous nous vîmes enfermés, nous partîmes tous deux d’un éclat de rire tel... qu’à dater de ce jour nous nous sommes liés et que Belot est devenu mon collaborateur. Quand tous deux nous eûmes décidé de faire la pièce, Belot vint chez moi, à Champrosay, et nous nous mîmes au scénario, avec le livre devant nous, le suivant page par page. Puis Belot se mit en campagne et m’avertit que Koning nous attendait à déjeuner. J’arrivai, très incrédule, connaissant les habitudes de pudeur du Gymnase, et je commençai par dire à Koning : — Vous en serez pour votre déjeuner, jamais vous ne jouerez cela ! Enfin, le déjeuner fini, je lus mon scénario. Voilà Koning enthousiasmé et qui, tout de suite, signe un traité, avec dédit, de 20000 francs. Le reste, vous le savez, Belot et moi nous nous sommes remis au travail. J’ai travaillé ensuite seul à Lamalou, la pièce est entrée en répétitions et la voilà mise au point. Ce n’est pas à moi d’en dire du mal... ni du bien ! À mon avis, Mme Hading sera très remarquable, et Damala sera un Gaussin blond très curieux, très intéressant, jouant avec sa nature et donnant la réalité de la vie sur le théâtre. — Tout le roman est dans la pièce ? — Oui, toutes les scènes importantes, et c’est une œuvre que peuvent entendre les oreilles les plus chastes. Il n’y a pas un mot qui puisse les blesser. Dame ! pour quiconque connaît la vie, en revanche, tous les sous-entendus y sont, et je n’ai rien sacrifié de mon œuvre. — Sapho est plus jeune, voilà tout, et au théâtre c’était une nécessité. — On a dit que vous aviez été obligé de changer quelques scènes ou quelques mots. — Koning et moi nous avons eu d’amicales discussions pour quelques passages qu’il trouvait trop raides. Mais alors, c’est Mme Daudet qu’il a voulu prendre pour arbitre. Je dois déclarer qu’elle lui a donné raison. En revanche, Mme Koning ne voulait rien abandonner de l’œuvre pour laquelle elle s’est prise d’un généreux enthousiasme. Les cinq actes de la pièce — Puis-je vous demander la nomenclature des actes ? — J’ai résisté absolument à Koning, je n’ai pas voulu commencer par le bal chez Déchelette. Koning m’offrait de dépenser vingt-cinq mille francs pour ce tableau. J’ai refusé. — Un décor, du faux esprit, des costumes, l’action pas engagée, le public se morfondait à regarder sans écouter. — Le premier acte se passe chez Gaussin, la liaison commencée. — Bref, au commencement du collage ? — Parfaitement ; le second acte, au restaurant à Ville-d’Avray. Le déjeuner avec Caoudal. C’est là que Gaussin apprend ce qu’est sa maîtresse, Sapho ! toute la lyre ! Le troisième acte, en ménage ! Le quatrième acte, dans la famille de Gaussin, avec Divonne et le Féniat. Le cinquième acte — Le dénouement est le même que dans le livre ? — ... À peu près ! Maintenant que vous dirais-je ? Qu’il n’y a aucun rapport, même entre la façon dont cette pièce a été écrite, et L’Arlésienne. L’Arlésienne est un drame lyrique. Sapho est un drame de la vie brutale. Je l’ai écrit avec une horreur cherchée de toute période lyrique, de toute affectation littéraire. J’ai cherché la langue de tout le monde, la vraie langue parlée. L’aurais-je trouvée ? Au moment où nous allions quitter le romancier, il nous parla de son prochain roman. Le prochain roman Le prochain roman de Daudet sera le pendant de Sapho, tout en se passant dans un tout autre milieu. Titre provisoire qui dit bien ce que sera l’œuvre : Une Rupture dans le monde. L’écrivain veut, cette fois, peindre le drame d’une rupture, avec l’hypocrisie mondaine, qui le rend plus poignant. NON SIGNÉ À PARIS ET AILLEURS Le nouveau roman d’Alphonse Daudet Tartarin sur les Alpes Les préoccupations de la vie politique, les petits événements de la vie mondaine — courses, cocottes, rengaines de l’opérette aux abois et triomphes des chanteurs de café-concert — n’ont pas encore la triste vertu de nous faire oublier qu’il existe autre chose digne de captiver notre attention : les manifestations littéraires et artistiques ont toujours le don de nous émouvoir. À l’annonce d’une nouvelle œuvre qui l’arrachera pour un temps à ses banales amusettes, à ses fastidieux plaisirs, le public — le vrai, celui qui comprend et qui juge — se prépare à la bien recevoir. Il se passionne. Sa curiosité éveillée veut être satisfaite, il aime qu’on le renseigne sur la valeur de cette manne intellectuelle qui va tomber dans le désert de son ennui ; il désire qu’on lui apprenne quelle sera la somme des délicates et savoureuses jouissances que son esprit attend et goûtera. Et ce désir est d’autant plus vif que le créateur de l’œuvre attendue est un maître préféré. L’auteur des merveilleuses conceptions dont la longue liste s’ouvre par les Lettres de mon moulin et s’arrête à Sapho, est peut-être le plus aimé des écrivains contemporains dont le talent est fait de charme et de vigueur. Ayant commencé par être un Benvenuto littéraire, ciselant avec un art infini d’étincelants petits bijoux, il en est arrivé, dans cette dernière œuvre, Sapho, — étude cruelle et tourmentée d’une passion — à tailler dans le marbre, en plein bloc. Que donnera-t-il à présent ? Quel sera le livre que nous lirons aux veillées d’hiver ? — Un livre plein de verve et de gaîté, disaient les intimes. Après les sanglots et les larmes, le rire et la joie, comme si le profond analyste, fatigué de sonder la douleur humaine, ait voulu se reposer. Voilà tout ce qu’il est permis de savoir. Vaillant, consciencieux, ennemi du bruit et de tout ce qui peut ressembler à de la réclame, se confinant pour ainsi dire dans un perpétuel labeur, Alphonse Daudet, malgré toute son amabilité, son obligeance, avait refusé de fournir de plus précises données sur son futur roman ; aucune indiscrétion de la part d’un familier de la maison n’était venue trahir le secret gardé. Daudet objectait que, le livre étant sur le chantier, il était au moins inutile d’en parler avant l’heure. Mais ayant appris que les derniers feuillets de copie étaient partis à l’imprimerie, désireux de pouvoir offrir au public une toute fraîche et toute agréable primeur, nous risquâmes une ultime tentative, et nous avons réussi. Alphonse Daudet, qui habitait naguères avenue de l’Observatoire, demeure à présent rue Bellechasse, dans une des plus paisibles maisons de ce paisible quartier. Il a retrouvé là, avec le calme en plus, de beaux arbres, de jolis massifs ; et ce jardin qui entoure la maison, pour être moins vaste que le Luxembourg, n’en offre pas moins aussi la vue de la verdure qui réjouit et repose : c’est un lieu bien choisi pour lire, écrire et rêver. Introduit dans le cabinet de travail, et laissé seul quelques minutes, nous pûmes examiner à loisir ce coin préféré de l’écrivain où tant de belles et bonnes choses sont nées et naîtront. C’est une chambre carrée, prenant jour par deux fenêtres donnant sur le jardin. Pour meubles, deux vieux bahuts de chêne précieusement sculptés en plein bois ; une table longue où sont empilés des livres récemment reçus et portant d’élogieuses dédicaces ; des bibliothèques où des bouquins de choix étalent leurs riches reliures ; un canapé, des fauteuils, un épais tapis qui assourdit le moindre son. Point ou peu de bibelots, mais de remarquables bronzes. Sur l’entablement de la haute cheminée, une statuette représentant un enfantin torero — portrait du fils de Daudet. Aux murs, deux ou trois toiles : un aspect du lac des Quatre-Cantons, pris de Righi-Kulm, étude d’une extraordinaire vérité, de de Nittis ; une marine de ce pauvre André Gill ; un délicieux portrait de femme, par Renoir, quelques dessins et eaux-fortes, le portrait de Flaubert, celui d’Edmond de Goncourt, le grand ami de Daudet, gravé par Bracquemond... Que le seigneur du logis daigne ne pas nous savoir mauvais gré, si nous avons poussé aussi loin notre investigation ! Mais n’est-il pas intéressant d’établir un inventaire du milieu où un homme célèbre passe sa vie, ce milieu n’a-t-il pas une incontestable influence sur la tournure de ses idées, ne le peint-il pas quelque peu ? Et cet inventaire n’a-t-il pas toute la valeur d’un document ? Daudet entre. Avec ce tact parfait, cette souveraine bienveillance qu’il possède à un si haut degré, comme tous les gens de son pays, bienveillance qui vous met tout de suite à l’aise et qui fait que, malgré toute la distance qui sépare un homme de génie du premier venu, on devient de prime-saut presque compère et compagnon, il s’informe du but de notre visite. — Vous voulez, dit-il, quelques renseignements sur mon prochain roman ? Je crois pouvoir vous les donner à présent, et c’est bien simple. Aussitôt, avec une bonhomie charmante, M. Daudet nous fait l’histoire de son livre, nous le raconte, nous en lit de nombreux passages. — M. Daudet est un lecteur étonnant — si bien que nous pourrions ne pas lire Tartarin sur les Alpes, quand paraîtra le volume, si lire et relire des pages exquises n’était pas le plus aimable emploi du temps. Car c’est Tartarin, le célèbre Tartarin, aux nouveaux avatars duquel nous allons assister ! Il a quitté Tarascon, poussé par le désir de s’illustrer encore par de nouveaux exploits, et c’est la Suisse qu’il a choisie pour théâtre de son audace. L’intention de Tartarin est de se livrer aux ascensions les plus pénibles, les plus périlleuses, et de joindre à ce genre d’émotions celles que procure la chasse, mais non pas la chasse aux inoffensifs passereaux : il lui faut désormais un plus fier gibier. L’agile et sauvage chamois, l’ours des Alpes — s’il en reste encore — sont promis aux balles de sa bonne canardière ; il ira les traquer jusqu’au fond de leurs inaccessibles retraites — inaccessibles pour tout autre que lui — et leurs peaux seront les glorieux trophées qu’il rapportera, comme preuves de sa vaillance, à sa ville natale où l’on commence à douter de lui, où il a un terrible rival. Les Tarasconnais ne chassent plus à la casquette. Ils sont las de ce plaisir, la satiété est venue. Alors ils ont cherché un nouvel emploi à leur surabondant besoin d’activité, et leur esprit inventif l’a trouvé. Ils ont enfin compris qu’ils pouvaient tirer un énorme parti de leurs montagnettes, les Alpilles : ils y feront ascensions sur ascensions et, pour grouper les amateurs, un club alpestre a été fondé. Or Tartarin est le président de ce club ; mais sa vieille gloire pâlit devant la gloire naissante de son rival, Costecalde, intrépide excursionniste ; il est menacé dans sa présidence, et voilà ce qui l’a décidé, après un entraînement sérieux auquel il s’est livré dans son jardin, à affronter les neiges et les glaciers des grandes Alpes. Tel est le point de départ du roman. Quant aux aventures multiples qui arrivent à Tartarin, nous n’essaierons pas de les narrer, afin d’en laisser la surprise au lecteur. Mais au surplus, comment ferions-nous ? Il nous faudrait la malice de celui qui créa ce type prodigieux de la vantardise méridionale ; il nous serait indispensable, ce style clair, vivant, rapide, coloré de Daudet. Impossible nous serait de donner même un faible aperçu de l’impression que firent sur nous les magiques descriptions des paysages alpestres ; impossible de traduire la gaîté qui pétille dans ce conte zigzagué d’éclats de rire ; il faut parcourir soi-même ces pages lumineuses comme un rais de soleil, où Daudet a donné carrière à toute son imagination, laissé courir toute sa verve, semé tous les trésors de l’adorable fantaisie. Les enthousiastes du maître disent de lui : c’est un charmeur. — Quiconque a ouvert un seul de ses livres en est bientôt convaincu. Mais si, pour l’avoir lu, on a de lui cette opinion, qu’est-ce donc quand on l’a entendu ? Nous qui, pendant une heure, avons eu cette joie de l’entendre commenter Tartarin, nous dirons : c’est un ensorceleur. Et il nous venait cette pensée, pendant que nous le regardions et l’écoutions avec une respectueuse curiosité : quel dommage que le public ne puisse avoir pareille fête ! Quand le récit devenait dialogue et quand Daudet, pour mieux interpréter Tartarin parlant, reprenait l’inimitable accent provençal, c’était d’un comique irrésistible et, en dépit du but de notre cérémonieuse visite, nous ne pouvions nous empêcher de rire à gorge déployée. Oui, malgré notre extrême attention à bien graver dans notre mémoire tant de traits spirituels et amusants, nous ne pouvions retenir le rire, ce bon rire si rare, à cette apparition grotesque de Tartarin sur le Righi, de Tartarin affublé comme le plus entreprenant, le plus décidé touriste qui fut jamais, portant sur son dos, autour des reins, tout un arsenal d’escaladeur de monts : cordes, crampons, pics, bâtons ferrés, couvertures, toiles de tente, havre-sac, fusil, cartouchière... Nous nous tordions les côtes en voyant Tartarin tombant comme une bombe chargée de dynamite, au milieu d’une bande d’Anglais, d’Allemands, de Russes, gens réservés, méthodiques, froids comme les glaciers de la Suisse, que la jactance du méridional plonge dans l’ahurissement, et qui le prennent tantôt pour un fou, tantôt pour un aventurier. Ses familiarités, ses expansions, les poignées de main qu’il prodigue, les « té ! mon bon ! » et autres interjections du cru, qui partent à tout instant comme des fusées, inquiètent ces étrangers raides et guindés. Et lui, Tartarin de Tarascon, qui se croit, dans sa candide bonne foi, connu de tous et de toutes, reste stupéfait devant le peu d’empressement qu’on lui témoigne, quand il se nomme avec l’emphase d’un juste orgueil. Cœur inflammable, doué de cette imagination sans bornes qu’on lui connaît, il devient amoureux et alors... Mais cette indication suffit. Nous nous sommes promis de ne point déflorer par des racontars indignes les amours de Tartarin. Ceux qui ont fait depuis longtemps connaissance avec le héros, savent de quelles folies il est capable, sous le coup de la plus violente passion qu’il soit donné à l’homme d’éprouver. Autre attrait : Tartarin sur les Alpes sera illustré. Deux cents dessins orneront ce livre et raconteront, concurremment au texte, les prouesses accomplies par l’illustre citoyen de Tarascon sur les âpres cimes de l’Oberland. Nous avons vu quelques-uns de ces dessins, qui ont été faits au fur et à mesure que la copie était donnée par le romancier, dessins signés Rossi, Montenard, Aranda, Beaumont, Myrbach . Ils sont ravissants. De plus, détail qui ne manque point d’intérêt, ce livre sera vendu à un prix relativement modique — une dizaine de francs — ce qui le mettra à portée de toutes les bourses, bien qu’il ait été payé une somme considérable à l’auteur, et que ce soit une édition de luxe fort coûteuse : tour de force de librairie Tartarin sur les Alpes paraît demain, chez Calmann-Lévy. Nous aurions encore beaucoup à dire et sur le roman et sur une foule d’anecdotes le concernant ainsi que sur certaines appréciations littéraires, émises par Alphonse Daudet, au cours de la conversation ; mais la longueur de cet article nous interdit toute prolixité. Nous ne nous permettrons qu’une réflexion au sujet d’une appréciation que M. Daudet a faite sur son livre, réflexion que nous n’avons pas osé faire à lui-même. Le rire, nous disait l’auteur de Tartarin, le rire est anti-artistique et de qualité secondaire en littérature. Eh bien non — quand le rire est de bon aloi, quand il est naturel, amené par des situations d’un comique franc, lorsqu’il est le résultat de l’observation poussée à l’extrême des travers et des ridicules d’un individu, pris au hasard dans la foule, ou personnifiant l’humanité, une race, un peuple ! Alors le don de faire rire égale assurément celui de faire pleurer, s’il ne lui est pas supérieur, car les larmes montent facilement à la paupière, tant le cœur de l’homme est saturé de tristesse, de sanglots contenus. Or, dans ce roman, le rire a bien ces indispensables qualités de naturel et de sincérité. Tartarin qui paraît bâti tout d’une pièce, est au contraire complexe, nuancé, subtil. Il est très vantard, mais il est réellement très brave ; son agaçante loquacité recèle des traits frappés au coin de la plus saine raison ; sa gloriole le conduit à exécuter de vrais miracles d’énergie, et ses manières expansives, gênantes parfois, n’en indiquent pas moins une forte dose de vraie bonté. Ce sont ces oppositions qui amusent. D’autre part, les gens que coudoie Tartarin sont également passés au crible de l’analyse ; leurs défauts, leurs côtés burlesques mis en relief ; la froideur qui les caractérise, le sentiment de leur dignité poussé à l’excès, leur respect de l’étiquette — voilà autant de contrastes avec Tartarin, contrastes qui font s’épanouir, sans aucun artifice de mauvais goût, les ratés les plus rebelles. Lorsqu’un artiste atteint l’intensité d’expression que peut donner son art, quel que soit le but, que peut-il demander de plus ? Non, le rire n’est pas anti-artistique, quand il jaillit, sans efforts et sans peine, des entrailles même de l’œuvre. Et si, selon le terme employé par M. Daudet, dans sa modestie grande et séduit qu’il est par des études plus sévères, d’une forme plus grave, et si l’œuvre écrite pour faire rire est de la littérature « debout », celle-ci vaut assurément la littérature « assise ». Le grand succès de Tartarin de Tarascon fut la première preuve, cher maître ; celui qui attend votre Tartarin sur les Alpes sera la seconde et confirmera la démonstration. SUTTER-LAUMANN NOTES PARISIENNES Le cas de M. Alphonse Daudet 10 janvier 1885 Au moment même où de bonnes âmes préparaient une fête au bénéfice de malheureux Espagnols que les bouleversements de la nature empêchent de grandir, M. Alphonse Daudet se trouvait lui-même la victime de nos voisins de l’autre côté des Pyrénées, lesquelles, quoi qu’on en ait pu dire dans d’autres siècles, existent toujours. Je viens d’avoir une longue conversation, intéressante à plus d’un titre, avec l’éminent écrivain, dans son petit salon de l’avenue de l’Observatoire, au milieu de bibelots et d’objets d’art d’un parisianisme exquis. — Vous connaissez les faits, me dit M. Daudet ; il y a environ deux ans, je cédais à M. Martin de Ollas, administrateur d’El Globo, le droit de publier en espagnol L’Évangéliste en même temps que Le Figaro publierait ce roman en français ; j’avais le même traité avec Stockholm, avec la Russie, avec la Nouvelle Presse de Vienne ; le feuilleton parut, comme vous le voyez, un peu par toute l’Europe en même temps. Je n’eus de difficultés avec personne, si ce n’est avec M. de Ollas ; à l’échéance, il oublia de m’envoyer la somme à laquelle j’avais droit. Je lui écrivis ; il ne répondit pas. Trois, quatre, cinq lettres furent de même sans effet ; ma foi, je me fâchai ; j’adressai à ce monsieur une dernière missive dans laquelle je joignais à l’expression de mon mécontentement cette assurance que je lui enverrais mon pied où vous savez — si ce n’était si loin. Même silence. M. Castelar est directeur politique d’El Globo ; je m’adresse à lui. Alors j’obtiens pleine satisfaction... d’amour-propre. M. Castelar m’accabla de félicitations. J’étais le plus grand des génies, un dieu, quelque chose comme Bouddha ou Mantchou ; après moi, on tirait l’échelle. Seulement... — Ah ! Ce seulement ! — M. Castelar, tout entier aux grandes questions transcendantales de la politique, n’avait pas le loisir de s’occuper d’une affaire aussi minime. Je ne voulais pas déranger une seconde fois un homme aussi occupé. Je m’adresse à notre ambassadeur qui me renvoie au consul, lequel me renvoie à son tour à un homme d’affaires ; celui-ci, ô comédie ! me demande mille francs de provision. Je considérai, dès lors, la somme comme perdue et je cessai de m’en inquiéter. Quelque temps après, une personne m’acheta Sapho, pour l’Amérique, ajoutant : « Si par hasard, en passant, je puis traiter avec l’Espagne, m’autorisez-vous ? » Je répondis : « Faites ce que vous voudrez ; pour moi, je n’ai plus rien de commun avec ces gens-là... » Cette personne traita, paraît-il, avec un certain M. Bago, ou Blago, ou Bagout, comme vous voudrez, lequel me demanda une lettre, qu’il insérerait en tête de sa traduction. Une lettre ? on m’en demande à chaque instant ; j’ai pris le parti de refuser ; je n’envoie jamais d’autographes ; je ne répondis point. Quel ne fut pas, un jour, mon étonnement ! La traduction de M. Bago avait paru avec, en tête, une lettre de moi. La voici, et je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle a été créée et mise au monde par ledit Blago, ou Bagout, ou Blago : LETTRE AU TRADUCTEUR À M. Eduardo López Bago. Mon cher compagnon et ami, Il serait fort difficile de contester votre lettre, si difficile que j’y renonce. Les littérateurs espagnols, d’accord avec le public, pourront vous dire ce qu’est l’histoire de Sapho, ou, pour s’exprimer plus justement, ce qu’est l’épisode de Gaussin dans cette histoire. Nous devons attendre la critique de ces littérateurs, vous, comme auteur de cette traduction si soignée ; moi, comme auteur de l’original français dont vous vous êtes servi pour faire ce travail si consciencieux et si remarquable. En ce qui concerne la vie publique, l’histoire imprimée, ceci doit nous suffire. Mais quant à l’histoire secrète de mon livre, que vous me demandez si spirituellement — cette histoire secrète, particulière à toute œuvre originale, qui est pour ainsi dire la vie privée que l’auteur mène avec son manuscrit, toujours couvert de taches et de pâtés, cette existence qui fait naître tant d’incertitudes et tant d’inquiétudes dans l’esprit du lecteur, provoque le rire et les larmes, de grandes peines et d’immenses allégresses. — Comment vous la décrirai-je ? Cette histoire secrète pourrait servir, à elle seule, comme sujet bien suffisant d’une nouvelle des plus intéressantes ; mais il est impossible d’en faire un extrait, de la résumer et d’en exprimer l’essence dans une lettre. Que le lecteur sache donc comment Sapho a vécu avec Gaussin, comme elle l’a aimé et désespéré, comment elle a rompu avec lui ; mais ne lui disons pas comment cette même Sapho a vécu avec moi chastement, de toute la chasteté d’une idée. Ne lui en parlons pas aujourd’hui, mais cela ne veut pas dire que nous garderons notre réserve à l’avenir. La seule chose que j’aie à exprimer ici, c’est ma reconnaissance à celui qui a traduit Sapho, à l’auteur d’El Periodista : cette gracieuse manifestation de votre talent d’observation et de votre style délicat. Sur ce, je termine ma lettre. Je vous remercie beaucoup de la traduction, elle m’a entièrement satisfait ; j’attends avec impatience votre nouveau roman, car, depuis que j’ai lu El Periodista, j’attends de vous beaucoup. Votre sincère ami et affectionné compagnon, ALPHONSE DAUDET. Debreil, 10 octobre 1884. — Vous le voyez, continue M. Daudet, M. Bago ne se ménage pas les compliments : du moment d’ailleurs qu’il s’écrivait cette lettre, il eût bien tort de se gêner. Outre que ce document est un faux, remarquez le manuscrit ; je le tiens de l’éditeur qui, sur ma protestation, me l’adressa avec ces mots : « Cette lettre est bien de vous, c’est votre écriture... » Remarquez bien en effet que c’est mon écriture, — ou presque : elle est imitée avec un soin scrupuleux. Avouez que M. Bago ne manque pas d’audace. Je ne m’occupais plus de tout cela ; mais, voici que, l’autre jour, en causant, je racontai la chose à l’un de vos confrères ; il l’imprima ; les journaux espagnols se mirent de la partie. Ne niez pas l’influence de la presse ; ce matin même, à la première heure, un Espagnol se présentait chez moi pour régler le petit compte de L’Évangéliste au nom d’El Globo... Je suis resté d’abord stupéfait, et, ma foi, j’ai touché : je dois un cierge à votre confrère. Pour Bago... nous verrons. En attendant, son éditeur a retiré du volume la lettre apocryphe : c’est un galant homme. — Voilà pour l’affaire d’Espagne — cosa de Hispana. — C’est chose entendue et je vous souhaite d’obtenir de Bago les satisfactions auxquelles vous avez droit. Mais remontons, si vous le voulez, un peu en arrière. Et la pièce que vous deviez, avec M. Adolphe Belot, tirer de Sapho, que devient-elle ? — Hélas ! Rien... jusqu’à présent. Belot est très occupé en ce moment : nous avons travaillé une quinzaine de jours ensemble à Debreil ; nous avons établi un scénario de soixante pages, et c’est tout. Pour moi, j’ai d’autres œuvres en train ; Belot, pris par ses feuilletons, n’a pas le loisir nécessaire à composer une pièce sur ce roman ; cette pièce est très difficile à écrire ; elle repose sur une grande variété de sentiments et sur des brutalités que ne supporterait pas le théâtre. Toutefois, le projet n’est pas abandonné : nous y reviendrons à notre temps... Tel est le cas de M. Daudet, victime momentanée de nos amis les Espagnols. MIRLITON 3 janvier 18853 janvier 1885La LanterneSupplément hebdomadaire UN PSEUDONYME Une petite société était réunie au printemps de 18. dans l’élégante villa de M. Alphonse. Elle était composée de l’élite de nos contemporains. La sympathique figure de l’hôte s’effaçait derrière les larges épaules de M. Émile Zola, tout auprès se détachait le spirituel profil de M. Edmond de Goncourt à côté de la blonde crinière de lion de M. Frédéric-Guillaume Schultz. Ce dernier, si célèbre en Allemagne sous son pseudonyme français, avait depuis longtemps abandonné sa patrie, dégoûté par la pauvreté de la littérature allemande du jour. Il eut le mérite pour se rendre maître de la langue de ses voisins d’y consacrer des années d’études patientes et finit par pouvoir écrire en français avec un certain agrément. Bientôt les quatre émules se plurent à évoquer leurs souvenirs de jeunesse. Schultz commença ses plaintes en harcelant de ses sarcasmes le public de son pays, les éditeurs, les revues qui ont pour devise, la quantité plutôt que la qualité, il tonna contre les journaux qui ne sont plus de la littérature et par-dessus tout contre l’insipidité de la critique. — Écoute, lui dit enfin l’illustre auteur du Nabab, tu n’es pas juste envers ta patrie. Il est vrai que malgré ton talent et tes peines tu n’es pas arrivé à te faire un nom chez toi. Mais tu étais encore trop jeune, tu ne pouvais produire une œuvre de maturité. Nous autres nous n’avions pas moins d’obstacles à surmonter pour parvenir où nous en sommes. Pourquoi vos écrivains n’analysent-ils pas la vie aussi profondément que nous ? Pourquoi se contentent-ils de varier le thème éternel de Hans et de Gretchen ? Tu vois comme nos œuvres sont lues en Allemagne, comme mes romans et les tiens sont payés au poids de l’or ? — C’est que nous avons pour nous la vogue, mon cher ami, dit Schultz. C’est que la France bien qu’elle soit vaincue règne chez nous par la mode jusque dans les lettres. C’est le même fait qui se reproduit toujours. C’est pour cela que Lessing a dû amoindrir Corneille afin de le rendre moins dangereux pour nous. C’est pour cela que Frédéric II protégeait Voltaire et que les lions de notre littérature ont sucé le lait des œuvres de Rousseau. C’est pour la même raison que Dumas père et Eugène Sue ont rempli leurs poches de nos thalers et que Scribe est devenu le roi de nos théâtres. La même chose se passe encore aujourd’hui au temps des Sardou et des Alexandre Dumas fils, au temps de Jules Verne et ... pardonne-moi le rapprochement, au temps d’Alphonse Daudet ! Cache ton nom sous un pseudonyme allemand et tu verras quel succès t’attend ! Si tes romans étaient anonymes même à Paris ils ne te rapporteraient pas grand-chose. Ils seraient lus, on parlerait d’eux, tu serais le personnage du jour, oublié le lendemain. Chez nous, le goût de la littérature n’existe que dans un cercle d’élite très restreint. Chez nous, on lit pour tuer le temps, et pour cela les messieurs barbouilleurs sont plus utiles que les fils de Balzac. N’importe quel ouvrage s’il n’est pas soutenu par une coterie puissante ou si le hasard ne l’a pas favorisé, passera inaperçu. Il est vrai, au bout de plusieurs années il sera exhumé, mais alors l’auteur sera mort de faim ou exténué par les privations et les luttes il ne sera plus une accusation pour la littérature. Si tu ne me crois pas, essaye de placer en Allemagne une de tes œuvres sous le voile de l’anonyme. Les Bohémiens sont presque finis et j’en ai déjà presque terminé la traduction. Envoie-les « au pays des poètes et des penseurs ». Il y eut une pause. Zola réfléchissait le front contracté par l’effort de la pensée. Goncourt avec un long soupir jeta un regard sombre dans le jardin où les arbres se couvraient de bourgeons. Daudet semblait méditer, tout d’un coup un sourire agréable éclaira son visage et tendant la main à Schultz il lui dit : — Soit, nous enverrons sous un pseudonyme Les Bohémiens dans ta patrie. Dans la mienne je n’aurai rien à craindre, d’autant plus que je ne suis pas un démolisseur comme vous ; je ne jette pas toutes les bonnes vieilles habitudes par-dessus les moulins. Oui, Zola pourrait courir quelques risques, mais moi je ne redoute pas de tenter cette épreuve. Quelques jours après Schultz envoya Les Bohémiens sous le titre de Clarissa signé Johannes Lorbeer. Il s’adressa selon le désir exprimé par Daudet, à l’éditeur J... à Berlin. Trois mois après le manuscrit fut renvoyé sans réponse et non-affranchi. Alors on l’expédia à R... à Leipzig qui répondit : — Je regrette de ne pouvoir accepter ce roman car je suis harcelé de propositions. En même temps je vous envoie un catalogue de mes dernières publications pour que vous puissiez faire votre choix. Un grand nombre d’éditeurs signifièrent un refus sans autre explication, sauf un qui écrivit qu’il n’éditait point de romans parce qu’en Allemagne personne ne les achetait plus. Le lecteur se contente des feuilletons des journaux et ne se procure que des livres utiles ou de ceux qui peuvent servir d’objets de luxe dans un salon, par exemple les éditions modernes des auteurs célèbres. Daudet était indigné : — Essaie dans les journaux dit-il, c’est leur devoir sacré de former le goût littéraire du public. À V... se publie La Morgenglocke, c’est un bon journal, il accepte toujours des romans de notre bord, je lui ai déjà donné quelques petites nouvelles, il m’a toujours largement payé. Schultz envoya Les Bohémiens à cette feuille. Trois mois plus tard il reçut le manuscrit avec une circulaire conçue dans ces termes : Monsieur, « Vous recevrez avec ceci votre manuscrit que vous avez eu la bonté de nous envoyer, nous ne pouvons rien en faire. Agréez, Monsieur etc., etc. » Rédaction de La Morgenglocke. Daudet roula nerveusement entre les doigts sa jolie moustache et dit en haussant les épaules : — Je suis convaincu qu’on n’a pas lu le roman. Attends, nous allons coller quelques feuilles ensemble et nous enverrons le manuscrit à quelque autre journal. Quatre semaines se passèrent et Clarissa revint de nouveau à son auteur. Les feuilles n’étaient pas décollées, cependant la lettre ci-jointe l’accompagnait : « Monsieur, Nous ne pouvons accepter votre remarquable travail ; car, nous avons entre les mains tant de productions littéraires qu’elles nous suffiront pour remplir nos feuilletons pendant trois ans ». — Tu as des relations avec différents journaux ? dit Daudet d’un ton contrarié, peut-être qu’une recommandation de toi décidera messieurs les rédacteurs à lire mon roman. Schultz l’envoya au Journal hebdomadaire intitulé : Dans toutes les zones et deux mois après il reçut la réponse suivante : Cher Monsieur Schultz, Nous vous renvoyons le travail de M. Lorbeer, car nous ne voyons aucune possibilité d’en tirer profit. Assurément vous n’avez pas lu le manuscrit sans quoi vous ne nous l’auriez pas présenté. L’auteur raconte des faits qui ne peuvent convenir à un journal de familles. Tous ses personnages appartiennent à la haute société et cependant ils ont tous des caractères bas. Vous nous demandez, ce que nous pensons du talent de l’auteur ? Sa manière d’écrire n’est pas mauvaise et prouve l’habileté quoiqu’il ait un style ampoulé et très peu naturel. L’intrigue du roman est très faible, le sujet très pauvre, il a un talent de style, mais il n’est pas un romancier. Nous regrettons etc. etc. Daudet et son ami accueillirent cette critique par un rire homérique. L’auteur de Fromont jeune et Risler aîné encadra cette lettre et en décora les murs de son cabinet de travail. Le manuscrit recommença ses pérégrinations en Allemagne et revint chaque fois avec un refus imprimé. Il n’y eut qu’un seul directeur d’un nouveau journal qui reconnut quelque talent à M. Lorbeer et lui demanda d’envoyer quelque autre chose. Il le priait de tenir compte que la rédaction ne pouvait accepter que des travaux tenant de vingt à trente colonnes ou de cent cinquante à deux cents exempts de toutes tendances politiques ou religieuses et surtout décents. Des nouvelles historiques remplissant les conditions déjà indiquées, écrites d’un style très simple auraient le plus de chances d’être acceptées. — N’en n’avons-nous pas assez ? demanda Schultz. — Si nous tentions encore une épreuve, répliqua Daudet, S... est un éditeur dégourdi... — Oui, vous avez raison, il n’y a pas de jour où il n’édite quelque nouveauté. On ne peut pas dire que ses publications ne soient pas nuisibles à la littérature, ces nouvelles graveleuses se vendent bien grâce aux réclames, remplissent nos bibliothèques et rapportent beaucoup d’argent à l’éditeur. Cette fois-ci le paquet ne revint pas et l’expéditeur reçut une lettre dans laquelle S... lui faisait savoir qu’il consentait à faire l’achat de la première édition du roman, et priait M. Lorbeer de dire quelles seraient ses conditions. — Combien te rapporte en général un de tes romans ? demanda Schultz. — De 30000 à 40000 francs. — Eh bien ! laissons S... faire lui-même son prix. Quelques jours plus tard S... leur écrivait en ces termes : C’est un grand sacrifice que je fais en vous accordant une rémunération pour votre roman. (En général les premières œuvres ne sont jamais payées). Pourtant, je suis prêt à faire une exception en votre faveur et je vous offre 70 marks. Je le fais pour vous encourager et j’espère que vous m’enverrez de nouveaux travaux. En attendant etc., etc. Après avoir parcouru cette lettre Daudet la froissa entre ses doigts et la jeta par la fenêtre. — Au diable ! s’écria-t-il, voilà bientôt une année que ce roman voyage, j’aurais eu le temps de mourir de faim en attendant. Je vais tout de suite télégraphier à La Morgenglocke qu’Alphonse Daudet vient d’achever son dernier roman : Les Bohémiens et voudrait savoir combien la rédaction lui offrirait pour la première édition en allemand. Le même soir il reçut par télégramme la réponse suivante : Dix mille francs. J. PECHKAU (Traduit par Mickaïl Achkinasi) 25 décembre 188525 décembre 1885 Le Figaro SAPHO À L’ACADÉMIE — Alors, dis-je à mon vieil ami Alphonse Daudet qui me reconduisait jusqu’à l’escalier, tu persistes dans ta résolution ? — Oui. — À ce point que tu ne verrais aucun inconvénient à ce que cette conversation tout intime parût dans Le Figaro ? Ici Daudet se recueillit un instant et laissa se détacher son lorgnon, pour mieux voir en dedans de lui-même. — Tu peux tout dire ! — Tout ? — Absolument tout ! Et comme je voulais m’assurer encore de son consentement, je le vis sourire et, prenant l’attitude de Jeanne Hading dans Sapho au moment de l’emballage des malles pour la rupture définitive : — Enlevez !... me cria-t-il résolument. Je partis et j’écrivis ce récit qui date d’hier soir. Ayant appris par un académicien que, rendant justice à la valeur d’Alphonse Daudet, l’Académie était prête à lui ouvrir ses portes, ce qui n’eût étonné personne, je me hâtai d’aller chez lui. Tout en m’acheminant vers la rue Bellechasse, je me rappelai qu’il y a environ deux ans il m’avait écrit, en me demandant de la faire paraître dans Le Figaro, une lettre, se résumant à ceci : Je ne me suis jamais présenté, je ne me présente pas, je ne me présenterai jamais à l’Académie française. Naturellement je lui avais refusé tout d’abord cette insertion, croyant à un mouvement irréfléchi ; mais il insista de telle façon qu’ayant assez vécu pour savoir que la meilleure manière de désobliger un ami est de l’empêcher de faire une folie, j’avais publié la fameuse lettre. Bah ! me disais-je en continuant ma route, tout le monde a oublié cette boutade, et Daudet comme tout le monde ! J’arrivai enfin dans l’aristocratique hôtel qu’il habite et je le trouvai dans ce cabinet élégant, rempli de livres et d’objets d’art que connaissent si bien ses amis. Daudet écrivait le nez frôlant son papier, en brave myope qu’il est. Il me salua d’abord avec une froide politesse, puis, me reconnaissant, il s’écria avec cette joie d’enfant qui ajoute tant de charme à son esprit : — Ah ! bien, puisque c’est toi, je vais fumer une bonne pipe ! Causons. Nous causâmes ; on rit d’abord de rien, de tout, puis j’abordai la fameuse question. — Te voilà académicien, et j’en suis ravi pour toi, pour ta femme, tes enfants et pour nous, sans compter l’Académie. — Qu’est-ce que tu me dis là ! s’écria-t-il en bondissant sur son fauteuil, qu’est-ce que tu me dis là ? mais pour qui me prends-tu ? Mais je serais cent fois plus méridional que Roumestan, que Tartarin, si j’oubliais la lettre que je t’ai écrite ! Jamais je ne serai de l’Académie ! — Tout le monde dit le contraire et, sans aller plus loin, moi qui ai assez bonne vue, j’aperçois là sur ton bureau une lettre d’académicien dont je connais l’écriture. — Oui, c’est vrai ! On me fait l’honneur de m’affirmer que je pourrais bien être incorporé dans le bataillon des Immortels, j’ai les propositions les plus gracieuses, les plus pressantes ; tiens, vois cette lettre ; il y a dedans : Vous voulez donc ne nous laisser que les doublures du roman ? Et cette autre : Oublions cette lettre malencontreuse, je vous garantis au moins vingt-cinq voix. Et cette autre encore : Venez, vous nous rendrez service ! En voilà plus qu’il n’en faut pour ma gloire. Eh bien ! malgré tout cela, je ne veux pas me présenter à l’Académie. — Pourquoi ? — Mais, songes-y donc, si j’avais été académicien, il m’était impossible d’écrire Le Nabab, Les Rois en exil et Sapho ! Je ne parle pas de la pièce, bien entendu, ajouta-t-il en souriant, de la pièce que j’ai faite avec mon ami Belot ; Jeanne Hading aurait enjôlé tout le monde à l’Institut comme au Gymnase ; je ne parle que du roman. Puis trop de questions de convenances, de circonvenances, que sais-je, quand il faut se préoccuper d’un fauteuil ! J’ai bien autre chose à penser ; la santé me revient, grâce à ce devin de Charcot, qui a trouvé et guéri mon mal ; des années de travail s’ouvrent encore devant moi et je veux écrire les livres comme je les comprends ! Non pas que je veuille rien faire qui puisse inquiéter personne, mais je désire être libre. Weiss a dit de moi : Sans qu’on y prenne garde, c’est le plus intrépide des écrivains contemporains ! Et je suis fier de cela !... Comment, je ne pourrais plus, si j’étais candidat, faire un pas, dire un mot, sans que quelqu’un vienne me souffler à l’oreille : Vous ne devez pas faire ceci, pour l’Académie ! ou bien : Pour l’Académie, il faudrait faire telle chose ! ou bien : Chut ! pensez à l’Académie ! — Malheureux ! qu’allez-vous faire ? Et l’Académie !... Non, ce métier de malade, à qui tout le monde signale charitablement tel courant d’air, telle porte ouverte à éviter, me serait insupportable. Je n’en veux pas, je n’en veux pas !... — Eh bien ! lui dis-je, quand il fut un peu calmé, tu m’as l’air d’un homme qui s’entête ou qui est mal conseillé. — Ah ! c’est trop bête ! comment, toi aussi, est-ce que tu vas croire que je suis influencé et, comme Vallès, voir passer dans mon œil noir le mot Académie et le désir d’en être ! Vas-tu me dire que, si j’agis ainsi, c’est poussé par Goncourt et Zola ? Oui, on a écrit cent fois que j’étais inféodé au naturalisme. Ô ce naturalisme ! en voilà un fleuve dont j’ai entendu parler, comme dit ma Sapho du Gymnase. Mais le naturalisme m’est absolument indifférent, et pour ma part, je n’ai jamais employé ce mot-là ! J’aime beaucoup Zola, je le trouve très fort, un superbe inventeur, mais je ne suis d’aucune paroisse, d’aucune église, d’aucune institution, et je ne veux pas plus de l’une que de l’autre. Daudet était parti, je ne pouvais plus l’arrêter. — On a osé imprimer, ajouta-t-il avec une vraie colère, que, si je ne voulais pas être académicien, c’était pour gagner les rentes qu’Edmond de Goncourt, mon maître, mon vieil ami, laissait après lui à ceux qu’il a fait entrer dans son Académie ; quant à l’autre Académie, la vraie, comme elle ne payait qu’en gros sous dans un sac de papier à chandelle, j’avais renoncé à en être ! Quelle misère ! Heureusement, Goncourt est vert et fort comme un chêne, et j’espère bien n’y être jamais, dans son Académie ! J’y serais trop triste, s’il n’était plus là ! — Et tout cela parce que tu as écrit cette lettre, qui n’était qu’une détente de nerfs, pas autre chose. — Peut-être bien !... après la mort de Jules Sandeau, tant de gens m’avaient poussé, appelé du côté de l’Institut ; j’avais eu de si belles paroles, Goncourt et Zola eux-mêmes, me conseillaient de faire des démarches. Au moins, me disaient-ils, nous pourrons assister à une séance et entendre un discours de réception dans lequel nous ne serons pas insultés suivant l’usage. Ma foi, pensai-je, tâtons le terrain... Quel terrain ! J’ignorais toutes les conditions d’une candidature bien menée, les petites conventions, les détails de cette cuisine toute spéciale, de ces trafics, de ces agios que d’autres savent si bien. Bref, obéissant aux conseils qui me venaient de mes soi-disant futurs confrères, je me lançai. Je rencontrai alors Alexandre Dumas qui tout haut, à une table amie où se trouvait ce soir-là le grand duc Constantin, m’avait dit avec cette cordiale brusquerie que tu lui sais : — Je reviens de l’Académie : si vous vous étiez présenté aujourd’hui, mon cher, vous passiez à l’unanimité. Quelques jours après cette conversation, je le rencontrai encore. Dès qu’il me vit, il s’empressa de me dire, à ma grande stupéfaction : — Vous savez, je vote pour Jules Verne ! Ce n’est pas tout. Et Labiche, mon vieil et charmant ami Labiche, qui me répétait toujours : — Ah ! çà, vous ne voulez donc pas être des nôtres ? Dès qu’il m’aperçut venir à lui dans certaine maison, il s’éloigna doucement ; je le suivis de salon en salon, je prenais un malin plaisir à voir son embarras jusque dans son dos ; enfin, las de m’éviter, acculé entre deux portes, il me glisse un furtif : — Faites-vous désirer ! — et disparaît. C’était clair, tous mes amis me fuyaient ; j’avais la peste, j’étais devenu candidat ! C’est alors qu’écœuré, je t’ai écrit cette lettre que je ne regrette pas, je le jure. — Ma foi, si tu prends les choses à ce point de vue, tu aurais bien souffert quand il se serait agi des visites. — Les visites !... Ah ! tu ne sais pas ce que c’est ! J’eus à ce moment une entrevue avec un charmant homme, blanchi par l’expérience ; je lui témoignai l’effroi que me causait cette singulière formalité. Il sourit et me dit : — Moi qui vous parle, je me souviens, entre autres, d’une terrible visite à M. Dufaure ; la première fois, il ne me reçut pas ; j’y retournai une seconde fois ; le domestique revint, un peu gêné, m’annoncer que son maître était absent. J’y retournai une troisième fois. Ce jour-là, le même domestique attendri me dit : — Ah ! monsieur, je m’arrangerai pour vous le faire voir ! J’attendis dix minutes. Au bout de ce temps, le pauvre serviteur s’avança vers moi d’un air navré, et, avec une profonde pitié que je n’oublierai jamais, murmura en baissant les yeux et la voix : — Il est sorti ! — Eh bien ? m’écriai-je, indigné. — Eh bien ! ajouta le charmant homme, je me suis entêté, je suis revenu et je suis de l’Académie française ! Tu me connais, si pareille chose m’était arrivée, je ne sais pas ce que j’aurais fait chez M. Dufaure, mais c’eût été quelque chose d’énorme ! — Tu exagères beaucoup tout cela. — Ah ! je sais bien qu’il y a des exceptions et que pour Alexandre Dumas, par exemple, les choses se sont passées tout autrement ! Mais il était Alexandre Dumas, et en le recevant on recevait deux personnages, lui et son père ! Ce n’est pas tout ! As-tu songé à ce discours de réception qu’il faut entendre, à la leçon qu’il faut recevoir en public et qu’on ne m’eût certes pas ménagée à moi ? Il me semble voir le petit sourire chinois du monsieur qui vous dit en ricanant : — Allons, vous y êtes venu ! eh bien ! on vous pardonne ! et moi forcé de grimacer aussi en écoutant tout cela d’un sourire piteux mais diplomatique, à la grande joie de l’assemblée. Allons donc ! Tarasconnais, comme les dieux m’ont fait, j’oublierais toutes les convenances et, plutôt que d’attendre la fin du discours, j’aurais lancé un terrible zut ! sous la coupole ; un zut à faire évanouir la bonne Mme Aubernon et je me serais sauvé sur le quai avec mon habit vert, quitte à être arrêté par un sergent de ville et reconduit au Jardin d’Acclimatation comme un kakatoës d’une espèce particulière ! Et comme je riais de cette sortie : — Ne ris pas, reprit Daudet, je te jure que je suis sincère. Jamais je ne dirai du mal de l’Académie, c’est une force indiscutable, elle contient des hommes éminents, mais je n’en veux pas être, je la souhaite à Manuel, à Bornier, à d’autres aussi, je les recommanderais si ma voix ne devait pas leur être nuisible à partir d’aujourd’hui, mais je ne suis pas fait pour cette vie-là. Moi, qui écris pour le théâtre, je ne puis pas dédaigner ce qu’ont accepté ces maîtres en l’art dramatique, Émile Augier, Alexandre Dumas, Octave Feuillet , Labiche, Pailleron et Halévy, ce qui a plu à des philosophes et des poètes tels que Renan, Taine, Caro, Boissier, Coppée, Sully-Prudhomme, etc., mais leur goût n’est pas le mien. — Tu ne cites pas de romancier ? — Oui, fit-il, après trois secondes de réflexion oui, il y a là des romanciers de talent, mais je n’en connais pas de la valeur de Flaubert, des Goncourt, de Zola ni de Barbey d’Aurevilly. Flaubert, Goncourt, ajouta-t-il, leurs deux portraits sont ici, regarde et rappelle-toi ce que je t’ai dit un jour : si nous allons de l’avant aujourd’hui, nous autres romanciers, c’est que nous avons un peu de leur souffle dans nos voiles !... Non ! l’Académie, vois-tu, j’ai bien autre chose en tête ; il me faut profiter des dernières années, et travailler librement, sans arrière-pensée ; je dois faire une étude sur la jeunesse contemporaine dans certains milieux ; je l’intitulerai : Lebiez et Barré ; il faut aussi que j’écrive une Histoire de Napoléon Ier, à ma façon ; je veux le montrer comme je le sens, en méridional qu’il était ; et puis je veux faire un livre, le prochain, dont le titre provisoire est : Une rupture dans le monde ; on verra là-dedans quelques-uns des tripotages académiques ; il y aura un ménage d’académiciens, l’Astier-Réhu de mon Tartarin sur les Alpes, qui sera très étudié. Enfin, et c’est là ma vraie raison, j’ai élevé mon grand fils, j’ai refait mes études avec lui ; mon rêve est d’agir de même pour mon second, le petit. J’aime la campagne, l’eau, surtout les blés ; c’est une manie, mais rien que l’idée d’une promenade le matin, sous le soleil, dans un chemin creux, entre ma femme et mes enfants, me fait absolument méconnaître les joies qu’on éprouve à être membre d’une commission, à parcourir le pont des Arts et à sortir en troupeau comme les enfants de l’École turque (plus calme, hélas !), du Palais de l’Institut. Je l’estime, je l’honore, mais je ne veux plus en entendre parler ! Le voyant si bien arrêté dans ses résolutions, je lui demandais s’il était vrai qu’il eût dit un jour en parlant de l’Académie : C’est, après le Jockey, un des cercles parisiens où il est le plus difficile d’entrer ! — Oh ! pour cela, jamais ! me répondit-il avec animation ; pour parler ainsi, il eût fallu être un envieux, un blessé que je ne suis pas. Jamais je ne dirai rien contre l’Académie, on croirait que j’ai voulu en être, et ce serait absolument le contraire de la vérité. Sur quoi nous nous sommes donné une bonne poignée de main, et je suis parti. Pour la fin de cette conversation, se reporter aux premières lignes du présent procès-verbal. — La rupture est faite ! Enlevez ! PHILIPPE GILLE LETTRES À MIREILLE CHEZ ALPHONSE DAUDET Impressions d’un Provençal à Paris Tu m’en voudrais, Mireille, de ne pas te donner d’abord des nouvelles du brave Daudet. En arrivant, pardi ! C’est lui que je suis tout de suite allé voir. S’il m’a reçu les bras ouverts, tu le penses ! Mais quel voyage pour trouver sa maison ! Presqu’aussi loin de chez moi à chez lui que de Maillane à son Moulin (tu sais ?... ce moulin où il a écrit Les Vieux et Le Sous-Préfet aux champs). Il faut descendre jusqu’à la Seine, passer les ponts et remonter vers un beau jardin que fréquentent des vieillards, des nourrices et des jeunes gens débraillés. Daudet loge devant ce jardin, à une demi-lieue du boulevard et du bruit. Toujours le même, d’ailleurs, notre ami : jeune d’esprit et de visage, — malgré ses rhumatismes et ses fatigues — accueillant, hospitalier, le cœur ouvert, la main tendue. Et ne va pas croire que ses douleurs, que les longues nuits sans sommeil, l’empêchent de travailler ou de rire ! Il n’a rien perdu de sa verve ni de son courage à la besogne. Sapho vient de paraître ; et déjà il achève un nouveau livre, — un livre gai, celui-ci, gai comme Tartarin et profond comme Don Quichotte où tu retrouveras entre autres vieilles connaissances l’irrésistible Bompard, Bompard de Numa Roumestan. — Pichot, m’a dit Daudet, je vais te présenter à la famille. Et nous sommes entrés au salon pour voir ses deux fils et sa dame. Tu la connais, sa dame, Mireille ; tu l’as vue en Provence promener sur notre pays ses yeux clairs et son réfréjon : — Vaï, vaï, disais-tu, elle ne nous comprend pas, cette Parisienne... elle n’aime que son Paris... Elle m’a reçu avec des cérémonies et tout le temps m’a appelé : monsieur, gros comme le bras. J’étais gêné, moi, dans ce salon élégant, encombré de fleurs, de tableaux et de meubles de soie — et je pensais au Moulin d’Alphonse, où jadis, assis sur le pas de la porte, nous fumions une pipe en parlant de Mistral... — Voici mes enfants, m’a dit Mme Daudet. L’aîné est un bachelier, un jouvent sérieux, intelligent et brave, qui sera médecin ; l’autre est jeunet encore et reste dans les jupons : on l’appelle Zézé et il est beau, Mireille, beau comme un fils de roi, avec des yeux fiers et de longs cheveux noirs. C’est leur mère qui les a élevés tous les deux, ne laissant à personne le soin de leur apprendre à penser et à vivre. Pendant que nous causions, la servante est venue demander un ordre. Mme Daudet s’est levée, en s’excusant, et j’ai entendu que derrière la porte elle commandait — avec des détails précis sur le nombre et la qualité des plats — les repas du lendemain. Je suis parti, très flatté de l’accueil aimable, mais emportant de ma visite comme un indéfinissable regret. — Oui, oui, me disais-je, un oiseau rare, assurément ; femme du monde et femme de ménage ; épouse gracieuse et bonne mère. Mais... la littérature ?... Mais !... l’art ?... Et je songeais à ce livre touchant des Femmes d’artistes, où peut-être Mme Daudet avait mis quelque chose de ses désillusions et de l’intime torture d’une vie faussement heureuse... *** Ah ! Mireille, je me trompais. Sais-tu ce qu’en rentrant j’ai trouvé sur ma table ? Deux petits volumes, mignons et galants, si joliment imprimés que je n’osais en couper les feuilles, c’étaient L’Enfance d’une Parisienne et les Fragments d’un livre inédit, par Mme Alphonse Daudet, que mon ami Alphonse m’avait envoyés. Si j’ai été étonné et ravi, Mireille, tu le devines ! Et vite j’ai pris pour les lire ces bijoux que je mettrai à la poste pour toi demain. Tu les reliras bien souvent sans doute, Mireille, car je ne sais rien de plus précieux, de plus subtil, de plus délicat, de plus femme. Toi qui l’accusais, cette « dame » de ne pas comprendre notre Provence, lis ce parfait tableau : ... Pays blanc, pays brûlé et qui n’a pas les tons riches, les colorations de notre Nord au ciel bas. Tout ce qui éclaire ici s’éteint là dans des gris argentés, des gris de lézard sous la poussière. Les oliviers petits et grêles, les mûriers en courtes boules, les roseaux bordant les routes avec un soyeux bruissement, les mas construits en pierres sèches, tout s’atténue, se fond dans une diffuse lumière éclatante. Et même lorsque l’eau traverse ces paysages que l’on dirait vus dans une photographie qui s’efface, elle n’a pas sa clarté verte ou bleuâtre, la trace des prés parcourus et des arbres reflétés... Mais il y a une poésie de vieux temps et de civilisations éteintes sur ce sol creusé tant de fois qu’on y retrouve enfouis des monuments romains sous des constructions sarrasines, où s’appuient des poternes croulantes du Moyen-Âge. Tu goûteras, Mireille, avec ta sensibilité et ta finesse méridionales, le charme pénétrant de ces notes prises, au hasard de l’impression, sur un carnet de bal ou sur le revers d’une note de blanchisseuse, et tu regretteras comme nous ce « livre inédit » dont on nous donne seulement des fragments. Je ne veux déflorer par une sèche analyse ni l’une ni l’autre de ces curieuses plaquettes qui sont ici entre les mains de toutes les Parisiennes, mais je veux te citer encore ces dix lignes exquises où, d’une touche légère, Mme Daudet parle de l’œuvre de son mari à laquelle, discrètement elle collabore : Notre collaboration, dit-elle, un éventail japonais ; d’un côté, le sujet, personnage, atmosphère ; de l’autre, des brindilles, des pétales de fleur, la mince continuation d’une branchette, ce qui reste de couleur et de piqûres d’or au pinceau du peintre. Et c’est moi qui fais ce travail menu avec la préoccupation du dessus et que mes cigognes envolées continuent bien le paysage d’hiver, ou la pousse verte aux creux bruns des bambous, le printemps étalé sur la feuille principale. Tu sens, n’est-ce pas, Mireille, ce qu’il y a de grâce émue, d’observation à la fois légère et sous cette préciosité rare ? *** Ainsi donc, cette femme que je croyais indifférente aux séductions de l’art, et préoccupée surtout de ménage et de mondanité, est elle-même une artiste de pure race ? Vois comme il faut se défier de son premier jugement ! Mais il avait bien raison, Mireille, celui qui a dit de Daudet, que toutes les fées entouraient, quand il naquit, son berceau pour lui donner tous les bonheurs en partage. VINCENT 17 février 188617 février 1886 L’Événement STEVENS ET ALPHONSE DAUDET Et puis je m’aperçois que le titre de cet article ne serait plus du tout justifié si je m’arrêtais là. J’ai inscrit en tête le nom d’Alphonse Daudet et voici pourquoi. En sortant de chez le maître peintre, qui venait de faire l’apologie de la modernité, je pensai, par une association d’idées bien naturelle, au maître écrivain qui a formulé, il y a quelques jours, une théorie remarquée sur le même sujet. Cette théorie, je croyais qu’on ne l’avait pas bien comprise. Maintenant, j’en suis sûr. — Ah ! les formules, les théories, m’a dit dès l’abord l’auteur de Sapho ! Si vous saviez combien je les exècre. Il y a tant de nuances ! On peut dire tant de choses opposées et vraies cependant. Voyez-vous les artistes de talent crèvent toujours les formules. Une formule c’est quelquefois la mort d’une idée. — Jamais exemple ne m’a paru meilleur que celui-ci. Pour moi, la chose que désigne le mot opportunisme est une conception politique remarquable. Du jour où le mot a été trouvé et lancé, la chose a été f...ichue. Il fallait voir le joli geste du causeur. — L’autre jour, dans la préface du livre de M. Lepelletier, j’ai émis certaine idée qu’on a dénaturée à plaisir. Il y a de la malignité là-dedans. Comme on serait heureux de me poser en chef d’une école opposée à Zola ! Jamais je ne leur causerai cette joie. J’ai voulu dire simplement qu’un écrivain (non pas un peintre, notez-le bien) rend souvent bien mieux une époque sur laquelle ont porté toutes ses études et toutes ses prédilections que des choses qu’il a vues deux ou trois fois, et forcément mal. — Je l’ai dit cent fois à Goncourt : vous avez rendu vos figures de femmes du dix-huitième siècle à y tromper un contemporain s’il pouvait revivre pour vous lire. — Mais comme Stevens a raison de son côté ! Pour le peintre, c’est tout autre chose. Stevens était dans le vrai en vous parlant de François Ier chez le Titien. Cela ne peut être sous le pinceau d’un peintre contemporain qu’une scène de théâtre. — Et c’est en cela qu’à mon sens la littérature est supérieure aux arts plastiques. D’un mot nous pouvons évoquer des choses et des hommes disparus, sans être astreints à la précision du peintre. Ceux mêmes qui ont poussé cette précision à l’extrême se sont fourvoyés : c’est là peut-être le côté faible de Gautier. Et comme je lisais cette pensée de Stevens : Un peintre, même médiocre, qui aura peint son temps sera plus intéressant dans l’avenir que celui qui, avec plus de talent, aura peint une époque qu’il n’a pas vue ! M. Alphonse Daudet s’écria : — Ah ! comme cela est juste et comme il a raison ! Mais, il faut le dire, la peinture a de ces limites et au littérateur elles sont inconnues. Nous pouvons être des évocateurs, le peintre le peut à peine. Il a bien d’autres dédommagements. Mais peut-être occupons-nous le palier supérieur ? Comme je ne me souciais nullement de faire renaître, en la modernisant, la querelle célèbre de la musique et de la danse contre la philosophie et l’escrime, illustrée par Molière, je ne poussai pas plus loin et je voulus obtenir autre chose encore de M. Alphonse Daudet. — Ne chercherez-vous pas, lui demandai-je, à donner quelque jour vous-même la preuve de cette théorie de l’évocation ? — Si fait ! Je veux tenter de faire revivre à ma façon Napoléon Ier. Mais comme je le sens : l’homme du Midi, mon empereur du Midi. C’est le Méridional, voyez-vous, dans toute la pureté du type. Tout y est : la nervosité, l’exaltation religieuse qui revient à des moments donnés, les passions, tout ! Je le connais, et je crois que je serai vrai. Nous étions bien loin de Stevens et des Impressions sur la peinture. Mais j’avais acquis la certitude que les théories en apparence divergentes des deux artistes se complétaient, au contraire, l’une par l’autre. Je suis donc fort heureux de prendre les devants et d’arrêter ceux qui voudraient chercher à mettre en contradiction ces deux talents si modernes tous deux. D’ailleurs une chose coupe court à toutes les discussions et concilie toutes les théories : soyez Daudet ou Stevens, et vous pourrez dire tout ce que vous voudrez. Si, de fortune, vous venez à vous contredire, le public y gagnera. ARSÈNE ALEXANDRE 28 avril 188628 avril 1886 Le Voltaire CHEZ ALPHONSE DAUDET — Cocher, rue de Bellechasse, 31 ! J’arrive, et dans ce cabinet très élégant où le maître a composé de si fines œuvres, Alphonse Daudet veut bien me recevoir. — Cher maître, le duel dans lequel vous avez été témoin vient d’avoir, à la suite des incidents regrettables qui s’y sont passés, un retentissement auquel vous ne vous attendiez pas. On le commente beaucoup dans le public. Voulez-vous me permettre de donner la version exacte du duel et votre avis sur le rôle joué par les adversaires ? *** Alphonse Daudet me fait asseoir, se place vis-à-vis de moi sur un large divan et, d’une voix un peu fatiguée, comme quelqu’un de très préoccupé : — Je ne croyais pas, me dit-il, qu’après le procès-verbal que nous avions dressé, et qui me semblait très explicite, nous eussions besoin de recourir à la presse pour fournir des explications ; mais, en effet, on semble reprocher aux témoins leur conduite, et on ne comprend pas l’acharnement déployé par les deux adversaires. Eh bien ! Voici comment les choses se sont passées. Le duel a eu lieu près d’une petite écurie. D’un côté, un mur ; de l’autre, les prés. Dès le premier engagement, M. Drumont s’est précipité sur M. Meyer. Rien d’étonnant dans cet « emballement » de Drumont. C’est un garçon très vif, très nerveux, qui sur le terrain apporte la même fougue que dans ses polémiques. Il a fait des armes, il a pris des leçons et tire convenablement à la salle ; mais, une fois sur le terrain, il oublie toute prudence et risque de se faire « embrocher » ou d’embrocher son adversaire. C’est ce qui est arrivé dans ce malheureux duel. Il a été de l’avant, s’est trouvé près de M. Meyer, et alors est survenu le premier corps-à-corps, qui était terrible. Songez qu’ils donnaient ce qu’on appelle, en termes d’escrime, des coups de poignard à s’éventrer, et ils se passaient mutuellement leurs épées entre les jambes. C’est à ce moment que M. Meyer a, une première fois, détourné avec la main gauche l’épée de M. Drumont. — Pourquoi, étant donnée cette irrégularité, les témoins n’ont-ils pas mis fin au combat ? — C’est là le grand grief qu’on nous fait. Nous avons écrit aujourd’hui même à M. Albert Rogat, de L’Autorité, à ce sujet. M. Rogat s’étonne que nous n’ayons pas fait cesser le combat, ou que nous n’ayons pas tout au moins exigé que le combattant qui s’était servi de la main gauche eût cette main attachée derrière le dos. Faire cesser le combat a bien été un instant notre pensée. Duruy et moi, nous étions très animés, tranchons le mot, très en colère. Les témoins de M. Meyer étaient désolés. Ce n’est que sur les regrets exprimés par M. Meyer et surtout, — ce qui importe avant toute chose, sur les instances chevaleresques de Drumont, qui s’est conduit en cette circonstance comme on le fait à la salle avec un adversaire qui a commis par mégarde une irrégularité, — ce n’est que sur les instances de Drumont que nous avons autorisé la reprise du duel. *** Quant à ce que conseille M. Albert Rogat : attacher la main de M. Meyer, était-ce possible ? Il fallait en faire autant pour notre client. N’était-ce pas engager les deux adversaires dans une affaire d’une gravité extrême ? Ainsi liés, paralysés dans leurs mouvements, ils pouvaient commettre des maladresses capables d’entraîner mort d’homme. Le duel, dans ces conditions, devenait encore plus terrible. — Comment s’est passée la deuxième reprise ? — Aussitôt remis en garde, Drumont a recommencé ce qu’il avait fait la première fois, chargeant M. Meyer. Ils ont tourné autour de l’écurie. Puis ils se sont trouvés de nouveau aux prises dans un corps-à-corps. C’est là que M. Meyer a écarté une seconde fois avec une parade de la main gauche l’épée de notre client ; nous nous sommes précipités sur lui, et tandis que, indignés, nous allions nous opposer à toute reprise, Drumont s’est écrié : — Voici qui met fin à tout. Et il nous a montré sa cuisse, où le sang coulait. M. Meyer donne, paraît-il, pour sa défense, qu’au moment du corps-à-corps un médecin aurait crié : — Arrêtez ! Ce mot, aucun de nous ne l’a entendu. — Si M. Meyer n’avait pas détourné l’épée, aurait-il été touché ? — Très probablement. M. Meyer a fait des excuses, beaucoup d’excuses, sur sa nervosité, son manque de sang-froid, de l’air d’un homme qui a perdu la tête. Je ne crois d’ailleurs à aucun acte prémédité ni déloyal de sa part ; il s’est comporté bravement sur le terrain, mais combien il est regrettable qu’il ne sache pas commander à ses nerfs... *** Avant de quitter Alphonse Daudet, je lui demandai son avis sur l’article d’Albert Wolff au sujet de M. Drumont. — Je le trouve très modéré dans la forme, surtout en ce qui concerne l’intolérance religieuse. Drumont pense absolument ce qu’il écrit. C’est l’homme d’un autre âge ; il incarne la foi ; avec cela, comme je vous l’ai dit, très exalté, très emporté. Quant à son passage avec Marchal de Bussy, c’est l’histoire de beaucoup de jeunes gens qui débutent. Drumont ignorait absolument ce qu’était de Bussy, il le croyait commandité par les journaux bien-pensants de l’époque. Il a trouvé là un gagne-pain, il a travaillé à L’Inflexible ! On ne peut lui faire un reproche d’avoir eu comme patron un homme qui s’est bien gardé de lui faire jamais savoir ce qu’il valait et qui a pris toutes les précautions possibles pour qu’il ne le sût pas. Le plus plaisant, c’est que, l’année dernière, Wolff et M. Drumont ont dîné à ma table le même soir. *** Sur ce mot, je pris congé de M. Alphonse Daudet. Comme conclusion, je crois qu’il serait bon de régler, une fois pour toutes ce point d’escrime : peut-on, oui ou non, se servir de la main gauche ? Si l’emploi de la main gauche est déclaré déloyal, les témoins n’ont pas à céder aux instances de leur client pour continuer le combat. Le duel cesse de lui-même. Ces irrégularités, qui se présentent deux fois en très peu de temps et qui — comme dans le duel Dekeirel-Chapuis — peuvent amener mort d’homme, sont contraires à toutes les règles de l’escrime, mais n’ont pas de sanction. Il faut leur en donner une. PAUL FRESNAY CHRONIQUE Théodore Aubanel Un poète vient de mourir. Sûrement, ce n’était pas une « physionomie parisienne », ce Théodore Aubanel qui, avant-hier, s’est éteint en Avignon. Jamais de son vivant sa photographie ne s’était étalée aux vitrines à la mode, parmi les souverains, les cabotines et les notabilités de la politique. Les chroniqueurs du boulevard, qui n’ont pas connu Aubanel, ne nous fatigueront pas pendant toute une semaine de ses saillies et de ses mots de la fin ; même bien peu de Parisiennes — si tendres pourtant, si accueillantes aux poètes — pourraient montrer quelques rimes du défunt griffonnées sur un éventail. Nous autres « gens d’outre-Loire », nous n’avons pas lu l’œuvre d’Aubanel ; de lui nous ne connaissions guère que le nom, encore que le poète soit souvent venu à Paris et que nous ayons eu l’occasion de le rencontrer chez les artistes méridionaux qui sont restés fidèles à leur Provence. Pour ma part, je me souviens d’avoir rencontré Théodore Aubanel chez Alphonse Daudet, autrefois, avenue de l’Observatoire, et, plus récemment, rue de Bellechasse. C’était un petit homme, un bout d’homme, dans la cinquantaine, une tête de moine bourguignon, et dans cette figure fleurie seuls les yeux, larges, noirs, bougeurs, à la fois attendris et ironiques, indiquaient l’origine provençale. Il y a dans Les Dieux en exil, de Henri Heine, une nocturne traversée de rivière où un petit batelier fait passer le Rhin à des moines dans sa barque. Sous le déguisement du froc ce sont les dieux qui fuient. L’un d’eux, dans l’ombre du capuchon, laisse apercevoir son visage : c’est le vieux Silène. Jamais je n’ai rencontré Théodore Aubanel sans me ressouvenir de ce païen de dieu affublé d’une robe monacale. Au milieu du salon, sous le lustre de cuivre, Aubanel chantait ses vers, à la provençale ; en voici quelques-uns qui me sont demeurés dans la mémoire. Comme je voudrais pouvoir rendre le charme étrange, extraordinaire que leur donnait la musique et la belle voix d’or du félibre ! Je la rencontrais sur les aires La fillette des cheveux blonds. — Oh ! là-haut ! tu passes bien fière ! Où t’en vas-tu, Madelon ? Et Madelon descendait et disait : — Je vais au four porter le vin. L’amoureux la prenait sur ses genoux, puis l’emmenait par la main. Ils allaient chez le curé, le faisaient lever de table, l’obligeaient bien vite d’allumer un cierge : Nous sommes pressés Plus qu’on ne peut dire ; Mariez-nous, il se fait tard. Et ça c’était le refrain, que tous reprenaient en chœur, quand le poète avait achevé la strophe avec un grand rire, la voix chaude, les yeux brillants. La mort plus pressée qu’on ne peut dire, a éteint tout cela. Aubanel est mort en son Avignon, tout d’un coup, ce jour gris des Morts — pendant que le Rhône débordé couvrait de son courant la joyeuse île de la Barthelasse, chère aux félibres — dans une tristesse inaccoutumée du paysage, que, par un pressentiment étrange, le poète avait autrefois chantée en des vers qu’il intitulait : Pour Toussaint. Le temps est noir à la baisse, Il tonne, il pleut, le Rhône croit. La Mort chemine ; elle est en aise. De sa faux elle tranche jeunes et vieux. Souvent, dans des causeries, j’avais entendu Alphonse Daudet parler avec une tendresse particulière du félibre Aubanel ; aussi, à la première nouvelle de sa mort, j’allai demander au romancier de me raconter son ami défunt, de me le montrer tel qu’il doit être vu, dans le cadre de sa ville natale, de son Midi si spécial, et non point tel que j’avais pu l’apercevoir moi-même, dans un salon parisien, en toilette de cérémonie, le dos à la cheminée, chantant ses vers entre un sonnet d’Haraucourt et un monologue de Coquelin. Alphonse Daudet venait justement de recevoir la lettre noire. Elle était encore étalée sur sa table de travail. Tous ceux qui ont la bonne fortune de vivre dans l’amitié de M. Daudet savent que, s’ils éprouvent un plaisir infiniment délicat à lire ses livres, peut-être encore préfèrent-ils entendre sa causerie. C’est là surtout que M. Daudet surprend et qu’il charme. Quels que soient le livre, l’événement ou l’homme dont on l’entretienne, on ne le prend pas au dépourvu ; il a à vous conter une anecdote ; il vous fournit un éclaircissement psychologique, une explication vraiment humaine ; gens ou faits, il résume, il synthétise tout dans des mots caractéristiques ; et ces mots sont presque toujours des images. Ce don de poète fait de M. Daudet le plus surprenant magicien qui soit au monde : je savais bien qu’il m’évoquerait à sa volonté, non pas l’ombre décolorée, mais la personne même de Théodore Aubanel. — Voyez-vous ce qu’il y a écrit là, me dit-il en m’indiquant du doigt, sur la lettre de deuil, au-dessous du nom du mort, l’énumération de ses titres honorifiques ? Je lus : Imprimeur de Sa Sainteté Léon XIII. — Imprimeur du pape ! reprit Alphonse Daudet, tout Avignon et tout Aubanel sont là. Vous ne connaissez pas Avignon ? Imaginez une de ces petites villes prises dans un corselet de tours et de murailles comme on en voit imprimées sur la première page des elzévirs. Voilà Avignon, avec ses remparts à créneaux où, la nuit, dit une chanson d’Aubanel, viennent danser les étoiles. Maintenant, dans un coin de la vieille ville papale, figurez-vous un cloître, un vrai cloître, avec son porche, son portique, ses larges escaliers de pierre, son religieux silence, seulement troublé par le bruit sourd de l’imprimerie d’Aubanel, installée dans les vieux bâtiments. En haut, l’appartement, assombri par des vitraux, a une allure mystérieuse d’oratoire. Mais ce n’est pas, comme chez Mistral, l’accumulation des dons apportés par les campagnards qui, par leur rusticité, donnent à la maison du poète de Mireille un vague air de chapelle à miracle, encombrée d’ex-voto. Chez Aubanel on sent qu’on est chez un bourgeois et chez un artiste. Les meubles sont rares ; ils portent de belles aiguières. Des crucifix de vieil ivoire, deux ou trois Clouet pendent au mur, et sur tout cela, sur les tentures, sur les meubles, court la dentelle d’Avignon, fine à border des nappes d’église, fine comme les créneaux des remparts. Là, derrière ces vitraux, dans cette lumière chaude, Aubanel a vécu avec sa femme et son enfant, près de celui que dans la maison on appelait « l’oncle ». C’était un vieux chanoine, si vieux, si vieux qu’il devait dater du temps des papes. Silencieux pendant des semaines entières, il ne parlait jamais qu’en provençal ou en latin, et il ne posait son bréviaire que pour relire — dans deux volumes reliés de cuir, à tranches rouges — son Virgile et son Catulle. Sous ces influences, pris dans le mouvement de Mistral, Aubanel a écrit des vers provençaux — un peu comme il aurait fait des vers latins. Je ne veux pas dire qu’il se livrât à un exercice de rhétorique, mais seulement que chez lui le retour à une langue qu’il ne parlait pas, qu’il dut apprendre, fut un goût délibéré d’artiste, non un élan spontané, instinctif comme chez Mistral. Le premier recueil de vers d’Aubanel ça a été La Grenade entr’ouverte, le second Le Livre de l’Amour en trois parties : L’Amour, Entre-lueur, La Mort. Le recueil parut avec cette épigraphe : Qui chante Son mal enchante. En voici les premiers vers : J’ai le cœur bien malade, Malade à en mourir,J’ai le cœur bien malade Et ne veux pas guérir. La jeune fille aimée du félibre va au couvent à Constantinople. Avant qu’elle parte, l’amoureux la supplie de lui tendre la main. Ta petite main brune et chaude, Donne-la moi, donne-la moi. Le jour où elle prend la mer, le félibre monte sur un coteau pour suivre jusqu’à l’horizon le navire qui l’emporte : Alors d’amont, alors j’ai dévalé Le long de la mer et des grandes ondades. J’ai couru comme un déconsolé Et par son nom tout un jour je l’ai criée ! Puis le poète visite la chambre de l’absente et jette ce cri passionné au miroir : Miroir, miroir, fais-la moi voir,Toi qui l’as si souvent contemplée ! Après ce recueil, Aubanel publia Le Pain du Péché, Le Satyre, — deux drames de feu, — et les vers sur Les Filles d’Avignon et sur La Vénus d’Arles. Montre tes seins nus, montre tes flancs nus, Vénus qui fais nos filles si belles. — Mais ces dernières poésies furent tirées à peu d’exemplaires et distribuées aux amis, sous le manteau, en secret. Songez donc ! Quel scandale si l’on avait vu sortir une pareille débauche de paganisme de chez l’imprimeur du pape, de chez l’éditeur des Paillettes d’Or, qui sont le Mathieu Laensberg de la sainteté du Midi catholique ! Pour finir, au nombre des plus beaux vers d’Aubanel, je crois qu’il faut citer Les Forgerons, qui me sont dédiés, et La Sirène. Les Forgerons, c’est un soleil couchant sur le Rhône, que le félibre compare à une enclume. La nuit vient tout d’un coup avec un grand vent noir et renverse l’enclume dans le fleuve. Au contraire, La Sirène est un conte de la mer bleue. Une nef, blanche porteuse de jeunes hommes, glisse sous sa voile latine. La voix de la sirène s’élève ; elle dit : Qui veut être mon page ? Et aussitôt la voix du maître d’équipage crie : Un homme à la mer ! Ces exemples vous donneront une idée du talent si sobre, si vraiment poétique d’Aubanel. Mais ce que je n’espère pas faire revivre avec des paroles, c’est la gaieté des beaux jours de jeunesse que nous avons passés là-bas tous ensemble ! À cette époque, le Félibrige n’était pas encore érigé en institution académique. Nous étions encore aux premiers jours de l’Église, aux heures ferventes et naïves, sans schismes, ni rivalités. À cinq ou six, bons compagnons, rires d’enfants dans des barbes d’apôtres, on avait rendez-vous tantôt à Maillane, dans le petit village de Frédéric Mistral, dont me séparait la dentelure des Alpilles, tantôt à Arles, au milieu d’un grouillement de bouviers et de pâtres. C’est aux Aliscamps, couchés dans l’herbe parmi les sarcophages de pierre grise, que nous avons écouté Aubanel nous lire Le Pain du Péché, tandis que l’air vibrait de cigales et que sonnaient ironiquement, derrière un rideau d’arbres pâles, les coups de marteau des ateliers du Paris-Lyon-Méditerranée. C’est encore avec Aubanel que nous avons fait tant de visites à la ville des Baux — cet amas poudreux de ruines et de roches sauvages. On soupait joyeusement à l’auberge de l’hôtelier Cornille, et, tout le soir, on errait en chantant des vers au milieu des petites ruelles découpées, de murs croulants, de restes d’escaliers, dans une lueur fantômale qui frisait les herbes et les pierres comme d’une neige légère. Des poètes, an’en!... disait maître Cornille... De ces personnes qui z’aiment à voir les ruines au clair de lune. Et Daudet me disait en terminant : Oui, si la pompe religieuse ne venait pas assombrir ce passage de la mort par ses pompes de deuil, son latin d’église, j’aurais voulu nous voir accompagnant la dépouille d’Aubanel trois ou quatre amis, Mistral, moi, le poète Anselme Mathieu et le peintre Pierre Grivolas, avec des chansons et des gestes comme au temps de la jeunesse ; et, en l’honneur de tes mânes païens, mon pauvre Théodore, imprimeur du pape, nous aurions fait la libation à l’antique avec la dernière bouteille du vieux vin pontifical de Châteauneuf !... NON SIGNÉ COURRIER LITTÉRAIRE ALPHONSE DAUDET ET LE THÉÂTRE Alphonse Daudet reçoit le jeudi dans son nouvel appartement de la rue Bellechasse. Réunion de lettrés et d’artistes où se mêlent aux hommes célèbres ceux qui ne sont encore qu’à mi-côte de la réputation et les jeunes qui ne font que commencer et à qui la maison est cordialement ouverte. Que j’aime les gens qui n’apportent dans le monde que le dessus léger et voltigeant de leurs préoccupations, ce qui peut varier et changer, ce qui fournit la discussion d’un mouvement d’idées combattantes et intelligentes ! Je crois que là est le vrai bon goût, la satisfaction de soi-même et des autres. Qui parle ainsi ? Mme Daudet dans ses Fragments d’un livre inédit où elle a noté des idées et des sensations rares avec de si subtiles nuances. Vous avez là, faite avant l’heure, la définition du choix qui préside à ses soirées. Quels que soient les hasards de la conversation et bien qu’il essaye avec une grâce charmante de n’être parmi ses invités qu’un camarade au milieu de camarades, presque toujours à un moment donné le cercle se forme autour du maître de la maison. C’est que c’est un causeur étourdissant. Il a ce don d’être quand il parle ce qu’il est quand il écrit, aussi original dans sa langue, aussi imagé, aussi fécond en trouvailles de mots qui peignent et vous donnent un plaisir de surprise. De plus, il joue sa causerie avec ce qu’on pourrait appeler une verve de corps irrésistible. Vous rappelez-vous Gambetta à la tribune ? On a recueilli les paroles de ses discours, mais ce n’était là qu’une partie de l’orateur. C’est dans la façon de les dire qu’était le secret de cette espèce de possession physique qu’il exerçait sur un auditoire. Il se livrait si bien tout entier dans sa mimique qu’il était impossible de conserver son sang-froid, on était subjugué. De même observez le jeu de Sarah Bernhardt dans ses bons jours, tout son corps est au rôle, gestes, attitudes, lignes, et vous n’échappez point à ce magnétique pouvoir d’expression. Il y a un peu de ces moyens d’ensorcellement dans la conversation de Daudet. Elle ne s’adresse pas qu’à l’oreille, elle est aussi un spectacle. Vous parle-t-il d’un homme, il vous signale par une expression pittoresque le trait caractéristique de sa physionomie, et une imitation de l’extérieur de l’homme par un mouvement d’épaule, par une façon de marcher ; par un rien il complète la ressemblance : vous voyez le personnage. Vous décrit-il un décor, il va à droite et vous plante là des arbres, et, selon qu’il manœuvre les bras, vous comprenez s’ils sont élancés ou touffus ; il va à gauche, et il vous place des rochers, il semble qu’ils sortent de ses mains : il va au fond, un coup de main par-ci, une indication du doigt par-là, et il semble qu’une maison s’y élève. Vous avez le paysage sous les yeux. Veut-il vous donner une idée de la Crau, un geste vous fait sentir l’immensité de l’horizon, et il pousse le cri des bergers, un cri lentement modulé, lointain et comme perdu. Et ce salon où vous êtes n’a plus de mur, c’est l’étendue sans fin que vous avez devant vous. Avec sa belle tête chevelue, noire, fine et souriante, son musical accent du Midi et ce diable au corps, quel prestigieux évocateur du monde visible, que Daudet causant ! Jeudi dernier, la conversation tomba sur le théâtre. La fructueuse reprise de L’Arlésienne douze ans après l’indifférence du début, le succès de Sapho paraissaient à quelques interlocuteurs les symptômes d’un commencement. Ils y voyaient la preuve d’une transformation du goût du public. Ils en concluaient que le besoin de réalité qui a révolutionné le roman allait s’imposer à la scène ; et ils pressaient Daudet d’écrire son avis là-dessus. — Pourquoi écrirai-je ? répondit-il. Il n’y a pas de révolution à faire. Quand on est le contemporain d’auteurs dramatiques comme l’Augier des Effrontés et comme le Dumas de la Visite de Noces et du Fils naturel, ce serait manquer de modestie que d’annoncer qu’on veut une révolution. — Vous avez du moins des théories qu’il serait intéressant de formuler. — Ai-je des théories ? Je ne crois pas. Je n’aime point les théories. À quoi servent-elles ? Il y a dans l’élaboration de toute œuvre d’art une part involontaire et mystérieuse qui échappe à toute règle. Sitôt que vous avez des lois, vous avez des gardiens de la loi, des commentateurs de la loi, un institut pour conserver la loi, une école nouvelle pour apprendre à interpréter la loi, autant de metteurs d’entraves qui savent très bien défendre de faire, mais qui n’ont jamais enseigné à personne comment il faut faire. Vous établissez une théorie avec votre raison, et puis vous faites une œuvre où vous mettez tout entier, ce qui est raisonné en vous et ce qui est instinctif, et voilà votre théorie trop étroite qui craque de tous côtés. À quoi bon se donner cet embarras ? Nous avons souvent discuté avec Zola. Nous aimons tous deux la vie vraie, mais lui ne croit point qu’on puisse faire vrai en dehors des choses directement observées autour de soi. C’est de la théorie, à mon avis. Pourquoi l’homme qui a écrit Madame Bovary n’écrirait-il pas Salammbô ? Pourquoi Goncourt qui a déchiffré tous les chiffons de papier du dix-huitième siècle, qui en connaît toutes les estampes, qui en a manié toutes les étoffes, qui en a visité tous les restes et qui a fait ce livre de résurrection : La Femme au dix-huitième siècle, n’écrirait-il pas sur quelques-uns de types de femmes qu’il connaît si bien un roman aussi vrai que sur des contemporaines entrevues deux ou trois fois ? Pour moi, je suis tourmenté depuis longtemps par l’envie de faire un livre sur la peste du douzième siècle à Arles. Quelque chose de terrible. Et j’ai tant étudié mon vieux Arles, je le sens si bien, qu’il me semble que je ferai quelque chose de très vivant et de très vécu. Tant pis pour la théorie. Non, décidément, je n’ai point de théories et je n’en veux point. Nous tenions Daudet sur un sujet particulièrement intéressant et nous ne voulûmes point le tenir quitte à si bon compte. Quelqu’un lui demanda : — Soit, point de théorie exclusive. Mais vous avez au moins des opinions sur ce que devrait être ou ne pas être le théâtre. Quand Gondinet, Pailleron et Sardou eurent leurs premiers succès, il y a vingt-cinq ans, Scribe venait à peine de mourir, Victor Hugo et Dumas père vivaient encore et, derrière eux, deux générations nouvelles s’étaient levées : Augier et Dumas fils, Labiche, Meilhac, Halévy, Pailleron et Théodore Barrière. Depuis Sardou, plus personne ; le théâtre ne se recrute plus. Croyez-vous qu’on puisse remédier à cette sorte de consomption ? — Je le crois, en donnant plus de liberté au théâtre. Je suis très frappé, en lisant la correspondance de Grimm, des ressemblances qu’il y a entre la fin du dix-huitième siècle et le nôtre. Alors, comme aujourd’hui, on vivait sur des formules épuisées, il y avait des recettes pour faire des pièces, au quatrième acte le songe, au cinquième le récit. Si nous avions vécu à cette époque, cela nous aurait fort ennuyés de ne pouvoir faire un quatrième acte sans y mettre un songe et un cinquième acte sans y mettre un récit. Aujourd’hui, rien n’est changé. Il y a d’autres recettes, mais il y a toujours des recettes. Et c’est parce que cela nous ennuie d’être condamné aux recettes banales que ceux qui se sentaient quelque chose dans le ventre sont allés vers le roman, qui est complètement émancipé, lui. Au jour de l’an dernier, j’ai voulu acheter un petit théâtre à mes enfants. Je suis allé chez plusieurs marchands, et partout j’ai trouvé le même objet, une façade de temple grec avec un fronton triangulaire et dessous un trou carré ; toujours le même fronton, toujours le même trou carré et toujours les quatre décors invariables représentant un salon, une prison, une forêt et la mer. Je demandai si l’on n’avait jamais eu l’idée de construire d’autres théâtres pour les enfants, et j’appris que, de mémoire de marchand de jouets, on vendait toujours le même fronton, le même trou carré et les mêmes décors. De temps en temps, dans une mansarde des faubourgs, un ouvrier inventif fabrique un théâtre mieux aménagé et plus ingénieux ; régulièrement, il est obligé de s’en défaire à vil prix, parce qu’on préfère la vieille façade en temple grec et les quatre décors invariables, et son invention le ruine. Eh bien, je voudrais qu’on fît attention au travail de cet ouvrier, parce que, si on ne sort pas du vieux modèle, des charpentiers seront assez bons pour le copier et les artistes iront travailler ailleurs. Il faut de la liberté, de l’essor à l’audace pour inventer. Pour mon compte, il n’y a que les hardiesses, le neuf, qui m’intéressent. Si l’on fouillait parmi les manuscrits de l’Odéon, peut-être y retrouverait-on une pièce en un acte de moi, L’Argent du Diable. C’est la première que j’ai faite : j’avais dix-huit ans quand je l’ai présentée. L’histoire s’était passée sous mes yeux ; un garçon qui n’était pourtant point mauvais avait accepté de l’argent d’une femme et il en avait des remords. La Rounat me dit que Dumas fils seul était capable d’aborder des sujets aussi scabreux et d’en sortir à son honneur. Mais, pour me montrer que la pièce l’avait intéressé, il me donna mes entrées au théâtre. Si je suis un affronteur, cela ne m’empêche pas d’être fort timide et je n’ai jamais profité de la gracieuseté de La Rounat. Les bureaux d’un théâtre m’inspirent une peur dont je ne suis pas guéri aujourd’hui encore. Vous arrivez : l’employé qui est au milieu se penche vers les deux autres, le geste du président du tribunal qui consulte les conseillers. Cela me fait froid tout de suite et je me sauve. La personne qui avait déjà questionné, ramenant la conversation au principal du sujet, demanda encore : — Mais comment entendez-vous la liberté ? Seriez-vous d’avis, par exemple, que l’on aille jusqu’à la forme du théâtre anglais, douze ou quinze changements de lieux et des scènes découpées comme les chapitres d’un roman ? — Peut-être est-ce là vraiment la pleine liberté, mais je suis un latin, la coupe en cinq actes ne m’effraye pas, je m’y sens à l’aise. Non, pour émanciper le théâtre, je voudrais qu’il fût entendu une fois pour toutes que la pièce dont tout l’intérêt repose sur des combinaisons de situations, loin d’être l’idéal de l’art, est au contraire ce qui l’a perdu. Un jeune homme oublie un médaillon sur un coin de table ; si le comte aperçoit le médaillon, la comtesse est perdue. Apercevra-t-il le médaillon ? Ne l’apercevra-t-il pas ? Pour établir ce beau débat, on marche à travers les invraisemblances criantes, on fait de tous les personnages des fantoches bourrés de son ; on dit de temps en temps au public : — Tournez-vous un peu, la muscade va passer. Et quand la muscade est passée, on applaudit ; voyez comme le tour est bien fait. Remarquez à quoi on en est arrivé : on ne se demande plus : — Cela est-il vrai ? Cela est-il de la vie réelle ? Mais, Est-ce du théâtre ? Le théâtre est devenu un monde spécial et factice dans lequel errent des êtres de convention. Il faudrait renoncer à ces personnages qu’on rentre après la pièce dans le magasin aux accessoires : assez du vieillard, qui pose les barbes blanches à l’École des beaux-arts ; assez de l’amoureux détaché des gravures de mode. Pourquoi un amoureux aurait-il nécessairement une figure correcte et serait-il nécessairement bien mis ? Je suis convaincu que ce que l’on peut dans le roman, on le peut aussi au théâtre. Les disciples de Scribe et de d’Ennery disent volontiers que le style, ça n’est pas du théâtre, que toutes les recherches d’art qui nous passionnent, ça n’est pas du théâtre, et, à l’autre extrémité, un pur artiste, mon ami de Goncourt, croit qu’en effet le divorce est aujourd’hui accompli, et qu’il faudrait fermer le théâtre pendant vingt-cinq ans avant d’essayer de le relever de la misère littéraire à laquelle les escamoteurs de situations et les ficeleurs habiles l’ont réduit. Il me semble que la réconciliation entre le théâtre et la littérature n’est pas si difficile que cela. Si, au lieu de toujours parler d’un don du théâtre qui est un mystère que personne n’a jamais su expliquer, on parlait du don d’observer, du don de voir la vie, les jeunes gens comprendraient, et, au lieu d’aller tous au roman, ils iraient aussi au théâtre. Étudier des caractères, étudier des mœurs, voilà ce qu’on devrait leur demander et ce qui les attirerait, au lieu d’une fabrication de joujoux à passer le temps. Vous avez un sujet bien vu, bien vivant, vous en tireriez un bon roman, pourquoi n’en tireriez-vous pas une bonne pièce ? Une pièce se compose certainement autrement qu’un roman, mais croit-on donc qu’il n’y a pas une composition aussi pour le roman ? L’écrivain sait qu’il a trois cent cinquante pages pour exposer son histoire ; s’il en emploie trois cents à poser ses personnages et cinquante seulement à les faire agir, le roman sera mauvais, il le sent, et c’est ainsi qu’il apprend à composer. Eh bien, au théâtre, ne sait-il pas aussi qu’il n’a que trois ou quatre heures à parler au public ? Il faut que dans ce délai il sorte tout ce qu’il a d’intéressant à dire. Cette nécessité lui apprendra à composer sa pièce, comme l’autre lui apprend à composer son roman. Cela va d’instinct. Ici, Alphonse Daudet s’en prit à une théorie chère à notre collaborateur Francisque Sarcey, qui l’a exposée à diverses reprises avec trop de force pour qu’il m’en veuille de reproduire l’avis d’un contradicteur. — Si le souci de la vérité dominait tous les autres, on ne nous parlerait plus de scènes à faire. Comment ! je pose un sujet, et, tout de suite, vous venez me dire : voilà les scènes à faire. Mais permettez, nous ne faisons pas une opération d’arithmétique dont vous pouvez prévoir d’avance le résultat, je vous montre un coin de vie tel que je l’ai senti, tel que je l’ai vu, et, ma façon de voir m’étant personnelle, je prétends vous donner quelque chose d’original et d’imprévu. Qu’est-ce que c’est qu’une scène à faire que tout le monde trouve, sinon la plus banale des scènes ? Nous rentrons dans les combinaisons de situations sans vraisemblance. Quand Shakespeare travaille, savez-vous donc d’avance ce qu’il va vous montrer ? Est-ce que dans Macbeth, par exemple, la scène de l’apparition du spectre était la scène à faire que vous auriez attendue ? Et la scène du somnambulisme, était-ce aussi votre scène à faire ? Toutes proportions gardées, il en est de même pour tout écrivain sincère qui ne se contente pas de copier. La scène à faire pour lui n’est point la même que pour vous ni que pour tout le monde, et c’est pour cela qu’il est sincère. C’est un des grands reproches que l’on a faits à mon Arlésienne. Eh bien ! et les scènes à faire, elles n’y sont pas ! On aurait voulu une scène entre l’Arlésienne et Vivette, une scène entre l’Arlésienne et la mère de Frédéri. Pour la deux millième fois, on aurait entendu la mère crier : — Oh ! vous m’avez pris mon fils ! Ah ! rendez-moi mon fils ! Oh ! ah ! ah ! oh ! Précisément, c’est ce que je n’avais pas voulu. Il était bien plus neuf de montrer le drame introduit dans la ferme du Castelet, au bord du Rhône, par une femme qu’on n’y voyait point. L’Arlésienne n’était jamais venue au Castelet dans la réalité, pourquoi l’y aurais-je amenée dans le drame ? Si l’on renonçait à mendier les applaudissements du public au moyen de poncifs, on ne fabriquerait plus non plus de dénouements où l’on n’a d’autres soucis que de lui plaire. Pendant quatre actes, vous essayez de mettre sur pied des caractères. Et, au cinquième, ils se démentent uniquement parce qu’il faut que le public emporte sa conclusion, et une bonne conclusion, une conclusion qui ne le tourmente pas, qui ne l’empêche pas de dormir. Ce n’est pas sans peine que j’ai obtenu le maintien du dénouement de Sapho. Primitivement nous avions terminé, Belot et moi, de façon que le public ait sa conclusion. On voyait Gaussin se réveiller. Il trouvait la lettre sur la table. Il la parcourait d’abord indifféremment, puis avec plus d’attention, puis il s’écriait : — Mais c’est pour moi ! Il s’apercevait alors que la malle était enlevée, il comprenait, que Sapho était partie et il s’élançait pour la poursuivre. L’oncle Césaire reparaissait, l’arrêtait et le sermonnait. Gaussin éclatait en sanglots et l’oncle Césaire lui disait ce mot que nous avons replacé au quatrième acte : — Pleure, ça, c’est permis ! Le brave homme ajoutait : — De mon temps, les ruptures étaient plus faciles. Une gifle! Et ça y était ! Et le rideau tombait. Le public partait sur le sermon de l’oncle, il avait sa conclusion. Mais je me suis révolté. Je me suis dit : Il nous en coûtera vingt représentations de moins, mais nous terminerons d’une façon moins banale et plus vraie. Et j’ai composé le dénouement actuel. — Cependant, dit un autre auditeur, il est impossible de ne pas tenir compte des exigences du public ? — Entendez-vous par là qu’il faut, comme on dit, travailler pour le public ? Aucune idée n’est plus répugnante pour un artiste. Travailler pour le public, c’est tourner le dos à la réalité, aux choses senties, pour s’en aller chercher dans ceux qui vous ont devancé les formules qui leur ont réussi. Tel truc a été employé avec succès, on se l’approprie ; tel effet est considéré comme sûr, on s’empresse de le reprendre, et la besogne de l’écrivain est ravalée à un éternel rapetassage des formules déjà expérimentées. C’est le métier des constructeurs de pièces à situations. Elles ne sont pas si nombreuses que ça les situations ; on pourrait s’amuser à les ramener à cinq ou six types, les combiner et les recombiner d’après ce qu’on sait des faiblesses du public. C’est à ce jeu de casse-tête chinois qu’ils bornent le théâtre. Mais, de mettre sur la scène un peu de vie réelle, de faire des personnages en chair et en os, pour eux, ça n’est pas du théâtre. Je comprends qu’on songe en travaillant aux convenances du public, et, pour ma part, je suis très fier lorsque j’ai trouvé des équivalents littéraires à des choses qui risqueraient de le choquer. Mais, pour le reste, un écrivain ne doit se soucier que d’apporter à la scène quelque chose d’un peu neuf, et ce neuf, il ne le trouvera qu’en lui, dans ce qu’il voit, dans ce qu’il sent, dans ce qu’il a observé du monde pour son propre compte. Pas plus qu’il ne faut travailler pour le public, il ne faut travailler pour les acteurs. Que pouvez-vous faire de vrai lorsque, au lieu d’essayer de serrer d’un peu près la réalité, vous modelez vos personnages sur le talent d’un artiste ? Vous copiez simplement ce que vous lui avez déjà vu jouer. Les acteurs sont les premières victimes du système. Au lieu de développer leur talent en faisant effort pour créer des rôles nouveaux, ils jouent toujours le même et perdent la faculté de se transformer. J’ai fait ma Sapho comme il m’a plu, sans songer un moment à son interprète. Mme Hading l’a acceptée bravement telle qu’elle était. Et voyez quelle surprise quand elle parut dans ce rôle, si différente de ce qu’on l’avait vue jusqu’alors. Ah ! si le goût des situations invraisemblables et des personnages de convention, si l’admiration pour les ficelles passaient un peu, et si, en échange, on prenait plaisir à la vie vraie, le théâtre deviendrait réellement amusant, même pour un artiste, et les artistes y reviendraient. Il n’est pas jusqu’à la mise en scène, où chacun, en apportant sa part d’observations, ne mettrait un peu de nouveauté. Elle aussi généralement est toute conventionnelle ; on se groupe dix minutes à droite, ensuite dix minutes à gauche, et c’est toute une affaire pour aller d’un endroit à l’autre. Quand vous conseillez un mouvement à un acteur, il vous répond : — Mais je manquerai ma passade. Comme si on y regardait de si près dans la vie pour se passer les uns devant les autres ! Que de jolis effets on tirerait de la mise en scène ! Quand Sapho roule une cigarette en réfléchissant à la lettre qu’elle écrira, tout le passé de la fille n’est-il pas dans ce geste ? Un acteur, dans la pièce, doit avoir une physionomie d’indolent, et je lui demandais : — Comment portez-vous les mains ; vous n’avez donc jamais fait attention aux mains d’un indolent ? Elles sont toujours comme ça, molles, tombantes. J’avais un ami qui me disait : Je ne sais pas pourquoi, rien ne me réussit. — Pourquoi ? lui ai-je répondu un jour ; mon pauvre ami, c’est parce que tu as toujours les mains comme ça (et Daudet secouait ses mains au bout de ses bras comme des mains mortes). Moi, je voudrais tellement obtenir l’illusion de la réalité que, si je le pouvais, je supprimerais les applaudissements pendant l’acte. À la fin, ovation aux acteurs s’ils le méritent, mais silence pendant qu’ils jouent. Dans la grande scène de mon quatrième acte, quand on sépare les deux amants, Sapho est à terre et Gaussin sur son banc ; ils pleurent tous les deux, et un sanglot de l’un répond à un sanglot de l’autre. À la répétition générale, tout le monde avait senti qu’entre ces deux êtres, que trois pas à peine séparent, il y avait désormais une impossibilité de se réunir encore, de se reprendre. L’effet était très grand. À la première représentation et aux suivantes, après que Jane Hading est tombée si tragiquement, la claque part et personne n’entend plus les sanglots. Voilà une partie gâtée par l’habitude d’applaudir. L’auditoire était visiblement acquis à ces idées. Il n’y avait quelque scepticisme qu’au sujet de la façon dont elles pourraient être accueillies par les directeurs de théâtre. — Sans doute, dit Daudet, c’est là le grand point. Le théâtre vit sous le régime de la terreur. Si vous ne réussissez pas le premier soir, vous êtes tout de suite exécuté. C’est pourquoi j’ai une grande reconnaissance à Mme Hading. Je suis persuadé que, sans l’autorité avec laquelle elle s’est emparée du rôle et sans le charme qu’elle exerce, Sapho aurait eu une première cahoteuse qui aurait pu la perdre. Aujourd’hui, elle a passé le cap. On peut la discuter, mais elle vit, et rien ne saurait l’empêcher de parcourir sa carrière. Ce coup du premier soir fait des directeurs des espèces de joueurs qui pontent sur une pièce. Il ne faut pas s’étonner s’ils n’ont confiance que dans les procédés qui ont déjà réussi. Ils ont instinctivement l’aversion des nouveautés. Ils ne savent pas ce que c’est. Au lieu qu’une situation bien usée, bien rebattue, ayant déjà beaucoup servi, les rassure ; puisqu’elle a déjà eu vingt fois du succès, elle en aura bien encore une vingt et unième fois, et les formules toutes faites se perpétuent ainsi. Mais, de même qu’on s’est lassé des tragédies, toujours coulées dans le même moule, je crois qu’on commence à se lasser de la pièce à situations où sont emmêlées toujours les mêmes ficelles. La reprise de L’Arlésienne m’est un encouragement : la pièce fait maintenant sa tournée en province, très applaudie à Lille, froidement reçue à Rouen, acclamée dans le Midi, ce qui prouve que le public d’il y a quatorze ans n’a pas encore changé partout. Le succès de Sapho m’en est un autre. Précisément parce que les directeurs n’aiment que ce qui réussit, peut-être viendront-ils bientôt à nous. — Auriez-vous l’intention de vous remettre au théâtre ? demandèrent plusieurs voix. — Je m’y suis remis. Après L’Arlésienne, en 1872, je fus découragé et je ne m’occupai plus que de mes romans. La pièce avait laissé cependant un souvenir à quelques personnes. Aussitôt que Porel eut été nommé directeur de l’Odéon, il me demanda l’autorisation de la remonter. Cela me rendit confiance. J’ai travaillé à Sapho plus qu’à aucune autre des pièces que j’ai faites en collaboration. Et maintenant j’ai entrepris tout seul de porter Numa Roumestan à la scène. Je veux opposer le Nord et le Midi, les deux tempéraments de la France. Je change considérablement les données du roman. Vous verrez. Quand j’y travaille, tout mon Midi me remonte. Je crois que je ferai quelque chose de bien. Après cela, la conversation bifurqua. Il ne fut plus question de théâtre. En rentrant chez moi, je m’amusai à noter de souvenir les idées de Daudet. Mais vous n’avez là que les restes noircis du feu d’artifice ; la voix, le geste, la jolie langue du charmeur n’y sont plus. P. B. 6 décembre 18866 décembre 1886 Le Gaulois NORD ET MIDI Toutes les fois que je rencontre dans la rue ou ailleurs Alphonse Daudet, je le salue en ces termes : — Dis-moi, le moment est-il arrivé enfin de venger les malheureux Albigeois du onzième siècle et d’user de représailles contre l’infâme Simon de Montfort ? — Chut ! Tais-toi !... s’écrie Daudet effrayé, car il sait bien, lui qui a inventé le Midi, que toute la question est là et que c’est cela, le séparatisme. Expliquer pourquoi Daudet a inventé le Midi est aussi impossible que de dépeindre ce qu’il en souffre. Il ne croyait pas que cela irait aussi loin, évidemment. Il n’a compris sa faute que lorsqu’il a vu la Provence monter jusqu’à Sceaux, dans l’Ile-de-France. — Comment ! a-t-il gémi, ils n’ont pas assez de Paris, ils débordent sur ses sous-préfectures ? Et il a peur, depuis ce moment-là, de sa responsabilité. Ceux de Tarascon, Beaucaire et Carcassonne abusent de leur vengeance albigeoise. Ils veulent tout le Nord. Or, Daudet comprend très bien que si, de Sceaux, ils envahissent Dunkerque et s’ils y plantent le drapeau de feu Raymond de Toulouse, il n’y aura plus d’Est, d’Ouest, ni de Septentrion français. Toute la France sera méridionale, et le métier de géographe sera fichu ! Puis, dans l’intérêt même du mouvement, il sent qu’il est prudent de le borner aux provinces conquises ; car, si tout est le Midi, où sera le Midi ? À quatorze heures, alors, dit-il. *** C’est pourquoi Daudet est allé trouver Porel, et il l’a prié de lui réserver l’Odéon, temple du Nord, pour cet hiver. Février venu, Daudet, vêtu de fourrures, lâchera Mistral, dans l’Odéon, en cinq actes. Il avouera publiquement que personne n’est forcé de croire en Roumanille. Il espère ainsi que les Albigeois nous laisseront la Bretagne et la Normandie et fixeront à Rouen la limite de la race latine. Enfin, la dernière fois que je l’ai rencontré, il ne vivait plus. Le remords de sa faute le hantait. J’ai vu qu’il se rendait d’autant mieux compte de son épouvantable responsabilité qu’il n’avait pas besoin, lui, de patoiser pour avoir du talent ! Je ne suis pas fâché de voir l’auteur de Numa Roumestan venir à résipiscence. Pour plusieurs raisons. D’abord, j’étais honteux de n’être né qu’à Paris, surtout quand il est si facile d’être de Toulouse, par exemple. Qui est-ce qui n’est pas de Toulouse, peu ou prou, au siècle du téléphone ? Ensuite, Daudet me posait des lapins d’Albi. Il me faisait croire que la gestion du séparatisme n’est pas une question sérieuse et qu’il ne retournait que de félibrisme ou de félibrité, je ne sais pas comment on dit. — Ne te monte pas la tête, m’enseignait-il, on ne veut pas te la démembrer, ta France ! Et il m’expliquait la vérité vraie : — Elle est divisée, ta France, et depuis huit cents ans en deux partis politiques très distincts, ceux qui ne digèrent pas Simon de Montfort et ceux qui l’ont digéré. Les premiers sont les troubadours (langue d’oc), les seconds sont les trouvères (langue d’oil). Les troubadours gazouillent sur les voyelles, et les trouvères sur les consonnes. Qu’importe si l’on chante ! D’ailleurs, ils se traduisent entre eux. Place-les devant une bonne bouillabaisse, avec de la rascasse, du rouget et du safran, tu n’as plus que de la fusion, Simon de Montfort n’est pas grave. Moi, trouvère naïf, je le croyais. — Quelle canaille, tout de même, disais-je, en serrant les poings, que ce Simon de Montfort ! En a-t-il fait du mal, à ce pauvre Raymond de Toulouse ! C’est pour cela, oh ! je le sens, qu’on nous en veut à Carcassonne. Ça finira mal, vois-tu. Mais Daudet cherchait à me rassurer ! — Ne crains rien, et apprends toujours La Vénus d’Arles. On finira par s’entendre sans effusion de provençal. — Jure-moi que le séparatisme n’est pas sérieux ! Moi, je crains Raymond de Toulouse. Simon de Montfort a trop embêté cet homme-là ! Daudet, ajustant son monocle de physiologiste, reprenait : — Je ne comprends rien à tes transes. Ce qui reste de notre Raymond de Toulouse ne vaut pas la peine qu’on le hisse sur le trône du Midi. Quant à votre Simon de Montfort, il doit être bien revenu de ses idées unionistes. À l’heure où je te parle, il grésille et se fronce au bout de la fourche du diable, et, pour échapper à ce sort vraiment pénible, il apprendrait par cœur Mirèio, et Calendau, et il voterait pour Clovis Hugues !... Ainsi parlait l’inventeur du Midi avant les banquets séparatistes de Sceaux. Mais il ne parle plus ainsi à présent. Son propre Midi lui fait peur. Il regrette d’avoir déchaîné Beaucaire. *** La moindre place est occupée par un Toulousain de Marseille ou un Marseillais de Toulouse. Les banques, les chemins de fer, les théâtres, et jusqu’aux bureaux d’omnibus sont aux félibres. Toutes les nourrices des petits trouvères sentent l’ail. La littérature est infestée de troubadourisme, ou de troubadourité, je ne sais pas comment on dit. Il y aura un index de proscription. Tenez, un trait : L’autre jour, à l’un de ces banquets offerts à M. Castelar, et tandis que l’on toastait, un troubadour speachait. Tous pleuraient Raymond de Toulouse. On en était à l’heure albigeoise. Le Jules Favre espagnol écoutait bruire ces cigales. Mais voici qu’au milieu du tumulte enthousiaste il crut comprendre que l’on risquait, en pure langue d’oc, quelques allusions séparatistes, histoire de faire honneur à la brandade et à la république universelles. Peut-être eut-il peur pour l’Espagne ! Toujours est-il que, s’emparant du crachoir auquel il avait droit, il s’étonna d’entendre des Français traiter, même en badinant, de la désorganisation politique de leur patrie, pour le triomphe d’un patois bruyant issu de la basse latinité et qui permet à un perroquet de faire des vers sur un mât. — Monsieur de Castelar, s’écria l’orateur, avec un de ces gestes qui font le tour de la tête, Monsieur de Castelar, vous ne pouvez pas nous comprendre !... — Pourquoi ? fit l’homme d’État. — Pourquoi ! Parce qu’en Espagne vous n’avez pas de Nord ! Et Castelar fut collé. *** Peut-être Alphonse Daudet a-t-il eu vent de ce mot, qui est, à lui seul, tout un programme séparatiste. C’est pour cela qu’il s’arrête. Il va jusqu’au provençal avec traduction ; mais devant le provençal sans traduction, il recule. Car, il est malin comme un trouvère, le charmant troubadour. Il sait que s’il avait écrit Sapho dans le dialecte de Raymond de Toulouse, Koning eût été forcé de le faire translater dans l’idiome de Simon de Montfort, afin que Mme Jane Hading, qui, pourtant, est de Marseille, pût en créer le rôle au lieu requis. Il en déduit que le Nord est nécessaire. Il ne veut pas que la France perde le Nord, ainsi que l’Espagne de Castelar. Il convient qu’il y a des maux indispensables, et que celui d’avoir un Nord affligera toujours le territoire d’une nation, comme il afflige la boussole. Enfin, Daudet se résigne à Vaugelas. J’ose dire qu’il était temps. J’allais vendre mon dictionnaire, et j’apprenais La Vénus d’Arles. Les banquets albigeois de Sceaux ébranlaient à la fois ma foi et ma raison. Ne pensez-vous pas, disais-je au directeur de ce journal, qu’il serait bon d’avoir un directeur carrément séparatiste qui suivrait le mouvement et rendrait compte des premières dans la langue carcasso-phocéenne ? Lou Francilloun di moussu Alessandro Dumato es ouna pieca essessivemento interessante... Je me promettais encore de vaincre la résistance désespérée que Koning oppose à mon théâtre en composant pour sa femme une comédie dont tous les personnages eussent été de Toulouse, comme dans la vie, et où l’on aurait vu la petite fille de Simon de Montfort épouser le petit-fils de ce maître de forges de Raymond de Toulouse, à la condition qu’il se ferait naturaliser Français, c’est-à-dire de Beaucaire. La jeune fille aurait parlé tantôt en oc et tantôt en oil, et l’on aurait ainsi compris les hésitations de son âme entre l’amour et le devoir. Puis on aurait entonné La Marseillaise, comme il conviendrait qu’on l’entonnât, soit en marseillais, puisqu’elle vient de Marseille, elle aussi, comme tout ce qui est beau en ce monde. Je perds encore cette chance d’être joué. La défection de Daudet, épouvanté par le félibre de Castelar, assure pendant quelque temps encore la suprématie du baragouin de Voltaire, et dans ce baragouin-là il faut d’abord que les pièces soient bonnes. Koning fait traduire les autres, à cause de son caissier, un unioniste convaincu, pour qui l’œuvre de Simon de Montfort est une œuvre sérieuse, complétée par les rois de France et les grands ministres historiques. Ce caissier se dit qu’il ne serait pas à la noce si toutes les provinces dont se compose la patrie française se remettaient à charabiater leurs patois originaires à son guichet, les unes le breton, les autres le bourguignon, celles-ci le normand ou le picard. Il pense à cela dans sa sphère, ce comptable, et parfois même il va plus loin et il se demande comment, lorsque l’Alsace et la Lorraine nous seront revenues, les indigènes de ces pays s’y prendraient pour comprendre la vieille langue nationale si on ajoute à tous les mots des o, des i, des a, des e et des u qu’ils n’ont jamais pu prononcer. PROSPERO LE NORD ET LE MIDI Chez Alphonse Daudet Alphonse Daudet est en train de préparer un drame nouveau. Préoccupé par une conception nouvelle de l’art qui s’est fait jour dans Sapho, il cherche à infuser au vieux théâtre un sang jeune et vigoureux. Déjà L’Arlésienne, Fromont jeune et Sapho ont commencé à habituer le public à un genre aussi nouveau qu’original. Mais Daudet n’est pas de ceux qui se reposent sur leurs lauriers. Dans ses veines coule un sang trop généreux. C’est un Méridional, mais un Méridional concentré. Il refoule en lui-même cette verve et cette faconde, écloses au soleil, que quelques-uns de ses compatriotes prodiguent en discours pétillants comme un vin mousseux, en savoureuses galéjades. Ce n’est que dans le silence de son cabinet de travail qu’il laisse courir son imagination exubérante. Alors, longtemps contenue, elle s’en donne à cœur joie. Provocante, elle joue avec les documents humains et finit bien vite par donner le jour à un nouveau chef-d’œuvre. Désirant connaître le sujet choisi par Daudet, j’ai été le voir hier, et voici les renseignements qu’il a bien voulu me donner. La pièce sera tirée de Numa Roumestan. Elle figurera sur l’affiche avec ce titre plus général : Le Nord et le Midi. *** — J’ai cherché à mettre en opposition, me dit-il, le caractère si différent des Méridionaux et des gens du Nord. Le Midi, c’est Numa, avec sa nature ardente, vive, primesautière ; prompt aux enthousiasmes comme au découragement, s’amourachant du premier retroussis aperçu dans la rue comme de la première idée généreuse qui le séduit. Le Nord, c’est sa femme, froide, réservée, réfléchie, lente à s’émouvoir, ne donnant son cœur qu’une fois, mais pour toujours. Entre ces deux tempéraments si dissemblables, il y a de perpétuels contrastes. C’est la lutte éternelle de l’huile et du beurre. Numa sera le principal personnage et le plus intéressant. Je veux qu’il y ait un vague parfum d’ail répandu dans toute la salle de l’Odéon. Cette fois-ci, Daudet n’a pas voulu de collaborateur. Tenant à traiter le drame comme le roman moderne, il ne veut pas chercher les coups de théâtre. *** — Voyez-vous, pour moi, le dénuement où se trouvent en ce moment toutes nos scènes parisiennes tient à ce que nos auteurs commencent par chercher leurs situations, façonnant ensuite leurs personnages au gré des événements. Ils les ligottent comme des saucissons à l’aide de toutes les vieilles ficelles du répertoire. Faut-il s’étonner, après cela, qu’ils aient l’aspect guindé et artificiel ? On a beau avoir de l’imagination, il est bien difficile de tirer quelque chose de neuf de cette mine épuisée. On a beau parsemer l’intrigue de mots à paillettes ramassés sur les boulevards comme de vieux bouts de cigare, ce feu d’artifice ne fait qu’éblouir le spectateur, sans lui laisser une impression forte et durable. Souvent, vous sortez d’un théâtre sans autre idée que celle d’un calembour qui vous obsède. Il faut faire le contraire et commencer par chercher ses caractères. Ce sont eux qui doivent faire naître les situations et amener le dénouement. Je me suis résolument engagé dans cette voie ; c’est au succès à décider si j’ai raison. *** La pièce sera montrée au cœur de l’hiver, mais elle est là composée en entier scène par scène, — M. Daudet me montre son front. — Je compte profiter de l’été pour la coucher sur le papier. C’est peu de chose en comparaison d’un roman. — Cette pièce va peut-être nous priver cette année de votre roman habituel ? — Du tout ; j’en ai un sur le métier. C’est une étude mondaine où un académicien jouera un grand rôle. Cette fois-ci, je n’ai pas l’intention de le faire paraître dans un journal. Cela déflore beaucoup trop le succès d’un livre. Et puis, les romans d’études de mœurs sont faits pour être lus d’un seul trait. Le feuilleton est bon pour ces œuvres où l’auteur tient chaque jour l’émotion en suspens par une suite de manœuvres savantes. Aussi, quand un pareil ouvrage a été réuni en volume, on a beau enlever à la fin de chaque chapitre la traditionnelle phrase : la suite au prochain numéro, l’esprit du lecteur éprouve à cet endroit un soubresaut violent. Je pris, sur cette observation d’artiste, congé du maître. Nous l’applaudirons l’an prochain et espérons pour lui un succès — du Nord au Midi. ALEX. TISSERAND L’ENQUÊTE DRUMONT-MEYER Chez Alphonse Daudet Nous avons annoncé hier que l’enquête sur le duel Drumont et Arthur Meyer était vivement conduite. Les témoins et les médecins des deux adversaires sont convoqués par le parquet. Où en est l’enquête et que faut-il en penser ? Pour le savoir, nous nous sommes rendus de nouveau chez M. Alphonse Daudet. Avec sa courtoisie habituelle, le maître, tout en se tenant sur une réserve très compréhensible puisque la justice est saisie de l’affaire, a bien voulu nous donner son avis. — Je suis cité à comparaître demain lundi, dans la matinée... Mais il me semble qu’on se presse un peu en nous voyant déjà passer soit en correctionnelle, soit en cour d’assises... Personnellement, je crois que l’enquête n’ira pas bien loin ; pour dire toute ma pensée, je ne crois pas qu’elle aboutisse. — À quoi attribuez-vous ces rigueurs du parquet ? Ne pensez-vous pas que l’issue malheureuse du duel Vignier-Robert Caze ne soit pour quelque chose dans la décision des magistrats ? — Tout à fait de votre avis ; la magistrature se sera émue en voyant que, contrairement à l’avis du public, les duels d’hommes de lettres ne sont pas toujours des duels pour rire ; et puisqu’elle poursuivait les uns, elle se sera dit : poursuivons les autres ! Mais le cas n’est pas le même. — Quel est l’état de M. Drumont ? — On l’a bien exagéré. À entendre certains journaux, c’en était presque fait de lui. Heureusement, il n’en est pas là. La fièvre est toujours assez forte, mais, étant donné le tempérament nerveux de Drumont, cela n’a rien d’étonnant. Quant à la blessure, elle se fermera peu à peu. Seulement, il faut que Drumont observe une grande immobilité. L’épée de M. Meyer a pénétré profondément dans la cuisse et a ouvert une artère. D’où la crainte continuelle d’une hémorragie. — Mais en fin de compte, comment M. Meyer a-t-il donné son coup d’épée ? — C’est très délicat à exprimer devant vos lectrices. D’abord, Drumont n’a pas été touché à la cuisse droite. L’épée a troué le caleçon, côté gauche, et, notez bien ceci, le pantalon, lui, n’a rien. Par conséquent, si le pantalon n’a rien, et si le caleçon est troué, l’épée a dû passer par l’endroit que vous devinez. N’insistons pas. — Insistons, au contraire. Un coup d’épée pareil, et donné de cette façon, est chose absolument bizarre. Pour le recevoir, il fallait être entièrement paralysé... — Laissons là maintenant cette question. Le parquet jugera si elle doit être approfondie. M. Arthur Meyer s’estime très correct parce que j’ai bien voulu dire qu’il s’était comporté bravement sur le terrain. Je finis. « Un mot de plus de ma part serait de trop. » Sur ce, je saluai le maître et pris congé. PAUL FRESNAY LA SOIRÉE THÉÂTRALE L’OBSTACLE J’ai passé la journée d’hier presque tout entière avec Alphonse Daudet. Chaque fois qu’il livre une nouvelle bataille dramatique, je viens faire avec lui la veillée des armes. C’est, pour nous, l’occasion rare, la seule, de rajeunir cette vieille amitié qui remonte au temps de notre prime jeunesse, et qui, malgré l’isolement où la vie parisienne nous tient vis-à-vis l’un de l’autre, malgré les fortunes diverses et les intérêts divers, ne s’est pas un instant démentie. Ce sont alors des bavardages sans fin, des retours attendris vers cette époque préhistorique où il n’était encore que le Petit Chose et moi le petit rien du tout. En ces heures de commémoration, ce doux Midi, dont nous avons emporté la poussière à nos semelles de collégiens, nous remonte au cerveau ; nous nous grisons de réminiscences natales, et transportés, comme par magie, des bords de la Seine aux bords du Rhône, nous ne songeons plus, je vous le jure, à rire de Tartarin. Au surplus, ce cabinet de travail, qui, depuis les trois années de réclusion où la maladie a condamné l’auteur de L’Obstacle, est devenu tout son univers, prête merveilleusement à l’illusion. Par la fenêtre, le regard plonge sur une immense cour plantée d’arbres, que le givre a poudrés à frimas. On se croirait au bout du monde, dans quelque coin provincial, bien reposé, bien calme, un tantinet mélancolique. Au moment où j’arrive, dix heures sonnent à l’horloge d’un hospice voisin. Dix coups lents, espacés, avec la sonorité lourde d’un tambour voilé de crêpe. Comme un écho lointain des Camaldules. Me voilà transporté, d’un coup d’aile, à cinq cents lieues de Paris. — N’est-ce pas, me dit Daudet en me serrant la main, qu’on croirait entendre les cloches de Saint-Agricol, en Avignon ? Et quand je me fus assis en face de lui, de l’autre côté de la table : — Tu viens à point, continua-t-il en remuant un monceau de lettres non décachetées, pour m’aider à me reconnaître dans ce fouillis... Tout ça, c’est des demandes de places pour demain, dont les quatre cinquièmes au moins resteront sans réponse... Ça va grossir encore ma respectable collection d’ennemis... Mais il faut bien m’y résigner... Si tu rencontres dans le tas quelque demande d’autographe, jette-la dans le tiroir de gauche, la fosse commune... — Voici précisément un joli billet d’Américaine qui sollicite quelques lignes de toi pour son album. — Au tiroir ! — C’est que la requête est appuyée d’un timbre-poste. — N’y touche pas. Elles le sont toutes. C’est la carte forcée. Il y en a là-dedans pour une forte somme. — Mais c’est de l’argent gâché ! — Tu parles comme ma femme. Ça l’enrage de voir dormir ce capital... Elle voudrait l’utiliser pour sa correspondance... Mais je ne mange pas de ce pain-là... Ce ne serait pas honnête. — Ce scrupule me paraît excessif. — Pas tant que ça... Lis plutôt ce billet doux que j’ai reçu l’autre matin... Il est d’un quémandeur de mes pattes de mouche aux invites réitérées de qui j’ai fait obstinément la sourde oreille... Il me traite de la belle façon. Lis. Et je lus : « ... Foin de ceux qui, dans un mouvement de naïve admiration, vous demandent un autographe... Il serait vraiment dommage de perdre votre temps précieux à répondre à ces imbéciles qui s’amusent à collectionner vos Tartarins ! Et chaque soir, sans doute, vous vous chauffez voluptueusement les tibias avec les timbres-poste et la prose desdits imbéciles !... Vous jouez là, cher maître, un terrible jeu. Le grand Balzac n’avait cure de « ce temps précieux » et le donnait à tout venant. Il a pourtant laissé quelques chefs-d’œuvre. Mais il était de la race de Gautier et du bon Flaubert, auquel vous ne ressemblez pas, quoique son disciple. La postérité, monsieur Daudet, est composée de ces braves gens, que vous tenez pour imbéciles, et qui pourraient bien, à leur tour, se chauffer les tibias avec vos œuvres ou faire quelque chose de pis ! » — Est-ce envoyé, hein ? fit Daudet avec un bon rire. — Sévère mais juste ! au tiroir !... Et maintenant, si nous parlions un peu de L’Obstacle ? — Parlons-en. Sur l’idée philosophique de la pièce, j’ai dit tout ce qu’il y avait à dire à Gustave Guiches, qui doit en faire un article pour Le Figaro. Quant à sa genèse, tu sais qu’il n’y a pas un de mes romans, pas une de mes comédies, qui n’aient pour point de départ une histoire vraie et dont les héros ne soient pris dans la vie réelle. L’Obstacle est dans la tradition. L’aventure que j’y ai dramatisée fut, il y a deux ou trois ans, la fable du Paris artistique et mondain et se dénoua par l’expatriation momentanée d’un grand artiste. Je n’ai modifié que les circonstances et les milieux... Ce goût de vérité, tu le retrouveras dans les plus petits détails de l’œuvre. Il y a, par exemple, au premier acte, une aubade chantée par une Estudiantina, que Koning a délicieusement costumée. On s’étonnera peut-être qu’elle revienne, au quatrième acte, en motif de cantique. Mais un air d’opéra : Pieta Signore, n’a-t-il pas servi de thème au plus admirable des Pie Jesu ? Et nos noëls provençaux n’ont-ils pas été mis à contribution par les vaudevillistes ?... Enfin, si la première entrée de mon héros se fait par la fenêtre, ce n’est point par puérile recherche de mise en scène, mais par souci de la vérité dramatique, pour fournir une arme de plus à ceux qui, plus tard, dans un but intéressé, plaideront la folie du malheureux Didier... Faire vrai, telle est ma constante obsession, dans le livre comme au théâtre. — Quelle est — ceci bien entre nous — ton impression sur L’Obstacle ? — Si délicate que soit la question, elle n’est pas pour m’embarrasser... Je ne peux avoir d’autre impression sur ma pièce que celle qu’en aura demain le public, car je l’ai vue hier pour la première fois... Mon état de santé ne m’ayant pas permis de suivre les études, j’en ai dû laisser la direction à Koning, et tu sais comment il s’en acquitte !... Je suis donc, vis-à-vis de L’Obstacle, dans la situation d’un père à qui l’on aurait pris son enfant au berceau — tiens, comme Didier au marquis d’Alein — et qui le reverrait au bout de quinze ans, en pleine adolescence, au Concours général, chargé de couronnes !... Car il m’a semblé bien venu, de santé robuste, et, si je ne m’illusionne, promettant de longs jours !... Avec lui, d’ailleurs, ce fastueux Koning s’est montré bon prince... Tu ne t’imagines pas les trois nids charmants qu’il a capitonnés pour lui... Le premier, à Nice, un délicieux salon d’hiver, d’où, par une baie grande ouverte, on découvre la Promenade des Anglais et la baie des Anges... Le second, une délicieuse retraite d’amoureux, enfouie dans un parc où resplendit notre soleil, le nôtre, entends-tu !... Le troisième, enfin, un amour de cloître, plein de roses et de divines harmonies qu’a notées un jeune élève de Massenet, M. Reynaldo Hahn, et qui te donnera comme un ressouvenir de Saint-Trophime !... Et là-dedans circule un incomparable quatuor féminin : Pasca, très belle sous les cheveux blancs, l’amour maternel fait femme ; Desclauzas, qui dit si gentiment : — Je prendrais bien quèque chause ! ; l’exquise Raphaële Sisos, le type accompli de la jeune fille telle que nous la rêverions pour en faire la femme de nos fils... — Ah ! futur beau-père, je fais le pari que je devine à qui tu penses en disant cela, et qui t’a servi de modèle ! — Tu l’as gagné... et la charmante Darlaud qui, dans un bout de rôle de Sapho — je mets une certaine coquetterie à le rappeler — se révéla comédienne !... Tu verras comme ce joli couple, Sisos et Darlaud, font honneur aux filles de Montpellier, tes compatriotes. — Me voilà renseigné sur tes comédiennes. Si nous parlions de tes comédiens ? — Mes comédiens, tu peux le dire... Car ils sont miens doublement, et par l’âme et par le Verbe... — Explique-toi. — Je leur ai lu ma pièce, et si bien lue, paraît-il, qu’ils sont revenus le lendemain me demander mes intonations, et le surlendemain, et tous les jours pendant trois semaines... Oui, Lafontaine, le grand artiste qui, après trente ans de gloire, a gardé tout son prestige et toute son autorité, a voulu devenir mon élève, pécaïré !... Et aussi Paul Plan, qui n’a pas cru déchoir en acceptant un rôle sacrifié... Et aussi Léon Noël, qui jouait la grosse partie d’un début... Et aussi Raphaël Duflos, que guette la Comédie-Française... Et, pendant trois semaines, j’ai joué devant eux tous les rôles de ma comédie, et ils m’ont fait l’honneur de me dire que leur ambition serait de la jouer comme je la leur avais jouée !... Il y avait peut-être bien là-dedans un peu de gâterie pour le malade ! À Raphaël Duflos, j’ai dit : — Vous barytonnez le rôle... or, les barytons n’aiment pas... les ténors seuls aiment... changez donc votre registre... Prenez la voix du ténor !... Et docilement il l’a prise... Tu me diras des nouvelles de cet avatar... — Et après ? — Après ?... Gourmand !... Tu verras toi-même demain... Il m’a paru piquant de faire faire ma Soirée par l’auteur lui-même. Je ne suis ici qu’un simple traducteur. Puisse Daudet ne pas dire de moi : Traduttore, traditore ! Il ne me reste plus que la tâche bien douce d’enregistrer le grand, l’immense succès de L’Obstacle. Succès d’émotion, succès de larmes, auquel cette superbe soirée présage d’innombrables lendemains. On aurait peut-être mieux goûté le charme attendri de cette belle œuvre, sans les bravos continus dont les échos ont dû retentir délicieusement au cœur d’Alphonse Daudet qui, dans le cabinet de Koning, attendait l’issue de « cette lutte pour le triomphe », comme un pauvre diable, dans une salle voisine du tribunal, attend le verdict du jury. Tout Paris, pendant les entr’actes, a défilé devant le maître qui, profondément remué par cet hommage sympathique, murmurait avec un léger tremblement dans la voix et une petite larme au bord des paupières : — Si je disais que je n’ai pas d’amis dans la salle, on ne me croirait pas ! Un soir que Daudet dînait avec Rochefort, le directeur de L’Intransigeant, alors dans toute sa gloire, lui dit : — Il n’y a dans Paris, à l’heure qu’il est, qu’un homme capable de rallier à lui soixante mille hommes, de les jeter dans la rue et de les conduire où il lui plaira... Et cet homme, c’est moi ! On jouait alors Jack au Second Théâtre-Français. L’hiver était rude, et la neige, en obstruant la circulation, faisait le vide dans les salles de spectacle. — Sapristi ! s’écria Daudet, puisque vous disposez de soixante mille hommes, dirigez-les le soir sur l’Odéon !... Ça me fera plaisir ! De longtemps L’Obstacle n’aura besoin de ce renfort. UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE LES LECTEURS ASSIDUS Les romanciers populaires et leurs correspondants À propos d’Eugène Sue Enthousiasmes postaux Nos romanciers M. Zola et les Russes L’indifférence de M. Alphonse Daudet M. de Montépin et le chauvinisme Les émules d’Allorto et M. Hugues Le Roux L’Éclair a donné l’autre jour à ses lecteurs la primeur des lettres adressées à Eugène Sue par ses correspondants inconnus à l’occasion des Mystères de Paris, lettres qui venaient d’être déposées au Musée Carnavalet par M. Émile Richard, président du Conseil Municipal. Chez Alphonse Daudet Nous avons trouvé Alphonse Daudet, quand nous nous sommes présentés chez lui, encore sous le coup de l’émerveillement que lui a causé le numéro sensationnel de L’Éclair sur Padlewski. — Je voudrais, nous a-t-il dit, vous être agréable et vous donner les choses curieuses que vous venez me demander. Mais je n’ai rien. Je ne conserve rien. Évidemment je reçois des quantités de lettres. Il y a une foule de braves gens qui ont la détestable manie de collectionner les autographes des hommes en vue. Ce sont des sots. Aussi je suis absolument récalcitrant à satisfaire ces lubies. J’ai reçu, dans ma vie, un nombre incalculable de lettres accompagnées de timbres-poste pour des réponses que je ne donne jamais. Je jette impitoyablement au feu timbres-poste et lettres et je n’ai jamais égaré, dans la circulation, le moindre autographe. Je vous serai même obligé de dire cela. Grâce à la grande publicité de L’Éclair, les gens seront prévenus que je ne réponds à aucune demande d’autographes. Cela leur économisera des timbres-poste, et à moi, un temps précieux que je suis obligé de consacrer à lire des inepties. Comme tous les écrivains en possession de quelque célébrité, poursuit M. Alphonse Daudet, je reçois en outre beaucoup d’autres lettres relatives à mes œuvres. Je reçois aussi beaucoup de lettres de femmes. Dans les premiers temps, lorsque la notoriété commençait à me venir, j’y prenais garde encore quelquefois. Aujourd’hui, tout cela me laisse indifférent. Il faut croire qu’il existe une catégorie spéciale de femmes, toujours les mêmes qui ont besoin de se jeter à la tête des écrivains. J’en faisais un jour le pari. On causait avec Alexandre Dumas et Ludovic Halévy de lettres de ce genre qu’ils avaient reçues. L’un d’eux se mit à m’en lire quelques-unes : — Ne continuez pas dis-je, je connais ça par cœur. Je vais vous en dire la suite, si vous voulez. Et je gagnai mon pari. NON SIGNÉ M. Alphonse Daudet accusé de plagiat L’Obstacle et Le Fou Protestations de M. Maurice Montégut L’Obstacle et Le Dernier Duc d’Hallali Réclamation de M. Xavier de Montépin Chez M. Alphonse Daudet En présence de ces protestations, je n’avais qu’une chose à faire : aller voir M. Alphonse Daudet. M. Alphonse Daudet habite dans un hôtel de la rue de Bellechasse, entre cour et jardin. Je l’ai trouvé dans son cabinet de travail. Assis dans un canapé, au coin du feu et devant une petite table, il fournissait quelques renseignements à mes confrères. Le cabinet de travail d’Alphonse Daudet est éclairé par deux fenêtres qui donnent sur un immense jardin planté de grands arbres. L’ameublement est des plus simples ; une bibliothèque placée derrière un bureau, de manière qu’on n'ait qu’à étendre la main pour prendre le volume désiré ; deux canapés à côté de la cheminée, la petite table dont j’ai parlé et deux ou trois fauteuils. — Je parie, nous dit M. Alphonse Daudet en fixant son monocle et en assujettissant son béret, un béret provençal en velours noir, que vous venez pour les réclamations provoquées par L’Obstacle ? Avez-vous lu Le Figaro, Le Gaulois et le Gil Blas ? Moi je n’ai pas lu le Gil Blas ; j’ai écrit ce matin au Figaro, et à ce moment, comme je ne reçois pas Le Gaulois, je n’avais pas encore connaissance de la lettre de M. X. de Montépin. Si j’avais su que, de son côté, celui-ci revendiquait la paternité de l’idée première de L’Obstacle, j’aurais écrit au Figaro : « Lisez Le Gaulois ! » et au Gaulois : « Lisez Le Figaro ! », et je m’en serais tenu là. M. Maurice Montégut formule ses protestations sur un ton un peu trop vif ; il est vrai qu’il est jeune. S’il avait réfléchi, il aurait hésité à me faire un pareil reproche. Je n’emprunte rien à personne et, de fait, c’est la première fois que j’ai à répondre à une accusation de plagiat. Tous mes personnages sont vrais ; ils ont existé ; la plupart des paroles que je leur prête ont été prononcées devant moi en mille circonstances ; je pourrais vous citer, vingt, trente, quarante exemples. Habituellement, je n’invente rien, je me borne à prendre ce qui se passe sous mes yeux. Ainsi, le personnage d’Hornus est tellement vrai que c’est moi qui l’ai été, dans une circonstance bien particulière. La seule chose que j’ai inventée, c’est dans L’Obstacle le dévouement de la mère. Vous voyez que pour une fois, je ne suis pas heureux. Est-ce que j’ai lu Le Fou, moi ? M. Montégut dit qu’il me l’a envoyé. Je ne me le rappelle pas, mais c’est possible ; dans tous les cas, je ne l’ai pas lu. Il ajoute que nous avons fait l’échange de nos ouvrages. Je lui ai donné une partie des miens, en effet, comment cela s’est-il fait ? Oh ! bien simplement. M. Montégut était le secrétaire de Charpentier. Quand un ouvrage de moi paraissait, il prenait un exemplaire, venait me trouver et me priait d’y mettre un mot de dédicace. Je suis persuadé qu’il s’est procuré ainsi des dédicaces de tous les auteurs qui se sont fait éditer chez Charpentier. Et voilà sur quoi M. Montégut s’appuie pour déclarer qu’il était avec moi dans les meilleurs termes. Le pauvre garçon qui s’emballe au point de dire qu’un dévouement de mère sorti du cœur ne s’invente pas deux fois. Je n’ai jamais vu de pareille puérilité. Eh bien ! pour ma part, je l’ai cependant inventé après lui. Et qu’y a-t-il d’étonnant ? Est-ce qu’entre écrivains, on ne se rencontre pas ? M. Montégut a tort : que n’a-t-il imité la réserve de M. X. de Montépin qui constate lui, sans songer à me prendre à partie, que L’Obstacle contient la même donnée que Le Dernier Duc d’Hallali. Je n’ai, du reste, pas plus lu ce roman que Le Fou. À ce moment, on a passé à M. Alphonse Daudet la carte d’un nouveau visiteur, et j’ai pris congé. C. B. 25 janvier 189025 janvier 1890 Le Figaro. Supplément littéraire PORT-TARASCON PAR ALPHONSE DAUDET — Et Tartarin, que devient-il ? Combien de fois M. Alphonse Daudet n’a-t-il pas entendu ou lu cette question qui lui était adressée par tous ceux qu’ont enchantés la vie et les aventures de l’immortel Tartarin, de Tarascon !... Successivement chasseur et voyageur, après mille périls dont les dramatiques péripéties sont encore dans toutes les mémoires, Tartarin est demeuré intact et jeune, méridional toujours. Mais, après avoir pris un repos bien gagné, pouvait-il rester dans l’inaction ? Et de même que, remis de ses fatigues de la chasse au lion, il était parti pour la Suisse, n’allait-il pas entreprendre bientôt un nouveau voyage ? Les admirateurs de l’illustre bonhomme ont résolu eux-mêmes la question en demandant « la fin de Tartarin ». M. Daudet ne pouvait refuser plus longtemps cette satisfaction au public. Dans quelques mois nous saurons ce qu’est devenu Tartarin, nous connaîtrons son apothéose. L’auteur de La Lutte pour la vie n’a pas eu, d’ailleurs, à se faire prier beaucoup, pour reprendre la série des aventures de son héros. Tartarin est un type que son auteur affectionne entre tous. N’y a-t-il pas, dans Tartarin, pour M. Daudet, le Midi tout entier, c’est-à-dire son pays, son enfance, sa jeunesse, tout un monde cher et aimé parce qu’il rappelle à son esprit tout un passé, toute une vie ?... Il s’égaie et s’illumine, M. Daudet, chaque fois qu’il parle de Tartarin, parce qu’il revoit en lui tous les défauts — mais si anodins, si amusants ! — et toutes les qualités de sa race, c’est-à-dire l’exaltation des sentiments, l’agitation exubérante, la plénitude débordante des sensations exprimées, puis la cordialité, le dévouement, la bonté et cette blague innocente, ce mensonge si énorme qu’il n’est plus un mensonge, cette persuasion facile de l’existence de tous les rêves, cette imagination audacieuse qui réalise tout ce qu’elle touche, le Midi enfin ! L’artiste et le méridional qui sont en M. Daudet ne peuvent qu’éprouver une joie sincère et un plaisir infini à retrouver leur héros et leur compatriote, avec toute sa nature généreuse et comique. Une dernière fois M. Daudet s’est laissé séduire par son personnage préféré ; personne ne s’en plaindra. — Oui, j’aime Tartarin, me disait M. Daudet, pour toutes ces raisons, et cependant peut-être l’aurais-je laissé se reposer quelque temps encore dans sa bonne ville, si un motif, tout personnel, ne m’avait encouragé à le rejeter dans ses aventures. L’année a été douloureuse pour moi, j’ai été malade, j’ai beaucoup souffert... Et comme je cherchais un dérivatif à mes souffrances, quelqu’une de ces tâches qui vous absorbent et vous empêchent de sentir les douleurs physiques, j’ai pensé à Tartarin... Pascal oubliait ses névralgies en faisant des mathématiques, j’ai oublié mes rhumatismes en promenant Tartarin... Le héros tarasconnais me doit peut-être la célébrité, moi je lui dois le repos, l’oubli de la souffrance. Ne lui suis-je pas encore redevable ? ANDRÉ MAUREL LE FOU ET L’OBSTACLE M. Daudet accusé de plagiat par M. Montégut L’accusation et la défense Chez M. Montégut Le Fou et L’Obstacle Dénouement modifié Échange de bons procédés Devant la société des gens de lettres La réponse de M. Daudet Il n’y a pas que M. Sardou qui soit accusé de prendre son bien où il le trouve. On a pu voir, hier, dans notre deuxième édition, la lettre où M. Maurice Montégut se plaignait véhémentement d’avoir été dépouillé par M. Alphonse Daudet de l’idée principale de son drame, Le Fou, qui serait devenue le sujet même de L’Obstacle. Bien que ces accusations se produisent au moins huit fois sur dix quand une pièce nouvelle est annoncée ou représentée, nous avons cru devoir faire une enquête sur cet incident de la vie littéraire qui, vu la personnalité de M. Alphonse Daudet, cause quelque tapage. Nous avons vu d’abord l’accusateur, M. Maurice Montégut, qui nous a fourni les explications suivantes qui complètent les termes de sa lettre au Figaro. La parenté des deux pièces — Quels sont donc, lui avons-nous demandé, les points de contact des deux pièces ? — La poignante question de la folie héréditaire, cette fatalité tragique qui pèse sur une famille, — aussi implacable que la fatalité antique — est le point de départ de la pièce de M. Daudet, comme elle est aussi le point de départ de la mienne. Toutefois, cette idée, — bien que j’aie de fortes raisons de la croire mienne, dans le cas présent, — est trop générale pour que je puisse la revendiquer et en faire la base d’une accusation précise contre l’originalité de L’Obstacle. La similitude des quatre personnages de mon drame avec les quatre protagonistes de celui de M. Daudet est trop frappante pour laisser aucun doute sur le plagiat. En effet, s’il est indéniable que le docteur Gilbert, qui, toute sa vie a aimé en silence Mme de Champcet, soit le cousin germain du fidèle Hornus, il n’est pas moins évident que Diane, — la jeune fille sans père ni mère qui aime Roland de Champcet, ce fils de fou qu’elle ne peut épouser à cause de la tare familiale, — ressemble étonnamment à Mlle de Rémondy, — qui ne peut épouser Didier d’Alein, dont le père également est mort fou. Ce qui est plus certain encore, c’est que Mme d’Alein a exactement la même tendresse pour son fils que Mme de Champcet pour le sien. Cette tendresse lui suggère le même dévouement sans bornes, cette même idée de sacrifier sa réputation au bonheur de son enfant, d’imaginer une faute dont la honte la tuera et de prendre pour complice dans ce stratagème, l’homme qu’elle a toujours aimé sans défaillance. Enfin, la preuve selon moi la plus concluante du démarquage de ma pièce, est précisément l’habileté avec laquelle Daudet en a modifié le dénouement. Il était très adroit en effet, pour plaire au public du Gymnase, de terminer le drame en vaudeville, et de différencier, ainsi du moins en apparence, L’Obstacle du Fou. Mais cette différence voulue n’est-elle pas l’indice certain que Daudet a connu et s’est servi de ma pièce ! La logique implacable de l’action ne voulait-elle pas au contraire que la mère accomplit le sacrifice jusqu’au bout, et que suivant la loi rigoureuse de l’atavisme, le fils devint fou ? Un scénario de Louis Davyl — D’ailleurs, continue M. Montégut, l’idée même de ce dénouement n’est pas nouvelle. Ce pauvre Louis Davyl, mort récemment, m’avait souvent parlé de certaines modifications à apporter à ma pièce, changements qui, selon lui, l’eussent rendue plus jouable. Nous eûmes, entre autres, le projet — projet qui du reste eut un commencement d’exécution — de mettre en prose mon drame en vers. J’y consentis, car avec les années on fait des concessions, et nous bâtîmes un scénario que Davyl, exubérant et bavard comme il l’était, racontait un peu partout et à qui voulait l’entendre. L’Obstacle ressemble presque point pour point, à cette nouvelle pièce qui fut presque faite. C’est mon drame, dont la noirceur est éclaircie, par l’intrusion de quelques personnages épisodiques qui l’égayent, par la guérison miraculeuse du fou, et cette conclusion consolante de Davyl : l’amour est plus fort que la mort. Preuves matérielles — Ne croyez-vous pas, demandons-nous à M. Maurice Montégut, qu’il n’y ait dans tout cela qu’une simple coïncidence, ou tout au plus, une réminiscence involontaire de la part de M. Daudet ? — Une coïncidence, allons donc ! L’absurdité du hasard a ses limites, et les ressemblances fortuites de deux œuvres ne vont pas jusqu’à la similitude complète des situations et des caractères ! Du reste, j’ai de bonnes raisons pour croire, que les réminiscences de Daudet, ne sont pas involontaires. Ne lui ai-je pas envoyé mon volume de théâtre et ne m’a-t-il pas envoyé en échange quelques-uns de ses volumes, avec des dédicaces on ne peut plus flatteuses pour un jeune, comme je l’étais alors ! Vous direz qu’il est fort possible que Daudet n’ait pas pris la peine de lire mes pièces, et qu’à la rigueur les compliments qu’il m’adressait peuvent passer pour de l’eau bénite de cour ; que peut-être il n’a jamais eu connaissance du Fou, tout au moins, ne s’est-il pas souvenu de son existence !... Malheureusement M. Daudet ne pouvait ignorer mon drame, et il l’a prouvé tout dernièrement encore, en disant à un de ses amis qui m’a rapporté le propos : — Je m’étonne que Montégut n’ait pas encore réussi au théâtre, il avait bien foncé par là. Au demeurant, voyez-vous, il se peut que M. Daudet ait confondu Montégut avec Montégut et qu’en me prenant le sujet du Fou il ait pu croire que cette pièce ne sortait pas de la famille. Il se trompe, je n’ai jamais eu l’honneur d’en être. — Pour conclure, que comptez-vous faire contre M. Alphonse Daudet ? — Tout d’abord, continuer mes protestations par la voie de la presse, et cela pour le public. Ensuite, je ne sais pas à quoi je me résoudrai... Vous n’imaginez pas combien les aventures de ce genre sont décourageantes et pénibles pour un artiste. Se voir prendre une idée qu’on a longtemps caressée, qui semble vous appartenir comme une parcelle de vous-même, cela vous est plus pénible qu’une perte d’argent ou que n’importe quel vol... Pourtant, il se peut que dans le cas présent je m’adresse à un tribunal de qui relèvent naturellement toutes les questions de propriété littéraire et qui s’appelle la Société des auteurs dramatiques. Chez M. Alphonse Daudet Au tour de l’accusé, maintenant. Nous nous sommes présentés chez M. Alphonse Daudet, rue de Bellechasse. Il nous faut avouer qu’il paraissait aussi peu ému que possible. — Vous venez, nous a-t-il dit, à propos de cette accusation de plagiat ? Que voulez-vous que je vous dise ? Ce n’est pas dans le livre de M. Montégut mais dans la vie réelle que j’ai pris le sujet de L’Obstacle. J’ai procédé pour cette pièce, comme pour toutes mes œuvres, en prenant des personnages rencontrés et observés. Le dénouement matériel dont M. Montégut revendique la propriété exclusive, j’en ai vu, dans mon existence, deux exemples qui m’avaient vivement frappé : l’un à Montpellier, l’autre à Paris, dans des circonstances à peu près identiques à celles que j’ai mises à la scène. Au besoin, je pourrais citer des noms, donner des preuves de ce que j’avance. L’abnégation admirable de ces mères était restée gravée dans mon esprit : je voyais là une scène à faire tellement belle, que c’est en quelque sorte pour cette scène seule, que j’ai écrit ma pièce. Et voyez le malheur, dit ironiquement M. Alphonse Daudet, je m’imaginais avoir fait une trouvaille, tout comme M. Montégut et voilà que ni lui ni moi n’avons rien trouvé du tout. Nous avons tous les deux plagié sans nous en douter au moins trois autres écrivains, en attendant ceux qui pourraient encore réclamer. J’ai en effet reçu, ce matin même, une lettre anonyme où l’on m’apprend que M. Armand de Pontmartin, dans une nouvelle publiée il y a quarante ans, a écrit une scène à peu près pareille à la mienne. Seulement son héros, au lieu d’avoir pour ascendant un fou, était né d’un père phtisique. Mais dans un cas comme dans l’autre, le dévouement de la mère est égal ; il dérive des mêmes causes et il a le même but. M. Xavier de Montépin a, de son côté, écrit au Gaulois une lettre fort courtoise d’ailleurs, dans laquelle il rappelle qu’il se trouve dans son roman Le Dernier Duc d’Hallali une situation semblable à celle dont je me suis servi... dont nous nous sommes servis. Enfin il me revient que M. Georges Pradel a, dans un de ses romans, exposé les mêmes faits, à cela près que son héros était issu d’un père épileptique au lieu d’être issu d’un fou. Et voilà, on croit avoir trouvé une situation neuve ; on part, on travaille, on se passionne, puis, tout à coup, on s’aperçoit qu’on est en retard et que d’autres sont venus avant vous. Voyez après cela comme M. Montégut est bien venu à dire que le dévouement de la mère, sorti du cœur, ne s’invente pas deux fois. Le pauvre enfant ! Mais ce sont surtout, au contraire, les choses du cœur qui se retrouvent. Des situations identiques font fatalement naître dans le cœur humain les mêmes mouvements, les mêmes inspirations naturelles et les conséquences qui en découlent. C’est la logique du sentiment. M. Montégut croyait être seul ; il n’avait pas lu Pontmartin et moi je vous le jure bien, j’ignorais absolument ce qu’avaient écrit Pontmartin, Montégut, Montépin, Pradel et compagnie. Je regrette, pour M. Montégut beaucoup plus que pour moi, les termes de la lettre qu’il a adressée au Figaro. Je ne pense pas qu’on puisse croire sérieusement que j’ai un instant songé à le plagier. Nous avons, dit-il, autrefois échangé des volumes. Il oublie de dire comment. M. Montégut était à ce moment-là, secrétaire chez mon éditeur, M. Charpentier. Lorsqu’il me voyait, il me priait de mettre un mot sur un de mes volumes, je ne pouvais réellement pas refuser. Lorsqu’il a publié son livre, Le Fou, il a pu me l’envoyer, c’est très possible, mais je ne l’ai pas lu. J’ai eu l’occasion de rencontrer trois ou quatre fois M. Montégut ; j’ai toujours été pour lui très accueillant, très disposé à lui être utile, je ne m’explique donc pas quelles sont les raisons qui l’ont poussé à agir de la sorte vis-à-vis de moi. À moins qu’il n’ait eu la pensée de profiter cette occasion pour se faire une jolie réclame. Cela s’est déjà vu. NON SIGNÉ À PROPOS DE L’OBSTACLE M. Daudet accusé de plagiat MM. Maurice Montégut et Xavier de Montépin Deux lettres ont paru hier matin, l’une de M. Maurice Montégut, dans Le Figaro, l’autre de M. Xavier de Montépin dans Le Gaulois. Les signataires de ces lettres revendiquent tous deux la paternité de l’idée première de L’Obstacle, la pièce nouvelle que M. Alphonse Daudet vient de faire représenter au Gymnase. M. Maurice Montégut est particulièrement vif, il accuse nettement M. Daudet d’avoir emprunté à son drame dont il est l’auteur Le Fou, le sujet de L’Obstacle. Un rédacteur du Paris est allé interviewer à ce propos, M. Alphonse Daudet. — Je n’ai pas lu Le Gaulois, mais j’ai lu Le Figaro, a dit M. Daudet à notre confrère, et je dicte justement ma lettre de réponse. En voici le sens : je trouve la réclamation de M. Montégut puérile et conçue dans des termes, je dirai presque peu convenables. M. Montégut est jeune et le prouve. On ne s’emballe pas de la sorte. Les relations que j’ai eues avec lui et au cours desquelles je lui ai offert la plupart de mes livres sont toutes naturelles. M. Montégut était, il y a quelque temps — pourquoi ne le dit-il pas ? — secrétaire de M. Charpentier. Il me demandait un mot sur les volumes que publiait celui-ci, et je trouvais très simple de lui faire ce plaisir. Il est possible qu’il m’ait offert son drame il y a huit ans. Je ne m’en souviens nullement. Que ne se passe-t-il pas en un tel laps de temps ? En ce qui concerne ma pièce, je ne puis que vous répéter ce que toujours j’ai dit : je n’ai pas tracé la silhouette d’un personnage, d’un seul, sans avoir vu ce personnage, et je n’ai pas écrit une ligne qui ne soit, humainement et psychologiquement documentée. En un mot je n’ai jamais rien inventé. Le fond de L’Obstacle, comme dans tous mes ouvrages, est vrai. Les personnages sont vrais, vrai le drame, presque jusqu’en ses détails. Au besoin, je citerai des noms. Les situations mêmes, je n’ai fait que les condenser en en tirant les déductions logiques. L’œuvre est non pas documentée seulement au point de vue psychologique, mais l’action repose elle-même sur des faits. Une seule chose est de mon invention : le dévouement de la mère. Et c’est là-dessus justement qu’insiste M. Montégut, qui prétend que les choses sorties du cœur ne s’inventent pas deux fois. Le pauvre ! Mais ce sont ces choses-là surtout qui se retrouvent, car des situations identiques — et celles de ma pièce sont vraies, je viens de vous le dire — font naître naturellement dans le cœur humain les mêmes dévouements. Celui que je montre est dans la logique même de mon sujet, il sort des entrailles de la femme. Cela est si vrai que M. de Montégut n’en est pas même le seul inventeur, puisque M. de Montépin l’a trouvé lui aussi. Mieux que cela ; au Gymnase même, on m’a dit un jour que je m’étais rencontré avec M. Armand de Pontmartin dont l’un des romans contient une scène semblable. L’éminent critique de votre journal, M. de Lapommeraye, n’a-t-il pas, lui aussi, remarqué dans son feuilleton d’hier qu’il y a dans une pièce de M. de Parodi, Ulm le parricide, une situation analogue ? Qui m’empêche de dire à M. Montégut que, lui, a été le premier plagiaire, et qu’il a pillé Pontmartin dont le roman est bien antérieur à son drame ? Vous le voyez, tout cela est puéril et je ne m’en trouble point. Je regrette — pour lui plus que pour moi, certes — les termes de la lettre adressée par M. Montégut au Figaro, et puisqu’il en appelle au jugement du public, j’attends ce jugement avec confiance. M. L. CHEZ ALPHONSE DAUDET Sa réponse On a lu hier dans le Gil Blas, la lettre de notre collaborateur M. Maurice Montégut par laquelle l’auteur du Fou revendique la paternité première de L’Obstacle. M. Alphonse Daudet à qui nous avons cru devoir demander ce qu’il pensait de cette réclamation littéraire, nous dit tout d’abord : — Je ne suis pas étonné de votre démarche. Je connais l’impartialité du Gil Blas et étant donné qu’il a inséré l’attaque, je m'attendais à ce qu’il me demandât d’insérer ma défense. J’affirme, a continué M. Daudet n’avoir jamais lu Le Fou. M. Maurice Montégut prétend m’avoir donné son volume, il y a huit ans ; mais, il faudrait une vie pour lire tous les livres qui paraissent. J’ai l’habitude de puiser la donnée de mes œuvres dans la vie réelle. Je décris mes personnages après les avoir rencontrés. Je n’écris pas une ligne sans qu’elle ne soit documentée. Dans L’Obstacle, le fond est vrai ainsi que dans les détails. Le conseil de famille tenu dans le cloître, j’y ai assisté. J’ai assisté également à la scène d’amour, et j’ai entendu le mot : — Moi, je ne vous aime plus ! La scène de la bague rendue est entièrement vraie, ainsi que le mot de Desclauzas : — Les bijoutiers le reprennent ! La scène du dévouement de la mère, qui indigne tant M. Montégut, est de mon invention, et c’est pour elle que j’ai écrit L’Obstacle. Si j’avais pu la supposer contestable, j’aurais cherché autre chose. Au lieu de faire L’Obstacle, j’aurais fait L’Innocent, que sais-je ? Il est vrai qu’en cas de succès on aurait quand même crié au plagiat. M. Maurice Montégut est-il d’ailleurs, lui-même, l’inventeur de cette scène ? Qu’il lise un roman de M. Armand de Pontmartin, où le fils d’un phtisique se lamente, en refusant d’épouser celle qu’il aime par peur du mal héréditaire. La mère, comme dans Le Fou, comme dans L’Obstacle, se dévoue et déclare qu’elle a un amant, et qu’il n’est pas le fils de son père. Même situation, paraît-il, dans une pièce de Charles Desnoyers, jouée à L’Ambigu, vers 1840. Enfin, je la retrouve, cette situation, dans un roman de M. Xavier de Montépin, Le Dernier Duc d’Hallali. Je n’ai lu, je le répète, ni Armand de Pontmartin, ni Charles Desnoyers, ni M. Xavier de Montépin, ni M. Maurice Montégut. Nous sommes cinq à avoir traité le même sujet ; cela prouve une seule chose : le dévouement maternel sort des entrailles mêmes de la femme, et, contrairement à l’opinion de M. Montégut, les choses du cœur peuvent s’inventer plusieurs fois. Je suis certain, si le succès de L’Obstacle s’affirme, de voir se produire de nouvelles réclamations. Heureusement pour M. Montégut que ni de Pontmartin, ni Charles Desnoyers n’ont pu, lorsqu’il a publié Le Fou, sortir de leurs tombes. Il aurait subi leurs réclamations ! LÉON BRÉSIL AUTOUR D’UN LIVRE PORT-TARASCON Dernières aventures de l’illustre Tartarin Il y a quelques jours, je racontais ici, sous ce titre : Histoire d’un livre, la genèse de cet exquis Port-Tarascon dont l’énorme succès, décuplé par l’approche des étrennes, recommence à déborder les éditeurs et Le Figaro. Ce faisant, je pensais satisfaire les curiosités, parfois indiscrètes, qu’éveille l’apparition de toute œuvre marquante. Cependant, ce n’était point assez, paraît-il, car une lectrice m’a écrit pour solliciter d’autres détails. Les « Coulisses du succès », voilà ce qui intéresse surtout cette Parisienne de 1890. Au fait, je crois assez répandu ce désir de ne pas « lâcher » l’auteur préféré ou le dramaturge applaudi quand tombe le rideau, le soir de la « première » ou quand on ferme son roman paru le matin. Ce triomphateur, on voudrait le voir jouir de son triomphe : on voudrait toucher les intérêts de la part de gloire qu’on lui apporte, et, ne pouvant le rappeler comme un acteur, on serait heureux, du moins, de pénétrer dans les dessous de sa victoire ! Tristes dessous !... Pour un débutant que grisent les bravos et qu’enragent les « débinages », combien de célèbres de quarante ans, combien de vétérans dont les gros sous de la recette et de la popularité ne pourront jamais payer les tristesses !... Les lendemains de première ou de lancement sont des lendemains de fêtes d’étudiant : des migraines ! Mais allez donc répondre cela à « la lectrice assidue », qui veut savoir quel corset porte Réjane sur la chaise longue de Ma Cousine, comment est composé le menu du déjeuner de l’académicien de la veille et à quelle heure M. Émile Zola prend son tub ! Je ne me suis donc pas fait prier hier pour suivre chez M. Alphonse Daudet son éditeur, un des plus aimables associés de la maison Dentu, que je venais de rencontrer à deux pas de la demeure de l’écrivain. Justement, devant nous, entrait le facteur. — Nous assisterons au dépouillement du courrier ! *** Un monceau de lettres, madame et chère curieuse ; mais que vous seriez punie si l’on vous condamnait à les lire toutes ! La démangeaison d’écrire aux romanciers et aux auteurs dramatiques s’attaque rarement aux lecteurs intelligents ou lettrés. Après Sapho, M. Alphonse Daudet a reçu, je sais bien, quelques lettres non banales, d’aucunes vraiment belles, impressions de femmes ou sincères confessions arrachées par l’émotion à quelques Gaussin ; seulement Sapho traitait de la plus profonde des questions passionnelles ; et l’on compte les œuvres qui, comme celles-là, remuent tous les amants. — Tenez, me dit le créateur de Tartarin, vous pouvez tout lire : vous ne trouverez rien dans le tas qui puisse intéresser vos lecteurs. Ce sont, pour moitié, des correspondants qui se plaignent que leurs noms figurent dans mon bouquin. Me voyez-vous changeant la centaine de noms propres à couleur locale que j’ai INVENTÉS pour Port-Tarascon ?... Quelques-uns se bornent à demander un exemplaire. De Barbarin, j’ai fait jadis Tartarin à la suite d’une réclamation courtoise. Depuis, tous les Tartarin de France m’écrivent !... Voici un Provençal cependant, qui se venge spirituellement, c’est un M. Bompard (sic), pharmacien, qui m’envoie une boîte de pilules. — Je vous sais malade, me dit-il, et mes pilules sont excellentes, mais vous vous en méfierez ! Prenez garde ! Les étrangers sont plus drôles. D’abord, les demandes d’autographes. Terribles, les Américains ! En voilà, tenez, qui quémandent à l’aide de circulaires imprimées ! Ils ont des formules toutes prêtes. Parle-t-on d’un écrivain, d’un homme politique, d’un savant ? Ils n’ont qu’à remplir le blanc de l’en-tête et qu’à mettre la feuille à la poste ! Ensuite, les offres de collaboration, ou le pillage effrontément avoué. Ce Berlinois m’envoie les épreuves d’un livre antifrançais qu’il intitule impudemment Tartarin à l’Exposition de Paris ! Cet autre, après m’avoir donné force détails enthousiastes sur le succès de ma Lutte pour la vie à Berlin, me demande de retaper une de ses propres pièces ! *** — Mais, comme vous le voyez, continua M. Alphonse Daudet, ce qui domine, ce sont les demandes d’argent. Cette fois, je n’ai reçu qu’une seule lettre de femme de percepteur me suppliant de sauver son mari, dont la caisse va être vérifiée par l’inspecteur des finances. Par contre, on me propose d’acheter, à Cahors, pour 1800 francs, un magasin d’épicerie qui n’est pas celui du père de Gambetta !... Cette lettre, c’est la quatrième épître d’une jeune fille de la noblesse poméranienne qui, connaissant mon « bon cœur », me demande ma signature pour garantir un emprunt de 90000 marks, qu’elle désire contracter afin d’épouser un officier de la garde !!! Et toujours, toujours, l’argent ! On n’écrit pas seulement ; on vient ; on envoie des commissionnaires qui attendent dans l’antichambre et réclament le prix de leur course. Le solliciteur lui-même s’installe parfois à ma porte. Un jour, chez Victor Hugo, un soi-disant notaire stationna je ne sais combien de temps dans le vestibule, insistant pour que le poète sauvât son étude ! Il s’agissait d’une centaine de mille francs !... Ah ! ce que l’imprimé trouble de cervelles ! Paru dans les feuilles à un sou, un roman nous vaut, entre autres, des lettres de fous. La Salpétrière et Bicêtre donnent... *** Le reste du courrier ? L’affaire des Pères blancs ! Quelques-uns me la reprochent. D’autres croient à une invention. On a oublié le siège du couvent de Frigolet, les 2000 hommes, l’artillerie, le génie, les cavaliers, avec lesquels le général Billot investit le monastère des Prémontrés au moment des Décrets ! Sous une forme respectueuse, j’ai donné un léger croquis de ce siège héroï-comique en déplaçant le couvent qui est à Barbentane, entre Tarascon et Avignon, en face de chez Mistral, mais les dessins qui accompagnent mon récit sont absolument exacts. Exacte aussi, l’indignation des gens du pays — la rafataille — qui voulurent défendre les moines mais hâtèrent simplement la capitulation en dévorant leurs provisions ! Mon père Bataillet n’est certes pas le père Edmond, mais il le rappelle un peu par sa bravoure et ses colères. — Vous savez que ce père Edmond de Frigolet passait pour être le frère du comte de Chambord. Sous l’Empire, nos paysans montraient souvent les clochetons de l’abbaye des Prémontrés en disant : Lou goï ès aqui. — Le boiteux est là ! Et Dieu sait quelle majesté ce mot de goï prenait sur leurs lèvres. Je crois que, réellement, « le Roi est venu là » en 1872 ou 1873, au moment des fêtes pascales qui y étaient célébrées dans un cadre merveilleux, avec une pompe unique, chants du XVe siècle, etc. Ah ! si j’avais pu l’accommoder aux proportions du livre, quel tableau à faire de ces solennités, dans ce cadre de nature et d’art, avec les portes de la nef ouvertes sur nos montagnettes odorantes, et ces milliers de coiffes provençales !... Et puis, encore, la dispersion des Pères blancs. Ai-je imaginé quelque chose ? Expulsés, ils ont été recueillis par les familles. Chez les parents du poète Aubanel, en cet Avignon dont vous, Nîmois, vous êtes par votre mère, on en avait adopté un qui sanctifiait le logis, pécaïre ! Et leur rentrée, aux bons moines ! Non, elle n’est pas menteuse l’épigraphe de mon livre empruntée à Pascal : Que l’agréable même soit pris du vrai. Vous savez que mes noms eux-mêmes sont du terroir. Le grand mathématicien Bertrand, à propos des réclamations que me valent ces mêmes noms, me demandait pourquoi je n’appelle pas mes personnages comme au grand siècle : Valère, Argan, etc. Mais Molière les a pris au Midi, ces noms ! Il a joué à Orgon, et prononçant Orgon comme les Tarasconnais, il a fait Argan ! *** Voilà ce qu’on trouve dans le courrier d’un écrivain à succès, madame et chère lectrice, et lorsqu’on a la bonne fortune de le lui faire dépouiller et expliquer devant soi, on y prend le plaisir que j’y ai goûté. D’abord, vive le Midi ! Oyez plutôt la dernière histoire de là-bas : c’est une aubergiste de Tarascon s’adressant au fils d’Alphonse Daudet. — Allez ! votre papa les connaît bien, les gens d’ici, et il a bien fait de se moquer d’eux ! — Et vous, ça ne vous a pas fâchée ? — Oh ! moi, je suis de Beaucaire... ET ÇA SE RESSEMBLE SI PEU ! Juste le pont à traverser ! PAUL BONNETAIN LE PREMIER LIVRE Opinion des principaux écrivains sur la protection littéraire Les avis partagés Majorité contre la proposition de M. Charles Laurent MM. Théodore de Banville, Ohnet et Drumont pour la protection MM. Jules Simon, Daudet, Émile Zola, Renan, Richepin, opposés M. Alphonse Daudet — Il est cruel, je l’avoue, quand on a chez soi du feu, la bonne lampe, un fauteuil confortable, de déclarer à de jeunes écrivains qui manquent de tout pour le travail et grelottent dans la rue comme des chiens, car il y en a pour qui c’est cela la littérature ; oui, c’est une chose abominable de dire à ces pauvres gens : l’État n’a rien à voir à vos détresses... Vous n’avez que faire de la protection de l’État. Tel est pourtant mon sentiment absolu sur la question que vous me posez et je l’exprime ici, en toute franchise, conformément à votre désir. NON SIGNÉ LA CRITIQUE D’AUJOURD’HUI MM. Claretie, Albert Wolff, A. Daudet, Ganderax, Bauër, Zola, H. de Lapommeraye Fouquier, Arsène Houssaye Nous avons demandé aux plus éminents écrivains du roman, de la critique et du théâtre, que nous avons pu rencontrer hier, leur opinion, en quelques lignes, sur M. Octave Feuillet. Lundi, 29 décembre 1890 — Je le revois, le soir, dans quelque brillant salon du second Empire, long, fin, nerveux, de manières exquises, une préoccupation de mondanité sous laquelle on sentait vibrer et palpiter des fibres d’artiste. Quelques-uns de ses livres datent dans ma vie littéraire. Tout enfant, Dalila, Rédemption, dans la Revue des Deux Mondes, m’ont ébloui comme des pages de Musset. Plus tard, j’ai été de ceux qui, au mépris des sévérités de l’école, tenaient M. de Camors pour un très beau roman, et Montjoie pour une pièce très émouvante. Il n’avait pas le mal du style dont meurent quelques-uns de nous, mais sa phrase, comme sa personne, s’enveloppait d’un charme aristo, d’une séduction. La mort d’Octave Feuillet est un deuil pour les lettres françaises. Alphonse Daudet. NON SIGNÉ CHEZ M. A. DAUDET UNE RÉPONSE À M. MAURICE MONTÉGUT Les lettres de MM. Montégut et Xavier de Montépin M. Montégut et M. Charpentier La réalité des personnages de M. Daudet M. Zola et le plagiat La vérité Voilà les lettres en mouvement ! Et c’est la pièce de M. Alphonse Daudet, L’Obstacle, qui fait ce bruit. M. Maurice Montégut, dans une forme un peu vive, M. Xavier de Montépin, avec calme, écrivent, le premier au Figaro, le deuxième au Gaulois, pour revendiquer la paternité du drame qui se déroule dans L’Obstacle. M. Xavier de Montépin constate que la pièce jouée et acclamée au Gymnase est, de point en point, Le Dernier Duc d’Hallali — un de ses derniers romans — avec, en plus, l’immense talent d’Alphonse Daudet, dont il est un admirateur passionné, mais il reconnaît que la loyauté de son célèbre confrère est indiscutable. Nous sommes allés rendre visite hier à « l’accusé » M. Alphonse Daudet, afin de lui demander quelques explications. Il nous a reçu avec une exquise bienveillance dans son cabinet de travail. Mme Daudet assistait à la conversation. — Vous devinez sans doute, disons-nous tout d’abord à l’auteur de Fromont jeune et Risler aîné, le but de notre visite ? — Ah! vous venez vous aussi au sujet de l’accusation de plagiat qui a été portée contre moi par M. Maurice Montégut ? Nombre de vos confrères sont déjà venus m’interwiever et je ne puis que vous renouveler les déclarations que je leur ai faites. Livres donnés et reçus — Généralement je n’aime pas beaucoup ouvrir mes portes aux reporters, mais dans le cas particulier, étant accusé d’être un voleur, je crois que j’ai non seulement le droit, mais le devoir de rompre le silence. Je n’en conserve pas moins tout mon calme qui paraît faire défaut à M. Montégut. M. Montégut dit que je lui ai offert la plupart de mes livres. C’est vrai. Il est également vrai que j’y ai inscrit des dédicaces qu’il veut bien qualifier de « charmantes ». J’ai connu M. Montégut secrétaire de M. Charpentier, et c’est surtout à ce titre que je lui donnais mes livres. Maintenant il prétend qu’il m’a adressé son drame Le Fou il y a huit ans. C’est possible, mais il y a une chose certaine, c’est que je ne l’ai pas lu... — Mais il y a des coïncidences... ? — Oui, je le reconnais, mais il n’y en a pas qu’avec la pièce de M. Montégut, que j’ignore, il y en a aussi avec le roman Le Dernier Duc d’Hallali de M. de Montépin, que j’ignore aussi, mais avec lequel son auteur déclare que L’Obstacle a beaucoup de ressemblance. Il paraît même que je me suis rencontré avec feu M. Armand de Pontmartin dans une de mes scènes. Qu’est-ce que cela prouve ? On me connaît assez pour savoir que je n’ai pas l’habitude de copier mes confrères. M. de Montépin rend pleine justice à ma « loyauté ». Tout ce que j’écris est vrai, réel. Les personnages du drame de L’Obstacle existent. J’en nomme même un dans la réponse à la lettre de M. Montégut que je viens d’envoyer au Figaro. Oui, c’est dans la vie que j’ai pris tous mes sujets, celui de L’Obstacle y compris. Maintenant le drame intime dont j’ai été le témoin ne s’est-il passé qu’une fois ? Il est probable que non. Je le disais ce matin à un de vos confrères : les hommes sont toujours animés des mêmes sentiments. Il est évident, comme écrit Sully-Prudhomme : Qu’ils ont été ce que nous sommes ; Qu’ils ont eu nos cœurs avant nous. Les poursuites M. Montégut voudrait-il le contester ? Non, véritablement l’accusation est puérile. Vous savez qu’il en appelle au jugement du public, se réservant d’autres juridictions ? Le jugement du public, je l’attends, avec une entière confiance. Quant aux autres juridictions, vous me permettrez d’en rire, et ne veux point m’en occuper. Voyez-vous M. Montégut me poursuivant, étant poursuivi à son tour par M. Xavier de Montépin, qui, de son côté, pourrait être poursuivi par les héritiers de M. Pontmartin !... Et ce n’est pas tout. M. de Lapommeraye, dans son dernier feuilleton, parle d’une pièce de M. Parodi Ulm le Parricide où se trouve une situation analogue à la mienne. Il n’y a pas de raison alors — avec le système de M. Montégut — pour que M. de Parodi n’intervienne pas également. M. Montégut veut-il plaider autant que cela ? Je ne le pense pas. Il a voulu simplement se faire de la réclame. Voilà tout. Sur ces mots nous avons pris congé du très sympathique écrivain et de Mme Daudet, en remerciant l’auteur applaudi de L’Obstacle des déclarations très nettes et très franches qu’il avait bien voulu nous faire. Un mot personnel Un dernier mot personnel au sujet des plagiats littéraires. Le mot est bien vite lancé, mais la plupart du temps il est profondément injuste. N’a-t-on pas accusé Zola, lui aussi, d’être un simple copiste, parce que certains de ses livres avaient des ressemblances avec de vieux bouquins oubliés dans quelque coin de la Bibliothèque nationale et jamais lus ? La vérité, c’est que l’univers appartient à tout le monde et que le psychologue qui l’étudie, ou l’auteur dramatique qui veut le faire vivre, n’a pas à s’inquiéter de savoir si celui-ci ou celui-là l’a examiné sous tel ou tel aspect. La seule chose qui importe, c’est que l’œuvre qui vient au monde revête une personnalité, et les livres de Daudet et de Zola accusent au plus haut point cette personnalité. Théophile Gautier a écrit quelque part cette vérité de tous les temps et de tous âges. L’univers depuis le jour de la création, n’est qu’une perpétuelle redite ; jamais les arbres verts n’ont essayé d’être bleus. C’est dans ses œuvres aussi qu’on peut lire les lignes suivantes qui justifieraient pleinement M. Daudet, s’il avait besoin d’être justifié : ... Les hommes que l’on est convenu d’appeler des génies n’ont rien inventé à proprement parler et toutes leurs imaginations et leurs données se trouvent le plus souvent dans des auteurs ou médiocres, ou obscurs, ou détestables. NON SIGNÉ INDISCRÉTIONS THÉÂTRALES La première de ce soir L’Obstacle, au Gymnase Conversation avec M. Alphonse Daudet Le Gymnase, surpris par l’insuccès aussi complet qu’imprévu de la dernière pièce de M. Georges Ohnet, Dernier Amour, a accompli un tour de force, en montant en moins de vingt jours la nouvelle œuvre de M. Alphonse Daudet. L’effort a été d’autant plus considérable pour le directeur et les artistes que l’auteur, très malade, n’a pas pu les assister de ses conseils. M. Daudet n’est venu qu’une seule fois, mercredi dernier, au Gymnase. Il n’a même pas pu assister à la répétition générale de L’Obstacle. Il est malheureusement atteint d’une maladie nerveuse, et de douleurs qui ne lui permettent pas de quitter un seul instant sa chambre, durant la mauvaise saison. Le froid est l’ennemi cruel de l’écrivain, qui aspire aux beaux jours, pour retourner à Champrosay, dans sa jolie propriété. — C’est là, nous dit-il, avec son mélancolique sourire, sous mes arbres, que j’ai écrit le premier acte de L’Obstacle. J’ai fait le second et le troisième, cet été, à Lamalou, où les médecins m’avaient envoyé pour une cure. Dès que le mal dont je souffre me laissait un instant de répit, je songeais à ma donnée et j’écrivais mon dialogue. — L’Obstacle n’est-il pas, depuis L’Arlésienne, la seule pièce que vous n’avez pas tirée d’un roman ? — Si. La Lutte pour la vie était elle-même, en effet, la continuation de L’Immortel. L’Obstacle est une pièce « originale », si je peux m’exprimer ainsi. J’avais parlé de mon sujet, il y a un an, à mon ami Koning. Le directeur du Gymnase m’encouragea beaucoup à écrire la pièce, et il m’offrit un tour spécial au commencement de l’hiver. J’écrivis mes trois premiers actes à peu près d’une haleine ; mais le quatrième acte m’ayant embarrassé davantage, comme je n’avais pas terminé, je cédai très volontiers mon tour à M. Ohnet. J’ai lu L’Obstacle aux artistes du Gymnase, dans mon salon de la rue Bellechasse, le 24 novembre ; tous ont été, chose rare, enchantés de leurs rôles. — Il serait puéril de vous demander de me raconter la pièce ? — Vous la connaîtrez samedi soir. Je vous dirai simplement qu’elle est, je crois, empoignante et pathétique. J’ai dépeint les souffrances d’un jeune homme dont le père est fou. Cet homme n’ose se marier, redoutant pour lui un avenir analogue à celui dont son père a été victime... La folie héréditaire, tel est l’obstacle. Le dénouement, ai-je besoin de le dire, est heureux. La pièce est tout à fait moderne. — Êtes-vous satisfait de vos interprètes ? — Enchanté. Toute la troupe donne. Mme Pasca, Mlle Sisos sont mes héroïnes. Mme Desclauzas est chargée d’un rôle comique, très à effet. La victime de l’obstacle, c’est M. Raphaël Duflos. Enfin, mon œuvre sera très bien défendue par tout le monde. J’allais oublier ce grand artiste qui se nomme Lafontaine, et un comédien remarqué pendant dix ans à la Porte-Saint-Martin, et qui débute au Gymnase dans L’Obstacle, M. Léon Noël. Nous avons pris congé de M. Alphonse Daudet, en le remerciant et en lui souhaitant un grand succès pour ce soir et aussi le très prompt rétablissement de sa santé. NON SIGNÉ 31 décembre 189031 décembre 1890 L’Écho de Paris CHEZ ALPHONSE DAUDET Ça ne pouvait manquer d’arriver... Alphonse Daudet est accusé de plagiat. C’est d’abord par Maurice Montégut ; c’est ensuite par Xavier de Montépin. Le premier a pris pour tribune Le Figaro ; le second a choisi Le Gaulois. Pour peu que chaque journal ait un champion à présenter, on sera bien forcé de convenir que le nombre des plagiaires s’appelle Légion et que, comme on ne peut être le plagiaire de tout le monde, le seul qui échappe à cette accusation, c’est Alphonse Daudet. Au surplus, on annonce que notre spirituel et éminent confrère, M. Aurélien Scholl, va mettre d’accord tous les détracteurs de Daudet en fournissant la preuve évidente qu’il a traité le sujet de L’Obstacle dans une de ses pièces. Peut-être serait-ce le cas de répéter avec M. de Voiture qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Mais, sans entrer dans le fond du débat, je vais essayer de retracer la conversation que j’ai eue avec Daudet hier matin. J’ai trouvé le maître assis, au coin de son feu, devant sa table de travail. Oh ! il n’est pas du tout affecté, je vous jure : — Je viens, m’a-t-il dit, de répondre au Figaro une lettre dont je vais vous donner l’analyse, car, cette lettre, je n’en ai pas conservé la copie. J’ai pour habitude de prendre tous mes personnages et de choisir toutes mes scènes dans la vie réelle ; tous sont observés, vécus ; il m’est bien difficile, dès lors, de pouvoir faire du plagiat. La scène du couvent s’est passée dans un cloître de la rue de Vaugirard. Nous étions trois : un prélat, une autre personne et moi ; j’étais alors dans toute l’ardeur et la fougue de la jeunesse et je plaidais, avec passion, la cause de l’Amour contre la renonciation aux plaisirs terrestres que l’évêque venait de prêcher en un fort beau sermon. L’évêque, très ému, très bouleversé, laissa même échapper ce regret : quel dommage, mon fils, que vous ne mettiez pas cette éloquence au service de la chaire ! Quant à la scène de la restitution de la bague, au second acte, je l’ai également prise sur le vif. Elle se produisit à propos du mariage d’un grand artiste dont il est inutile de citer le nom ici ; la belle-mère s’écria, en rendant le bijou à un amoureux évincé : — Chacun sait que les bijoutiers ne donnent ces sortes de bijoux qu’à condition !... Celle qui prononça ce mot, assurément, très parisien, assistait à la première de L’Obstacle. Tandis que parlait le délicieux romancier, son frère, Ernest Daudet, entra Le Gaulois à la main : — Tu as lu la lettre de Montépin ? lui demanda-t-il. — Non. Ernest Daudet lut alors la déclaration, très courtoise, de l’auteur du Duc d’Hallali. — Et de deux ! dit Alphonse Daudet en riant. J’ai terminé ma lettre au Figaro en disant à Montégut que j’étais heureux d’avoir pu contribuer à lui faire faire un peu de publicité, encore que je ne serais nullement étonné que sa réclamation ne fût pas la seule. Généralement, en effet, on procède par séries. Je ne croyais pas être si bon prophète... Je regrette toutefois de ne pas avoir eu connaissance de cette lettre — qui ne repose pas sur grand-chose, je n’ai jamais lu Le Duc d’Hallali — car ma réponse à Montégut eût été quelque peu modifiée. — Tenez, interrompit Ernest Daudet, toutes ces histoires me rappellent une scène à laquelle nous avons assisté. C’était au théâtre, il y a déjà assez longtemps. Un de nos auteurs dramatiques les plus applaudis qui était déjà fort âgé et qui souffrait alors cruellement, se leva brusquement et, se tournant vers mon frère et moi, nous dit : — Je pars, je souffre trop... Et comme on s’efforce de le rassurer sur son état de santé : — Laissez-moi, répondit-il, mon père est mort de la maladie dont je souffre ; je suis sûr qu’elle ne m’épargnera pas et que je n’en ai pas pour deux mois. Alors, sa femme — une femme d’esprit — de s’écrier : — Quelle plaisanterie et peux-tu raisonner ainsi ! Tu sais bien que ce n’était pas ton père... Le vieux dramaturge parut réfléchir pendant quelques secondes, il retira son chapeau, et s’enfonçant dans son fauteuil : — C’est vrai, dit-il... Je reste. Le mot n’est-il pas celui-là même que Montégut reproche à mon frère de lui avoir « emprunté » ? — Aussi bien, fis-je, la tâche de nos petits neveux ne sera pas aisée. Comme on aura étudié tous les problèmes sociaux, comme on aura mis en scène toutes les situations et tous les caractères, il leur sera bien difficile de produire une œuvre quelconque sans être accusé de plagiat ? — C’est d’autant plus évident, repartit Alphonse Daudet, que le nombre des écrivains grandit chaque jour... Tout le monde, dans un siècle, fera un livre, — que personne ne lira d’ailleurs. Et comme on s’accusera réciproquement de plagiat, il ne restera plus qu’à faire un livre en commun. Voyez-vous, poursuivit Daudet, un livre fait par la France ! Ce ne serait peut-être pas gai, mais ce serait original. ... Pour en revenir à Montégut, je ne l’ai pas plus plagié que je n’ai plagié M. de Montépin ou M. Armand de Pontmartin, car, au dire de quelqu’un, j’aurais aussi pillé M. de Pontmartin... J’ai entretenu des relations avec M. Maurice Montégut, alors qu’il était secrétaire de Charpentier. À ce moment, il m’a demandé de mettre une dédicace sur l’exemplaire qui lui revenait des livres que je publiais dans la maison. Je l’ai fait par complaisance : voilà tout. Montégut n’est pas un méchant garçon, mais c’est un esprit inquiet, maladif. Il a écrit un roman qui s’appelle L’Envie ; connaîtrait-il, personnellement, ce vilain péché ? — Il est permis de soutenir cette thèse, dis-je, que la situation est presque secondaire, dans une œuvre littéraire quelconque, et que ce qui en fait la grandeur ou le charme, c’est la façon dont elle est traitée par l’écrivain. Les mêmes passions, les mêmes sentiments, les mêmes situations ont donné lieu, depuis l’antiquité, à des chefs-d’œuvre, différents à bien des points de vue, puis à une multitude d’œuvres sans portée et sans talent. — À ce sujet, voulez-vous me permettre de vous raconter une aventure dont j’ai été le héros et qui est restée célèbre en Provence ? Un berger cherchait à ramener ses troupeaux en jouant de la cornemuse. Des jeunes femmes, — mes parentes — qui étaient avec moi les spectatrices de cette scène, me dirent en patois : — Alphonse, toi qui n’ignores rien des mœurs de notre chère Provence et qui en partages tous les goûts, tu dois jouer de la cornemuse... Un petit air pour ramener les troupeaux de ce brave homme. Je pris la cornemuse. J’essayai... Mais, je venais de fort bien dîner, j’étais à bout de souffle, je fis un effort, et le bruit qui en résulta ne sortit pas de la cornemuse. Eh bien, voyez-vous, en littérature, mon cher ami, il ne suffit pas d’avoir l’idée d’exprimer une pensée, il ne faut pas se tromper d’embouchure, et faire sortir par en bas les sons qu’on cherche à faire sortir par en haut. Tout est là ! Cette boutade, assurément très amusante, je m’empresse de le dire, qui ne vise nullement Montégut, qui est un romancier de talent et un délicat poète, sera, si vous le voulez, le mot de la fin. FERNAND XAU L’Événement Chez M. Alphonse Daudet Par un phénomène curieux, et dont il serait intéressant de rechercher et de développer les causes, toutes les fois qu’une œuvre dramatique, sortie d’une plume renommée, est produite sur la scène, il se trouve immédiatement des écrivains pour en contester à l’auteur la première paternité. Les accusations de plagiat pleuvent sur le malheureux. Si la pièce n’a qu’un succès modéré, si la critique n’en dit pas de bien, les réclamations sont assez timides, et l’on n’ose pas trop ouvrir un débat à propos d’une « machine » qui ne doit tenir qu’éphémèrement l’affiche. Mais si, d’aventure, la pièce réussit, si la thèse soutenue a paru originale, alors les protestations s’élèvent, courtoises ou violentes, suivant la nature et le degré de notoriété des réclamants. Il faut bien, n’est-ce pas ? que le public sache qu’un homme de génie a trouvé, avant l’auteur du drame applaudi, l’idée vraiment géniale de la pièce. On ne doit pas laisser aux autres le privilège d’une trouvaille que, soi, l’on a faite. Aussi nos auteurs dramatiques — je parle des grands, de ceux qui sont de l’Académie française — doivent-ils être blasés aujourd’hui sur les accusations de plagiat dont ils sont périodiquement accablés. C’était, hier, le tour de M. Alphonse Daudet, qui, pour n’être pas de l’Académie, n’en passe pas moins pour un écrivain et un dramaturge de très grand talent. C’est à propos de L’Obstacle, la pièce que le Gymnase vient de représenter, et que vous connaissez certainement, soit que vous l’ayez vue, soit que vous ayez lu la critique de mon excellent camarade Besson, que M. Alphonse Daudet est pris à partie. Dans une longue lettre, que je ne puis qu’analyser, M. Maurice Montégut, s’adressant au Figaro, déclare que L’Obstacle de M. A. Daudet, n’est autre chose que Le Fou, de lui, Montégut. Si vous ignorez ce que c’est que Le Fou, M. Montégut vous apprendra que c’est un drame en vers, présenté à l’Odéon en 1880, reçu, mais non joué et publié chez Charpentier en 1882, dans un volume intitulé : Drames. L’Obstacle — c’est M. Montégut qui parle — ressemble au Fou par dix côtés. Je ne les énumérerai pas, soyez tranquille. Je me contenterai de citer textuellement la dernière phrase de la lettre : Pour l’atavisme, cause scientifique, j’admettrai l’excuse de la fameuse théorie des idées dans l’air ; mais pour le dévouement de la mère, sorti du cœur, cela ne s’invente pas deux fois. Telle est dans son essence, la lettre assez rude de forme, de M. Maurice Montégut. Elle contraste avec celle qu’un autre réclamant, M. Xavier de Montépin, adresse à M. Arthur Meyer, directeur du Gaulois. Celle-là est courtoise. M. de Montépin se contente de constater que la pièce de M. Alphonse Daudet est tout à fait tirée de son roman Le Dernier Duc d’Hallali ; qu’il y a là une coïncidence étonnante, mais rien qu’une coïncidence, étant donnée l’indiscutable loyauté de son célèbre confrère. Dans le roman comme dans la pièce, la mère immole sa réputation d’honnête femme au bonheur de son fils... Bref, L’Obstacle n’est qu’un décalque du livre de M. de Montépin. Il n’a surgi jusqu’ici que ces deux protestations. Peut-être la série n’est-elle pas close ? Nous ferons comme si elle l’était, et nous allons, journaliste austère, sommer M. Alphonse Daudet de donner au public — et à ses accusateurs — les explications qu’on attend de lui. Ce n’est pas sans un sentiment de satisfaction maligne que je sonne, rue de Bellechasse, à l’appartement du romancier. Alphonse Daudet plagiaire ! C’est là un régal peu ordinaire, par ce temps de vacances parlementaires, où l’actualité chôme fortement. Comment le célèbre auteur de tant de romans à succès, comment le père du Nabab, de Tartarin, de Fromont jeune, de Sapho va-t-il se défendre de l’accusation de plagiat, nettement portée contre lui ? Vous allez voir. On m’introduit dans le cabinet de travail du maître. Il est là devant son bureau ; il ne doit pas être encore bien solide, et ce n’est pas sans besoin, j’imagine, qu’il tient à la main, sans la quitter jamais, une canne à pommeau d’argent. Bien que, par coquetterie, il tourne le dos à la fenêtre, et que son visage reste dans une pénombre, j’observe avec peine les ravages du mal dont il souffre. Les traits sont tirés, les yeux creux, la face amaigrie, comme celle du Christ sur le Calvaire. Seule la voix est restée la même, cette voix musicale, aux cordes assourdies, qui parle et qui caresse. Inutile de mettre le maître au courant du but de ma visite. Il a reçu, dès le matin, des journalistes, qui lui ont posé les questions que j’ai sur les lèvres, et que j’y retiens, puisque mon hôte va y répondre, avant même que je les aie formulées. — J’ai lu ce matin, me dit-il, la lettre de M. Maurice Montégut. J’ai envoyé tout de suite une réponse au Figaro, et je le regrette presque, maintenant que je sais que M. Xavier de Montépin adressait, de son côté, au directeur du Gaulois, une protestation contre ma pièce. Si j’avais connu plus tôt cette seconde protestation, je n’aurais pas soufflé le mot, et j’aurais renvoyé M. Montégut à M. de Montépin et réciproquement. Me voilà donc plagiaire, sinon pour M. de Montépin, qui veut bien n’attribuer qu’à une coïncidence la similitude qui existe entre son roman et ma pièce, du moins pour M. Maurice Montégut qui me dit crûment mon fait. Eh bien ! puisqu’il faut que je fasse ma confession, il y a, paraît-il, un troisième écrivain que j’ai plagié, au même titre que ces messieurs. Dans le tas de lettres anonymes que je reçois, j’en ai trouvé une, en effet, où l’on me déclare que L’Obstacle est emprunté à un ouvrage de M. Armand de Pontmartin, et que j’ai simplement modifié le mal héréditaire, qui est la phtisie dans l’œuvre de M. de Pontmartin, pour en faire la folie... Notez, je vous prie — et ma parole suffira, j’espère — que je n’ai lu aucun des ouvrages que l’on m’accuse d’avoir plagiés et que, si je les avais lus, je me serais bien gardé de donner à ma pièce le caractère qu’elle a, et qui se rapproche, paraît-il, par certains côtés, d’œuvres d’autres écrivains. Il est possible que M. Montégut m’ait offert le livre où figure son Fou ; ce n’est pas une raison pour que je l’aie ouvert. Il rappelle que je lui ai, de mon côté, envoyé quelques-uns de mes romans. Quoi d’étonnant ? M. Montégut était secrétaire de M. Charpentier, mon éditeur ; il a dû me demander de mettre ma signature sur un exemplaire de mes livres avec une dédicace à son nom. Je l’ai fait pour lui comme pour bien d’autres, et il n’y a pas lieu d’en tirer tant de vanité. Quant à ma pièce elle-même, elle a été écrite comme j’écris tout : sur documents. J’ai l’habitude, en effet, de n’apporter dans mes romans, de même que dans mes drames, que des morceaux de la vie réelle, de la vie vécue. Cette façon de procéder m’a causé d’ailleurs, bien des ennuis de la part des personnes que j’ai portraiturées, ou dont j’ai rapporté les aventures. Dans L’Obstacle, il y a deux drames, auxquels j’ai été moi-même mêlé. Il y a quelques années, Mgr d’Hulst et moi, nous avons eu l’honneur d’être pris pour arbitres dans un drame de famille, qui s’est passé au cloître de la rue de Vaugirard. Là, caché derrière une draperie, j’ai entendu le « Je ne vous aime plus » adressé par la fiancée au jeune homme qu’elle ne doit plus épouser. Je ne puis pas nommer les personnages, mais le jeune homme appartient au monde et porte un nom célèbre. L’anneau de fiançailles rendu est une réminiscence d’un autre drame que j’ai connu, où j’ai été mêlé. Les mots, prononcés par Desclauzas, sont ceux-là mêmes qui ont été dits en réalité, et, le jour de la première, dans une loge de face, une dame du monde, qui a joué un rôle dans l’aventure vraie, a souri et s’est inclinée en entendant sortir de la bouche d’une comédienne les mots qu’elle avait prononcés elle-même dans une circonstance dramatique. Reste le subterfuge de la mère, celui dont M. Montégut dit : cela ne s’invente pas deux fois. Je l’ai pourtant trouvé tout seul, et j’en étais content. Je le suis moins aujourd’hui, puisque je suis le quatrième, paraît-il, à qui cette idée soit venue. Je n’ai rien à dire de plus. Je ne voudrais pas qu’on s’y trompât, et qu’on prît ces explications pour une défense. Je n’ai pas à me défendre contre M. Montégut. Ma pièce a plu au public, et ce jeune homme espère, sans doute, à la faveur de la réclame que sa protestation ne manquera pas de lui faire, que son livre se vendra mieux. Je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient. Il faut bien que tout le monde vive ! NON SIGNÉ CHEZ A. DAUDET UNE VISITE À L’AUTEUR DE SAPHO Derrière le Luxembourg Pourquoi Daudet ne sera jamais de l’Académie... Son prochain roman La préface des Rois en exil La lettre d’Alphonse Daudet publiée, hier , et par laquelle le grand romancier affirme sa résolution, tout comme Béranger, de ne jamais être de l’Académie, a produit une vive émotion dans le monde littéraire. Déjà des polémiques assez vives sont engagées pour ou contre l’auteur de Sapho. Aussi avons-nous pensé qu’il serait intéressant de connaître de la bouche même de Daudet ce qui avait pu le pousser à prendre une aussi grave détermination. Avenue de l’Observatoire Derrière le Luxembourg, au troisième étage d’une maison toute neuve, demeure celui qui a déclaré que jamais il n’entrerait à l’Institut. Un appartement très simple, et qui ne rappelle en rien les beaux hôtels de certains romanciers. On nous introduit dans un salon encombré de bibelots, et où l’œil est attiré par un grand portrait du maître par Feyen-Perrin. Le maître vient à nous la main tendue. On connaît cette physionomie si parisienne, cette tête étrange d’une beauté antique qui faisait dire jadis, au bon temps du Parnasse, que Daudet et Catulle Mendès étaient les plus beaux des enfants des hommes ; ces longs cheveux retombant en désordre sur la nuque et sur le front, mais dans un désordre qui semble le plus bel effet d’art ; ce monocle vissé dans l’orbite de l’œil gauche, et qui complète l’ensemble de cette figure curieuse de poète. Le cabinet de Daudet Alphonse Daudet nous introduit dans son cabinet et nous présente à Mme Daudet, une lettrée comme moi, dit l’auteur du Nabab, en parlant de sa femme, et aussi ma Minerve ; je ne fais rien sans son conseil. Ce cabinet de travail est encore plus simple que le salon. Quelques vieux bahuts, une longue bibliothèque, et la table où a été écrit Sapho. Nous exposons à Daudet le but de notre visite, et, tout en allumant une longue pipe d’écume de mer, le maître nous répond : — Je ne m’attendais pas, certes, au bruit qu’a fait ma lettre, et j’ai été très étonné, ce soir, en lisant les journaux ; mais je l’ai écrite après mûre réflexion, et je n’ai pas pris cette résolution et cet engagement à la légère. — Alors, c’est bien un engagement définitif ? — Absolument. Pourquoi Daudet ne sera pas de l’Académie — Mais, mon cher maître, qui vous a poussé à prendre cette résolution ? — L’Académie m’a déjà causé bien des chagrins. C’est à cause d’elle que, l’an dernier, j’ai donné un coup d’épée à Albert Delpit. Je n’ai pas voulu être un candidat perpétuel et ennuyer le public avec mon nom. Cela agace les lecteurs des journaux de voir répété par des milliers de feuilles : M. Daudet se présente à l’Académie, M. Daudet n’est pas nommé, et quand cela se reproduit quelques dizaines de fois, l’agacement du public devient de l’énervement. J’ai des amis à l’Académie ; bien des fois ils m’ont demandé de poser ma candidature. Puis, tout à coup, quand j’ai paru prendre au sérieux leur invitation, je les ai trouvés embarrassés, gênés. J’ai vu bien vite ce que c’était qu’une élection académique. La littérature n’y est pour rien. C’est une pure affaire de passion politique et de coterie. Je n’avais que faire dans cette galère. L’indépendance de l’écrivain — Est-ce la seule raison ? — Non, il y en a une autre. J’ai réfléchi ; j’ai compris que si j’avais été de l’Académie, je n’aurais pu écrire ni Les Rois en exil, ni Sapho. Or, j’ai encore quelques œuvres à publier, qui feraient bondir toutes les colères académiques. Ma place n’est pas sous la coupole de l’Institut. Je ne veux, ni ne dois aliéner mon indépendance d’écrivain. Enfin, j’ai un exemple sous les yeux, qui, plus que le reste, a décidé ma résolution. — Lequel ? — Ce pauvre Halévy ! Cet homme de valeur obligé de se plier à toutes les exigences académiques. Je ne me suis pas senti le courage de faire comme lui. Vous n’ignorez pas, à ce propos, que ce repenti des joyeusetés a jadis habité l’Académie. C’est sous la coupole vénérable de l’Institut qu’il a écrit La Belle Hélène et tant d’autres choses qu’il renie aujourd’hui. Le prochain livre de Daudet — Quand, mon cher maître, publierez-vous une nouvelle œuvre ? — Pas avant un an. — On dit que dans votre prochain roman l’Académie sera fort malmenée. — J’ai deux ouvrages en train. Je ne sais lequel paraîtra le premier, mais il y en a un qui est une étude des coteries académiques. Je ne sais si elle sera dure, mais j’espère qu’elle sera vraie, car moi qui n’ai jamais prononcé le mot naturalisme, je ne sais écrire que d’après nature. Puis, nous parlons de Zola, de Goncourt, des amis du maître qui lui ont écrit aujourd’hui même, très étonnés de sa lettre. — En effet, dit Daudet, Zola et Goncourt bien souvent m’avaient dit : Il faut que vous soyez de l’Académie, il faut qu’une fois au moins nous puissions y aller entendre un discours où l’on ne nous dise pas des choses désagréables. L’histoire des Rois en exil — Mais du reste, continue l’auteur de Sapho, j’espère que tout ce bruit s’apaisera vite et je vais continuer à écrire l’histoire de mes livres. Ainsi, en ce moment, j’écris l’histoire des Rois en exil. Une longue conversation s’engage sur cette œuvre célèbre. Daudet nous conte que son grand chagrin a été de ne pouvoir y mettre un épisode vu par lui, l’enterrement du roi de Hanovre conduit par le prince de Galles. Ces obsèques royales dans le Paris républicain avaient vivement frappé le romancier, mais ayant déjà les funérailles de Morny dans Le Nabab, l’enterrement de la petite Delobelle dans Fromont jeune, il a craint de passer pour un grand enterreur... Mais notre entretien s’étant très longuement prolongé nous prenons congé de l’auteur de Sapho. NON SIGNÉ 28 mai 1884 28 mai 1884 Le Voltaire DAUDET EN AMÉRIQUE Dimanche matin, tandis que l’averse tambourinait sur les vitres de son cabinet de travail, Alphonse Daudet causait avec quelques amis. Des compatriotes du maître écrivain, ceux-ci, des jeunes se plaisant à écouter ce grand aîné doux aux Petits Chose ; des inconnus d’aujourd’hui qui seront peut-être les célébrités de demain. Ils étaient là du reste à bonne école. Ils n’ont, je dirai mieux, nous n’avons qu’à suivre l’exemple de Daudet, à trouver la note vraie, sincère, originale et personnelle, pour prendre place au soleil. C’est d’ailleurs un réconfortant que la parole du grand romancier. Il s’exprime peut-être mieux encore qu’il n’écrit. Qui donc a proclamé que la conversation est morte en France ? Quel est le chroniqueur en quête d’un sujet qui a découvert tout à coup, poussé par l’indigence de copie, qu’on ne savait plus causer dans le pays des bons vins et des élégances féminines ? Il n’avait pas, il n’avait jamais entendu Daudet, ce fabricant de lignes. Tant pis pour lui. D’une visite chez l’auteur de Sapho, il serait sorti avec dix thèmes de premiers Paris, une tendance à devenir spirituel et une véritable foi littéraire. Daudet lui aurait communiqué le feu sacré. Peu de lettrés ont, en effet, autant souffert que Daudet de la lutte pour l’existence, et en ont gardé un aussi vif souvenir. Peut-être bien, sans le vouloir, le romancier donne raison sur ce point à Schopenhauer, qui déclare que nous trouvons les joies au-dessous de notre attente, tandis que les douleurs la dépassent de beaucoup. Ces mécomptes, ces découragements, ces fringales du début dans la carrière, Daudet en a conservé la mémoire très nette. Dimanche, il nous les peignait simplement, sans indignation, sans rancune, mais avec une rare précision d’homme qui a observé. — Plus que les autres, nous disait-il, j’ai durement vécu. J’ai connu les jours sans pain, sans feu et sans lumière. Dans mes heures de succès ou de grande joie, il me semble toucher encore le papier de paille qui enveloppait autrefois la bougie achetée, chez l’épicier, sur mes économies. La possession d’une bougie que je pouvais brûler pour moi, pour moi seul, vous ne savez pas ce que cela représentait. Ce morceau, ce tube de stéarine avec sa mèche qui champignonnait par instants, c’était le droit au travail. Grâce à cet éclairage, je rimais ou bien je m’essayais à mouler dans une prose à demi poétique des rêves, des fantaisies, des riens délicats. Et quand j’avais bien travaillé, quand j’étais content de moi, à l’heure où la bougie mourait, je me couchais, la conscience tranquille, le corps à peu près réchauffé par mon unique fauteuil placé en guise de couverture sur le lit de mon grenier garni. Il y avait quelque chose de plus terrible : ma myopie ! Elle me donnait un air gauche, maladroit, timide. En outre, elle me jouait de vilains tours. Je renversais dix tables de café, je me heurtais à vingt consommateurs avant de tomber sur un visage ami, sur Charles Bataille par exemple. Pauvre Bataille, mort depuis longtemps déjà, c’était lui l’audacieux, qui allait porter mes articulets aux journaux. Oh ! On me laissait longtemps sur le marbre des imprimeries. Il fallait attendre, vivre de l’air du temps. Mais un beau matin, ou un beau soir, je voyais arriver Bataille. Il triomphait. Ses poches sonnaient le métal. Mon article avait passé. Nous mangions. — Enfin, mon cher maître, dit quelqu’un, vous avez assez joliment terrassé la malechance, et Sapho, votre nouveau livre, s’annonce comme le plus grand de vos succès. Daudet répliqua avec un sourire : — En effet, je suis sûr d’être très lu... en Amérique ; précisons, dans les Amériques. Le nouveau continent fait une très forte consommation de littérature moderne. Numa Roumestan, Nana, L’Assommoir, Fromont jeune et Risler aîné, ce dernier livre intitulé Sidonie par les Yankees, ont été tirés et vendus à New York par centaines de mille. Zola et moi nous sommes très connus... mais pas du tout payés en Amérique. On nous pille carrément, sans pudeur. C’est de la piraterie. Soyons juste cependant. Un éditeur de l’Amérique du Sud, qui s’était annexé quelques-uns de mes ouvrages, fut pris de remords l’an dernier et m’envoya un tapis de fourrure, quelque chose comme une peau de lapin de ce pays-là. J’étais donc édifié depuis longtemps sur le respect accordé à la propriété littéraire par les gens du nouveau monde, lorsque je reçus dernièrement une lettre de New York qui me plongea dans la stupéfaction et, j’ose le dire, dans le ravissement. Une maison de librairie m’offrait de signer un traité avec elle pour la reproduction de mes deux prochains volumes. Je lus, je relus cette épître. Je triomphais, j’avais vaincu l’Amérique. Je souscrivis à toutes les bizarres conditions du traité. Il fallait en faire un duplicata. Vous comprenez pourquoi ; les Yankees, gens pratiques, ont peur que les paquebots ne fassent naufrage et que les traités dans le genre du mien ne soient dévorés par des poissons gourmets de papier timbré. Je fis donc un duplicata. Je me résolus à recopier des phrases de clerc d’huissier. Je poussai encore plus loin l’héroïsme. Mon éditeur de New York m’avait écrit : — Si vous acceptez mes conditions, télégraphiez-moi votre réponse affirmative à l’aide d’un terme latin quelconque et signez votre dépêche du nom de Cousin. Immédiatement j’envoyai à l’adresse du marchand de livres le mot omnibus ou tout autre du même genre, suivi des deux syllabes Cousin. Évidemment mon éditeur redoutait les pirates de la librairie américaine. Il prenait ses précautions contre eux et il s’efforçait de ne pas leur laisser surprendre que lui et moi nous étions en relations d’affaires. Il n’avait pas une énorme confiance dans le secret télégraphique, ce libraire. Aussitôt Sapho terminée, j’en adressai la copie au négociant new-yorkais. J’attendais un chèque. Je reçus une dépêche, dans laquelle le libraire demandait si mon titre était Sapho ou Sappho. Je ne répondis pas. Que m’importaient un ou deux p ? Quelques jours après, nouvelle dépêche ainsi conçue : Sapho objectionnable. Mettez deux p, répondis-je. Mais il s’agissait bien d’un redoublement de consonne. Objectionnable signifiait tout autre chose ! Objectionnable, ce grand mot baroque, contenait tout l’effarement de mon libraire, un protestant libéral s’il vous plaît, que la lecture de L’Évangéliste avait enthousiasmé. Ce brave homme et les clergymen ses bailleurs de fonds s’étaient imaginés que j’allais fabriquer dorénavant des volumes antimômiers, de bons petits livres rationalistes de combat. Or, Sapho n’est pas cela du tout, du tout. Objectionnable, Sapho, très objectionnable. Elle a dû faire éprouver quelques émotions aux jeunes misses qui se sont plongées dans sa lecture. D’autre part, malgré toutes les précautions qu’il a pu prendre, mon éditeur américain aura à se défendre contre les pirates. À New York même, une agence de traductions annonce, dans tous les journaux, qu’elle est prête à traduire Sapho, dans les vingt-quatre heures. Je sais fort bien comment cette maison a procédé. Elle a envoyé un correspondant à Paris. Ce personnage a été chargé de télégraphier mon livre. Ce petit exercice a dû coûter une vingtaine de mille francs à l’agence, qui aurait pu obtenir Sapho dix fois moins cher en s’adressant à moi en temps voulu. Mais la piraterie a ses charmes, et les Américains ne dédaignent pas de dépenser beaucoup d’argent quand il s’agit de piller notre littérature. Comme quelques Français naïfs, les lecteurs yankees se figurent volontiers que tous mes romans ont une clef. Sans doute, je prends mes personnages dans la vie courante. Mais, tenez, en écrivant Sapho, j’ai pensé à dix individus différents ! Il y a dans mon livre une scène, une seule, où l’on trouvera des portraits. C’est celle qui a lieu à Enghien. J’ai peint là des figures de tendresses que tout Paris a connues. Mais d’un épisode il ne faudrait pas conclure à l’ensemble de tout l’ouvrage. Rien ne m’est plus odieux que les fausses découvertes de certains curieux qui se sont amusés à chercher des personnalités dans chacun de mes acteurs. On veut démasquer ceux-ci ; et l’on arrache le visage des pauvrets. Daudet peut se rassurer. Les chercheurs de clefs sont l’infime minorité de ses lecteurs. Le grand public se passionne pour ses livres, parce que ceux-ci sont l’expression de la sincérité et de la vérité, en même temps que l’œuvre d’un artiste délicat et fin. ROBERT CAZE AVANT LES TROIS COUPS La Lutte pour la vie, drame de M. Alphonse Daudet La veillée d’armes chez l’auteur La première du Gymnase Une pièce à thèse Les théories de Darwin appliquées au théâtre Le sujet Les artistes et la mise en scène Profonde impression Chez M. Alphonse Daudet Ce que pense l’auteur de ses interprètes Que se passe-t-il chez un auteur favori à l’issue de la répétition générale de l’une de ses pièces ? M. Alphonse Daudet pouvait on ne peut mieux satisfaire notre curiosité. Vers neuf heures, quand nous nous présentons chez l’auteur de La Lutte pour la vie, que l’on joue ce soir, on nous fait entrer dans le salon où se trouvent déjà réunis Mme Daudet, Mme Daudet mère et quelques invités. Naturellement la conversation roule sur la pièce et surtout sur l’impression produite par la répétition qui s’est terminée il y a quelques heures à peine. Comme nous sommes venu en journaliste, nous ne croyons pas être indiscret en reproduisant, aussi fidèlement que possible, la conversation à bâtons rompus à laquelle il nous a été donné d’assister. — Je suis enchanté de mes interprètes, dit l’auteur, Marais, Lafontaine et tous enfin sont admirablement entrés dans la peau de leur personnage. — Et que pensez-vous du jeune homme, comment donc s’appelle-t-il ?... — Le jeune Burguet. qui vient de sortir du Conservatoire avec son premier prix. Oh ! Quant à lui, il a été au-dessus de tout ce qu’on pouvait espérer. Ce sera une véritable révélation. J’en parlais justement à Delaunay, son professeur, qui se trouvait dans la salle et qui, au commencement du premier acte, craignait un peu pour son élève : « Vous le verrez tout à l’heure, lui dis-je, et vous serez stupéfait ». J’allais le trouver à la chute du rideau : « Eh bien ! Qu’en dites-vous ? »« — Je dis que ne je m’attendais pas à ça ; je cours l’embrasser ! » Puis, s’adressant à madame Daudet : — Ne trouves-tu pas Darlaud un peu, comment dirais-je... un peu nulle ? — J’allais vous en faire la remarque, ajoute une dame, elle est un peu trop décolletée et par le haut et par le bas. — Le jupon est peut-être un peu court, dit madame Daudet. Si j’avais pu parler à Darlaud, je lui en aurais fait la remarque. — Et elle t’aurait écoutée, car elle a grande confiance en toi. Maintenant, tu n’étais pas bien placée pour voir. Tu étais dans une avant-scène et Koning t’avait cependant recommandé de te placer dans une loge de face. — Vous savez, nous dit Alphonse Daudet, que Paul Astier (Marais) est dans son cabinet de travail. Se croyant seule, Darlaud ouvre une portière et elle se montre très légèrement vêtue, trop même peut-être. J’entendais dire autour de moi : — Ah ! Ah ! Les fauteuils d’orchestre vont joliment être contents, les lorgnettes vont jouer ! Je ne voudrais pas que l’on pense que c’est un effet voulu. En tout cas, ce serait un effet de mauvais goût et que je n’ai nullement cherché. Ma pièce peut se passer d’effets comme celui-là. Et, à propos, Lafontaine m’a semblé très ému, je ne sais ce qu’il avait, il n’était pas très en train. J’ai failli lui dire : « — Voyons, Lafontaine, remettez-vous, nous sommes entre camarades ! » — Elle est bien gentille, la débutante mademoiselle Varly, dans madame de Rocanère, dit madame Daudet. N’est-ce pas, Alphonse ? — Oh ! Très bien, j’en suis enchanté, répond l’auteur. À l’œuvre — Combien avez-vous mis de temps à faire La Lutte pour la vie ? — Oh ! J’ai été très vite. J’ai pris la pièce dans trois lignes du roman. Paul Astier se marie avec la duchesse, mariage lugubre, puisque la duchesse a déjà des cheveux blancs ! Alors je me suis dit : si je continuais mon roman ? Si j’écrivais ce qu’il advint de ce mariage, de ce gredin de Paul Astier qui voudrait bien divorcer pour épouser la petite aventurière flanquée de ses huit millions ? Et j’ai échafaudé ma pièce là-dessus, et ça n’a pas été long. Car vous savez comment je procède : je fais mon canevas le matin et le soir, mon secrétaire ou mon cousin écrit sous ma dictée. Oh ! Je suis très méridional ! Je me promène de long en large dans ma chambre, je fais un petit décor et je joue, tout comme un acteur. Je vis pour ainsi dire mes personnages, je donne les répliques, je vais, je vais et pendant ce temps mon secrétaire écrit exactement ce que je dis. Je vois après s’il y a quelque chose à corriger. De cette façon une pièce est vite faite. Je n’agis pas ainsi pour mes romans que j’écris moi-même complètement. Profils d’assassins — N’avez-vous pas pensé en écrivant Paul Astier, à Lebiez et à Barré, ces jeunes étudiants qui ont assassiné cette vieille femme ? — Si fait, Paul Astier est un gredin comme Lebiez, seulement lui opère dans le grand monde. J’avais pensé un moment écrire un roman sur ces deux assassins. Dans La Lutte pour la vie, il est une scène où le secrétaire de Paul Astier lui apporte un livre : — Qu’est-ce, demande ce dernier, et pourquoi ce livre ? — C’est un roman sur deux assassins, je n’ai pas osé laisser les noms de Lebiez et Barré, comme je l’avais fait de prime abord. Lisez-le, il vous intéressera. Il s’agit là-dedans d’une lutte pour la vie, où le plus fort mange le plus faible. Vous savez qu’après avoir accompli son crime, et tandis que la police recherchait les coupables, Lebiez faisait au quartier latin, une conférence sur la lutte pour la vie, conférence dans laquelle il défendait sa propre cause. J’ai fait de Paul Astier un Lebiez plus mondain, mais tout aussi canaille. — Avez-vous assisté aux répétitions ? — Pas aux premières. Pendant qu’on répétait ma pièce, je faisais un roman qui paraîtra probablement cet hiver. Je n’aime pas à m’occuper des répétitions. C’est trop énervant. Ce n’est qu’il y a quinze jours que je me suis rendu au Gymnase. Je n’ai pas eu grand’chose, à reprendre, à ce qui avait été fait. NON SIGNÉ PARIS QUI PASSE Une grande première au Gymnase La Lutte pour la vie Chez Alphonse Daudet Autour de la pièce Une « isba » à Champrosay Les deux cabinets de travail d’un homme de lettres Je n’ai pas l’outrecuidance de croire que je vous apprendrai quelque chose d’inédit au sujet de la pièce que le grand romancier Alphonse Daudet va faire représenter mercredi prochain sur la scène du Gymnase. Vous n’êtes pas sans avoir lu dans la plupart des courriers de théâtre une foule de détails touchant l’œuvre elle-même, ou les acteurs qui l’interpréteront, ou les décors, ou les accessoires. Il y a bien environ six mois qu’on en parle, ce qui me permet de supposer qu’on a à peu près tout dit et qu’il ne reste plus qu’à attendre les comptes rendus qui paraîtront après la première. Aussi n’est-ce pas de nouvelles indiscrétions que je vous apporte. On en a commis au moins assez. Personne n’ignore aujourd’hui que La Lutte pour la vie est en quelque sorte la suite de L’Immortel. Alphonse Daudet avait eu tout d’abord l’idée de transporter ce roman à la scène, et il écrivit même le plan des cinq actes qu’il voulait en tirer. Comment il a renoncé à ce projet et par quelle suite de circonstances il a été amené à composer la pièce actuelle, c’est ce que je suis allé lui demander hier matin, et ce qu’avec sa bienveillance habituelle il m’a longuement expliqué. — Mon intention de porter L’Immortel à la scène était formelle, m’a-t-il dit. À travers mon roman, j’avais depuis longtemps entrevu la pièce et elle m’avait séduit. Je bâtis un scénario qui plut énormément à Koning. J’allais me mettre en train quand certains scrupules m’arrêtèrent. Vous vous rappelez le tapage mené autour de mon livre, les potées d’injures qu’il m’a values, les haines soulevées, tout ce débordement de colères et de rancunes encore vivaces ? Je ne vous cache pas qu’autour de moi, on manifestait une certaine appréhension en m’y voyant exposé de nouveau. Et puis, on a beau faire, on a beau crier, tempêter, montrer le poing à l’auteur, cela n’empêche pas un bouquin de se vendre et d’arriver au public, tandis qu’au théâtre une cabale bien organisée parvient infailliblement à faire tomber la pièce. J’en sais quelque chose depuis les fameuses soirées des Rois en exil. — La bataille, cette fois, se présentait donc dans les conditions les plus défavorables. Malgré tout, sans les instances des miens, peut-être aurais-je passé outre. J.-J. Weiss, qui me connaît bien, m’a appelé un « écrivain intrépide », et, ma foi, je crois qu’il a raison. Je ne redoute pas la lutte. Toute mon œuvre le prouve. J’ai heurté de front bien des préjugés et je n’ai jamais reculé lorsqu’il s’est agi de manifester mes convictions littéraires. — Cependant j’ai cédé pour L’Immortel... comme on cède toujours à ceux qu’on aime. J’ai mis mon scénario au panier. Je comptais ne plus entendre parler de théâtre et me replonger tout entier dans mon prochain roman ; mais je comptais sans mon hôte, je veux dire sans Koning. Le directeur du Gymnase est tenace. Je lui avais promis une pièce. Vous comprenez ? Enfin, est-ce que je sais ? Il y a là une question d’engrenage. Vous vous y laissez prendre la main, le bras y passe et le corps ! Une fois pincé, on ne s’en tire pas. — L’idée de La Lutte pour la vie m’est venue en songeant au ménage de mon jeune struggle-for-lifer, Paul Astier avec sa duchesse. La pièce part de là. Au premier acte, il y a trois ans qu’ils sont mariés. La femme est terriblement vieille, complètement désabusée d’ailleurs. L’homme qui l’a épousée pour son argent et qui a dissipé la plus grande partie de sa fortune, ne se donne même plus la peine de dissimuler ses sentiments à son égard. Il en a plein le dos de sa femme, ce brave garçon ! Il se dit qu’après tout, il a fait une bêtise peut-être irréparable. Il aurait pu trouver une jeune fille aussi riche que la Padovani et s’en faire aimer. Encore s’il pouvait divorcer... — Vous sentez le développement. C’est Mme Pasca qui joue le rôle de la duchesse. Paul Astier, c’est Marais. Lafontaine incarne un autre personnage très important. On ne voit pas les Astier-Réhu, mais on en parle. Que vous dirai-je de plus ? La pièce est en cinq actes et six tableaux. Il y a beaucoup de mouvement et de beaux décors ; les répétitions, grâce à l’habileté de metteur en scène du directeur, ont bien marché. En somme, je suis tranquille. Comme je sais que tout ce qui touche à Alphonse Daudet et à ses œuvres, intéresse particulièrement les lecteurs du Parti National, j’ajouterai quelques lignes aux confidences qu’il a bien voulu me faire. La Lutte pour la vie a été écrite tout entière à la campagne, dans cette jolie propriété de Champrosay, où l’auteur de L’Immortel habite une grande partie de l’année. Le cabinet de travail du maître à Champrosay mérite une description particulière. Il est situé entre le jardin potager et le parc et occupe le rez-de-chaussée d’une maison rustique tapissé extérieurement par des plantes grimpantes et des lianes noueuses de vigne vierge. Mais c’est l’intérieur qui est curieux. Figurez-vous une vaste salle rectangulaire avec un plafond aux poutrelles apparentes en bois verni très clair, avec les murs tendus de nattés maintenues par des baguettes de jonc, avec de larges fenêtres sans rideaux, sortes de baies d’atelier découpant un morceau de paysage en pleine nature. Pour tous meubles : une table légère, des chaises de jardin en paille tressée, un hamac, une planche d’escrime et des fleurets en sautoir accrochés dans un coin. L’aspect de ce cabinet de travail est singulier. Alphonse Daudet l’appelle son isba et c’est bien en effet l’impression d’une isba qu’il produit sur le visiteur. Un Russe qui y fut reçu par l’auteur de L’Immortel — c’était le cousin de Tolstoï — ne put s’empêcher d’en faire joyeusement la remarque. — Ça me rappelle la Petite-Russie, disait-il. Il n’osait peut-être pas ajouter qu’Alphonse Daudet avec son béret bleu, sa tête fine de Slave, la bonté de son regard, la simplicité de ses allures, la tendresse pour les déshérités de la vie, pour les petits, pour les humbles qui se dégage de sa conversation, lui rappelait aussi le grand écrivain moscovite. Pendant les journées de grosse chaleur, quand l’isba exposée au Midi devient inhabitable, Alphonse Daudet se réfugie tout au fond de son parc, dans un petit kiosque octogonal caché sous le fouillis des branches, au bord de la rivière. Combien d’heures laborieuses et fécondes il a passées là, penché sur le papier qu’il couvre d’une écriture serrée et menue, une écriture féminine, au milieu du silence apaisant de la nature et n’ayant d’autres distractions que la danse d’un rayon de soleil filtré à travers les persiennes, ou l’entrée d’une libellule venant se poser familièrement au bord de son encrier ! Encore un joli cabinet de travail, ce kiosque du bord de l’eau ! Trop joli même ! Je l’ai dit un jour à Daudet. Moi, j’y passerais volontiers des jours entiers sans écrire une seule ligne. Mais lui, le tzigane, le rêveur par excellence, est bien le plus enragé bûcheur que je connaisse ! PAUL BELON LUTTE POUR LE SUCCÈS Une conversation avec M. Alphonse Daudet Avant la bataille La grande misère du pauvre auteur sifflé La scie de la scène à faire Cuisine académique Zola embêté par Daudet M. Lafontaine s’est avancé au bord de la rampe et a prononcé la phrase sacramentelle : — Mesdames ! messieurs ! la pièce que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous est de M. Alphonse Daudet. On sait donc, ce matin, exactement à quoi s’en tenir sur l’accueil que le public a fait à la nouvelle œuvre théâtrale du célèbre écrivain. La veille de la représentation, le collaborateur de L’Éclair, qui surprit M. Daudet, dans son salon, causant de la pièce avec des amis, fut témoin des incertitudes qui précèdent la bataille, incertitudes à présent dissipées. Nous eussions voulu les publier hier, mais la place nous a manqué : elles n’en ont d’ailleurs que plus de piquant aujourd’hui. Les incertitudes de la bataille — Et croyez-vous, cher maître, lui dit notre collaborateur, que nous assisterons ce soir à une bataille ou à un franc succès ? — Oh ! ça, mon cher monsieur, je ne saurais vous le dire, je suis comme les généraux qui ont assisté à maintes défaites croyant avoir le succès en main. Je suis un trop vieil auteur pour ne pas juger les choses froidement. Sait-on si une pièce réussira ? C’est lorsque l’on croit à un immense succès que l’on a un four. Napoléon, dans son île, refaisait ses batailles et se disait : — J’aurais dû gagner tel combat, l’ennemi ne devait pas vaincre en faisant ce qu’il a fait. Il a manqué de tactique ! Pourquoi ai-je été vaincu ? Parce que probablement il avait oublié quelque chose et que l’ennemi en a profité. Pour nous, l’ennemi c’est le public, qui nous fait tomber une pièce parce qu’il y a quelque chose qui nous a échappé. Puis, on ne peut guère juger par une répétition générale. Il y a la presse d’abord qui assiste à la répétition par corvée, qui se demande : — Est-ce que ça va être long, cette machine-là ? qui ne songe qu’à partir le plus tôt possible. Il y a les amis ensuite, les amis auxquels on a donné l’entrée à la répétition générale parce qu’il n’y a plus de place pour la première, et qui ne sont pas contents d’être exclus de cette première. Ensuite, la salle n’est pas chauffée, la salle est sombre. Ainsi souvent telle pièce qui fait sensation à la répétition générale laisse froid le public de la première. Ce fut ce qui m’arriva pour le dernier acte de Sapho. De Pène et Vitu, mes voisins, avaient été empoignés aux larmes ; à la représentation ce fut le seul qui ne fit aucun effet. Elle n’eut pas de chance, Sapho. D’un autre côté L’Arlésienne, qui a été un four noir au début, est aujourd’hui la pièce que Porel reprend quand il a besoin de remettre un peu de foin dans ses bottes. — Votre Arlésienne, dit une dame présente, est une œuvre, une grande œuvre qui restera ! — Oh ! madame ! quand on échoue au théâtre, on n’est pas bon à jeter aux chiens. Votre concierge ne vous salue plus, vos amis passent sur l’autre trottoir quand ils vous aperçoivent ! — C’est à ce point, monsieur ? — Je n’exagère pas. J’ai dû, à la suite de L’Arlésienne, me retirer avec ma femme à la campagne. Et les critiques qui dépiotent votre pièce, Sarcey qui vous indique la scène à faire. Mais la scène à faire est celle justement qu’on ne veut pas faire. C’est le moule convenu, c’est celle qu’écrivent tous les auteurs en vue du gros public. Croyez-vous que si Shakespeare revenait, il écrirait la scène à faire ? c’est-à-dire qu’il en composerait une qui épaterait tout le monde, ce serait une scène à laquelle personne ne s’attendrait et non la scène à faire. Ce qu’Alphonse pense d’Émile Au moment où M. Zola parlait de se présenter à l’Académie, l’occasion était excellente de demander à M. Daudet s’il était toujours, depuis L’Immortel, dans les mêmes dispositions. — Avant de nous quitter, cher maître, encore une question : ne vous présenterez-vous pas à l’Académie ? M. Alphonse Daudet se mit à rire : — Non, je n’ai pas changé d’avis : j’ai dit que je ne m’y présenterai jamais et jamais je ne m’y présenterai en effet. Seulement je ne comprends pas pourquoi Émile Zola a dit qu’après la lecture de ma lettre, il s’était décidé à poser sa candidature. De quelle lettre veut-il parler ? Je n’en connais qu’une, celle que j’ai adressée au secrétaire perpétuel, mais il y a de cela cinq ans. Voici d’ailleurs toute l’histoire. Je désirais me présenter à l’Académie en même temps qu’Edmond About. J’étais assuré de vingt-trois voix, c’est-à-dire la majorité. Le parti des ducs devait voter pour moi, pour faire échec à About, ce que je ne voulais pas d’autant plus que Les Rois en exil allaient paraître, et vous voyez d’ici la tête des ducs qui m’avaient promis leurs voix ! Je renonçai donc à l’Académie. Depuis lors je n’y pensais plus. Je ne sais quel mauvais plaisant s’est amusé, chaque fois qu’une place était vacante, à dire : M. Alphonse Daudet devait se présenter, mais il s’est retiré devant un échec certain. La première fois je n’y pris pas garde, mais, comme cela se renouvelait, j’écrivis la lettre que vous savez. Je la montrai à ma femme, car je ne fais rien sans lui demander conseil : — Voilà ce que j’écris lui dis-je, qu’en penses-tu ? — Du moment que tu es décidé à ne pas te présenter, envoie cette lettre. C’est ce que je fis. Aujourd’hui vous comprenez que je ne puis ni ne veux entrer à l’Académie française ; c’est bon pour Manuel, pour de Bornier qui posent chaque fois leur candidature. Mais Zola ? pourquoi veut-il être de l’Académie française ? A-t-il besoin de cela ? Il a pour lui le public, ses livres se vendent : que veut-il de plus ? Quand il sera de l’Académie écrira-t-il un roman comme Nana ? Non, je l’en défie ! Pour moi, quand j’écris un bon roman, je me dis : — C’est très bien, tu as mérité l’Académie. Si je le trouve mauvais : — Ah ! cette fois, tu n’es pas digne d’être académicien ! Qu’il fasse donc comme moi et qu’il laisse à d’autres cet honneur ! NON SIGNÉ Le Gaulois Supplément littéraire illustré CHEZ L’AUTEUR DE LA LUTTE POUR LA VIE Trente-et-un, rue de Bellechasse ; nous sommes immédiatement introduit. Il n’a pas été donné de consigne exceptionnelle, comme chez certains théâtriers les lendemains de « première ». Me voilà donc dans la place : le « cabinet de travail » tant de fois décrit et que connaît tout parisien de la littérature et de l’art. Le soleil, aussi, est entré portrait d’Alphonse Daudet à belles flambées par-dessus les grands arbres déjà dénudés du jardin et, dans la pleine lumière, M. Alphonse Daudet nous apparaît, étonnamment resté jeune pour l’homme de l’œuvre prodigieuse que l’on sait. Toujours il ressemble aux jolis portraits d’autrefois qu’on a de lui, avec la séduisante tête d’artiste pittoresquement ombrée de longs cheveux bruns. Mais sur les traits s’est gravée une beauté particulière, une empreinte du constant labeur intellectuel, le sillage de cette énorme traversée d’idées qui s’est poursuivie depuis la claire poésie des Lettres de mon Moulin jusqu’à cette impitoyable analyse de La Lutte pour la vie, fouillée au plus compliqué 2e tableau. — Chambre des gardes de Mousseaux de MM. Rubé, Chaperon et Jambon de l’être social. Les yeux, aussi, ont une expression étrange. On reste en arrêt, tout à fait pris ; on dirait une fascination lointaine sur l’au-delà des choses environnantes ; le regard d’un vrai liseur de pensées, la sienne et celle des autres. L’accueil de M. Daudet n’en est pas moins d’une franche cordialité, très simple et, pour nous, sur le ton de la plus facile confraternité d’écrivain à journaliste. La glace inséparable d’un début d’interview est donc bien vite brisée et nous n’avons aucune peine à amener la causerie sur la pièce. — Tout d’abord, je n’ai pas la prétention de vous raconter ma pièce, nous dit M. Daudet ; le critique du Gaulois a suffisamment renseigné vos lecteurs, mais peut-être pourrais-je encore les intéresser en vous donnant, ça et là, quelques détails particuliers sur l’ouvrage et sur les idées qui m’ont porté à l’écrire. — N’est-ce pas Koning, demandons-nous, qui le premier a songé à mettre L’Immortel sur les planches ? — Oui, Koning m’a proposé ce drame pour le Gymnase et nous nous sommes laissé tous deux séduire par ce projet, lui peut-être à cause... moi, malgré le tapage qu’avait soulevé le livre. J’étais donc décidé ; puis voilà que j’ai pris peur du scandale... Le scandale, cela masque l’œuvre et empêche de la voir. Et le scandale, lorsqu’il y en a, est encore augmenté par le grossissement de la scène. Que devient alors l’œuvre d’art, faite avec sincérité, sans parti-pris ? J’avais répondu oui ; je finis par dire non, à peu près... Mais, comment résister à l’attrait du théâtre ? J’hésitais de nouveau ; enfin, je résolus, non pas de tirer une pièce de mon roman, mais d’en reprendre les principaux personnages et de transporter la suite de leur existence dans le drame... — Peut-être, avez-vous envisagé, cette fois, la prévention presque générale de la critique contre le système de mettre en pièce un roman à succès ? — Oh ! je connais les objections qui courent là-dessus. Ces objections, on se les fait à soi-même, croyez-le bien ; on les fait surtout quand c’est un confrère qui est en eu... (sic) Mais, je le répète, c’est une irrésistible joie de faire illustrer son livre par le théâtre ; on veut entendre la voix des types qu’on a créés, les voir agir avec tout ce qu’on a mis d’observation exacte sur eux, avec tout ce qu’on leur a donné d’âme et de pensée... J’avoue mon faible : j’aurais cédé, même avec L’Immortel tel quel pour canevas. Mais il y avait, dans le livre même, une phrase qui, tout naturellement, évoquait une suite. Tenez : M. Daudet va prendre le volume, qu’il cherche un instant, dans un tas pas encore classé ! et revient en lisant : Védrine sort d’assister à ce navrant mariage riche de Paul Astier — Attendons, il faudra voir, dit-il... La duchesse n’est pas commode ; et lui, avait un sacré mauvais œil à la mairie !... Si sa vieille dame l’ennuie trop, nous pourrions bien le retrouver en cour d’assises, ce fils et petit-fils d’immortels ! — Cela promettait, en effet, des situations neuves, un dénouement d’un vrai tragique. — Non, le type de Paul Astier n’est pas nouveau : l’ambitieux, l’enrichi d’une dot, le bourreau, l’assassin de la femme devenue crampon !... cela est connu. Ce qui serait neuf ? Tenez... Il y a encore une autre phrase... Védrine prononce, dans le livre, ce mot bizarre : les Struggle-for-lifeurs, et il désigne ainsi cette race nouvelle de petits féroces à qui la bonne invention darwinienne de « la lutte pour la vie » sert d’excuse scientifique en toutes sortes de vilenies. Ce qui serait neuf, dis-je, c’est la mise en action de cette pédagogie de la jeunesse d’aujourd’hui, cet emploi hypocrite des formules scientifico-philosophiques appelées froidement à la justification des pires audaces, des plus lâches désirs. Peu de formules, assurément, ont eu plus d’action sur les études positives que celle de la lutte pour vivre. Entrevue par Diderot, par Lamarck, par Wallace, par Spencer, elle a été enfin démontrée par Darwin, et, dès lors, son impulsion a été énorme, elle a mis en évidence les procédés de la nature dans son acheminement constant vers son progrès matériel ou son plus grand développement de puissance... Mais jamais Darwin n’a prétendu donner à ses théories une portée en dehors de la science ; et, cependant, sait-on si elles n’ont pas agi dans la voie dangereuse des cerveaux faibles, des conclusions hâtives, des demi-connaissances ? Quel danger ! Voyez le peuple, les politiqueurs, la sociale (sic), l’anarchisme !... tout cela avec de vagues notions éperdues de justice ! Et si, par-dessus le marché, on tombait dans ce que j’ai appelé « le piège scientifique » ! alors, misère, jamais le péril social n’aurait été plus grand dans le combat pour la vie quotidienne. On donnerait dans le culte de soi seul comme on s’emballait autrefois dans le fanatisme. On aurait l’égoïsme permis, et tous les crimes et tous les assouvissements légitimés au nom de la loi darwinienne que tout le monde serait censé connaître, de même que nul Français n’est censé ignorer le code. Ah ! les mises en œuvre de ces doctrines scélérates — en tant que déviées de leur vrai sens — sont surtout dangereuses aux mains des jeunes gens. Rappelez-vous les Chambige. Ils frappent, rien que parce qu’ils ont dit : je frapperai. — Effrayant ! c’est un livre superbe à faire et, n’est-ce pas, que vous ferez ? — Vous avez justement là la chose où je voulais arriver. Il est question dans La Lutte pour la vie, dès les premières scènes, d’un livre qui viendrait de paraître, intitulé : Deux jeunes français de ce temps. — C’est l’histoire, tu sais bien, dit Chemineau, de ces jeunes gens qui ont assassiné une vieille femme, une laitière... — Pour quelques sous ! Imbéciles ! répond à peu près Paul Astier, leurs têtes ne valaient que cela ; deux gredins ! — Pas si gredins que ça, réplique Chemineau, deux garçons, comme toi et moi, deux amis de collège, éduqués, intelligents, et darwinistes jusqu’à la moelle... La vérité est que ce livre n’a pas paru, mais que j’ai commencé à l’écrire, il y a quelques années. Je lui donnais alors carrément son vrai titre, comme à un livre d’histoire... Nous éprouvons tous ce besoin de rapprocher encore la faible distance qui, aujourd’hui sépare l’histoire du roman... Je l’intitulais : Lebiez et Barré. Ces deux criminels sont les premiers struggle-for-lifeurs qui m’aient fourni sur ces questions le cadre d’une étude à moitié histoire, à moitié roman ; histoire par les faits, roman par leur interprétation. J’y aurais mis l’âme de Lebiez, le plus tragique des deux, et supposé sa pensée. N’a t-il pas fait, le lendemain du crime, cette conférence à la salle d’Arras, sur ce sujet « le fort mange le faible », aveu arrogant du forfait, dont il semblait exiger l’excuse au nom de la thèse darwinienne. C’est là que m’apparut le triomphe de l’idée mal comprise, l’application pratique et sociale par des scélérats d’une théorie naturelle constatée et formulée par un penseur de tour d’ivoire... J’avais porté et nourri longtemps ce sujet. Je m’étais mis en relation avec des amis de collège de Lebiez et Barré. Je les suivais dans le quartier latin, l’un faisant à peu près sa médecine, l’autre très mal son droit. Je voyais Lebiez, dans son service à l’Hôtel-Dieu, demandant au docteur Tillaux à illustrer des livres d’anatomie, car il dessinait très bien. Il était très méchant avec les malades, au point qu’un jour le bon docteur Tillaux dut menacer de le giffler (sic). J’apprenais sa vie de misère au quartier, ses pauvres et tristes amours. La bohème des contemporains de Lebiez (lequel avait 24 ans en 1870) me le racontait rôdant les petits cafés, ouverts au rez-de-chaussée des petits hôtels borgnes, les commencements des brasseries à femmes. Dans l’énervement du lendemain de la guerre, on se raccrochait plus fort à toutes ces théories scientifiques, ces formules saxonnes, dont la victoire apparaissait bien claire. Les deux scélérats les raisonnaient dans leurs entretiens. Barré, lui, je le retrouvais délabré, équivoque, traînant sa serviette d’homme d’affaires — toujours terrifiantes, ces serviettes — ou mélancoliques. On y met de tout, les paperasses véreuses, les contrats louches, le faux-col de rechange, la côtelette panée, les deux sous de pain du déjeuner... Cette fois, il y avait dedans le marteau de l’assassin... De plus, le juge d’instruction, si souverainement subtil, M. Guillot, s’était mis à ma disposition. Je possédais les secrets de portrait de Victor Koning l’enquête. Et puis, — voyez la chance du romancier ! — il survenait le miracle... car il y a toujours miracle : la chose sur laquelle on n’a pas compté... Ici, un sourire : la science n’a le dernier mot de rien... — Il y eut, continue M. Daudet, le miracle de la découverte du crime — en dehors, absolument, de toute formule scientifique et de toute loi darwinienne. Barré est appelé dans le cabinet de M. Guillot, seulement pour donner des renseignements : cette laitière dont il avait géré les biens, les petites économies... Il s’est mis sur son trente et un, rasé de frais. Sa déposition est faite, il tient déjà la porte, il va partir,... libre !... un pied dehors... Mais vous portiez toute votre barbe, vous vous êtes rasé ? demande M. Guillot... Barré se trouble, frémit, bafouille... Asseyez-vous donc ! dit le juge... Il y a là un côté plus haut que la science. Allant, venant, M. Daudet, accompagne ceci de gestes brefs, exacts, à terrifier. Quels conseils merveilleux ont dû recevoir les acteurs du Gymnase !... — Et pourquoi n’achèveriez-vous pas un livre d’une telle portée, demandons-nous ? — Un miracle encore, dit M. Daudet, un vrai ; figurez-vous : je tiens le plan de mon roman, je me mets à l’œuvre, je suis en plein travail quand paraît ici une traduction de Crime et Châtiment, qui devient aussitôt célèbre, entre toutes les mains. Alors, je lis ça !... Mais, c’est mon histoire ! Non seulement c’est mon histoire, mais il y a un juge d’instruction qui est mon Guillot ! L’étudiant Rodion a le caractère de Lebiez. Ses soliloques, philosophant l’assassinat, ce sont les dialogues de Lebiez et Barré. Il y a aussi la conférence, sous forme d’un article dans une revue Le Droit au meurtre. Impossibilité donc de faire mon livre, puisqu’il est fait, et supérieurement. Je croyais si bien que le cas de Lebiez était un phénomène psychologique tout moderne, sans précédent reçu jusqu’ici ! Je supposai d’abord, que Dostoïevski avait exactement mis au point le crime français et je prends mes renseignements : pas du tout ! L’œuvre russe date de dix ans auparavant ! L’idée, de plus, a été donnée par un procès : un assassinat de vieille femme par un étudiant russe. Les crimes sont donc en l’air comme les idées ! Il y a des âmes de struggle-for-lifeurs là-bas comme ici. Lebiez le récit de l’auteur russe. Encore une fois, c’en est fait de mon projet de livre. Celui de Dostoïevski est très beau, très complet, et, par-dessus tout, excessivement poignant. Et encore, il a été rendu définitivement populaire à Paris par l’adaptation si heureuse, si vraiment dramatique de MM. Ginisty et Hugues Le Roux à l’Odéon... Ainsi ramené aux choses de théâtre, nous demandons, en prenant congé de M. Daudet, s’il est satisfait de l’exécution de son drame au Gymnase, et l’auteur de La Lutte pour la vie exprime, avec chaleur, une satisfaction sans réserve. La pièce a été montée avec le soin habituel à M. Koning : la superbe Mme Pasca, M. Lafontaine qui a fait du rôle de Vaillant une véritable création, MM. Marais et Noblet sont ainsi que leurs camarades des collaborateurs précieux, méritant tous éloges. — Ils ont épousé et défendu ma cause, dit en terminant M. Daudet. — Ils l’ont gagnée, et, cette fois, sans miracle. YVELING RAMBAUD LENDEMAIN DE PREMIÈRE Chez M. Alphonse Daudet Avant hier soir, à la grande première de La Lutte pour la vie, les opinions les plus diverses s’échangeaient dans les couloirs du Gymnase. D’un côté : — C’est un four noir ! De l’autre : — C’est diablement crâne ! La lecture des journaux d’hier matin n’était pas faite pour diminuer cette perplexité, et les demi-mots des critiques et les classiques échappatoires de la plupart des comptes rendus peignaient bien l’indécision générale de la veille. Mais qu’en pensait l’auteur lui-même ? Comment M. Alphonse Daudet, d’ordinaire si bon juge et si impartial en ces matières, si au courant de mille menus potins des clans littéraires, comment l’ami de M. Zola résumait-il les impressions recueillies au sein même de la lutte par ses nombreux fidèles ? C’est ce que j’ai cru intéressant d’aller demander au Maître de Champrosay, 31, rue de Bellechasse. Très accueillant toujours, même aux lendemains énervés des batailles, M. Daudet répond immédiatement à ma première question : — Êtes-vous content de votre soirée d’hier ? — Enchanté, absolument enchanté ! Je croyais à un écrasement. Je craignais qu’on ne laissât pas les artistes finir le premier acte... Et comme mon regard l’interrogeait : — Mais tout ce premier acte dépasse en hardiesse tout ce qu’on a représenté au théâtre depuis Tartuffe, le cynisme des théories aussi bien que l’audace des expressions ! Je ne me suis pas dissimulé que je risquais une grosse partie... — Gagnée... alors, à présent ? — Oui. Mais il a fallu, en vérité, que ce public fût bien vivement frappé de la sincérité douloureuse mais impeccable de mes personnages, pour ne pas s’abandonner à son penchant réactionnaire... ce public gavé si longtemps, aux théâtres des boulevards, de fadaises sentimentales et de drôleries, de belles-mères insupportables et de beaux-pères ridicules. — Cette salle pourtant vous était sympathique ? — Oh ! ne dites pas cela ! A-t-on jamais une salle de première à soi ! Koning vous donne dix-huit billets, ce qui vous permet de faire quarante mécontents. Et, du reste, vous me savez trop fier pour faire près de n’importe qui la moindre démarche avant la représentation. La salle a été ce qu’elle est toujours : composée par moitié de « gadoues » et de « maquereaux », et d’une autre moitié de gens qui viennent là essayer leurs effets de profil, de face et de trois quarts ; de gens de qui il faut qu’on dise : un tel était là. Vous la connaissez comme moi cette ineffable théorie de types, les gouailleurs, les impeccables, les sceptiques, les sévères, les ennuyés, combien d’autres ? Est-ce qu’ils écoutent la pièce, ces gens-là ? Est-ce qu’ils regardent les acteurs ! À quoi bon ? Pour eux, c’est dans la salle qu’est le spectacle, et ma foi, ils ont peut-être raison, c’est pour d’autres que les pièces sont faites. Si ce n’était si triste, ce serait à mourir de rire ! Une première me rappelle toujours cette troupe de singes qui devaient se livrer à toutes sortes d’exercices sur la scène des Folies-Bergère. On lève le rideau. Les singes regardent ce public d’élite de tous leurs yeux. Pas un singe ne bouge : pour eux aussi le spectacle était dans la salle... Je riais de tout mon cœur. — Oh ! vous savez, continue M. Daudet, je dis ce que je pense. Et, à part quelques sentiments naturels, je respecte fort peu les choses consacrées, qu’on les appelle Académie française, Comédie-Française, — ou salle de première ! — L’interprétation vous contente-t-elle ? — Voici : Mme Pasca est admirable. M. Marais, à qui on ne peut retirer son merveilleux talent et d’étonnants moyens physiques, ne me donne pas le Paul Astier que j’ai rêvé, que j’ai composé, que j’ai fait. Paul Astier est le struggleforlifer moderne, sobre de ton et de manières, sans aucun de ces emballements mélodramatiques qui compromettraient un homme dans sa situation. Il y a toujours quelqu’un à côté. Astier le sait bien, et il parle plutôt bas que haut. Et cette retenue de son organe redouble les effets qu’il recherche ; sa passion, qui ne se manifeste pas par des éclats de voix, s’exalte dans la mimique et se décuple par la profondeur de l’accent. Marais ne voit pas Paul Astier ainsi ; il le voit « trompette » et il le rend comme il le voit ; je ne peux pourtant pas demander à un artiste de changer son embouchure ! surtout quand c’est son embouchure qui a fait sa réputation ! Au point de vue du public, il a peut-être raison, d’ailleurs, quoique pourtant le petit Burguet, qui remplit le rôle d’Antonin, se soit taillé un véritable triomphe dans la petite « panne » du fiancé de Lydie, et cela par des moyens d’une simplicité primitive, grâce à un jeu d’un naturel parfait. Rappelé deux fois, le jeune et intelligent artiste en avait les larmes aux yeux. Il disait à ses camarades : — J’ai dit comme j’avais entendu dire M. Daudet à la lecture, tout simplement. Et en effet, j’avais voulu faire bien entendre à toute la troupe que mon drame se passait dans le monde, et que c’était surtout par le naturel, la simplicité, l’émotion profonde mais contenue que la pièce eût été à la scène ce que j’avais rêvé qu’elle fût. L’ensemble est excellent, au surplus. Et il a fallu bien du courage à M. Marais pour mener, sans un applaudissement, jusqu’au coup de pistolet de la fin, le rôle ingrat de M. Paul Astier. — La presse... ? — Elle est fort bienveillante, à part des feuilles comme celles que vous devinez, et dont je n’ai jamais retiré que des choses désagréables... Naturellement, il y a des critiques. Quand vous sortez une idée, que vous l’exposez publiquement sans voile, avec toutes ses conséquences humaines, brutales, ce serait bien le diable qu’elle fût l’idée de tout le monde et qu’elle ne choquât personne ! Au contraire, racontez que la petite Frétillon, rencontrée hier, vous a montré ses cuisses, tout le monde rira de bon cœur, et chacun sera d’accord « qu’elle est bien bonne ». C’est évident. JULES HURET 1er novembre 1889 1er novembre 1889L’Écho de Paris AVANT LA REPRÉSENTATION Chez Alphonse Daudet Il m’a semblé intéressant, quelques heures avant la première représentation de La Lutte pour la vie (Struggle for life), d’aller rendre visite à l’auteur de L’Immortel. M. Alphonse Daudet, qui m’a reçu de la façon la plus cordiale, et a bien voulu non seulement répondre aux questions plus ou moins indiscrètes que je lui ai adressées, mais encore me donner, de sa propre initiative, les détails les plus intimes et les plus palpitants sur son œuvre. Ma première question a été celle-ci : — Quels sont les rapports existant entre L’Immortel et La Lutte pour la vie ? — Il n’y a aucun rapport, m’a répondu Daudet, entre le roman et la pièce. On m’a souvent demandé de mettre L’Immortel à la scène, mais j’ai toujours refusé, ne voulant pas m’exposer de nouveau aux fureurs de l’Académie française. Voici le seul passage de L’Immortel d’où j’ai tiré La Lutte pour la vie : — Ah ! Du sombre, du lamentable, continuait Védrine, j’en ai vu dans mon existence, mais rien de plus navrant que ce mariage de Paul Astier ! — Fier gredin tout de même, notre jeune ami ! dit Freydet entre ses dents. — Oui, un de nos jolis strugforlifeurs ! Le sculpteur répéta le mot en l’accentuant : « Struggle-for-lifeurs ! » désignant ainsi cette race nouvelle de petits féroces à qui la bonne invention darwinienne de « la lutte pour la vie » sert d’excuse scientifique en toutes sortes de vilenies. Freydet reprit : Enfin, toujours, le voilà riche... ce qu’il voulait... Son nez ne l’a pas fait dévier, cette fois ! — Attendons, il faudra voir !... La duchesse n’est pas commode ; et lui, avait un sacré mauvais œil à la mairie !... Si sa vieille dame l’ennuie trop, nous pourrions bien le retrouver en cour d’assises, ce fils et petit-fils d’immortels. Voilà, reprit M. Daudet, le point de départ de ma nouvelle pièce, qui commence précisément au moment où Paul Astier, ruiné et dégoûté de sa femme, n’aspire plus qu’au divorce, afin de pouvoir épouser une jeune et richissime Autrichienne. Toujours « la lutte pour la vie ! » Quant à la lettre que lit Lafontaine, au premier acte, je vais vous confier une chose que je n’ai encore dite à personne : cette lettre est absolument authentique, et m’a été adressée, il y a cinq ans, dans les circonstances suivantes : il était environ onze heures du matin. Nous étions à table, lorsqu’on me remit une lettre d’un homme que je ne connaissais pas du tout, mais qui se disait le père de deux condisciples de mon fils. Cet homme était dans le commerce, habitait au Marais, et avait malheureusement engagé ce qui ne lui appartenait pas. Il était perdu, déshonoré, et me faisait part de sa résolution de se tuer s’il n’avait pas trouvé les fonds nécessaires avant midi. Lui mort, on arrêterait toutes poursuites. Du moins il l’espérait, et il laisserait à ses enfants un nom sans tache. Mais il me suppliait de veiller sur ses deux fils, et surtout de les empêcher d’être commerçants. Le commerce, disait-il, c’est pis que le bagne. Très impressionné par cette lettre, je ramasse un peu d’argent et cours chez ce malheureux. En arrivant au Marais, je me croyais au fond de la mer, devant ce va-et-vient, cette fourmilière d’ouvriers : c’était encore la lutte pour la vie ! Je monte chez le pauvre désespéré, et l’aîné des deux enfants, âgé de quinze ans, vient m’ouvrir la porte et se jette en sanglotant dans mes bras en me disant : — Papa ? Où est papa ? J’interroge le plus jeune, âgé de douze ans, et j’apprends que le père vient de s’en aller pour accomplir sa funeste résolution, et que la mère est à sa recherche. Celle-ci rentre au bout d’un instant : — C’est fait, soupira-t-elle, il est mort ! Elle ne put en dire davantage. Le soir même on retirait le cadavre du canal. Tel est, ajouta Alphonse Daudet, le récit exact de ce drame tout intime et que je ne puis oublier. Je ne songe pas sans amertume, je l’avoue, à la possibilité de la présence au théâtre des deux jeunes gens qui furent si intimement liés au drame que je viens de vous raconter. Ce seraient de tristes souvenirs que j’évoquerais dans leur esprit et je forme le vœu que l’idée ne leur vienne pas de venir à La Lutte pour la vie, — encore qu’il ne s’y trouve aucune allusion blessante pour eux. Avant de prendre congé d’Alphonse Daudet, je l’ai prié de me donner une des scènes capitales de son œuvre, en m’autorisant à la publier ce matin même dans L’Écho de Paris. Il y a consenti avec la meilleure grâce et a bien voulu me remettre le manuscrit d’une scène des plus dramatiques — celle où Paul Astier, voulant à tout prix le divorce, cherche à l’obtenir par ruse, en essayant de reconquérir Maria Antonia. Cette scène, a été interprétée par Mme Pasca et M. Marais. FERNAND XAU Le Temps SPECTACLES ET CONCERTS Paris a fait véritablement sa rentrée, hier soir, par la représentation que donnait le Gymnase d’un drame nouveau de M. Alphonse Daudet, La Lutte pour la vie. Il ne faut point chercher le sujet de la pièce dans le dernier roman de M. Daudet, L’Immortel. Quelques-uns des personnages en viennent, mais pour entrer dans une action toute différente. Le héros du drame, Paul Astier, nous est donné par l’auteur comme un représentant de ces disciples démoniaques d’une théorie qu’ils ne comprennent pas et qui dans la bataille de la vie, pour amener la victoire nécessaire du fort sur le faible, demandent leurs armes aux assassins. Après avoir séduit une fille pauvre et pure (Lydie), il a épousé une veuve, plus âgée que lui, et fortunée (la duchesse Padovani); et lorsque, de nouveau ruiné, il rencontre une étrangère millionnaire (Esther de Sélény), sa femme lui refusant le divorce, il essaye de l’empoisonner. La duchesse Padovani, écœurée, cède, et accorde le divorce : Paul Astier, lutteur infatigable, va pouvoir épouser Esther, lorsque se dresse le père de Lydie, qui tue le séducteur de sa fille. Telle est, trop succinctement indiquée, la donnée du beau drame auquel le public de la première représentation a fait un chaleureux accueil. Il a été encadré par M. Koning dans une mise en scène tantôt somptueuse, tantôt pittoresque ; la salle des gardes du château de Mousseaux, la vue du château à cheval sur la rivière, sont des décors curieux. L’interprétation réunit, pour les principaux rôles, les noms de M. Lafontaine, très pathétique sous les traits du père de Lydie, Mme Pasca, une duchesse Padovani très émouvante, M. Marais, qui a composé avec beaucoup de science le rôle difficile et ingrat de Paul Astier. Auprès d’eux, on distingue la jolie Mlle Darlaud et M. Burguet, qui sort du Conservatoire où il a obtenu un des premiers prix du dernier concours, et qui s’est taillé, hier soir, dans un rôle épisodique, un succès considérable, MM. Noblet, Lagrange, Hirch et Mme Desclauzas. — M. Camille Le Senne adresse aux journaux, à propos de la première représentation de La Lutte pour la vie, une lettre dans laquelle il signale des rapprochements entre la pièce nouvelle de M. Alphonse Daudet et un roman qu’il a publié, il y a six ans, en collaboration avec M. Edmond Texier, sous le titre Train Rapide . Les personnages principaux, dit-il notamment, sont exactement les mêmes, en gros et en détail ; 1° le séducteur, le charmeur, l’ambitieux sans scrupules, sous-secrétaire d’État lui aussi, lui déjà ! dans notre roman ; 2° la vieille femme qui a fait la fortune d’un amant plus jeune qu’elle et l’aime d’un amour moitié maternel, moitié sensuel, comme la duchesse Padovani ; 3° la jeune fille pauvre, séduite comme Lydie, et qui, comme Lydie, tente de se suicider ; 4° la millionnaire que veut épouser le sous-secrétaire d’État, pour rétablir ses affaires compromises, comme Esther de Sélény, et qu’il n’épouse pas... M. Le Senne ajoute qu’il lui est impossible de ne pas protester en raison de toutes ces coïncidences et ressemblances, et qu’il accompagne cette protestation des plus expresses réserves de toute nature. Nous avons demandé, comme il était naturel, à M. Alphonse Daudet ce qu’il comptait répondre à la lettre de M. Le Senne. M. Daudet nous a répondu qu’il n’avait pas eu le plaisir encore de lire un seul des romans publiés par MM. Texier et Le Senne. Il a ajouté : — J’ai l’habitude de prendre mes caractères sur nature. Je regarde et j’observe beaucoup. Je n’ai guère le temps de lire. Les livres de MM. Texier et Le Senne sont peut-être fort intéressants. Mais, encore une fois, je ne les ai pas lus. NON SIGNÉ CHEZ ALPHONSE DAUDET UNE CONVERSATION AVEC L’AUTEUR DE L’IMMORTEL Réponse à MM. Ernest Renan et Édouard Pailleron La question de l’Académie Les intrigues Les dessous du roman Un de nos collaborateurs publiait, ici même, avant-hier, le récit d’une conversation qu’il avait eue avec MM. Ernest Renan et Édouard Pailleron à propos de L’Immortel. Une réponse de M. Daudet était attendue, nécessaire. Nous nous sommes rendus à cet effet chez le célèbre romancier à Champrosay, dans la coquette propriété qui berce aujourd’hui ses loisirs de victorieux, après avoir abrité les luttes et les efforts du producteur, toujours sur la brèche. C’est en effet loin des bruits du dehors et des intrigues de Paris, dans ce coin de campagne reposé auquel il doit déjà tant d’inspirations puissantes ou délicieuses, que l’auteur de L’Immortel a pétri et façonné amoureusement sa dernière œuvre. Nulle part, selon nous, aux plus beaux jours de sa brillante carrière, le célèbre romancier du Nabab, des Rois en exil et de Fromont jeune n’a dépassé cette note d’art. Il a écrit, peut-être, des œuvres plus exactement parfaites ; jamais il n’a produit de pages supérieures, soit comme intensité dramatique, soit comme virtuosité d’exécution à ce chapitre du duel, qui restera un des morceaux classiques de notre littérature contemporaine. Le romancier parisien Parmi les raisons complexes — en dehors de son immense talent — qui ont valu à Alphonse Daudet sa situation, presque unique, d’auteur universellement lu, il en est une qu’il faut retenir d’abord : Daudet est le romancier parisien par excellence. Nul, mieux que lui, n’a senti subtilement les vibrations, j’allais dire, les nerfs de la ville capricieuse ; aucun n’a démêlé d’une main aussi légère les intrigues qui s’agitent et s’entremêlent, sous l’éclat ses airs de fête et de ses fausses insouciances. Ses portraits sont célèbres, beaucoup sont restés des types : on dit un Delobelle, comme on dit un Montpavon. Il excelle à enlever leur silhouette, et à la fixer, pour toujours, sous un ridicule ou sous une manie, avec une étiquette au front. De la tenue, le mot de l’élève de Morny, a passé dans le vocabulaire parisien ; le j’ai vu ça moi. de l’immortel Jean Réhu, sera demain le symbole des augustes raseurs à anecdotes. En évoluant dans un milieu aussi restreint, en croquant des physionomies que nous coudoyons tous les jours, Daudet devait avoir rencontré des portraits. Portraitiste, mon Dieu, il l’est, comme tous les grands artistes qui ont serré de près la réalité, et s’en sont servi, sans la copier platement. Cependant, on ne trouverait pas, même dans ce roman de L’Immortel, de portraits proprement dits : il n’y a que des reflets, selon l’expression du maître. À l’un il a pris un trait, à l’autre un geste : voilà tout. Le public boulevardier avait déjà mis des noms sur les héros : il faut en rabattre. Loisillon n’est pas plus M. Legouvé, que Lavaux n’est le même que notre confrère, M. Henri Lavoix. Astier-Réhu lui-même, en dépit de l’anecdote authentique des faux autographes, n’a pas tout de Michel Chasles. J’imagine que Camille Rousset et même Camille Doucet ont atténué cette figure revêche du clair de lune de leur émolliente personnalité. Seul, peut-être, Picheral reste debout : solennel introducteur des académiciens. Mollard auguste de l’immortalité ! Les intrigues — Le néant des intrigues académiques, dit le maître, qui avait lu le matin, non sans quelque émotion, l’article de La Presse, voilà une histoire nouvelle, et M. Édouard Pailleron a une belle audace d’étaler son ingénuité à leur propos. Mais notez bien ceci : toutes les aventures dont je me suis servi dans L’Immortel sont vraies, strictement vraies, jusque dans les anecdotes à côté, comme celle du garde-noble égarant chez une cocotte la barrette cardinalice pompeusement apportée de Rome. Tous les académiciens savent cela. Prétendre qu’il n’y a plus de salons où l’on arrange les élections est un enfantillage et une hypocrisie. — Quels sont les principaux de ces salons ? — Depuis la mort de la comtesse d’Haussonville, et la retraite de la princesse Mathilde, il n’y en a plus de très saillant. Mais il y en a beaucoup. J’en appelle aux candidats qui y ont étudié l’art des génuflexions opportunes. — Le parti des ducs serait alors plus puissant, selon vous, qu’a bien voulu le dire M. Pailleron ? — Écoutez cette histoire : il y a quelques années, About étant candidat, quelqu’un vint me trouver, de la part des ducs, et m’assurer de leur vote et de mon élection à l’Académie, si je consentais à retirer du Vaudeville le manuscrit des Rois en exil. Voilà l’impuissance du parti des ducs. — Et qu’avez-vous répondu à ces ouvertures ? — Ce que j’ai toujours professé : à savoir, que l’Académie m’était entièrement indifférente, et que je croyais en cela partager l’opinion de beaucoup d’artistes contemporains. Qui s’inquiète aujourd’hui si Flaubert, si Balzac, si Gautier, ont été de l’Académie ? Pailleron — La proposition de Pailleron de vous y accueillir un jour à bras ouverts vous laisse par conséquent tout à fait froid ? — Elle m’a étonné, surtout. J’ai beaucoup connu Pailleron dans ma jeunesse, bien que nos natures n’aient jamais sympathisé complètement. Lui, était avant tout un auteur dramatique, ayant la préoccupation constante du mot, de l’effet. Bien lancé, s’écriait-il à chaque trait d’esprit, marquant ainsi les coups, et il était furieux quand on lui coupait le sien. Eh bien, à cette époque déjà, M. Pailleron, qui marchait les yeux fixés sur l’Institut, savait parfaitement mon détachement absolu à son endroit. Je ne m’en cachais guère, et depuis il a dû apprendre mon serment de ne me présenter jamais à l’Académie ; c’est pourquoi sa proposition me surprend et m’étonne. — M. Renan s’est montré plus discret vis-à-vis de mon confrère, en se retranchant dans son ignorance de la littérature contemporaine. — Ce qui ne l’empêchait pas, il y a huit jours, de dire à un de ses amis, lequel me l’a répété, qu’il lisait avec grand intérêt mon étude sur l’Académie. — Vous avez lu son appréciation sur Balzac ? Renan et Zola — Mais il n’a jamais lu Balzac, et, quand il feint d’ignorer Zola, il se moque de nous. Zola est, au contraire, l’objet de continuelles discussions entre lui et son fils, le peintre Ary Renan, qui est un grand admirateur de l’auteur de Germinal. — L’auteur de La Vie de Jésus et celui du Monde où l’on s’ennuie se sont rencontrés d’ailleurs pour reconnaître la parfaite insignifiance, presque l’agrément des visites réglementaires. — Je ne sais si tel eût été l’avis de M. Camille Doucet, que le vieux père Dufaure força de venir dix fois chez lui avant de daigner le recevoir. — Ah ! c’est à M. Doucet qu’est arrivée cette aventure que vous prêtez à votre Desminières ? Est-il aussi l’auteur du mot désormais fameux sur Balzac ? — Oui, c’est lui qui a prétendu que l’Académie française ne pouvait pas ouvrir ses portes à l’auteur de La Comédie humaine, sous prétexte qu’il affectait des allures bohèmes, et n’avait pas toujours un louis dans sa poche. — Cette indiscrétion doit-elle nous permettre d’admirer dans Desminières l’immortel M. Doucet ? — Non. Il n’y a guère que le sculpteur Zacharie Astruc dont je me sois souvenu complètement en écrivant Védrine. — Danjou, cependant, ressemble à Pailleron dans ses moindres tournures d’esprit, jusque dans sa personne. — Évidemment, comme je vous le disais, il y a des reflets plus ou moins forts. Mais, en réalité, on ne peut pas donner un nom précis, d’une façon absolue, sur un de mes personnages. Colette — Pas même sur cette Colette de Rosen, que nous retrouvons si assagie, depuis Les Rois en exil ? — Il y a bien l’histoire des cheveux coupés et du couvert du Mort, que j’ai pris à la duchesse de Morny ; mais à cette anecdote s’arrête la ressemblance. C’est simplement la poupée parisienne égoïste, légère et froide, que cette Colette. — Colette de Rosen, veux-je dire, car je n’ai pas employé, autant que possible, ce prénom seul, devenu très banal à la suite de mon roman des Rois en exil. Remarquez que je l’appelle toujours soit princesse de Rosen, soit Colette Rosen, jamais Colette tout court. Donc, de ce côté, nulle apparence de personnalité. J’avais besoin d’un personnage, je l’ai pris dans un de mes livres, pour éviter d’avoir à le faire de nouveau, et voilà tout. — L’histoire des faux autographes se rapporte absolument à l’affaire bruyante arrivée à Michel Chasles en 1868 ? — Exactement, à ce point que la pseudo-lettre de Rotrou citée dans L’Immortel est la même dont Chasles fit hommage à l’Académie et dont l’original figure toujours dans ses archives. — Comment se termina en 1868 le procès fait par l’Institut au libraire habile qui l’avait mystifié si cruellement et lui avait pris 250000 francs ? — Il fut condamné, je crois, à deux ans de prison. — Est-ce qu’il y a beaucoup de Michel Chasles dans votre Astier-Réhu ? Les strugforlifeurs — Il y a aussi une ou deux autres physionomies ; quant à son fils, je l’ai rencontré, non pas spécialement dans le monde académique, mais dans tous les mondes parisiens. Un strugforlifeur ; comme je désigne cette race nouvelle de petits féroces à qui la bonne invention darwinienne de la lutte pour la vie sert d’excuse scientifique en toutes sortes de vilenies. J’ai eu devant les yeux deux ou trois de ces gredins précoces en écrivant ; mais vous comprenez que je ne puisse pas vous les nommer. Au reste ils s’appellent légion, aujourd’hui. — Et le prince d’Athis ? — Procédé de même que pour Paul Astier. Aucun personnage réel, et plusieurs. Quant au nom d’Athis, je l’ai pris à une petite localité voisine de Champrosay. M. Daudet parlait, et peu à peu sa physionomie mobile et spirituelle de méridional parisianisé s’éclairait d’une ironie ou s’assombrissait d’une menace. — C’est une œuvre de vérité et de justice que j’ai faite, conclut-il ; vous pouvez le répéter. Tout ce qu’il y a dans L’Immortel, je l’ai vu, je l’ai vécu, pour ainsi dire, et c’est par cette expérience et cette sincérité que vaudra mon livre. Oui, il y a des intrigues abominables autour de l’Académie, et l’atmosphère de ce milieu est si pénible, que je connais tels hommes d’honneur, qui dans l’exercice de leurs fonctions académiques, sont capables de commettre des vilenies. Or, il y a deux choses que je déteste par-dessus tout, la duplicité et le mensonge. Notre enquête était terminée. Il ne nous restait plus qu’à remercier M. Daudet de la bonne grâce de son accueil, et à porter aux lecteurs de La Presse la réponse du maître. Voilà qui est fait. NON SIGNÉ PARIS QUI PASSE Informations théâtrales Deux pièces d’Alphonse Daudet Chez l’auteur de L’Immortel La Lutte pour la vie au Gymnase Alphonse Daudet auteur dramatique Opinions d’Edmond Gondinet et d’Adolphe Belot Vous avez pu lire dans les informations théâtrales du Parti National, qui sont en général précises et bien fondées, que nous aurions cet hiver deux nouveautés à sensation, sur deux scènes différentes : la Gaîté représentera Tartarin sur les Alpes, une féerie à grand spectacle tirée par MM. de Courcy et Henri Bocage du célèbre roman d’Alphonse Daudet et le Gymnase nous donnera La Lutte pour la vie, pièce en cinq actes et six tableaux échafaudée par l’auteur de L’Immortel, en personne. J’ai voulu avoir des renseignements supplémentaires sur cette nouvelle qui a fait plusieurs fois le tour de la presse et je suis allé, vous pensez bien, les demander directement à Alphonse Daudet. On avouera que nul ne pouvait mieux que lui me dire exactement où en étaient les choses. Il s’y est prêté avec sa bonne grâce habituelle — ce qui ne surprendra personne — et il a subi le supplice de l’interview avec une patience dont je lui sais gré pour mes lecteurs. — Il est parfaitement exact, m’a-t-il déclaré, que le Gymnase et la Gaîté vont représenter les pièces que les journaux ont annoncées mais il me serait bien difficile, quant à présent, de fixer la date où elles passeront. Tartarin sur les Alpes dont on parle depuis très longtemps sera probablement la première jouée. C’est une féérie tirée de mon roman et c’est à peu près tout ce que je puis vous en dire car je n’en connais pas un seul mot. Des auteurs dramatiques m’avaient bien souvent demandé l’autorisation de transporter Tartarin au théâtre et j’avais toujours refusé, lorsque M. de Courcy, — qui fut mon camarade au Figaro, il y a quelque vingt-cinq ans — m’apporta un scénario qui me séduisit. Je lui donnai carte blanche et je crois bien ne l’avoir pas revu. J’ai appris seulement que la pièce écrite en collaboration avec M. Henri Bocage allait être mise en répétitions avec ce pauvre Berthelier. Puis Berthelier mourut et je lus dans les journaux qu’on allait le remplacer par Dailly. Chose curieuse, j’avais toujours rêvé de Dailly en Tartarin et Scipion en Bompard. Voilà mon rêve réalisé, au moins en partie, car je ne crois pas que Scipion joue Bompard dans la pièce. D’ailleurs, je vous le répète, je suis assez mal informé et je manque de détails précis. On m’a dit que les auteurs avaient introduit de nouveaux personnages et qu’ils en avaient supprimé quelques-uns qui sont dans le roman. C’est ainsi que les nihilistes russes, qui tiennent assez de place dans mon livre, ne paraîtront pas sur la scène. En revanche, il y aura de la musique et probablement un ballet, — puisque c’est une féerie. — Et La Lutte pour la vie ? — La Lutte pour la vie, c’est une autre affaire. On a raconté partout que j’avais l’intention de tirer une pièce de L’Immortel pour le Gymnase. Je l’aurais peut-être écrite, et Koning m’y poussait beaucoup, mais j’y ai renoncé pour des raisons tout à fait personnelles. J’ai cependant entrepris une pièce, La Lutte pour la vie, qui sera en quelque sorte la suite de mon roman. Je montrerai sur la scène ce que devient le ménage du jeune Paul Astier, le struggle-forlifeur, avec sa duchesse. Dès le premier acte, il est ruiné par des spéculations malheureuses. Il lâche l’architéquerie et se lance dans la politique, traînant au pied comme un boulet, son mariage avec une femme déjà vieille et qui n’a plus le sou. On le verra se débattant avec la vie, forcé de recourir aux expédients les plus vils et ne reculant pas devant les moyens les plus compromettants pour arriver quand même à la fortune. Vous sentez que je ne puis vous en dire plus long. À moins de vous raconter la pièce ! Mais il est encore trop tôt, n’est-ce pas ? C’est Marais qui fera Paul Astier. Les autres interprètes ne sont pas désignés pour la bonne raison que les rôles subiront bien des remaniements avant que nous puissions les voir à l’avant-scène. Je crois cependant pouvoir vous affirmer dès aujourd’hui que ma pièce soulèvera un certain tapage. Il y a dans ces cinq actes un drame terrible et poignant pris dans la réalité de la vie, autour duquel on entamera sans doute des polémiques de presse ; je m’attends à une nouvelle avalanche d’articles plus ou moins aimables pour moi. Cela me laisse très indifférent, d’ailleurs, vous le savez. Quoi qu’en pense Alphonse Daudet, La Lutte pour la vie sera — je n’en doute pas pour ma part — un véritable événement littéraire. Pièce ou roman, il en est ainsi toutes les fois qu’il nous donne une œuvre nouvelle ; mais, pour celle-ci, l’attrait sera doublé par la curiosité de voir l’auteur de L’Immortel aborder carrément la scène avec de l’inédit. Malgré le succès de Sapho et de Numa Roumestan sous leur forme dramatique, on a longtemps contesté à Alphonse Daudet, — et certains lui contestent encore — le talent particulier à l’homme de théâtre. On veut bien qu’il soit un grand romancier, un écrivain de premier ordre, un conteur exquis, mais on lui refuse l’art de mettre une comédie sur ses pieds, la faculté de faire vivre sur les planches des personnages en chair et en os, le don de trousser le dialogue et de couper les scènes. On pourrait, il est vrai, répondre qu’à ce point de vue les opinions sont libres et qu’il y a dans les œuvres dramatiques d’Alphonse Daudet, telle pièce que certains auteurs patentés voudraient bien compter à leur actif. On pourrait ajouter que le public, en général, écoute ses comédies et ses drames avec autant de plaisir qu’il lit ses livres. On pourrait en donner pour preuve L’Arlésienne, que l’Odéon ne cesse de reprendre et qui est devenue Le Courrier de Lyon de M. Porel. Je ne veux pas discuter sur ce point. Il me suffira pour aujourd’hui, de vous donner l’opinion de deux hommes du métier, de deux auteurs dont on vante ordinairement la compétence en ces matières. Tous les deux ont eu l’occasion de juger devant moi Alphonse Daudet auteur dramatique. Le premier, c’est Edmond Gondinet que j’ai entendu un jour s’exprimer ainsi : — Ne vous y trompez pas, Alphonse Daudet est un homme de théâtre. Il n’a pas son pareil pour nouer et dénouer une situation dramatique. Je m’y connais un peu, n’est-ce pas ? Eh bien ! Là aussi il est passé maître. Le second, c’est mon vieil et excellent ami Adolphe Belot, — dont le dernier roman, Mélinite, s’enlève aux étalages, — qui m’a dit un soir en revenant du Gymnase : — Alphonse Daudet est un metteur en scène de premier ordre. Il sait mieux que moi un métier que je fais depuis vingt-cinq ans. Je vous laisse, d’ailleurs, très volontiers, le soin de conclure. PAUL BELON PARIS QUI PASSE UNE VISITE À L’AUTEUR DE L’IMMORTEL De Paris à Champrosay Alphonse Daudet à la campagne Le tour du propriétaire Un interview La question de l’Académie — Vous prenez le train de neuf heures quarante à la gare de Lyon. Vous descendez à Ris-Orangis. Vous traversez la Seine sur un pont qui rappelle l’ancien pont des Arts, non par sa construction, mais parce qu’on y acquitte encore l’antique droit de péage. Vous montez la côte droit devant vous : voilà Champrosay ! Vous tournez à droite : notre maison est la première après l’église. On arrive juste à l’heure du déjeuner. Venez quand il vous plaira ; nous y sommes tous les jeudis. C’est Alphonse Daudet lui-même qui m’avait donné, il y a plus de deux mois, ces renseignements précis. Je n’en avais pas profité jusqu’à présent, malgré mon envie, pour cette bonne raison que les exigences de notre métier ne laissent pas grand temps aux promenades suburbaines. Il peut arriver qu’on aille chercher l’actualité à Bruxelles, comme l’a fait mon camarade Georges Price. On ne va pas à Corbeil ni à Champrosay à moins d’une occasion. Il a fallu tout le tapage soulevé autour de L’Immortel pour que je me mette en route ; encore ai-je attendu que la bataille fût engagée sur toute la ligne — et dans ce journal même — afin d’avoir avec l’auteur un entretien complet, définitif. Comme on me l’avait recommandé, j’ai pris hier, à neuf heures quarante, le train de Ris-Orangis, à la gare de Lyon. Il faisait beau ; dans mon compartiment sont montés de nombreux pêcheurs à la ligne, avec leur panier d’osier en bandoulière et leurs cannes à pêche roulées dans une enveloppe de serge verte. Ils avaient l’air ravis et m’ont accompagné jusqu’à Villeneuve-Saint-Georges où ils sont descendus. Penché à la portière du wagon je les ai vus de loin, s’éparpiller au bord de la Seine où d’autres pêcheurs trempaient déjà du fil et promenaient des hameçons. Heureux mortels, innocents et doux, race privilégiée ! Peut-être rapporteront-ils, ce soir, les éléments d’une friture ! Qui sait ? Draveil, Juvisy, Ris-Orangis ! La petite station enfouie dans la verdure apparaît enfin au bord de la voie et je saute sur le trottoir. Je reconnais le pont à l’entrée duquel la femme du péager monte la garde. Plus loin, c’est une allée de peupliers gigantesques, puis la côte, le coude de la route, la petite chapelle, enfin un jardin, une grille, la maison d’Alphonse Daudet. « Une jolie maison bourgeoise », m’a dit la porteuse de pain que j’ai rencontrée, une élégante villa plutôt, avec de vastes dépendances, des communs où sont les logements du concierge, du jardinier, des domestiques, la remise, les écuries, les hangars, les granges ; un vrai petit château confortable et moderne, à côté d’une ferme aux grands volets gris, aux murs tapissés de lierre ou de losanges verts, comme la ferme de la reine à Trianon. J’ai trouvé l’auteur de L’Immortel dans son cabinet de travail. — Ah ! vous voilà ! C’est gentil d’être venu... Tout de suite, après la bonne poignée de mains, les compliments de l’arrivée, les nouvelles données et reçues, on allume un cigare et l’on va faire un tour dans le parc, « le tour du propriétaire », fort amusant je vous assure, en compagnie d’Alphonse Daudet. Et puis, ce parc, pelouse, jardin potager, taillis, bois, pâturages qui se déroulent jusqu’à la Seine n’est vraiment pas à dédaigner puisqu’il couvre une superficie d’environ six hectares ; il présente d’ailleurs des coins charmants, ombreux, favorables à la rêverie, où l’homme le plus prosaïque ferait des vers et de nombreux « points de vue » qu’utiliseraient volontiers les paysagistes. Mais le « tour du propriétaire » avait, en outre du plaisir réel que j’y prenais, l’avantage de me fournir l’occasion d’un exceptionnel interview, car vous pensez bien qu’à travers les descriptions de son domaine, Alphonse Daudet ne pouvait manquer de m’entretenir de son roman et je n’ai eu qu’à le pousser un peu, pour le faire glisser tout à fait, sur cette pente. — Eh bien, m’a-t-il dit, voilà, j’espère, un assez joli pavé dans la mare aux grenouilles. Quel tapage ! En ai-je soulevé des clameurs ? Et remarquez qu’on ne veut voir que l’Académie dans ce livre. On oublie presque tout le reste, les tableaux de mœurs où l’Académie n’a rien à démêler, les chapitres de passion, tout le côté qui regarde la « société », le monde et ses dessous plus ou moins propres, plus ou moins honteux. On s’en apercevra un peu plus tard quand l’affolement de la première heure sera apaisé. Mais, pour le moment, c’est l’Académie qui est sur la sellette. Parlons de l’Académie, et d’abord laissez-moi vous répéter une fois de plus ce que vous savez bien : je n’ai pas écrit L’Immortel par dépit. Mon ami Nestor a dit, dans le Gil Blas que je m’étais présenté à l’Académie et que je n’avais pas réussi ; la bonne foi de mon ami Nestor a été surprise. Jamais je ne me suis présenté à l’Académie et voici, du reste, très exactement les rapports que j’ai eus avec elle. Il y a cinq ou six ans, à la mort de Sandeau, plusieurs académiciens me firent des ouvertures ; le moment était favorable, on n’attendait que le moment de voter pour moi, il fallait me présenter à tout prix. Je consultai mes amis. Edmond de Goncourt et Zola tombèrent d’accord pour m’affirmer que je devais forcer les portes de cette autre Bastille. Présentez-vous, me dirent-ils, ne fût-ce que pour nous faire entendre un discours de réception où, pour la première fois, nous ne serons pas malmenés. Je demandai à réfléchir et, avant de commencer la moindre démarche, j’allai rendre visite à M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel de la Compagnie. M. Camille Doucet me reçut fort bien. Seulement, lorsque je lui demandai les formalités à remplir pour poser sa candidature et ce qu’il faudrait faire et si les visites étaient toujours obligatoires, il me présenta un tableau si noir de tout cela — je pense qu’il voulait m’en dégoûter — que je me retirai bien décidé à ne jamais me présenter. Une chose surtout m’avait estomaqué : c’est quand ce vieux brave homme me raconta ses dix visites successives à Dufaure, qui était toujours sorti. Non, vous n’imaginez pas ce que ce détail me mit en colère. En descendant, ce jour-là, l’escalier de l’Institut, je le regardai longtemps, mais pas avec l’espoir que je le remonterais en habit vert, je vous assure. Dès ce moment, je me dis que je ferai un livre sur l’Académie française, et je me mis à prendre des notes. Comme on pensait voir en moi un futur candidat, on ne se dérobait guère à mes observations : L’Immortel tout entier le prouve. À la fin cependant le jeu devenait dangereux. Pour chaque fauteuil vacant, on mettait mon nom en avant dans les journaux, puis on constatait gravement mon échec. Le public aurait pu s’y laisser prendre. C’est pourquoi je me décidai à écrire simplement dans Le Figaro : « Je ne me présente pas, je ne me suis jamais présenté et je ne me présenterai jamais à l’Académie française ». Cette déclaration me valut quelque répit. Mais, peu à peu, on recommença à me tendre la perche. On ne tint aucun compte de ce qu’on appelait une boutade. J’entends encore Pailleron me répéter avec un sourire ironique : — Vous y viendrez, comme les autres, on finit toujours par y venir. J’ai écrit L’Immortel pour prouver une bonne fois que « je n’y viendrai pas », car j’ai en horreur les coteries quelles qu’elles soient et quoi qu’on en dise. Je suis un indépendant, si l’on peut employer ce mot. Je ne vais à la remorque de personne. J’aime la littérature pour elle-même. Quand j’ai fait un bon livre, j’en suis surtout récompensé par le plaisir, ou l’orgueil si vous voulez de l’avoir écrit : cela, en dehors des éloges officiels, des prix de l’Institut et même du suffrage de mes contemporains. Voilà ma profession de foi artistique ! Et maintenant, mon petit, allons déjeuner... PAUL BELON PARIS QUI PASSE Un nouveau roman d’Alphonse Daudet L’Immortel Chez l'auteur Un interview Alphonse Daudet intime Un monologue inédit Autour du roman L’apparition d’un nouveau roman d’Alphonse Daudet est un événement littéraire trop rare et trop important pour que je ne me fasse pas un devoir de le signaler. Le journal L’Illustration commence aujourd’hui même la publication de L’Immortel et déjà tout Paris parle de ce livre dont on connaît à peine les premières pages. On sait depuis longtemps qu’il s’agit d’une étude des milieux académiques ; que la fabulation de l’œuvre se déroule autour de l’Institut qui en est le pivot ; on a raconté que l’auteur y avait copié ses personnages d’après nature ; on a même ajouté qu’il serait facile de lever les masques et de reconnaître les originaux. Pour en avoir le cœur net, rien n’était plus simple que d’aller consulter Alphonse Daudet en personne. Comme on le pense, les reporters qui sont si curieux à leur ordinaire, n’y ont pas manqué. Depuis huit jours, c’est un défilé perpétuel de journalistes au 31 de la rue de Bellechasse ; on fait queue dans l’escalier et l’antichambre ne désemplit pas. Il en vient de Paris et des provinces ; il en vient de Londres, de Vienne, de Saint-Pétersbourg, de Constantinople, de Rome et de Madrid. Toujours en avance, les Américains s’étaient présentés il y a six mois. Alphonse Daudet les pria de repasser. Aujourd’hui ils se pendent, dès cinq heures du matin, à tous les cordons de sonnette de la maison. Ce sont les autres locataires qui la trouvent mauvaise ! J’ai assisté pour ma part à quelques-uns de ces interviews. Dans le grand cabinet bibliothèque aux lourdes tentures, au milieu des rangées de livres qui s’étagent le long des murs ou s’empilent sur la haute table en vieux chêne, le Maître, impatient, nerveux, va et vient, en veston d’intérieur, nu-tête, ses cheveux de tzigane, le monocle rivé sous l’arcade sourcilière gauche, les mains dans ses poches. Tout en marchant, il fume sa pipe, une courte pipe en terre, la pipe de Flaubert, qu’il rallume dix fois en cinq minutes, avec chaque fois, un coup d’œil de myope au fourneau — comme s’il examinait le degré du culottage — un geste familier, un geste coquet et qui lui va bien. Un visiteur entre, un reporter parisien, un ami. Alphonse Daudet donne une poignée de mains, offre un cigare : — Asseyez-vous. Comment ça va ? Et tout de suite la conversation s’engage sur le livre qui va paraître ou plutôt c’est un monologue de l’auteur qui commence et que le reporter — né malin — se garde bien d’interrompre. Dans mon coin, je sténographie de mon mieux les paroles du Maître dont l’esprit se montre alors, si l’on peut dire, en déshabillé et n’en est que plus séduisant. Mais je renonce à peindre la mimique expressive qui accompagne chaque phrase, un coup de tête de haut en bas, un imperceptible mouvement d’épaules, une malice du regard, un geste de la main affinant et tortillant une pointe de barbe pendant que le monocle scrutateur se fixe comme l’objectif d’un photographe et saisit l’interlocuteur tout entier avec ses arrière-pensées, ses contradictions informulées, ses réticences muettes ou son admiration qui ne trouve pas de mots. Et aussi, je renonce à rendre l’accent, les inflexions de la voix, une voix chaude, un creux du midi, une voix pénétrante, caressante, douce à l’oreille comme une voix de femme, ou pleine d’ironie moqueuse, gouailleuse, sarcastique, une voix qui se transforme, qui change de timbre, qui imite d’autres voix et qui évoque des types connus, qui fait vivre devant vous les personnages dont on parle. — Voyons, mon petit, que pourrais-je vous dire ? Comment faire un article sur un livre qu’on n’a pas lu, qui va paraître ?... Cherchons un peu... Au fond il n’y a qu’une chose... L’Académie ! Et la phrase, cette phrase de la correspondance de Mérimée : je fais en ce moment le métier le plus bas et le plus ennuyeux : je sollicite pour l’Académie ! Mettez-la en note. Tout mon livre est bâti là-dessus. — Maintenant, quoi encore ? Je n’ai pas fait un pamphlet, vous comprenez bien, ni une satire. Mon livre est une étude de mœurs, mœurs académiques, mœurs du grand monde, la haute société parisienne avec ses dessous plus ou moins propres, avec sa comédie de bon ton, avec sa correction apparente, son vernis qui craque par endroits. — Tenez, voilà des épreuves et précisément un chapitre... C’est un dîner officiel, un dîner de gala en l’honneur du grand-duc de X... Rien que des ambassadeurs, des envoyés extraordinaires, avec leur sourire diplomatique, stéréotypé, leurs phrases clichées, leurs compliments selon la formule. Alors je montre leur pensée intime, leurs idées de derrière la tête, ce que cache de préoccupations risibles, terre à terre ou plus basses, leur masque cravaté de blanc. — Ici, c’est l’enterrement d’un immortel... l’enterrement d’un homme qui laisse comme bagage littéraire un Voyage en Andorre et que tout Paris mène au cimetière... D’un côté, rien... et de l’autre tout Paris... Là, j’ai, je crois, une jolie page, un Père-Lachaise avec une scène un peu chaude... Ah !... Et puis à l’enterrement, je montre le candidat... On lui donne des conseils qui le troublent. « Faites-vous désirer... Ne bougez pas... Agissez dès ce soir ! » Et son maître qui lui dit dans l’église : « Je vous trouve indécent » sans qu’il sache pourquoi. — Je n’ai pas fait de portraits, vous sentez... Mes personnages sont des « reflets ». C’est le mot. Il n’y aura donc pas de clef à mon livre... Il n’y a pas non plus de réception solennelle à l’Académie. C’est un sujet si usé, si éculé que, ma foi, j’y ai renoncé... J’en avais une, d’ailleurs, dans Les Rois en exil et je sais ce qu’elle m’a coûté de travail. — L’Immortel n’est pas un livre de haine contre qui que ce soit. L’Académie ne m’exaspère pas. Elle me laisse indifférent au fond. D’abord, quoi, l’Académie !... J’en suis de l’Académie... Quand je fais un bon livre, je me reçois, je m’adresse un discours, où je fais mon éloge... Je me réponds. Quand le livre me plaît moins, je suis blackboulé, voilà tout. — L’officiel en art tend de plus en plus à disparaître avec notre appétit de réalité. Stendhal, Balzac, Flaubert, Goncourt, Zola, ne sont pas ou n’ont pas été de l’Académie. Croyez que son influence disparaît de plus en plus, si elle a jamais existé. C’est un signe des temps, si vous voulez. Cette démocratie nargue les corps constitués et n’y croit plus. On ne remonte pas un pareil courant. J’arrête ma sténographie sur ce point. Aussi bien, en commençant cet article, n’ai-je pas voulu vous offrir un interview complet. Que pourrait-on dire sur L’Immortel qui puisse vous intéresser quand vous pouvez lire le livre. Et quand vous l’aurez lu, les critiques vous en reparleront assez longuement. J’ai essayé seulement de retracer de mémoire un Alphonse Daudet peu connu, l’artiste en vareuse, le grand écrivain dans son atmosphère de travail. C’est un croquis rapide sur une page blanche et qui ne peut avoir que la valeur d’un croquis. PAUL BELON 2 août 1888 2 août 1888 L’Écho de Paris CHEZ M. ALPHONSE DAUDET À la suite de l’interview que nous avons eu avec M. Zola, et après les appréciations portées par le grand prêtre de Médan sur M. Daudet, sa lettre, et la possibilité, malgré cette lettre, de sa réception à l’Académie, il nous a paru nécessaire d’avoir l’avis de l’auteur de L’Immortel, sur cette éventualité. Nous nous sommes donc rendu hier à Champrosay, dans la charmante propriété que M. Daudet habite, avec sa famille, pendant la saison d’été. — Je serai donc éternellement poursuivi par cette question de l’Académie, nous dit M. Daudet, j’ai cependant tout fait pour expliquer nettement ma pensée à cet égard. — Aussi n’est-il question que du cas où l’Académie vous forcerait, en quelque sorte, la main en faisant les premières démarches et, pour nous servir de l’expression employée par M. Zola, se tiendrait à la lettre même de votre lettre en vous élisant sans que vous ayez à vous présenter. — Ceci est une subtilité à laquelle je n’avais pas songé, je vous jure, sans cela, il ne m’en eût pas coûté d’avantage d’y ajouter un post-scriptum, lors de sa publication. Voilà six ans, continua M. Daudet, que l’on cherche des explications sur mon attitude vis-à-vis de l’Académie. Un de vos confrères a écrit une fois que je ne me présentais pas parce qu’il y avait eu des indignités dans ma vie ; d’autres, à chaque élection nouvelle s’étonnaient de mon échec, alors que je n’étais même pas candidat. Ennuyé, obsédé de tous ces racontars, j’ai écrit la lettre que vous savez, puis j’ai fait L’Immortel pour enterrer à tout jamais cette question. — Justement, on a cru voir dans tout cela, permettez-nous cette remarque, la bouderie momentanée d’un homme de talent, étonné à bon droit de ne pas faire partie d’une assemblée qui, en couronnant votre premier roman Fromont jeune et Risler aîné, semblait à l’avance vous avoir désigné du doigt pour un fauteuil. — Cela est d’autant moins vrai qu’il ne tenait qu’à moi, il y a six ans, si je l’avais jugé bon, de faire partie de l’Académie. Chacun a ses idées, ses ambitions ; que M. Zola se présente, c’est son droit et l’Académie s’honorerait en l’élisant. M. Zola n’a pas de famille ; l’Académie est peut-être un but pour lui. Quant à moi, j’ai des préoccupations beaucoup plus terre à terre et je ne songe qu’à assurer l’avenir des miens. Puis, et je le dis avec un certain orgueil, je suis beaucoup plus flatté de faire partie de l’Académie d’en face, de celle de Balzac, Michelet, Edgar Quinet, Flaubert, Théophile Gautier, Alexandre Dumas père, etc. Je n’aurais pas voulu, d’ailleurs, en posant ma candidature, faire de peine à mon vieil ami de Goncourt, pour qui j’ai une tendresse infinie. — Pensez-vous que la candidature de M. Zola ait des chances de succès ? — Oui ! s’il se présente immédiatement. Ce sera la vengeance de M. Camille Doucet, la réponse à L’Immortel. L’Académie se figurera, par cette élection, empoisonner le restant de mes jours et par-dessus mon épaule atteindre de Goncourt. — Tandis qu’au contraire... ? — Tandis que loin d’abréger mes jours, cette élection me fera bien plaisir, d’abord pour Zola, qui avec son caractère très fier ne se courbera pas sous les exigences de l’Académie, et ensuite pour mon volume, en me prouvant que j’ai touché juste et que peut-être cela forcera l’Académie, dans l’avenir, à tenir plus compte de l’opinion publique, à aller aux gens directement, sans ces compromissions et ces humiliations auxquelles elle les soumet. Je n’ai qu’une chose à reprocher aux de Goncourt dans leur admirable projet d’Académie libre, c’est d’avoir donné ce titre d’Académie à une idée qui en est la négation ; mais, Edmond de Goncourt croirait manquer à la mémoire de son frère en changeant la moindre des choses à ce qu’ils ont fait en commun. Lorsque de Goncourt malade, il y a un an, me fit appeler et me lut son testament, je fus violemment ému devant l’admirable et intelligente répartition de cette fortune. — Y aurait-il indiscrétion à vous demander quelques renseignements ? — Beaucoup des choses sues par moi doivent demeurer secrètes, mais j’ai là les noms des personnes désignées par les testataires comme premiers membres de cette Académie. Hélas ! il y aura, au jour donné, bien des changements : des morts, des défections. La publication de ce testament causera, certes, une vive surprise, car quelques hommes de lettres désignés par MM. de Goncourt seront très étonnés d’y voir leur nom figurer. Et comme nous prenions, sur ces mots, congé de M. Daudet, l’illustre romancier nous dit : — J’espère qu’après les explications si nettes que je vous ai données, personne ne viendra plus me parler de candidature et d’Académie. A. POSSIEN L’IMMORTEL LE NOUVEAU ROMAN DE M. ALPHONSE DAUDET Pour ou contre l’Académie L’indépendance des romanciers peintres de mœurs Deux générations Le « struggle for life» et la jeunesse contemporaine Œuvres futures Le roman de la douleur Le public vient d’apprendre la prochaine publication de L’Immortel, le nouveau roman de M. Alphonse Daudet. Un livre de l’auteur de Sapho et de Numa Roumestan est toujours impatiemment attendu, et aujourd’hui plus que jamais. Il y a longtemps, en effet, que M. Daudet n’a rien publié de considérable. Tartarin sur les Alpes, toute charmante que soit cette fantaisie, n’a été pour l’auteur qu’une manière de repos entre deux études de vie moderne — une sorte de divertissement, dirait Renan. La curiosité est donc éveillée, et ce qui la pique encore davantage, c’est que le nouveau roman (comme on peut le deviner par le titre) traite de mœurs littéraires et touche à l’Académie. Or, on sait que, depuis fort longtemps, l’Académie est très engageante et très coquette avec M. Daudet, qui résiste de toute sa force et ne veut rien entendre à ces avances. Quelle sera alors à ce point de vue la signification de L’Immortel ? Sera-ce la rupture décisive ou le gage de paix ? Questions. Pour satisfaire la curiosité de nos lecteurs, nous sommes allés demander quelques renseignements à M. Daudet lui-même, qui nous a reçu chez lui, rue de Bellechasse, dans son cabinet de travail dont les fenêtres ouvrent sur des jardins pleins d’une gaie verdure printanière. Nous avons remarqué qu’à cette date de notre visite — 1er mai — un feu de bûches flambait dans la cheminée. Est-ce la faute au printemps tardif, ou est-ce M. Daudet qui est trop frileux ? L’objet de notre visite exposé, le maître nous répond aussitôt avec un charmant abandon. Contre l’Académie — Tout d’abord, nous dit-il, je voudrais bien qu’aucun doute ne subsistât pour personne. Mon livre ne sera pas le chemin qui, cette fois-ci, me mènera à l’Académie, pour ce bon motif que je ne veux pas être de l’Académie et que je n’en serai jamais. Ah ! il y a pourtant longtemps que je me suis nettement expliqué sur ce point et que j’ai donné mes mille raisons. Premièrement, toutes les démarches préalables me font horreur, et c’est plus encore à mon indolence naturelle qu’à ma fierté qu’elles répugnent. Je suis un lazzarone ; j’adore flâner, rêvasser et je ne sais subir aucune contrainte. Je suis bien du Midi en cela. Irai-je donc me soumettre à tant de corvées mondaines, et tout cela pour quoi, grands dieux ? pour la médiocre gloriole de porter un habit à palmes vertes et de faire partie d’une institution surannée, absolument étrangère aux goûts, aux désirs, aux tendances modernes, si bien qu’une distribution de prix à Louis-le-Grand, où nous avons nos enfants, a bien de quoi nous intéresser davantage que toutes ces cérémonies. D’ailleurs, je n’ai aucun penchant à entrer dans n’importe quel groupe, de même que j’ai toujours refusé de m’inscrire dans une école littéraire. Je pense qu’il n’y a ni groupes, ni écoles ; il y a des individualités et des talents, voilà tout. — Mais, dis-je, abordant une question délicate, on a laissé entendre que vous n’aviez pas de prévention à faire partie de l’académie Goncourt. — L’académie Goncourt est tout autre chose. Ce n’est qu’un jury chargé de décerner un prix et de venir en aide aux écrivains indépendants. Je sais que je suis membre titulaire, mais je ne souhaite rien tant que de n’entrer jamais en fonctions ou le plus tard possible, et heureusement mon ami Goncourt est fort comme un chêne. D’ailleurs, notez que mon aversion contre l’Académie est un sentiment tout personnel. Zola et Goncourt, je crois, le partagent, mais nous n’avons jamais eu d’accord là-dessus. Bien au contraire. J’ai failli céder autrefois, lors de la mort de Sandeau, et j’allais me décider à commencer les démarches. Eh bien ! Zola et Goncourt étaient les plus chauds à m’y pousser. Au moins, disaient-ils, nous pourrons assister à une séance et entendre un discours où nous ne serons pas insultés selon l’usage. La peinture de mœurs — Le vrai, continua M. Daudet, la raison décisive, c’est que dès l’instant où l’on fait partie d’une pareille institution, on a une foule d’intérêts à ménager, de soucis à prendre. Or, un romancier qui prétend à être peintre de mœurs ne peut, à aucun prix, aliéner son indépendance et entraver sa liberté de jugement. Voyez, il n’y a pas un seul exemple, un seul, de romancier peintre de mœurs et véridique qui soit entré à l’Académie. Ni Stendhal, ni Balzac, ni Flaubert ; Zola, Goncourt, Maupassant n’en veulent pas entendre parler. Weiss a dit un jour de moi : sans qu’on y prenne garde, c’est le plus intrépide des écrivains contemporains. Je n’ai jamais reçu un éloge dont je sois plus fier que de celui-là. C’est vous dire si je tiens à demeurer libre de toute attache. Le roman — Vous voudriez savoir, maintenant, ce qu’est mon roman. Voici à peu près : j’ai tâché de peindre un coin de la société, dans un milieu académique, mais je n’ai pas eu l’ambition de faire la moindre synthèse et encore moins quelque chose qui ait l’air d’un pamphlet. Ces sortes d’ouvrages doivent être écrits dans une crise de nerfs, dans la verve que peuvent donner des mouvements de haine ou une blessure d’amour-propre. Tel n’est pas mon cas. Mon livre, je l’ai écrit dans la paix du cœur, lentement, tranquillement, tantôt ici et tantôt à la campagne, à Champrosay, et je ne l’ai écrit en quelque sorte que par acquit de conscience, pour remplir un engagement envers moi-même et tenir une parole que j’avais dite. Ce sont, la plupart du temps, des esquisses rapides de quelques salons curieux, et j’ai mis dans ce livre assez court tout un grouillement de personnages. Les deux principaux sont académiciens. Cet Astier-Réhu, qui figure déjà dans Tartarin sur les Alpes, est un assez bon homme, à la mode antique, et son fils, un terrible gaillard qui n’a rien des goûts désintéressés du père. C’est, au contraire, un esprit férocement pratique, à qui toute distinction honorifique aussi bien que tout idéal ne disent rien. Il y a une scène violente entre le père et le fils, qui a lieu sous la coupole même de l’Institut. — Ah ! continue M. Daudet avec une certaine gravité, nous assistons à un grand déménagement. La famille constituée comme autrefois achève de se dissoudre. Le principe romain de l’autorité paternelle est, je crois bien, tout à fait perdu. Au moins, j’espère que le principe de l’autorité sera remplacé par les liens de la tendresse, de la charité ou de la pitié. Si j’étais d’un caractère plus facile à l’inquiétude, j’aurais souvent lieu de m’alarmer. J’ai observé que, dans la jeunesse contemporaine, les espèces de bêtes féroces comme est mon héros, âpres à l’argent, sans scrupules, impatients de jouir, sont de plus en plus nombreux. Jamais on n’a mis une telle fureur dans la concurrence vitale. La cause de ce déchaînement d’appétits est, j’imagine, dans l’influence des théories darwiniennes. Aujourd’hui, les jeunes gens étouffent en eux tout scrupule et vont au bout de leur caprice en s’excusant par la fatalité du tempérament. J’avais commencé un livre sur Lebiez et Barré, ces étudiants assassins, où je comptais étudier ces ravages de la conscience ; mais l’apparition de Crime et Châtiment, de Dostoïevski me fit suspendre mon travail. Sans doute, le reprendrai-je un jour ou l’autre. Œuvres futures — Et, demandâmes-nous, quelles œuvres comptez-vous donner après L’Immortel ? — J’ai un roman de passion, La Petite Paroisse. Mais avant, j’achèverai un grand roman sur la douleur. Le titre de mon ouvrage sera La Doulou. Ce sera le nom d’une station balnéaire. Il y a près de Montpellier la ville d’eaux de Lamalou, qui, en languedocien, signifie la douleur. J’ai traduit ce nom là en provençal. Nous prîmes congé de M. Daudet en le remerciant. NON SIGNÉ 17 novembre 188817 novembre 1888Gil Blas Chez Alphonse Daudet — Oui, c’est vrai, j’ai lu à M. Koning le scénario complet de La Lutte pour la vie. Cinq actes qui seront représentés cette saison au théâtre du Gymnase. Mais ce qui n’est pas tout à fait exact, c’est qu’on a dit que ma pièce n’était tirée d’aucun de mes romans. Eh bien ! cette pièce n’est, à vrai dire, que la suite de mon livre L’Immortel. Je prends dans L’Immortel quelques-uns de mes personnages, le ménage Paul Astier, entre autres dont je poursuis l’existence. Vous voyez donc que si elle n’est pas tirée du roman, ma pièce y touche de très près. J’aurais pu continuer le livre, faire un second volume, j’ai préféré écrire une pièce. L’idée m’en est venue tout dernièrement ; et petit à petit, elle a pris si bien possession de mon être, que j’ai quitté tout travail pour La Lutte pour la vie. — Cinq actes, n’est-ce pas ? — Cinq actes. Je voudrais pouvoir en écrire huit, tellement la mine est inépuisable. — Vous avez par conséquent abandonné le projet que vous aviez de tirer une pièce de L’Immortel ? — Naturellement. Le roman a fait trop de bruit et suscité trop de polémiques. Voyez-vous les personnages que l’on a reconnus ou cru reconnaître mis à la scène ! Non. On aurait pu m’accuser de vouloir battre monnaie sur un succès de roman. Ce n’est pas que je craigne la lutte. Tout ce que l’on peut dire sur moi me laisse très calme ; mais on a femme et enfants, et tout ce petit monde s’émeut, s’inquiète. Adieu la vie tranquille ! Puis, je ne vous cacherai pas que je ne tiens pas énormément à faire du théâtre, non à cause des directeurs, ce sont des gens qui ne demandent qu’une seule chose : gagner de l’argent. Non, à cause des critiques, ils font leur métier ; ce que je leur reprocherai, c’est de suivre le public au lieu de lui montrer le chemin. Sarcey ne fait que cela. Ce que je ne puis sentir, c’est le public lui-même, ce cochon de payant, comme on l’appelle en argot de coulisses. Ah ! ce cochon de payant, je me demande toujours ce qu’il vient faire au théâtre. Il s’y rend par oisiveté, s’installe dans son fauteuil et regarde paresseusement se dérouler la pièce. Pas besoin de se fatiguer la main à tourner les pages et les yeux à suivre les caractères d’imprimerie. Il n’a qu’à voir. Il y a quelque temps, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, je m’amusais à le regarder. On jouait Théodora. Il était là, glacial, ne riant pas, n’applaudissant pas, ne soufflant mot et je me disais : que viens-tu donc faire ici ? Pendant les entr’actes, je me mêlais aux groupes espérant entendre quelques réflexions sur la pièce. Voici ce qu’il disait ce cochon de payant : — Et ce pauvre monsieur Beaucanard, on ne le voit plus, serait-il malade ? Ou bien encore : il grandit votre rejeton. C’est étonnant comme il ressemble à son oncle. — Vous trouvez ? Passe encore pour les pièces comiques. C’est pour se gaudir qu’il y vient alors. Pourvu qu’il s’en donne à faire craquer ses boutons, c’est tout ce qu’il demande. Il se moque de la qualité du plat qu’on lui sert. Point n’est besoin de pièces. Un acteur qui tomberait tout le temps sur son... le rendrait hilare la même chose. Et nos romans, pourquoi les achètent-ils ? Si, montant en wagon, j’aperçois un brave homme en train de lire L’Immortel, j’ai envie de lui crier : mais, ce n’est pas pour toi que j’ai écrit ça. Tu n’y comprendras rien. Il est vrai qu’il y a deux sortes de littérature. L’objective et la subjective. Celle que l’on écrit pour le public. Ohnet, qui est un garçon de beaucoup de talent, écrit pour le public. En composant, il doit se dire : tiens, il portera sur mon public, ce chapitre-là. D’autres écrivent pour eux. Ils éprouvent un plaisir ineffable à créer pour eux et non pour le profane. Pourquoi le profane les lit-il ? — Pour le moment, vous vous adonnez entièrement à votre pièce ? — Oui, je veux la finir le plus vite possible. J’ai pour le théâtre une tout autre façon de travailler que pour le roman. Lorsque je fais une pièce, je n’écris pas. Je dicte. Je me promène de long en large, passant du salon dans mon cabinet de travail. Je cabotine, en un mot. Dame ! quoique Parisien, j’ai en moi un vieux fonds de Méridional. — Et votre pièce une fois terminée ? — Je me remettrai à mon roman qui est à peine ébauché. — Il ne me reste plus, cher maître, qu’à vous remercier et à vous demander pardon de quelques instants que j’ai ravis à la littérature... — Mais pas du tout. Je comprends l’interview dans cette circonstance. Ce qui m’exaspère, c’est que l’on vienne vous déranger pour des choses qui ne vous regardent pas intimement. Ainsi, depuis dix jours, des reporters étrangers ne font que venir pour me demander ce que je pense de Shakespeare, de la censure, du journalisme, que sais-je ? C’est assommant, tandis que j’ai beaucoup de plaisir à causer avec vous, car vous... Non, ça, je ne le dirai pas. Je rougirais ! LUCIEN PUECH AU JOUR LE JOUR DESTITUÉ ! Chez M. Alphonse Daudet Délégation de félibres M. SEXTIUS MICHEL.— Et alors, maître, comme ça, c’est décidé ? Vous la refusez définitivement, cette présidence des félibres ? M. ALPHONSE DAUDET.— Je le regrette beaucoup, croyez-le bien, mais je vous ai expliqué mes raisons. UN JEUNE FÉLIBRE, s’avançant. — Ce n’est pas tout ça... M. SEXTIUS MICHEL.— Tais-toi, petit ! C’est à moi la parole. (À Alphonse Daudet.) Je me permettrai, maître, de vous faire respectueusement observer que depuis qu’il y a des Méridionaux — et il y en a toujours eu des Méridionaux, même dans les temps préhistoriques — jamais un seul d’entre eux n’a refusé de présider le banquet des félibres. Vous êtes le premier. (Murmures parmi les félibres.) M. ALPHONSE DAUDET.— Ma santé... M. SEXTIUS MICHEL.— C’est peut-être une raison suffisante pour les banquets d’hommes du Nord... Mais pas pour chez nous. (Approbation.) Bref, revenons-en à la question. Vous faites, maître, à tout le Félibrige, une injure dont nous n’avons pas l’habitude. Jusqu’à présent, au contraire, des gens du Nord avaient brigué l’honneur d’être naturalisés félibres, mais c’est une chose unique dans les annales que quelqu’un du Midi ait voulu perdre sa qualité. UN FÉLIBRE.— Voyez M. Renan, qui était Breton !... Il s’est fait nommer félibre à la fin de sa vie... C’était un homme ! M. ALPHONSE DAUDET.— Permettez, monsieur, je suis Méridional, je n’ai jamais cherché à le cacher, et loin de moi l’idée... M. SEXTIUS MICHEL., l’interrompant. — Maître, j’ai le pénible devoir de vous informer d’une résolution qui vient d’être prise en assemblée générale. En présence de votre procédé à notre égard, il fallait agir. (D’une voix grave.) Vous n’êtes plus du Midi ! M. ALPHONSE DAUDET.— Hein ? M. SEXTIUS MICHEL.— Vous êtes destitué. Vous me répondrez peut-être que vous êtes né à Nîmes et que ce sont des choses qui ne s’effacent pas facilement. Eh bien ! vous vous trompez. Nous avons décidé, à l’unanimité, que, à partir d’aujourd’hui, vous ne seriez plus né à Nîmes.. M. ALPHONSE DAUDET.— Oh ! M. SEXTIUS MICHEL.— Vous avez le droit de choisir n’importe quelle autre ville au-dessus de Lyon, à gauche ou à droite, comme vous voudrez. M. ALPHONSE DAUDET.— implorant. — Sextius !... M. SEXTIUS MICHEL.— Ainsi seront punis tous ceux qui trahiront les félibres !... ALFRED CAPUS NOTES PARISIENNES Le nouvel évêque de La Réunion Chez M. Alphonse Daudet M. Fabre, le nouvel évêque de La Réunion, tout récemment sacré, est — nous l’avons dit — un proche parent d’Alphonse Daudet. C’était une occasion d’aller passer une heure près de l’auteur de L’Immortel — perspective toujours séduisante — d’interroger ses souvenirs au sujet du nouvel évêque. Nous n’avons eu garde de le manquer. Donnons tout d’abord à ses admirateurs et à ses amis de bonnes nouvelles d’Alphonse Daudet, dont la santé, bien chancelante en ces dernières années, semble se raffermir enfin. Nous avons trouvé le maître travaillant avec une ardeur nouvelle en son cabinet de la rue de Bellechasse, où l’un de ses meilleurs amis et collaborateurs, M. Henri Liesse, lui tenait compagnie. — C’est avec plaisir, nous a-t-il dit, que je vous dirai ce que je sais de la vie jusqu’à présent si édifiante en sa simplicité de ce cher cousin Fabre. Elle se résume en peu de mots : dix ans, je crois, professeur de rhétorique au petit séminaire et vingt ans curé de la charmante commune de Champigny. Et c’est tout. Mais c’était bien assez pour le brave prêtre que cette existence paisible, d’une si douce philosophie, qu’il partageait avec sa vieille mère et les enfants d’une sœur défunte à l’éducation desquels il s’était consacré. Et il n’aurait certes jamais quitté la petite cure de Champigny, sans la mort de sa mère et sans les instances de ses amis, lui assurant que de plus hautes fonctions le réclamaient ; c’est alors qu’en peu de temps il a été nommé curé de Charenton, puis évêque de La Réunion. Mais on comprend vraiment qu’il ait hésité longtemps à abandonner son joli séjour de Champigny quand, comme moi, on a vu de près la délicieuse et simple existence qu’il y menait. Et j’ai même été, il y a quelque dix ans, l’agent d’un rapprochement qui ne manquait pas de piquant. Mes relations littéraires m’avaient, en effet, amené à présenter, à Champigny même, Jules Lemaître à l’abbé Fabre et Hugues Le Roux à Jules Lemaître. Or, celui-ci avait été à la fois l’élève en rhétorique de Fabre et le professeur — de rhétorique également — du jeune Hugues Le Roux ; en sorte que trois générations de rhétoriciens se trouvaient réunies dans la petite commune de Champigny et en la personne de trois écrivains, de valeur tous trois bien que de genres différents. Car vous n’ignorez pas — L’Événement l’a dit du reste — que Fabre a écrit de fort jolies études, dont deux couronnées par l’Académie Française, sur les orateurs de la chaire principalement, un Fléchier, un Massillon, etc. Ici un nouveau souvenir semble surgir de la pensée d’Alphonse Daudet ; il se recueille, en effet, et nous conte que l’abbé Fabre lui rendit un jour un service d’un ordre tout à fait particulier. — Voilà de quoi il s’agissait, nous dit l’auteur de Numa Roumestan. J’avais dans la tête le plan de L’Évangéliste, et le canevas de cet ouvrage, je l’ai emprunté tout entier à la réalité : l’héroïne de mon livre n’était autre que l’institutrice de mon fils, une malheureuse Allemande à qui les sectaires protestants venaient d’enlever sa fille pour la livrer toute à leur fanatisme, sans pitié pour cette mère pleurant une enfant perdue. Et si j’ai conté cette histoire en tout ce qu’elle a d’odieux, c’est bien, je puis le dire, pour venger moralement cette malheureuse, dont la vie n’a été qu’un long martyre, dont la souffrance ne s’est éteinte qu’avec sa mort — survenue, du reste, tout récemment, la semaine dernière. Mais il s’agissait pour moi, vous disais-je, de savoir, avant d’écrire mon livre, si cette femme — qui s’appelait Mme Lima, je puis bien la nommer aujourd’hui — ne m’avait pas elle-même conté un roman. Et c’est pour le savoir que le cousin Fabre me conduisit, sans me nommer, auprès du prêtre de la localité, aux environs de Paris, où s’étaient passés les faits que j’ai fidèlement rapportés dans L’Évangéliste. Et le digne homme, après m’avoir dévisagé d’un air un peu soupçonneux, éclata enfin en révélations, m’affirmant que dix fois pareil enlèvement s’était produit sous ses yeux. Je le répète, insiste Alphonse Daudet, L’Évangéliste a pu ne se vendre qu’à 40000 exemplaires, alors que mes autres livres ont un tirage double ; il a pu m’attirer des sectaires des plus grossiers, les plus ordurières injures, il m’a causé la joie profonde de servir le ressentiment de cette mère martyre, dont la douleur a été, pendant deux ans, une si vive douleur pour moi. Car je l’ai bien vengée, la malheureuse ; elle comprenait bien la portée de l’œuvre, et si vous aviez vu sa joie quand le pastelliste Laurent-Desrousseaux a exposé au Salon son Évangéliste à lui, prenant pour modèle la pauvre Allemande et sa malheureuse fille ! Combien de fois n’a-t-elle pas versé à nos pieds des larmes de reconnaissance ! Le maître nous a paru profondément ému par le souvenir de ce roman vécu, et ses yeux étaient mouillés quand il eut fini de nous le conter. En partant, nous avons voulu aussi interroger Alphonse Daudet sur lui-même et sur ses travaux. Mais là, il a été plus sobre de détails. Il nous a appris toutefois qu’il travaillait beaucoup à son prochain roman, Soutien de famille, duquel roman — nouvelle encore inédite — il extrait dès maintenant une pièce destinée à l’un de nos grands théâtres. Enfin, ne quittons pas la rue de Bellechasse sans rendre son gracieux « bonjour » à Mlle Edmée Daudet, une grande fille de six ans qui est venue avec empressement nous tendre la main — aussi accueillante déjà que son illustre papa. ANDRÉ JAKSON 8 mars 18938 mars 1893 L’Écho de Paris. Supplément illustré GUY DE MAUPASSANT Quelle belle chose que le diagnostic ! Pendant un an, deux ans peut-être, j’ai rencontré Maupassant tous les dimanches aux matinées de Gustave Flaubert qui l’adorait et, sur chacune de ses paroles, se retournait avec un rire tendre et des regards de bon papa. Toujours à la même époque, Maupassant, encore inconnu, a monté bien souvent les trois étages inégaux et superbes de mon vieux logis, à l’hôtel Lamoignon qu’habitait aussi un de ses parents, colonel d’artillerie en retraite. Chaque fois il m’apportait un conte, une impression, cent cinquante ou deux cents lignes qu’il me demandait « de lui faire passer quelque part », et dont, je crois bien, il ne parlait pas à Flaubert. Deux ou trois de ces nouvelles ont dû paraître au Bulletin Français, sous je ne sais quel pseudonyme. Le titre ? le sujet ? tout cela est trop loin de moi. Mais ce qu’il y a de sûr c’est qu’en ces premières pages du maître écrivain, non plus que dans sa causerie, dans ses traits, ses gestes, son allure, rien, absolument rien ne m’a jamais averti que Maupassant était là, personnalité splendide, puissante machine humaine sous vapeur au milieu de nous. Les yeux seuls m’inquiétaient parfois ; des yeux sans regard, fermés, glissants, impénétrables, des yeux d’agate arborisée qui absorbaient la lumière et ne la renvoyaient pas. À part cela, le masque le plus ordinaire. Et si ce gars normand, à la forte encolure, au teint fleuri de gros cidre, m’eût consulté, comme tant d’autres, sur le vrai de sa vocation, je lui aurais répondu sans hésiter : « N’écrivez pas. » Quelle belle chose que le diagnostic ! NON SIGNÉ 5 novembre 18935 novembre 1893 Le Figaro YVAN TOURGUENIEV C’est Bougival qui aura le dernier écho des fêtes franco-russes. Aujourd’hui dimanche aura lieu une petite cérémonie littéraire : on posera une plaque commémorative du séjour de l’illustre écrivain russe Yvan Tourgueniev à la villa des Fresnes, où il est mort en 1883. Je dis que ce sera une cérémonie littéraire, j’ai tort, sans doute puisque aucun des amis de lettres qu’a laissés Tourgueniev à Paris n’en a même été averti. Ni Zola, ni Goncourt, ni Daudet, qui, avec lui et Flaubert, avaient fondé le fameux Dîner des Auteurs sifflés, n’ont été invités. C’est moi qui leur ai appris l’événement en allant demander à chacun d’eux d’évoquer, pour les lecteurs du Figaro, leurs souvenirs personnels sur l’auteur de Pères et enfants. Cela fait un portrait en trois couleurs d’une saveur assez originale comme on en pourra juger. M. ALPHONSE DAUDET — Il y a pour moi deux Tourgueniev, m’a dit le maître, un que j’ai connu vivant, aimable, sympathique et charmant, et puis un autre, un Tourgueniev d’outre-tombe, qui m’a traité comme un galérien... De celui-ci, de l’enterré, je n’ai pas le droit de parler, en somme, puisque je ne l’ai pas connu... Oui, je me croyais l’ami de cet homme, je l’aimais beaucoup, j’avais même fait, après sa mort, sa silhouette dans une revue américaine, et j’allais l’intercaler dans Trente Ans de Paris, quand on m’apporta des lettres de lui où il m’arrangeait comme on n’arrange pas un assassin... Cet homme que j’avais traité en ami, que j’avais reçu dans ma maison... Ç’a été pour moi comme une « éclairance » ; je me suis souvenu tout à coup de certains tons de voix, d’expressions de regards où j’aurais dû démêler autre chose que de la sympathie... Et quand je cherche à comprendre cette animosité farouche, qui me fut dévoilée si tard, je ne trouve que cette raison : c’est que l’ironie française le désarçonnait, et que souvent il a dû prendre tout de travers les choses que je disais. Cette ironie, qui est, en effet, un des caractères de mon esprit, il n’a pas compris que souvent elle n’est autre chose que la pudeur de la sensibilité... Au fond, il n’a jamais dû me connaître. Après cette histoire, toute la Russie est venue chez moi pour me dire : non, au fond, il ne pensait pas de mal de vous, nous l’avons entendu parler souvent de vous... J’ai répondu : il n’y a rien à faire à ces choses-là, elles sont, voilà tout. Alors, comme pressé d’en finir avec cette partie désagréable de ses souvenirs, qu’il racontait un peu vite, avec un rien de fièvre, M. Daudet fit le geste de les chasser, et sa figure mobile changea tout à coup d’expression pour dire : — Assez de ce Tourgueniev posthume ! Le vivant m’a laissé assez de souvenirs charmants pour qu’il me plaise d’en parler. C’était un géant ! Tout était énorme chez lui, on aurait pu livrer des batailles dans les plaines et les creux de ses joues, sur son nez on aurait pu dresser un camp ! Il ne se levait pas de sa chaise, il se déroulait à n’en plus finir, comme un boa. Et je me rappelle qu’un jour qu’il était venu dîner à la maison avec Goncourt, qui mesure 1m80, et Flaubert, qui était plus grand encore, mon fils Léon, tout jeune alors, me dit à l’oreille, avec un air stupéfait : — Papa, c’est des géants ? Je le veux dire ici, pendant que j’y suis, je ne partage pas du tout l’avis de Goncourt sur la valeur littéraire de Tourgueniev. Je trouve que Pères et Enfants, Terre Vierge et les Souvenirs d’un Chasseur sont des œuvres admirables. Pendant des années Tourgueniev a été mon auteur de chevet, ses livres ont été les livres merveilleux qu’on lit et relit sans cesse ; depuis, mon chevet a changé de préférence, mais mon opinion est restée la même... L’anecdote de Tourgueniev était admirable, continue M. Daudet ; avec lui, et malgré son accent un peu nasillard, jamais de conversation nulle, et quelle substance ! Comme tous les Slaves, il avait le don des langues ; et je me rappelle un dimanche de printemps où il nous traduisit sur le texte allemand, à nous cinq, Flaubert, Goncourt, Zola et moi, le Prométhée de Goethe ; alors, cet homme qui, lorsqu’il nous traduisait son œuvre, était d’une timidité enfantine (il n’osait pas dire la neige craquante, et hésitait devant les yeux pâles), nous restitua avec une ampleur, une hardiesse merveilleuse, l’œuvre superbe de Goethe, le véritable Prométhée, j’en suis convaincu. Ah ! Quels souvenirs délicieux ! Nous dînions souvent tous les cinq, lui, Flaubert, Goncourt, Zola et moi, et il me reste de ces dîners des souvenirs, entre autres, bien comiques. Il nous invitait dans des restaurants très chers, c’est-à-dire que Flaubert arrivait et nous disait : — Tourgueniev veut absolument vous avoir ! On y allait, et c’était nous qui payions ! Or, nous n’étions pas très riches à cette époque, Zola et moi surtout, et cela nous était dur de sortir les quarante francs du repas ! Je vois encore Zola cherchant péniblement ses quarante francs au fond de ses poches, et Tourgueniev ne trouvant rien autre chose à lui dire, avec son flegme slave et sa voix de nez : — Zola, vous avez tort de ne pas mettre de bretelles, ça n’est pas joli ! M. Daudet rit gaiement et continua, riant encore : — C’est comme moi, qui me faisais scrupule, me croyant invité, de ne pas me piquer le nez avec les vins délicieux qu’on nous servait, et qui, à la fin, voyant que c’était pour mon compte que je buvais, faisais revenir les nectars pour en avoir au moins pour mon argent !... Puis Flaubert est mort, nous lui conservions son couvert, à côté de nous, puis Tourgueniev est tombé malade à son tour, nous restions trois ; puis Zola est devenu ambitieux, nous n’étions plus que nous deux Goncourt, alors ç’a été fini... On se demandait quelle était la maladie de Tourgueniev, les médecins hésitaient à se prononcer ; un jour on appela Charcot, je l’interrogeai : Il a une angine de poitrine, me répondit-il. Oui, mais, insistai-je, qu’est-ce que c’est une angine de poitrine ? Est-ce que c’est grave ? Charcot hocha la tête et dit : — Quand nous ne connaissons pas la maladie du malade, nous appelons ça une angine de poitrine. Ce pauvre Charcot, c’est d’une véritable angine de poitrine qu’il est mort, lui ! JULES HURET LE CERVEAU FRANÇAIS Un jugement du professeur berlinois Wirchow Le prétendu abaissement du niveau intellectuel en France L’opinion d’Alphonse Daudet, Auguste Rodin et Pierre Laffitte Alphonse Daudet — Ah ! les trompettes de Lohengrin, me dit le maître en posant sa plume, il y a longtemps déjà que je les ai entendues sonner leur fanfare de victoire. Oui, c’est vrai, nous nous sommes laissé vaincre doublement. Nous n’avons pas seulement perdu l’Alsace et la Lorraine, nous nous sommes aussi laissé envahir et dominer par les idées allemandes. Nous avons toute une génération d’enfants de la conquête qui, en philosophie, en littérature, en art, sont allés chercher leurs prophètes et leurs dieux de l’autre côté du Rhin. Vous les connaissez, vous qui vivrez au milieu d’eux et qui êtes, par votre âge, de leur bateau. — Il est vrai que Wagner règne en maître à peu près unique sur notre jeune école littéraire et artistique. On dit maintenant que tout est dans Wagner, comme on disait autrefois que tout était dans La Bible ou dans Aristote. Wagner est le musicien, le poète, le philosophe ; il est le grand Esthète, il est tout l’Art. — Sans doute, reprend Alphonse Daudet, Wagner est grand ; Wagner est énorme ; mais il a, pour nos yeux de latins, de grands trous d’ombre. Et puis, ce n’est pas Wagner tout seul qui nous est venu d’outre-Rhin ; avec lui, avant lui, même, sont arrivés chez nous et s’y sont implantés, les philosophes allemands, Schopenhauer et Hartmann. Ici le maître s’arrête un instant, un souvenir lui vient, une intime scène du passé reprend vie dans sa mémoire : — Tenez ! reprend-il, je n’oublierai jamais le soir où, il y a quelques années, Léon me revint du lycée, tout bouleversé, après une leçon de son professeur de philosophie, Burdeau. Burdeau, d’un seul coup, avait déchiré le voile. Il avait montré à ses élèves Schopenhauer et Hartmann. Ils avaient vu ; ils avaient compris et, brusquement, le monde avait changé pour eux. Je passai toute la soirée, presque la nuit à frictionner mon enfant, à lui remettre un peu de joie de vivre au cœur, un peu de gaie clarté dans l’esprit. Ah ! cette brume allemande ! Ils font de la synthèse, disent-ils, et nos jeunes gens aussi ne veulent plus que de la synthèse. L’analyse n’est plus de mode. Ne croyez-vous pas, pourtant, continue le maître, que dix anecdotes de vivante observation, dix anecdotes d’amour, ne valent pas tous les traités, toutes les abstractions sur l’Amour ? La synthèse ne sort-elle pas toute seule, la vie ne surgit-elle pas de l’analyse ? Alphonse Daudet fait encore une courte pause. Puis il repart : — Je n’ai pas à me plaindre des Allemands. Vraiment, ils m’ont témoigné une sympathie dont je ne saurais leur être trop reconnaissant. Ils m’ont lu ; ils ont étudié mon œuvre avec une rare minutie. J’ai là, dans ma bibliothèque, un travail en deux volumes, de 400 pages chacun, où je suis disséqué aussi complètement que peut l’être un écrivain. D’où vient cette sympathie des Allemands pour moi ? À quoi tient-elle ? Je ne sais trop. Peut-être à ce qu’il peut y avoir, dans mon œuvre, de tendresse et de sentiment. Malgré cela, pourtant, malgré leur bienveillance à mon égard, je suis bien obligé de dire que les Allemands ne peuvent d’aucune façon lutter avec nous pour le roman et le théâtre. Là, actuellement, ils n’ont pas un nom à opposer aux nôtres. Non, la littérature française n’est pas inférieure à la littérature allemande. Bien plus, c’est encore nous qui montrons la voie, c’est encore nous qu’on imite. Il serait facile de démêler l’influence française, le filon français dans Hauptmann, par exemple, l’auteur des Tisserands, et dans vingt autres. Il est visible aussi, ce filon français, dans Ibsen, qui est grand, que j’admire profondément. Ah ! qu’elle est belle, l’œuvre du génie français ! qu’elle est belle notre Bibliothèque française ! C’est le génie latin. Le génie du Nord a ses beautés ; il a des beautés de vie concentrée, repliée sur elle-même ; nous, nous sommes comme des cigales, nous chantons sur le pas des portes, nous chantons au soleil. — L’engouement passera, maître ; nous renverrons les Allemands chez eux et nous nous retrouverons Français... — Oui, nous aurons beau faire, nous ne leur prendrons jamais toute leur brume. B. GUINAUDEAU LA MORT DE TAINE Chez M. Alphonse Daudet Le maître ignorait la nouvelle de la mort de Taine. Je la lui appris. Tout de suite, sa figure fine aux traits aiguisés de souffrance, sa belle figure au regard doux et bon exprima une grande tristesse : — Vous me faites beaucoup de peine, me dit-il. Taine était une grande intelligence que j’admirais sans réserves ; c’était aussi un homme exquis que j’aimais profondément. Et, après un silence, où il se recueillit un instant, il poursuivit : — J’ai connu Taine chez Flaubert. C’était à un dîner du grand écrivain. Taine s’y était montré le causeur brillant qu’il savait être quand il le daignait. Car Taine était un homme du monde, il avait la grâce et l’aisance naturelles. Même, à ce propos, Sainte-Beuve le raillait un peu de sa tournure galante et de ses prétentions féminines... Je revis Taine par la suite et il me témoigna beaucoup d’amitié. Je me souviens surtout d’un article qu’il fit dans les Débats et où il se montrait très bienveillant pour moi. Taine est une de mes admirations dans la littérature française. Je le place bien au-dessus de Renan et comme philosophe et comme écrivain. Il y a dans son Histoire de la littérature anglaise, des pages admirables, des pages inoubliables... Tenez, pour vous donner la mesure de sa patience et de la pénétration de son esprit, je me rappelle cette anecdote qu’il cite dans son merveilleux ouvrage De l’intelligence : Un jour qu’il se promenait dans un jardin public, il vit un enfant qui courait la main ouverte et tendue vers le soleil déclinant à l’horizon. Il criait : — Bodu, coucou ! Bodu, coucou ! Taine resta longtemps songeur. Il cherchait une explication à ce cri d’enfant. À la fin, il trouva : l’enfant croyait que le soleil était le Bon Dieu. Il jouait à cache-cache avec lui en criant dans son langage imparfait et naïf : — Bon dieu, coucou ! Bon Dieu, coucou ! ... Taine était un travailleur, un travailleur infatigable. Il semble que c’est à coups de volonté que son talent ait été fait. Il aimait le travail isolé, il aimait qu’on le laissât tranquille, et le bruit l’effrayait. C’est ce qui explique que tout le tapage fait autour de Zola, cette popularité un peu bruyante ne lui aient point plu. Mais s’il est un écrivain que Taine aimait, par exemple, c’était Bourget. Bourget, c’était l’élève favori, tandis que Zola était l’élève indiscipliné. Pour moi, l’amitié de Taine me fut toujours précieuse. Quand il fut question de me pousser à me présenter à l’Académie, il s’employa très activement en ma faveur : il était un de mes plus chauds partisans. Mais vous savez, n’est-ce pas, mon opinion au sujet de l’Académie ? Et gravement, le maître ajouta : — En un mot, Taine était une de nos grandes figures. Son influence a été considérable sur une très grande catégorie de penseurs et d’écrivains. Son intelligence était une lumière qui brillait très claire, très haute... Maintenant qu’elle vient de s’éteindre, il semble qu’on y voie moins, qu’un peu plus de ténèbres soit autour de nous... Et le maître me serra la main en silence. MARCEL PRADIER PIRATERIE LITTÉRAIRE ROMANCIERS FRANÇAIS & CONTREFACTEURS ALLEMANDS Chez M. Alphonse Daudet Grosses supercheries « Madame Putiphar », « Lili », « La Petite Poupée » Un éditeur candide Il n’est bruit en ce moment dans le monde des lettres que de l’impudente supercherie dont M. Alphonse Daudet vient d’être victime en Allemagne. Il y a quelque temps, M. Georges Art, un jeune écrivain que M. Daudet reçoit dans son intimité, découvrait, dans la boîte d’un bouquiniste du quai Voltaire, une brochure portant ce titre : Frau Putiphar, von Alphonse Daudet, traduction allemande de Paul Heichem. Il ouvrit le volume, étonné, sachant bien que M. Alphonse Daudet n’avait signé aucun ouvrage de ce genre. Cependant, voulant en avoir le cœur net, il courut porter sa découverte à l’éminent romancier. Ce dernier ne manifesta pas moins d’étonnement. Il se fit traduire quelques pages du livre pour se rendre compte si l’un de ses romans n’aurait pas été copié, puis baptisé d’un titre différent, ainsi que cela se pratique fréquemment chez nos voisins. Mais c’était pis encore qu’un plagiat de cette espèce ; Frau Putiphar ne représente qu’une pauvre nouvelle, écrite sans aucun sentiment artistique, dont la donnée est due tout entière à l’imagination d’un écrivain de troisième ordre. Nous hésitions nous-mêmes à croire à un pareil acte de piraterie, et nous nous sommes rendu chez M. Alphonse Daudet, afin de connaître la vérité. Une usine de falsification — Rien n’est plus exact, nous répond l’auteur de Sapho, et je crois qu’il y a là, en effet, un incident digne qu’on s’en occupe — non point parce que je suis en cause, mais parce que j’ai la conviction de ne pas être la seule victime et que le hasard vient de me faire découvrir une véritable piste. Ce Paul Heichem... — C’est un nom de guerre ? — C’est le cas de le dire, Paul Heichem est le pseudonyme du chef d’une association de brigands détrousseurs d’écrivains en vogue. C’est la raison sociale d’une vaste entreprise de contrefaçon littéraire. Soyez sûr qu’il existe une usine de falsification fonctionnant depuis longtemps déjà et dirigée d’une façon aussi active que méthodique. Tel ouvrier est chargé des romans genre Émile Zola, tel autre des romans genre de Goncourt ; celui-ci tourne à la roue des cas de psychologie signés Bourget ; tel autre distille la liqueur Marcel Prévost, etc. Il se trouve à la suite de Madame Putiphar, le volume qui m’est attribué, quelques nouvelles assez gentilles, rappelant très imparfaitement le genre de ce dernier écrivain. Il y a eu probablement une confusion de rouages dans l’ajustement des machines ou une mauvaise répartition du travail entre les ouvriers. Regardez plutôt, ajoute M. Daudet, en nous tendant le fameux livre de M. Paul Heichem. Examinez ce qui est mentionné au dos de la couverture. Autres supercheries Et nous voyons écrits en gros caractères qui tirent l’œil : SOEBEN ERSCHIENEN (Ont paru également) LILI par Émile ZOLA Und andere Erzaehlungen (et autres récits) Elegant brochirt (élégante brochure) Preis : 2 mark. (Prix : 2 marks) Et plus bas : DAS WICKELPUPPCHEN (La Petite Poupée) par ADOLPHE BELOT Und andere Erzaehlungen, etc. — N’avais-je pas raison, continue M. Daudet, de vous dire que tout le monde était atteint ? Nous savons tous que M. Émile Zola n’a jamais écrit aucune Lili, et je ne crois pas que M. Adolphe Belot ait publié un roman sous le titre : La Petite Poupée. — Et, devant ces faits, que comptez-vous faire, cher maître ? demandons-nous. — Mais j’ai déjà agi. Vous pensez bien que je n’ai point caché ma façon de penser à l’éditeur de Frau Putiphar, qui est M. Jacobsthal, à Berlin. Je lui ai écrit que M. Paul Heichem était un misérable gredin qui exerçait le plus odieux des métiers et salissait le nom de son éditeur... Sur quoi il m’a répondu la lettre suivante... Tenez ! je vous la confie et je vous autorise à la reproduire dans Le Matin. Lisez-la ! Vous verrez combien sa teneur est hypocrite et combien ou flaire là-dessous quelque chose de louche. Une lettre extraordinaire Voici, en effet, le texte exact de cette lettre : R. JACOBSTHAL Berlin, W. Steglitzerstrasse, 6l. Verlagsbuchhandlung À monsieur Alphonse Daudet J’ai reçu votre honorée du... et je suis fort surpris de ce que vous me dites. Je désire vous exprimer mon regret d’avoir été, il y a trois ans, ainsi dupé par M. Heichem. Le livre suspect Frau Putiphar est totalement épuisé depuis un an ; de sorte que, cher monsieur, vous pouvez être tranquille et qu’il n’en sera plus vendu un seul exemplaire. Soyez persuadé que, comme éditeur, je suis exempt de blâme et que j’ai été tristement trompé par le misérable gredin Paul Heichem. Vous, cher monsieur, vous l’avez bien reconnu : il est très odieux. Afin de vous donner satisfaction, je ferai publier votre lettre au Journal de la Bourse de la Librairie, l’affaire paraissant être connue dans la librairie... — Et vous comptez en rester là ? — Mon Dieu, peut-être !... Est-il bien sûr qu’il y ait des juges à Berlin ?... D’ailleurs, ce n’est pas la première supercherie dont j’ai été victime. Il y a quelques années, dans un dîner chez M. Duclerc, alors ministre des affaires étrangères, un monsieur ne se fit-il point passer auprès de son voisin de table pour être M. Alphonse Daudet. Du potage au dessert, ce joyeux fumiste entretint son naïf voisin de ses derniers succès et de ses œuvres prochaines. Mais s’il y avait là peut-être une plaisanterie, il est certain qu’il n’en est pas de même cette fois... Je n’ai pas vu M. Zola, mais je voudrais bien savoir ce qu’il pensera lui-même des filous qui font éditer à Berlin une traduction allemande d’une œuvre qu’il n’a jamais écrite : Lili. — Il faut avouer, concluons-nous, que M. Jacobsthal est un bien candide éditeur, pour laisser aussi facilement surprendre sa bonne foi. Et nous nous retirons, en remerciant M. Daudet d’avoir bien voulu fournir au Matin ces intéressants détails. NON SIGNÉ 4 février 18934 février 1893 Travail intellectuel et manuscrits d'écrivains célèbres M. Alphonse Daudet aime le changement et tout papier lui est bon, de quelque provenance et de quelque format ou couleur qu'il soit. Pour l'instant il utilise le papier de Victor Hugo. Il faut entendre par-là que le poète s'étant fait fabriquer, spécialement à son usage, de grandes feuilles ébarbées, Georges Hugo donna une partie de ce qui restait à M. Daudet. On coupe ces feuilles en deux et tout est dit. L'auteur de L'Immortel avoue en souriant qu'il préférerait le papier de Victor Hugo s'il était moins fort et un tant soit peu satiné. Il a conservé la plupart des petits cahiers cartonnés sur lesquels il prenait ses notes sur les romans éventuels qui traversaient son esprit. On y voit des traits au crayon indiquant que telle note fut utilisée : ce ne sont point les sujets à traiter qui manquent encore. Il désigne ces carnets ainsi : — Ma mémoire ! M. Henry Céard a reçu de M. Daudet le cahier qui servit à faire Sapho, et M. Geffroy, lui aussi, en possède un. Celui des livrets de notules que le maître préfère a trait aux Lettres de mon moulin. On y voit les réflexions jetées au jour le jour par Mme Alphonse Daudet qui commença par là sa précieuse collaboration avec son mari. Soustrait à M. Daudet, le cahier put heureusement être racheté par lui. Dans un de ces « mémoires », nous avons retrouvé le premier jet de ce conte délicieux qui s'appelle Le Miroir, et qui remonte à trente ans. — Déjà ! dit M. Daudet avec un sourire. Pour ses manuscrits proprement dits il serait fort embarrassé de dire ce qu'ils deviennent. Ils restent à l'imprimerie ou s'égarent. Peut-être, un jour, comme M. Halévy, les retrouvera-t-il dans quelque fouillis inexploré ? M. Daudet ne se sert que de la plume de fer. HENRY LAPAUZE CHEZ M. A. DAUDET La santé de l’écrivain Pièce faite Livre promis Autres travaux — Pardon de vous recevoir ainsi, dans cette sorte d’antichambre, nous dit Alphonse Daudet en nous montrant les murs tendus d’andrinople et le mobilier très simple de la pièce où il attend, assis derrière un primitif bureau d’acajou. La raison, c’est qu’à Champrosay je n’ai pas de cabinet de travail proprement dit, j’en ai des tas... Partout où une idée me vient, où une phrase que je crois bonne me grimpe au cerveau, je m’arrête et, sur un coin de table, je m’installe à griffonner. Vous verrez, tout à l’heure, si l’envie vous en prend, le pavillon, au bord de la Seine, dans lequel j’ai écrit pas mal de pages de L’ Immortel, et la maisonnette russe, blottie sous les arbres du petit parc, qui m’a entendu essayer devant un auditoire — composé de moi tout seul — les scènes à effet de La Lutte pour la vie. Comme nous le félicitons de sa bonne mine... — Oui, je vais mieux, poursuit-il. Ces maudits rhumatismes, qui, l’année dernière ne me quittaient pas... d’une semelle, me jouent maintenant de moins fréquentes farces. On m’autorise à recevoir, à causer tant que je veux. Zola, mon fils Léon, ma belle-fille et leur bébé sortent d’ici ; Edmond de Goncourt a été notre hôte pendant plus d’un mois. Il en a même profité pour tirer déjà trois actes de son roman La Faustin . Le sentier ombragé qu’il arpentait à grands pas, en parlant les principales tirades de son drame, ainsi qu’un prêtre psalmodiant son bréviaire, nous l’avons surnommée l’allée du Curé. Méthode de travail — Et... et le travail ? — Je n’en suis pas encore (ô jeunesse passée !) à tracer des pattes de mouche, assis au fond de mon canot, le papier posé sur les rames en croix. Mais j’ai la permission de prendre, à droite, à gauche, des feuillets, un encrier, une plume, et, le matin, dans la journée, le soir, au hasard de la fantaisie, d’écraser du noir sur du blanc. Vous connaissez ma façon de travailler : le premier manuscrit de mes livres, dont le point de départ est généralement une histoire vraie, s’élabore sous l’influence d’une griserie cérébrale que j’entretiens en contant mon roman aux gens de mon entourage, en essayant sur eux l’effet des incidents et des mots. Ajoutez que je possède de précieux auxiliaires en de petits cahiers que j’appelle « Ma Mémoire », et où j’ai consigné tout ce qui m’est passé par la tête. Une fois le tiret de la fin aligné au bas de ce texte enlevé de verve, la raison survient et m’ordonne de recopier des chapitres, parfois l’ouvrage en entier. C’est, selon moi, le seul moyen de s’apercevoir des imperfections du style ou des lenteurs de l’action. — Pareille tâche exige un temps énorme ? — Quand un volume ne m’a demandé que dix-huit mois de composition — et de corrections — je me déclare satisfait. — Nous ne lirons donc pas de sitôt le nom d’Alphonse Daudet sur la couverture d’une première édition ? — Eh ! mon Dieu ! avant peut-être que vous ne semblez le croire. Lorsque la maladie m’a surpris, j’avais terminé le premier jet de Soutien de Famille, étude de la jeunesse du « dernier bateau » ; j’en avais, en même temps, extrait une pièce, actuellement entre les mains de Koning, qui m’a prié de la lui laisser en vue de son nouveau théâtre. Le livre sera prêt au commencement de janvier. J’ai d’autres travaux en train, mais pas encore assez avancés pour en nommer les titres, en conter les sujets. NON SIGNÉ AU JOUR LE JOUR CHEZ ALPHONSE DAUDET Daudet académicien... de Nîmes La jeunesse contemporaine et le roman qu’achève Daudet Comment Daudet a élevé ses enfants Le jour tombe et le cabinet de travail s’enténèbre. À la flamme claire du foyer, entre intimes, on échange des souvenirs, on bavarde, on a des retours mélancoliques et très doux vers jadis. Le Petit Chose évoque sa jeunesse. Il est né pas loin de Nîmes. Il a vécu à Nîmes tout enfant. Pour seul horizon, des années, une vieille bâtisse incolore, poudreuse, bordée de colonnes frustes, avec un portail vert et de chaque côté du portail, des dalles tumulaires où des mots latins sont gravés. En lettres dédorées, au fronton le mot « Académie ». Des vieux messieurs, à jours fixes, entrent là. Voilà les souvenirs qu’évoque le Petit Chose. Il sera de ces « vieux messieurs » désormais, car il est de l’Académie de Nîmes depuis peu. On l’en a sollicité par une lettre où il a vu des sympathies si cordiales qu’il s’est décidé tout de suite et c’est fait. Pour en être, il ne lui a fallu ni visites, ni intrigues, ni plates et insupportables démarches. Tout le contraire, en un mot, de celle d’ici. Oh ! la « dame du bout du pont », quelle duègne ! et combien revêche ! Daudet n’a jamais eu, n’aura jamais le moindre goût pour la duègne. Et, de l’Académie de Nîmes, on passe à l’œuvre en train, au roman qui a pour titre Soutien de famille et qu’au printemps prochain nous lirons. — J’y étudie la jeune génération, nous dit-il, celle qui a vingt-cinq ans à présent, celle qui s’embarque en ce moment, non pour Cythère — fichtre ! elle est trop sérieuse — mais pour le petit trafic de la vie. Pas de gaieté en elle : le cœur sec, l’âme fermée aux idées généreuses, sans tendresse, sans illusions qui charment, c’est possible, mais qui ne payent pas l’intérêt de leur argent. Je les connais bien, allez, ceux du dernier bateau : mon fils aîné, Léon, a leur âge et, par lui, qui n’est pourtant en rien leur pareil, par lui qui, à chaque pas, les coudoie, je les ai vus à l’œuvre et jugés. En les jugeant, je les plains, sont-ils responsables, après tout ? Et leurs pères qui ont méconnu leurs devoirs envers eux, qui ont pris si peu souci de les élever, ne sont-ils pas, au fond, les coupables ? Donner la vie ne suffit pas et, quand les enfants poussent tout seuls, ils poussent mal. On prétend que jamais les enfants n’ont été aimés comme maintenant. Est-ce vrai ? Tout dépend de la manière d’aimer. C’est très gentil pour une mère de baisoter ses enfants à toute heure et de les pourrir de gâteries ; c’est très commode encore à un père de leur laisser faire, pour s’en débarrasser, tout ce qu’ils veulent ; mais les élever sérieusement, c’est très dur et souvent ça manque de gaieté. Travailler pour eux, ce n’est rien ; mais les faire travailler, quel métier ! Pourquoi ai-je gardé mon fils bien à moi ? Pourquoi ne manque-t-il jamais, depuis qu’il s’est créé, à son tour, une famille, de venir me voir tous les jours et de passer une heure avec moi, une heure d’abandon complet, de confidences, d’ouverture d’âme absolue ? Pourquoi m’a-t-il associé à sa vie ? Parce que je l’ai associé, de tout temps, à la mienne. Jamais il n’a quitté ses parents. Jusqu’à dix ans, sous l’aile de sa mère, une mère admirable, vous le savez, il a reçu d’elle et d’elle seule, sa première éducation. Elle lui a appris à lire, à écrire, à compter ; il n’a connu, avant d’entrer au lycée, que ce seul maître. Puis mon tour est venu : j’ai recommencé mes études avec lui. Pas un soir je ne me suis couché sans avoir corrigé ses devoirs, sans lui avoir expliqué et fait réciter ses leçons. Mon fils avait son professeur au lycée, il avait à la maison un second maître, le vrai. En rhétorique, il faisait de chaque version une traduction double, la première pour son professeur, l’autre uniquement pour moi. Ce travail de répétition, pour un père, est une terrible fatigue ; mais quelle récompense de voir le petit cerveau se développer, le petit homme se passionner, s’emballer, mordre à tout avec un bel appétit de vérités, avec une fringale de savoir que rien ne satisfait ! N’est-ce pas délicieux ? Mais, voilà, il faut prêcher d’exemple. Et pour l’éducation morale, comme pour l’éducation intellectuelle, c’est le même procédé encore qui s’impose : l’exemple. Voyez ce que deviennent les enfants dans les ménages désunis ; voyez ce que deviennent les fils de tant de pères, les filles de tant de mères dont la conduite a été reprochable ou légère. En éducation, comme en géométrie, rien ne se fait sans la démonstration au tableau. — Mais, en dehors de l’exemple, il y a une éducation morale à donner. L’avez-vous donnée religieuse ou avez-vous écarté la religion ? — Je l’ai donnée religieuse. Ma femme et moi, nous sommes nés catholiques et nous avons élevé nos enfants dans la religion catholique. Libre à eux de rejeter, une fois parvenus à l’âge d’homme, ou de garder les croyances dans lesquelles ils ont été instruits tout enfants. Question de tempérament, de jugement personnel, d’air ambiant. Mais ils sauront au moins ce qu’ils rejettent et pourquoi ils le rejettent. Comme la plupart des médecins, mon fils aîné ne croit pas ; mais sa négation à lui, repose sur une comparaison préalable. J’aime mieux cela. — Et le cadet ? — Oh ! le cadet n’a encore que quatorze ans. Il a tout le temps, par conséquent, de se former une opinion en matière religieuse. Quant à ma fille — elle a six ans, ma fillette — sa mère lui apprend l’histoire sainte et les événements de l’histoire sainte l’intéressent. Elle m’a raconté à sa façon, l’autre jour, le Paradis perdu et je l’entends encore, à la fin, s’écrier, après l’histoire de la pomme : — Quand le bon Dieu a su ça, ce que ça en a fait, une affaire ! T.S. SUR ROCHEFORT... L’opinion de M. Alphonse Daudet Je me souviendrai longtemps de l’exquise conversation que j’ai eue, hier jeudi, avec M. Alphonse Daudet. J’étais allé demander au Maître de me tracer un portrait de M. Henri Rochefort. L’auteur de Sapho et de tant d’autres chefs-d’œuvre, au premier rang desquels je placerai cette merveilleuse étude de mœurs contemporaines qui s’appelle Fromont Jeune et Risler aîné, est pendant l’été à Champrosay, à deux pas de la station de Ris-Orangis. Pour aller le voir, il faut courir jusqu’à la gare de Lyon, ce qui est un long chemin pour un Parisien, même pour un Parisien qui, comme moi, est tout frais débarqué de Londres, et de la gare de Lyon, il ne faut pas moins de trois quarts d’heure pour arriver. Plus longue encore est la route quand il vous arrive de manquer un train et quand vous tentez, comme je l’ai fait, de rattraper le temps perdu en prenant le chemin de fer à la gare d’Orléans à destination de Juvisy, pour ensuite se rendre de Juvisy à pied jusqu’à Champrosay. Mais le temps était radieux, hier après-midi, et je ne regrettais pas d’avoir manqué mon train en m’acheminant de Juvisy à Champrosay, après avoir passé la Seine en pont de bateau. Ces jolis coteaux que vous apercevez à votre droite en longeant le chemin, cette riante nature qui égaie l’âme et qui l’enchante, vous font oublier l’heure qu’il vous faut marcher pour arriver jusqu’à la maison de M. Alphonse Daudet. Attenant à une petite chapelle, vous apercevez de longues grilles blanchies. C’est là que demeure le Maître. Je sonne, je passe ma carte, et j’entends du cabinet de travail où on m’a fait entrer, la voix du célèbre romancier dire : — Faites venir Monsieur au jardin. Je descends le perron, et j’aperçois M. Daudet s’avancer vers moi, appuyé sur le bras de son fils. Autour d’une table, dans le jardin, sur des bancs, sur des chaises, je vois quelques amis assis. Au milieu d’un essaim de jolies femmes, je distingue M. de Goncourt, un ami fidèle de la maison, et deux de nos plus sympathiques et plus distingués confrères de la presse étrangère, M. Rowland Strong, correspondant du Morning Post, et M. Sherard, correspondant de la Pall Mall Gazette. Avec M. Daudet, je remonte dans le cabinet de travail pour causer à l’aise. — J’ai lu votre article de ce matin à propos de M. Henri Rochefort, me dit le Maître. Vous le défendez très bien. Je le remercie de cette trop flatteuse appréciation et je lui demande s’il veut bien me donner son opinion sur le rédacteur en chef de L’Intransigeant. — Mais, très volontiers, me répond-il, et je lui laisse la parole. Je commence par vous dire, me déclare M. Alphonse Daudet, que je n’adopte pas les critiques de M. Émile Zola. Rochefort, mais... c’est l’esprit le plus fin que je connaisse, c’est tout ce que, dans ce grand Paris, je trouve de plus rapidement intelligent. Son œil vide ? Que non pas. Il est des plus profonds, il révèle un caractère de première marque. Je l’aime comme homme et je l’estime comme caractère. Au point de vue du talent, je ne comprends pas comment on pourrait lui en contester un... énorme. Il parle une excellente langue, très correcte, pleine de vie, d’action, et souvent d’élégance qu’il rencontre naturellement. Et puis, ce qui m’étonne et ce que j’admire, c’est la durée de son talent. Pour moi, je lis tous les jours L’Intransigeant et je n’aperçois aucune décroissance dans la vigueur de l’esprit du polémiste, ni de faiblesse dans la pensée. Il est toujours aussi jeune, aussi vaillant. Oui, il m’étonne... et je l’admire. Quelle lucidité il a toujours ! comme il voit promptement et juste ! — Voilà pour l’esprit et le talent, cher Maître, mais que pensez-vous de M. Rochefort, homme politique ? — Vous savez que je ne m’occupe pas de politique, réplique M. Daudet, mais comme tout citoyen, je m’occupe de mon pays. Eh bien ! Mon avis est qu’Henri Rochefort nous dit toujours la vérité, et je ne m’occupe ici que de politique étrangère. Oui, il est à Londres, dans un poste d’observation merveilleux. Il nous voit de loin... ramassés. Il aperçoit nos fautes, nos sottises, et il crie casse-cou... C’est un conseilleur à écouter. Pour ma part, si j’étais ministre des affaires étrangères, je ferais éplucher les articles où il parle de nos devoirs et de nos droits dans les questions intéressant la patrie. On ne réfléchit pas assez, selon moi, à l’expérience que cet homme a des hommes et des choses. Je ne sache pas une seule classe de la société qu’il ne lui ait été donné d’étudier de près. Il a une situation vraiment à part, parmi nos contemporains, ne serait-ce que par les hommes et les choses qu’il lui a été donné de voir. Il a été en prison, il a été au bagne, à la Nouvelle-Calédonie, il a eu aussi les rênes du pouvoir pendant la Défense nationale. Aujourd’hui, il est de nouveau en exil... Et cependant, il est toujours debout. Voyez-vous, quand on n’a que de l’esprit, on ne peut pas jouer si longtemps le rôle qu’a joué, que joue encore Rochefort. Est-ce que, s’il n’avait que de l’esprit, on verrait les députés à la Chambre, les sénateurs au Sénat, lire chaque matin l’article d’Henri Rochefort ? — Et ses romans, ses pièces de théâtre, comment les appréciez-vous ? — Ses pièces ne me sont pas bien présentes à la mémoire, au moment où vous me parlez, mais je les ai lues : elles étaient pleines du meilleur sel gaulois, elles étaient remplies de gaieté, de pure gaieté française. Quant à ses romans, on y rencontre beaucoup, beaucoup de talent. Il y en a un, entre autres, dont toute l’action se passe à Nouméa, qui est un pur chef-d’œuvre. Il y a un sentiment de la nature de ce pays de la Nouvelle-Calédonie qui est rendu avec une force et une saveur dramatique de tout premier ordre. Je savais que M. Alphonse Daudet avait un grand nombre de souvenirs sur Henri Rochefort. Je le priai de vouloir bien m’en conter un inédit, ou tout au moins inconnu du grand public. Le grand romancier réfléchit un instant, puis me dit : — Tenez, en voici un qui donnera à ceux qui ne connaissent pas le vrai Rochefort, ou qui affectent de ne pas le connaître, une idée de son caractère. J’avais alors vingt ans, ou à peu près. Comme vous le voyez, il y a bien longtemps de cela. Je n’étais pas, alors, torturé par cette mystérieuse maladie nerveuse qui m’empêche de travailler des journées entières. Morny m’avait pris pour son secrétaire particulier, aux appointements de trois mille francs par an. Aux côtés de Morny, j’appris naturellement bien des choses. L’idée de Morny, l’idée fixe, était de faire la connaissance d’Henri Rochefort. Morny avait fait une pièce, il désirait que Rochefort en parlât. On le lui fit savoir..., au Figaro, où collaborait alors le rédacteur en chef de L’Intransigeant. Rochefort en parla, en effet, mais ce fut pour diriger contre l’auteur, le ministre d’État omnipotent d’alors, une de ces diatribes mordantes, comme seul un maître journaliste comme lui pouvait en écrire. Grand émoi chez Morny et dans son entourage. Villemessant leva les bras en l’air en signe de désespoir... Au fond, le spirituel directeur du Figaro n’était nullement désespéré ; il était, au contraire, enchanté de l’article — qui fit grand bruit — de son distingué collaborateur. Morny, par l’intermédiaire d’amis, fit sonder Jouvin, chargé alors par Le Figaro de la critique dramatique, pour répondre par des éloges à l’article agressif d’Henri Rochefort. M. Jouvin ne voulut rien écouter, et ce fut un échec complet. Alors, on vint dire au ministre des horreurs du fameux pamphlétaire ; quelqu’un, sans rire, osa affirmer que Rochefort avait été boursier au coup d’État... Ce ne fut pas la seule tentative de Morny pour arriver à voir Rochefort, à lui parler. Un jour, au théâtre des Variétés, le ministre se mit à faire une véritable chasse au rédacteur de La Lanterne. Rochefort, averti, joua merveilleusement à cache-cache avec le ministre, si bien, que le ministre ne put le joindre. Enfin, Morny avait une merveilleuse galerie de tableaux. On savait Henri Rochefort grand amateur d’œuvres d’art. Le plus habilement possible, on voulut l’attirer dans la fameuse galerie, où l’aurait rencontré, comme par hasard, Morny. Il sentit le piège, et n’y alla pas. Et M. Zola appelle M. Rochefort gobeur ! Rochefort gobeur ! termine en riant M. Daudet. Alors, on me l’aurait bien changé ! Tout en me serrant la main, l’auteur de Sapho, — et ce furent ses dernières paroles, — me dit : — Quelle belle ressource il a, ce Rochefort, de dire les choses sérieuses en riant, à la française ! Du reste, son exil ne l’a pas aigri. Je me souviens que ce brave Vallès, que j’aimais beaucoup, m’écrivait, lorsqu’il était en Angleterre, des lettres de lamentations. Rochefort, lui, sait sourire même à l’infortune... M. SISLEY-LEUDET LECTURES ÉTRANGÈRES La statue de Henri Heine Là-dessus un correspondant de La Gazette de Francfort s’en vint consulter M. Alphonse Daudet, qui est, de tous nos écrivains contemporains, celui que goûtent le plus les Allemands éclairés, parce que, entre tous ses confrères, qui sont, tantôt des combattants, tantôt des penseurs, il est le seul qui soit, tout ensemble penseur et combattant, et qui ait, en outre, le cœur d’or du poète. M. Daudet reçut fort bien son visiteur, s’amusa aux dépens du Sénat de Düsseldorf, protesta de son admiration pour H. Heine et de son horreur pour l’invasion des idées germaniques, dit quelques mots de Flaubert et de Tourgueniev et conclut ainsi : — En France, nous aimons beaucoup Henri Heine, mais, ne le voyant qu’au travers d’une traduction, il est possible que nous ne le voyions pas nettement. M. Daudet a peut-être plus raison qu’il ne pense. Chez nous, il est bien porté de parler de Henri Heine, parce qu’il a eu de l’esprit, qu’il a collaboré à la Revue des Deux Mondes, et écrit un jour (Paul de Saint-Victor a relevé triomphalement ce passage) : Aigle prussien, vilain oiseau, si jamais tu tombes entre mes mains, je te couperai les serres, vilain oiseau. II sera bien curieux, si jamais on l’élève en France, ce monument en l’honneur d’un poète allemand dont nous ne connaissons guère que quelques bons mots ! Pour se venger, soyons certains que l’Allemagne élèvera une statue au grand nouvelliste qu’elle a découvert chez nous, à ce modeste Claude Tillier, l’auteur de Mon Oncle Benjamin. NON SIGNÉ LES MÉSAVENTURES DE M. LOTI Chez M. Alphonse Daudet Voici les étonnantes questions qu’on me posait, presque à brûle-pourpoint, hier, dans la journée, à propos de la première représentation de Madame Chrysanthème : est-il vrai qu’il existerait une industrie que l’on pourrait appeler la « collaboration à la tire » ? Est-il vrai qu’elle consisterait à collectionner les autorisations d’auteurs, sous prétexte de tirer de leurs livres des pièces que l’on n’écrira pas, mais pour lesquelles on se donnera toutefois la peine, en temps opportun, de faire un acte... de présence, au moment de mettre la main sur les droits d’auteur ? Très intéressantes à résoudre ces questions, n’est-ce pas ? De prime abord, il est vrai, en ces jours panamisés, l’envie de battre monnaie, n’importe comment, n’étonne plus personne ; pourtant, l’idée de la « collaboration à la tire » stupéfiera, c’est sûr, certain banquier lui-même, dont chaque inspiration ne valait naguère que quelques millions. Voulant savoir à quoi m’en tenir, j’allai demander à M. Alphonse Daudet le secours de ses hautes et bienveillantes lumières. *** Aussitôt annoncé rue de Bellechasse, aussitôt introduit dans le salon d’Alphonse Daudet, c’est-à-dire accueil des plus aimables. — Que pensez-vous, cher maître, de ces deux questions ? — On dirait que cela vise l’affaire de Madame Chrysanthème. — Qu’est-ce donc que cette affaire ? — C’est une drôle d’histoire que Loti m’a contée lui-même. Il y a quatre ans, M. de Courcy lui adressa une lettre le priant de l’autoriser à mettre son livre au théâtre. Loti, qui ne sait rien refuser, donna l’autorisation et puis, ne recevant pas de nouvelles, ne pensa plus à Madame Chrysanthème, et encore moins à M. de Courcy. Or voilà qu’un beau jour, MM. Hartmann et Alexandre demandent à Loti une autorisation analogue ; même réponse bienveillante. Cette fois, les auteurs dramatiques se mettent hardiment à l’œuvre et chacun de recevoir le billet de faire part de la naissance de la pièce. Aussitôt M. de Courcy accourt avec une tendresse de parrain : — Halte là ! s’écrie-t-il, c’est à moi que revient la moitié des droits d’auteur attribuée suivant les traditions à Loti. Et M. de Courcy de brandir l’autographe en vertu duquel il prétend prouver que ce dernier s’est volontairement dépouillé en sa faveur. Vraiment, si les choses se sont passées comme l’a dit Loti, M. de Courcy a une façon particulière de se créer des rentes ! — Mais pensez-vous que M. de Courcy ait eu bien conscience de son acte ? — Si les faits sont exacts ses procédés ne seraient pas corrects. — Le connaissez-vous personnellement ? — Je le connais parce qu’il m’a jadis demandé d’adapter mon Tartarin au théâtre. Je lui répondis « oui » aussi volontiers que le fit Loti. Toutefois, il y a lieu de remarquer qu’il fit la pièce. Du reste, je n’eus guère à m’en louer : quel four !... Le plus drôle, c’est que ce fut moi que l’on « empoigna ». — En ce cas, il veut peut-être bien montrer uniquement à M. Loti que la prudence, en matière d’adaptation, équivaut à un service insigne. Mais alors, cher maître, M. de Courcy mérite la reconnaissance absolue de MM. Hartmann et Alexandre. Quant à M. Loti, s’il se plaignait, il ferait preuve d’une noire ingratitude ! Là-dessus, comme je me levais pour prendre congé, M. Alphonse Daudet m’arrêta en souriant : — Surtout, ne parlez pas de pigeon là-dedans. — Mais, si fait, au contraire ; les pigeons sont en plein dans la question ; car si, comme vous dites, les faits sont exacts, jamais après une attaque de tiercelets, je n’en vis de mieux plumés que le pauvre Pierre Loti. CH. SIBILLOT L’Actualité La réconciliation de Tarascon et de l’auteur de Tartarin Sapho à Tarascon Triomphe de M. Alphonse Daudet L’Aïoli reconnaît Tartarin M. Daudet et l’hôtelier Les Anglais cherchent Tartarin La rivalité de Tarascon et de Beaucaire Un aveu net mais dangereux La paix est faite, pécaïre. Tarascon a donné à l’auteur de Tartarin le baiser de paix. Ils sont à présent, la ville et l’auteur, les meilleurs amis du monde. Cette nouvelle nous est arrivée par L’Aïoli. Vous ne connaissez pas L’Aïoli ? C’est un journal rédigé en la douce langue de Mireille. Quand Mistral eut reçu des immortels un beau prix d’argent, il employa cette précieuse manne académique à fonder en Avignon une feuille toute parfumée d’ail et de thym qu’il appela L’Aïoli, franchement, là, en homme qui sait ce qu’il doit à sa Provence. C’est donc quasi le moniteur de celle que Paul Arène nomme la « Gueuse parfumée ». Aussi, ce matin, quand la nouvelle nous fut donnée de la réconciliation de Daudet et de Tarascon, avons-nous éprouvé une émotion agréable et singulière. Puis, ce n’est pas une réconciliation pour rire. Le journal de Mistral constatant que, désormais le malentendu doit cesser, s’écrie : — Hé, d’ailleurs qui n’est un peu Tartarin à Tarascon ? Ne renions pas celui-là indolents comme nous le sommes, sous le beau soleil qui pousse à la paresse. Exubérant, mais qui ne l’est en notre Midi ? Chevaucheur de chimères : les poètes le sont tous. Bavard, car nous produisons l’éloquence et que les nôtres ne sont jamais empêchés de faire de beaux contes. Tartarin est, Tartarin restera ! Loin de le renier, nous l’adoptons. Il mérite sa statue. Il l’aura, et Daudet sera nommé ce jour-là citoyen de Tarascon... Chez M. Alphonse Daudet Nous voici chez Daudet... — Maître, la paix est signée... Vous n’aurez plus besoin de faire le grand tour. Tarascon vous ouvre ses portes... — Pardieu, oui, j’en ai la nouvelle... Vous savez comment cela s’est passé ? On promène, en ce moment, ma Sapho de ville en ville. Elle est dans le Midi et l’on m’assure qu’on lui fait bon accueil. Ces jours-ci, elle est allée à Tarascon... La fille de Daudet, de l’auteur de Tartarin à Tarascon ! Que pensez-vous qu’il arriva ? Les dépêches me disent qu’on a applaudi beaucoup. La comtesse d’Ostrowska, qui s’appelle à la scène Nancy-Vernet, a produit un effet irrésistible, à Tarascon ; elle a dû dire, paraît-il, des vers en mon honneur, qu’un félibre, pour la circonstance, avait improvisés. On lui fit fête et L’Aïoli entonne un chant d’allégresse dont je lui sais gré... Seulement — dit M. Daudet en se rapprochant, et sur le ton de la confidence — il y a trois ans que la paix est faite... Je le sus, voici comment... Je ne me croyais pas connu de visage à Tarascon. J’y allai, il y a trois ans, sans défiance. Je descends à un hôtel — l’hôtel de l’Empereur, je crois — dans le plus strict incognito. Des clients me reconnaissent, chuchotent mon nom... J’étais pincé... Le soir, je vois venir à moi, très ému, très grave, l’hôtelier. La voix s’étranglait dans sa gorge. Du geste, je l’exhortais de mon mieux à parler, convaincu qu’il m’allait signifier un arrêt d’expulsion. — Monsieur Daudet, finit-il par dire, je vous dois beaucoup... Ce préambule me surprit fort. Que me devait-il ? Il reprit : — Je vous dois tout. Tant que cela ? C’était bien sûr la dorure de la pilule que j’allais avaler. Il poursuivit crescendo : — Cet hôtel, monsieur Daudet, devrait s’appeler l’hôtel Tartarin... Tartarin, ce nom !... prononcé là !... Le nom du réprouvé... Mon crime évoqué... ! Il reprit, commençant à s’expliquer : — Je reçois beaucoup d’Anglais. La première chose qu’ils me demandent, c’est où l’on peut voir Tartarin. Comme tout bon hôtelier, je me permets un mensonge véniel. « Tartarin est à la chasse, dis-je, il reviendra dans huit jours. » Et les étrangers qui allaient partir, pour voir Tartarin, restent, dépensent, m’enrichissent. Je les fortifie dans l’espoir de voir Tartarin aussi longtemps que je le puis... Je dois à Tartarin ma fortune... et j’en remercie M. Daudet. Plus récemment encore, je me suis arrêté à Tarascon avec mon fils. L’hôtelière apprit mon nom par des officiers qui avaient leur mess chez elle. Elle tomba devant moi en extase et s’écria : — Je n’ose embrasser le père, mais j’embrasse l’enfant. Et mon fils reçut son baiser. Puis, se penchant à mon oreille, elle me dit : — Ils sont tous ici des... (un mot ici très méridional), moi, je suis de Beaucaire. Cette confidence fut pour moi un trait de lumière : elle me fit penser à la rivalité violente de Tarascon et de Beaucaire, que j’ai traduite dans mon livre Port-Tarascon. Tartarin de Nîmes Cependant, M. Daudet n’est pas certain que Tarascon ne le boude pas encore, en dépit de l’Hôtel Tartarin et du baiser donné à son fils et des bravos du théâtre. Il paraît qu’il n’y avait dans la salle que des Beaucairois — Tarascon a été un peu froid et n’a guère donné. M. Daudet s’en afflige. S’ils lui gardaient rancune encore... — Mais c’est injuste, s’écrie M. Daudet, tout à fait injuste, je vous assure ! Je n’ai jamais voulu les offenser, moi !... Et tenez, s’il faut tout dire : Tartarin est de Nîmes. C’est à Nîmes que je l’ai connu, car il a existé ; nous avons voyagé ensemble, et ensemble chassé le lion qui se déroba à nos avances. Quand la fantaisie me vint de faire poser pour l’un de mes livres écrits comme en se jouant, mon ami Tartarin, je le dis de Tarascon. C’est que Tarascon, c’est ronflant, sonore, ça tinte, c’est brillant : « Tartarin de Nîmes », ça vous avait un air de marchand en gros, c’était une raison sociale. « Tartarin de Tarascon » au contraire, ça disait bien ce que ça voulait dire. Et j’ai osé cette petite supercherie qui m’a interdit si longtemps de franchir le pont ! On s’est expliqué. J’ai été franc. La paix est-elle aussi heureusement faite qu’avec le timbre pur de sa voix Mme Nancy-Vernet l’a bien voulu dire ? Je le souhaite. Mais j’ai dû faire un aveu dangereux. Et je me demande maintenant si je ne me suis pas rouvert Tarascon pour me fermer Nîmes. NON SIGNÉ Bloc-Notes Parisien ENTRE LES FRISES ET LA RAMPE C’est le titre d’un aimable petit livre de M. Alphonse Daudet, qui paraît aujourd’hui et dont j’ai eu la primeur, hier, chez l’écrivain, dans ce riant cabinet de travail de la rue de Bellechasse, si accueillant aux jours de loisir. Et, comme en tournant les feuillets du volume, je questionnais M. Alphonse Daudet du regard : — C’est un petit bouquin cueilli dans mes souvenirs de journaliste, fit-il. Car, moi aussi, j’ai été journaliste ! Ici un sourire. Et il me sembla que ce sourire disait : — Ah ! le bon temps ! — J’ai trouvé, continua M. Alphonse Daudet, que ce titre Entre les frises et la rampe, disait bien la chose, car c’est le premier volume d’une série qui comprendra la majeure partie des articles que j’ai écrits sur le théâtre et les comédiens. L’annonce du bouquin en Allemagne a même donné lieu à une méprise amusante. On m’a écrit pour me demander ce que c’était que ce nouveau livre : Entre les cerises et la lampe ? Un titre bien suggestif, n’est-ce pas ? On a cru sans doute, là-bas, à un roman de vie intime. On s’est trompé. Ce n’est pas un livre de romancier, c’est un livre de journaliste et de critique. Voyez plutôt... Mais nos yeux s’étaient arrêtés sur la première page, où nous lûmes cette jolie dédicace, en forme de lettre, adressée par M. Alphonse Daudet à son secrétaire : « À Jules Ebner,Comme un bon capitaine à son bord doit avoir, en cas de sinistre et pour faciliter le sauvetage, un choix d’embarcations variées, canots, youyous, chaloupes, baleinières, l’auteur qui publie son œuvre en le plus de formats possible me paraît devoir échapper le plus sûrement à l’absolu naufrage. Ainsi s’explique la diversité de mes éditions. En tout cas, mon cher Ebner, si mon nom surnage à l’arrière d’un de mes grands ou petits barquots, il est impossible que le vôtre ne soit pas sauvé par la même occasion. Car voilà vingt-quatre ans, depuis le siège et la guerre, que nous voguons ensemble. Et ces états de service, étrangers à toute collaboration, restés volontairement en dehors de la littérature, sont de ceux que rien ne paie, sinon une tendre et solide amitié. » Alphonse DAUDET. Mais nous n’avions pas terminé la lecture de la lettre, que M. Alphonse Daudet, mis en belle humeur par ce souvenir de jeunesse, remontait avec nous le cours des années. *** Toute la période de sa carrière, qui va de 1871 à 1882, est comprise dans ces chapitres détachés qui vont paraître successivement. Le premier feuillet a été écrit au temps de L’Arlésienne, au Vaudeville, et le dernier après la publication du Nabab, époque à laquelle le maître abandonna le journalisme pour se consacrer exclusivement au roman et au théâtre. C’était à l’Officiel que Daudet écrivait, à l’Officiel, où il tenait la plume de critique dramatique, et aussi au Bulletin français, qui venait de paraître sous la direction d’Ernest Daudet et d’Émile de Girardin. Ce nouveau journal avait été fondé pour remplacer Le Petit Journal officiel, disparu avec l’Empire. C’est dans le Bulletin français — détail inédit — que débuta Guy de Maupassant, sous les auspices d’Alphonse Daudet. Le premier essai du jeune homme ne promettait guère l’écrivain qu’il devint dans la suite. Et, certes, si le protégé de Flaubert eût demandé, à cette époque, à l’auteur de Fromont jeune et Risler aîné son avis sincère sur ses aptitudes, celui-ci lui eût conseillé d’abandonner la littérature. Mais c’est surtout à l’Officiel que Daudet écrivait, jugeant les hommes et les choses de théâtre en observateur et en artiste, dans cette langue nerveuse et fine dont tout le monde connaît le charme. Cependant, il était malaisé à un esprit aussi indépendant et aussi primesautier de s’astreindre à rendre un compte fidèle de toutes les pièces représentées sur la scène. Les grandes premières l’intéressaient au plus haut point, cela va sans dire. Mais produisait-on un vaudeville ou une pièce d’importance secondaire, Daudet en profitait pour écrire un article d’art pur ou de libre fantaisie. C’est ainsi qu’il se reportait parfois à cent ans en arrière, en se demandant ce que les théâtres de Paris jouaient à pareil jour. Et, là-dessus, de broder des variations charmantes à l’aide des journaux et mémoires du temps, faisant intervenir, à l’occasion, Diderot, Grimm, Sedaine, Mme d’Épinay. Une de ces fantaisies nous montre la spirituelle amie de Rousseau endormie près de son clavecin et rêvant qu’elle est Clairon, la grande Clairon de la Comédie-Française... Dans un autre article, Daudet nous parle de Fanny Kemble, l’actrice anglaise qui a laissé de si curieux souvenirs et qui fut la digne nièce de mistress Siddons et de John Kemble, deux gloires du théâtre anglais. Enfin, pour ne citer que ces études d’art rétrospectif, l’auteur nous montre encore Diderot donnant des conseils à une comédienne... La prochaine fois nous aurons, paraît-il, toute une série d’articles sur Napoléon critique dramatique, étude curieuse faite d’après la correspondance et les divers jugements de l’Empereur sur le théâtre. Mais c’était pendant les mois d’été surtout que le journaliste Alphonse Daudet donnait un libre essor à ses fantaisies d’art. En été, la plupart des théâtres ont clos leurs portes. Plus de premières. Quel rêve ! Et alors, comme le prote attendait tout de même la copie, Daudet évoquait ses souvenirs, parlant des courses en mer, des arènes, des réunions de félibres, là-bas, sous le grand ciel méridional. Cela s’appelait le « Théâtre en plein air ». Le poète prenait sa revanche sur le critique, qui se laissait faire, — avec délices. *** — Mais si le journaliste a déposé sa plume, dis-je à M. Alphonse Daudet, le romancier et l’auteur dramatique, eux, sont toujours sur la brèche, prêts à livrer de nouvelles batailles — et à les gagner, — n’est-ce pas ? À quand la prochaine pièce, à quand le prochain livre ? — Oh ! quant au théâtre, je ne donnerai rien cet hiver. Pour le roman c’est autre chose, je termine justement un nouveau livre : Soutien de famille. J’y ai mis du temps, car c’est un peu gros, cette fois. Et m’indiquant sur la table des feuillets couverts de l’écriture menue que l’on sait, le maître ajouta : — Ce sera pour le printemps. TOUT-PARIS 22 janvier 189422 janvier 1894 Le Journal L’Anarchie et le roman — En réponse à votre question, mon cher confrère, laissez-moi vous dire qu’un admirable roman, presque inconnu de J.-H. Rosny, Le Bilatéral, raconte l’épopée d’un anarchiste : germination de l’idée dans le cerveau faible et anémique, fabrication de la bombe par des mains inexpertes, et des essais, et des ratages, à vous donner la petite mort. Je connais encore un roman qui va paraître chez Dentu et qui est l’histoire d’un anarchiste, très subtilement étudiée, par Roguenant, professeur de mécanique pratique, un des hommes à Paris qui sait le mieux l’outil et l’ouvrier. Ces deux livres sont la preuve que la piste est bonne et que le thème de l’anarchie, s’il n’est pas saveté, peut fournir au romancier de belles études poignantes et vraies à faire pâlir Rocambole. EDMOND LE ROY CHRONIQUE Un lendemain de chronique Tant qu’il est entraîné à la suite de son idée dans le tourbillon des mots, des périodes, des traits et des paradoxes, le chroniqueur va de l’avant, égratignant celui-ci, griffant celui-là, tombant lourdement sur cet autre, se félicitant, s’excitant à mesure que les lignes s’accumulent, que la pensée se dégage, que son article prend forme et couleur, insouciant, aveugle, sourd, tout à son œuvre. Et, les feuillets une fois pleins, la signature mise, il envoie sa copie à l’imprimerie, la tête bourdonnant encore du cliquetis des adjectifs et des verbes, le cerveau comme vidé et raclé par cette production vertigineuse, insouciant de l’effet sur le public, des mécontentements, des jalousies, des vengeances de ceux qu’il aura attrapés au hasard dans les accès de sa fièvre de barbouillage. Le lendemain pourtant, quand le journal lui rapporte son article bien encadré, bien saillant, avec toutes les attaques, toutes les critiques en ordre, il recompte, stupéfait, tous les coups qu’il a donnés et se demande si, en justice, ses morsures n’ont pas été trop féroces ; de sang-froid, il regrette souvent alors son emballage de la veille. Certains, qui sont les prévôts d’armes du journalisme, crachent à la figure des gens dans l’espoir d’un duel ; ils ont besoin d’un coup d’épée pour souligner en rouge au public leurs articles et les faire lire ; ceux-là, je les méprise parce qu’ils ont aiguisé leur fleuret avant leur plume. Mais les autres qui, dans la griserie de la composition, sont allés trop loin et le regrettent après, je les estime. Très pressé, vous bousculez un monsieur dans la rue ; vous n’êtes pas un lâche de lui demander pardon, vous êtes simplement un homme bien élevé. On ne peut point, n’est-ce pas, admirer d’office tout ce qui se dit et s’écrit, sous peine de ressembler à ces diacres, tout frais émoulus du séminaire, qui ont pour fonction, à la messe, de se casser à angle droit quand le prêtre se tourne vers eux en ronronnant des phrases latines. Pour rester soi, il faut être sincère dans l’approbation comme dans la critique et, ma foi, il est difficile de ne pas s’échauffer, à la contradiction, au point de dépasser le but. Ah ! Que de fois — depuis le peu de temps que j’écris — ai-je regretté d’avoir manqué de mesure ! Et tenez, laissez-moi vous dire ce que j’ai fait au lendemain de mon article sur L’Évangéliste. Depuis quelque temps, j’avais chez moi une liasse de notes relatives au roman de M. Daudet ; je tenais de mon ami... Lorie-Dufresne lui-même une foule de détails absolument curieux et tout à fait inédits sur les liens d’amitié qui l’unissaient à l’auteur de L’Évangéliste. Quelle campagne à mener contre un romancier qui s’emparait de la vie privée d’un homme pour la mettre dans son livre et qui, par passion de la vérité, copiait la réalité elle-même ! Sur ce sujet, j’écrivis d’une traite une chronique qui tomba toute chaude de ma plume à la rédaction de La Presse. Et le lendemain, la réflexion me vint : n’étais-je pas allé trop loin ? N’avais-je point partagé trop vite le ressentiment de Lorie-Dufresne ? Pour ma tranquillité, je résolus d’aller voir M. Alphonse Daudet lui-même. C’est tout là-bas, à côté du Luxembourg, dans une rue de verdure, peuplée de statues nerveuses, pleine d’envolée de pierrots peu farouches et de babies toujours en fête, qu’habite le maître. Mon cœur battait fort : inconnu de lui comme de tous, qu’allais-je dire ? Je n’avais rien à lui demander, je ne venais pas positivement m’excuser, je voulais, en naïf peut-être, m’ouvrir à lui, le voir, lui parler et pour tant de motifs que je ne savais lequel invoquer d’abord. Les hommes arrivés sont jaloux de leur temps à Paris ; je me les représente tous comme cet auteur bref et cassant qui me reçut un jour, la plume à la main, le téléphone à l’oreille, et me dit juste cinq mots dont le premier pour la bienvenue et le cinquième pour le congé. ... J’entre. D’abord le salon, un fouillis très artistique, très parisien où je n’ai que le temps d’admirer un chef-d’œuvre, le portrait du maître par Feyen-Perrin ; ce sont bien là les yeux de M. Daudet, clairs, luisants, fouilleurs, des yeux toujours en mal d’observation pour le compte du prochain livre. Presque aussitôt on m’introduit dans le cabinet du romancier. On connaît M. Daudet ; un visage d’une finesse féminine encadré par le bas dans une barbe noire très soyeuse, par le haut dans une chevelure où le coup de vent de la première jeunesse est encore resté. Au contraire de ce que je craignais, la réception est cordiale, familière ; mon hôte a compris mon embarras et me met de suite à l’aise. Du reste, il a lu mon article et, m’évitant la difficulté de le lui rappeler, il y répond tout d’abord. — Vous aviez raison, me dit-il, c’est votre ami et mon ami X... que j’ai voulu peindre dans L’Évangéliste sous le masque de Lorie-Dufresne ; seulement en le prenant comme objectif, ce n’est ni sa personne, ni sa vie privée, ni sa famille que je visais, mais l’espèce entière des fonctionnaires administratifs dont il m’offrait le type le plus saillant et le mieux venu. Vous connaissez mon système, que vous avez du reste exactement exposé. Je m’empare de ceux qui passent auprès de moi inattentifs et indifférents et je les habille et les fais parler à ma façon, dégageant un personnage curieux pour le public de leur individualité incolore. J’ai soin de négliger les détails qui pourraient les faire reconnaître, mais je respecte ceux qui accusent leurs travers ou leurs qualités et les imposeront à la galerie comme ils les ont imposés à mon observation... M. Daudet s’animait en parlant, prenant feu à défendre son système, ne se doutant pas qu’il faisait un disciple bien près d’être à jamais gagné à sa cause. En tout cas, peu de débutants ont eu le bonheur d’entendre pour eux seuls tomber de bouche si autorisée une si brillante leçon de composition littéraire. Tout le temps, M. Daudet me regardait fixement au travers de son monocle, et je me demandais si j’étais, moi aussi, le type à conserver de mon espèce, si digne de la reproduction, je n’irais pas me retrouver en chair et en os dans le roman qui va paraître. Toujours est-il que je suis parti convaincu et charmé, et que je ne me plaindrai jamais que ma chronique sur L’Évangéliste ait eu un pareil lendemain. *** Plus récemment, je recevais de M. Auguste Saulière son dernier roman, Morte d’Amour, j’écrivais aussitôt un article de fantaisie où je reprochais à l’auteur sa persistance à ne mettre en scène que des villageois. Et quels villageois : des gredins de maris ayant des polissonnes de femmes, le tout jabottant, papottant dans le plus vulgaire des milieux et le moins accidenté des paysages. En homme d’esprit, M. Saulière a compris que son livre m’avait après tout intéressé et que mes critiques, toutes secondaires, avaient été pour les besoins de ma chronique ; il m’a écrit une lettre charmante dont je reproduis volontiers des lambeaux. Mon cher ami, ... Pourquoi voulez-vous que tous les romans se fassent à Paris ? Il y a d’autres gens ailleurs, d’autres passions et d’autres aventures. Croyez-vous qu’un coup de couteau ne troue pas la peau à Castelsarrazin comme ici et si un mari jaloux vous jetait dans le Tarn, n’y seriez-vous pas noyé aussi désagréablement que dans la Seine ? Je ne discute point vos critiques, mais elles ressemblent terriblement à des préventions. Connaissez-vous un personnage plus amusant que Tartarin de Tarascon ? Reprocherez-vous à Flaubert de nous avoir dépeint Mme Bovary, l’hystérique normande ? ... Vous insinuez que je déteste le mariage ; je l’aime beaucoup, au contraire... pour les autres ; supprimez les maris et la gaieté s’en va de l’univers... Encore un lendemain de chronique que je regrette d’autant moins qu’il pourrait me fournir l’occasion d’un nouvel article. Quelle réponse à faire à la réponse de M. Saulière, quel sujet à traiter ! Mais je n’oublie pas que si les confessions de deux romanciers de talent peuvent intéresser le lecteur, mes dissertations ne sauraient vraiment le retenir, et je signe vite de peur d’une comparaison qui ne serait pas à mon avantage. LOUIS LAPIE LA VENTE GONGOURT M. DAUDET ÉCLAIRE UNE SITUATION PEU CLAIRE Où en est la fameuse Académie Les parents font les morts Avenir gros d’orages À l’Hôtel Drouot La maison d’un artiste Les principaux journaux américains, à New-York et à Chicago notamment, vont recevoir la notification qui leur est faite, par les soins de M. Georges Duchesne, commissaire-priseur à Paris, des ventes prochaines qui auront lieu à l’Hôtel Drouot, pour la réalisation de l’actif de la succession Goncourt. M. Georges Duchesne, en effet, envoyait, la semaine passée, d’assez nombreuses insertions dans le nouveau monde et la vente qui se prépare sera d’un éclat tout particulier. Elle produira, pense-t-on, d’importants bénéfices. Mais que devenaient, en attendant, les projets qu’Edmond de Goncourt établissait dans son testament ; où en étaient, et la nouvelle Académie dans sa constitution encore embryonnaire, et les terribles parents que Marseille déchaînait contre elle avec leur escorte de papier timbré, d’hommes de loi et d’oppositions ? Alphonse Daudet voulut bien répondre hier, pour nous, à ces questions et nous apporter quelques éclaircissements sur une situation qui, précisément, n’est pas des plus claires. Avant l’orage Il est assez vraisemblable qu’en inscrivant, en tête de ses volontés suprêmes, le désir de fonder une Académie qui le tenaillait si puissamment et l’étreignit dans son cœur et dans son cerveau jusqu’à la mort, Edmond de Goncourt ne pouvait penser que l’avenir fût si gros de menaces pour les amis pieusement fidèles qui continueraient l’œuvre et la réaliseraient peut-être ; que tant d’orages, aussi, fussent amoncelés, dès son aurore, au ciel encore incertain d’une Académie plus facile à concevoir qu’à solidement établir. Et cependant Alphonse Daudet et Léon Hennique se sont attachés, courageusement, à la réalisation de cette difficile tâche. Ils parviendront, sans nul doute, à constituer la future Académie ; mais fonctionnera-t-elle ? Ne sera-t-elle qu’une banale association réduite à un dîner mensuel de dix hommes de talent et d’esprit ? Bien audacieux celui qui se pourrait prononcer là-dessus. — Nous n’avons, jusqu’ici, reçu notification d’aucun des procès dont nous menacent divers prétendus héritiers d’Edmond de Goncourt, nous dit M. Alphonse Daudet. Nous savons les lenteurs incalculables de toutes les formalités judiciaires, et peut-être réservent-ils leurs oppositions pour la période où la succession sera réalisable, après que nous y aurons mis quelque ordre en suivant les prescriptions testamentaires de notre ami : quoi qu’il en soit, l’avenir est gros d’orages. Il ne faut pas nous dissimuler que les difficultés à vaincre avant d’aboutir à la réalisation des vœux d’Edmond de Goncourt, seront considérables. Mais la chose réalisée ne vaut que par l’effort qu’elle nécessita, et le triomphe n’est pas là où la lutte fut inutile. Donc, nous continuons à attendre et à espérer. Me Raymond Poincaré — Notre avocat est choisi déjà ; c’est M. Raymond Poincaré, l’ancien ministre de l’instruction publique qui fit preuve d’un si bel esprit et d’un si grand cœur lors du banquet de Goncourt. Il a bien voulu prendre en mains la défense des volontés de notre ami, expliquées si nettement et de façon si précise dans un testament auquel nous obéissons scrupuleusement et où tout, absolument tout, était si bien prévu. Quant aux ventes, elles auront lieu, en février, par les soins de M. Georges Duchesne, commissaire-priseur. Il assurera certainement à ces ventes un éclat et un succès bien mérités d’ailleurs par les superbes collections que contient le petit hôtel du boulevard Montmorency. Pour le reste, à la grâce de Dieu ! Avant même que l’actif de la succession soit réalisé, nous devons nous réunir, nous qu’Edmond de Goncourt voulut bien désigner pour servir de base à son Académie, et nous nommerons les deux membres qui restent à choisir... Ne me demandez pas des pronostics ou des noms ; chacun a le candidat élu de son cœur, et nous ne pouvons savoir aujourd’hui qui l’emportera demain. Tout cela, encore une fois, n’ira pas sans obstacles à surmonter. Qui sait quels ennuis nous réservent les parents obscurs et incertains qui surgirent de l’ombre, sitôt mort Edmond de Goncourt ? Détails sur les ventes Voici maintenant les détails complets des ventes qui se préparent pour la réalisation de la fortune d’Edmond de Goncourt. La première vente aura lieu le 13 février et sera précédée d’une exposition qui durera deux jours. Déjà sont louées, à cet effet, à l’Hôtel Drouot, les trois salles 8, 9 et 10, qui seront réunies pour la circonstance. Cette vente, ainsi que le maître l’indiquait dans son testament, comprendra la collection de dessins, qui est de toute beauté. Certains avaient craint qu’Edmond de Goncourt ne se fût abusé sur la valeur réelle de ses collections et qu’il n’y eût des déceptions, plus tard ; nous croyons qu’au contraire M. Georges Duchesne, le commissaire de la vente, est à peu près certain que le chiffre réalisé sera presque exactement celui marqué par Goncourt lui-même. La deuxième vente aura lieu le 20 février et comprendra les objets d’art. Puis viendront, au début de mars, les ventes d’objets de Chine et du Japon qui prendront probablement une semaine entière. Connaisseur merveilleux, Goncourt, nous assurait un de ceux qui s’occupent activement de ces ventes, ne s’était entouré que de bibelots d’une valeur réelle. Il était, avec M. de Chennevières, le plus compétent de nos amateurs pour l’art du dix-huitième siècle, et le Louvre a recouru souvent à ses conseils. Un riche collectionneur offrait 40000 francs, il y a peu de mois, d’un de ses dessins, et on pourra admirer, à l’Hôtel Drouot, des tapisseries d’Aubusson merveilleuses. MM. Roger Marx et Bracquemond, suivant les vœux de Goncourt, surveilleront bientôt le classement et l’exposition de tous ces objets. Un superbe catalogue sera dressé, avec une double préface de M. de Chennevières et de M. Roger Marx. Ce catalogue, qui contiendra quarante-deux reproductions des œuvres exposées, sera vendu quarante francs au public ; un autre catalogue résumé sera distribué gratuitement. Bref, avant juin, l’actif de la succession Goncourt sera réalisé, car, en avril, seront enfin vendus et les droits d’auteur et le petit hôtel d’Auteuil. Cet actif sera, pense-t-on, aussi considérable que le maître l’avait cru ; mais si les gens d’affaires et les hommes de loi passent par là, plaignons les futurs académiciens, car ils dépouilleront jusqu’à Pélagie elle-même ! NON SIGNÉ EDMOND DE GONCOURT L’indiscrétion du Matin La lecture du testament Ordonnancement des obsèques Les orateurs désignés Nous nous sommes rendu hier chez M. Alphonse Daudet qui, en nous recevant, s’est déclaré un peu surpris de la publication que Le Matin a faite du testament d’Edmond de Goncourt et s’est demandé d’où venait l’indiscrétion. — Je ne connais pas encore textuellement les dernières volontés de mon pauvre ami ; seul, mon fils Léon a pu avoir hier chez le notaire communication de l’acte qui, d’après mes renseignements, est bien tel que vous l’avez publié. Il y a longtemps qu’Edmond de Goncourt m’avait nommé son exécuteur testamentaire. Depuis, à plusieurs reprises, il m’avait assuré m’avoir adjoint en ces fonctions mon fils aîné, Léon. Voici qu’aujourd’hui Léon n’y figure plus, remplacé par Hennique, qui devient le coadjuteur amical, jeune et vaillant de l’évêque mal portant et déjà âgé que je suis. Les dispositions prises, relativement aux obsèques et à la cérémonie n’étaient que provisoires. J’étais perplexe de savoir la pensée et les désirs du défunt. Rien. — Quels sont, à votre avis, les deux noms laissés en blanc sur la liste des membres de l’Académie des Goncourt ? — Edmond de Goncourt se montrait très réservé à ce sujet. L’idée de cette académie est ancienne, vous le savez : à l’origine, Vallès, Taine, Renan, Flaubert, Veuillot, Barbey d’Aurevilly, etc., étaient désignés pour en faire partie ; bien qu’il eût décidé d’en exclure les poètes, il avait admis Banville, qu’il adorait et admirait comme homme et comme artiste. La liste fut remaniée plusieurs fois et composée de noms nouveaux, tels que Zola, Coppée, Loti, Bourget, Anatole France, etc., pour en arriver aux huit titulaires d’aujourd’hui ; quant aux deux membres omis, quels sont-ils ? Je risquerais de me tromper en mettant en avant un tel ou un tel, comme ayant été choisi par de Goncourt, mais non inscrit par oubli peut-être au testament qui est l’acte officiel de la fondation de l’Académie. — Le testament n’a-t-il pas d’autres clauses ? — Vous les connaissez et les avez dites, sauf celle-ci, toutefois, que si, par indisposition ou tout autre empêchement, je ne pouvais jouer un rôle actif dans mes fonctions de légataire, mon fils Léon me suppléerait. Nous quittons M. Alphonse Daudet au moment où Me Duplan arrive à la villa de l’auteur du Nabab. M. Hennique présent, le notaire a lu le testament dont il a remis minute et copie aux deux légataires. Me Duplan, son devoir rempli, est rentré à sa propriété de Savigny-sur-Orge. À la maison d’Auteuil Dans l’après-midi, le défilé des pieux visiteurs a continué avec MM. José Maria de Heredia, Catulle Mendès, Frantz Jourdain, Roger Marx, Jean Lorrain, Octave Mirbeau et d’autres qui jusqu’à l’heure de la levée du corps, ce matin, se seront remplacés pour veiller près du cercueil. On a discuté longtemps la question des discours à prononcer sur la tombe d’Edmond de Goncourt. Après un échange de télégrammes entre M. Alphonse Daudet et les amis du Grenier, voici le texte de la dernière dépêche qu’on nous a communiquée, hier, à onze heures : « Zola et Raffaëlli parleront. Trouvez-en un troisième. Je pense que trois discours suffisent. » ALPHONSE DAUDET. En somme, rien n’est réglé, comme on peut le voir. MM. Jean Lorrain, Mirbeau, Hennique étaient d’avis qu’il ne fût prononcé aucun discours ; seul, M. Léon Daudet aurait lu devant la tombe ouverte quelques lignes d’adieu suprême écrites par son père. — Dites bien que c’est contre le désir du Grenier que MM. Émile Zola, Raffaëlli ou autres parleront, ajoute M. Octave Mirbeau. Voilà qui est fait. Et tandis que s’agite aussi le cas des personnes à requérir pour tenir les cordons du poêle, M. Octave Mirbeau, que ce désarroi, cet abandon où la vanité de chacun semble primer, demande à Pélagie : — Enfin, vous êtes bien sûre qu’il y avait un autre testament ? — Oui, affirme la bonne servante, je ne l’ai pas vu, mais je sais qu’il existe. Monsieur m’en a parlé plusieurs fois. Pourtant, le notaire et moi nous avons fouillé en vain partout, à moins qu’il ne soit entre les feuillets d’un livre, ou dans un carton entre deux estampes... — C’est très curieux ! conclut M. Hennique. Cet homme, dont la vie fut si claire, si ordonnée, s’entoure de mystère et de complications dans la mort. Pénétrerons-nous jamais le secret, je ne dis pas de la fin elle-même, qui est le résultat d’une maladie subitement mortelle, mais des circonstances qui ont accompagné le départ de notre pauvre ami ? Il avait été un moment question de mettre les scellés sur tous les meubles, vitrines, collections et papiers de la villa d’Auteuil. Mais quelqu’un a fait remarquer fort justement combien ce serait là manquer de confiance en Pélagie. De sorte que tout restera comme autrefois sous la garde de ce modèle des servantes. Au dernier moment, on nous cite comme devant tenir les cordons du poêle MM. Bracquemond, le maître peintre-graveur du portrait célèbre d’Edmond de Goncourt ; Roger Marx, Gavarni fils, en souvenir de l’artiste son père, grand ami du défunt ; Eugène Carrière, Rodenbach, Gustave Toudouze, etc. NON SIGNÉ 19 novembre 189619 novembre 1896 Le Gaulois INTERVIEW-EXPRESS Décidément nous ne sommes pas au bout des surprises que nous réserve la succession d’Edmond de Goncourt. On sait que, tout récemment, une nièce de l’écrivain, Mlle Guérin, parla de faire valoir ses droits à l’héritage du fondateur de l’Académie des Dix. Les choses s’arrangèrent, paraît-il, et il semblait qu’on n’eût plus qu’à attendre la vente des collections d’Auteuil. Or voilà que le testament du vieux maître est encore une fois menacé. Là-bas, tout là-bas, dans un village d’Algérie, vit une autre nièce d’Edmond de Goncourt. Cette malheureuse a épousé, disait hier un de nos confrères, un Arabe avec lequel elle vivait misérablement. La pauvre femme ayant appris, il y a peu de temps, la mort de son oncle, réclamait ses droits à la succession. Nous avons voulu savoir ce que pensait de cette nouvelle héritière l’écrivain qui assista aux derniers moments de son ami, dont il est maintenant l’un des exécuteurs testamentaires, et nous nous sommes dirigé vers la demeure de M. Alphonse Daudet. Le maître, quand nous nous sommes présenté chez lui, se disposait séduit sans doute par la journée ensoleillée d’hier à sortir. Il voulut bien, cependant, retarder de quelques minutes sa promenade et, avec sa bienveillance ordinaire, se prêter à l’interview : — L’histoire que raconte votre confrère, nous dit-il, me paraît tenir plus du roman-feuilleton que de la réalité. En tout cas, j’ignorais absolument, et de Goncourt paraissait ignorer également, l’existence de cette nièce, devenue moukère, aussi bien d’ailleurs que celle de Mlle Rose Guérin. Si ces deux personnes, dont mon défunt ami n’a jamais parlé à personne de mon entourage, sont dans une pauvreté voisine de la misère, je le déplore profondément,mais je n’y peux rien. Mon devoir est, en effet, de défendre la noble pensée de l’écrivain qui, ayant consacré sa vie aux lettres, a voulu que sa mort servit les jeunes. Edmond de Goncourt n’a pas rédigé son testament à la légère, et s’il avait cru devoir penser aux personnes délaissées qu’on a découvertes après sa mort, il n’eût pas manqué de leur réserver une clause. Il ne l’a pas fait ; mon devoir est de respecter ses dernières volontés. — Mais si la nièce d’Algérie fait valoir ses droits ? — Oh ! alors, nous verrons. NON SIGNÉ. L’ACADÉMIE DES GONCOURT Les déclarations de Daudet Voici qu’on parle à nouveau de l’Académie des Goncourt, et un de nos confrères, Le Figaro, a même affirmé que les affaires n’allaient pas toutes seules, qu’aucun inventaire n’avait été fait encore, et que Pélagie elle-même, la fidèle servante du mort, se plaignait, prétendant qu’elle aurait dû passer avant l’Académie. J’ai pensé qu’il serait intéressant de connaître ce que pensait de tout cela celui qui a reçu de Goncourt la mission d’exécuter ses volontés et de présider l’Académie que le mort a passé sa vie à préparer. Je suis donc allé trouver Alphonse Daudet, arrivé de la veille de Champrosay. J’ai trouvé l’auteur du Nabab rajeuni, ragaillardi. Le visage n’est plus crispé par la douleur et semble reposé. L’œil a toujours la même flamme ardente, mais on dirait que la fièvre a disparu. — En effet, me dit Daudet, je vais mieux. Mes souffrances se laissent endormir. Je puis travailler sans fièvre. Maintenant je vais m’occuper de toutes mes forces de mener à bien la tâche que mon pauvre ami m’a donnée. Vous venez me demander ce que je pense de tous les bruits qui courent sur la succession de Goncourt ? On a écrit beaucoup de choses inexactes. On dirait que l’idée si belle, si généreuse de Goncourt a donné à beaucoup des accès de mauvaise humeur. Pourquoi ? C’est ce que je ne puis comprendre. Les Goncourt avaient à eux deux 12000 fr. de rente ; ils avaient donc chacun 6000 fr. à dépenser par an. Ils s’étaient aperçus que ces rentes modestes suffisaient à donner l’indépendance à un jeune littérateur. Leur rêve, rêve généreux et noble s’il en fût, a été d’assurer cette indépendance au plus grand nombre possible de littérateurs. Cela, certes, ne mérite pas qu’on en veuille à leur mémoire. Voilà pour la question de principe. Et j’avoue que je ne suis point fâché de trouver une occasion de répondre ainsi à « ces mauvaises humeurs » dont je vous parlais tout à l’heure. Passons maintenant aux questions de détail. Contrairement à ce qu’on a dit, un inventaire très complet, très minutieux a été fait. Il a même donné des résultats excellents, des résultats qui je puis le dire dépassent mes espérances. Les experts ont tous déclaré que Goncourt était un collectionneur d’une ingéniosité extrême, et qu’il ne s’était point trompé. Mannheim, notamment, trouve que la collection du dix-huitième siècle est une merveille. D’ici quelques jours, je vais réunir ici tous les experts. Nous referons d’autres inventaires encore plus minutieux, et j’espère, j’ai tout lieu d’espérer que nous pourrons exécuter les dernières volontés de mon pauvre ami. Ce qui est vraiment curieux, c’est l’attitude des collectionneurs rivaux de Goncourt. Au point de vue psychologique, l’état d’esprit du collectionneur est très amusant à observer. Des gens d’une honnêteté scrupuleuse et qui n’ont pas le moins du monde l’intention de spéculer sur leurs collections, font des bassesses, pour arriver à payer bon marché une œuvre artistique très belle. C’est pour eux comme une question d’amour-propre. Ainsi M. Groult, qui est un des collectionneurs les plus enragés, a eu la bonne fortune jadis de ne payer que 100000 fr. d’admirables tapisseries de Boucher, envoyées au siècle dernier à l’empereur de Chine par le roi Louis XV. Ces tapisseries qui furent volées lors du sac du Palais d’Été, n’avaient même jamais été déroulées, elles avaient gardé toute la fraîcheur de leur coloris. On en offrit 300000 francs à M. Groult peu de temps après leur achat. Il s’est bien gardé de les vendre. Mais c’est la grande joie de sa vie de posséder quelque chose qui vaut 300000 francs et qui ne lui a coûté que 100000. Tous les collectionneurs en sont là. Aussi est-il impossible de s’étonner que certains d’entre eux aient fait faire des articles pour déprécier les collections de Goncourt ? Cette petite campagne était toute naturelle ! On peut même dire qu’elle était en quelque sorte forcée. Passons maintenant à Pélagie et à sa fille. Je ne sais auprès de qui la brave Pélagie a formulé des plaintes aussi amères. Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas auprès de moi. Comment la pauvre Pélagie peut-elle dire qu’elle devait passer avant l’Académie dans l’esprit de son maître, elle qui sait que cette constitution d’une Académie a été l’idée de toute la vie de Goncourt, qu’il s’est privé de tout pour parvenir à réaliser son rêve, qu’à chaque heure, à chaque seconde il y pensait ? Car c’est ce qu’il y a de plus touchant, cette persistance de Goncourt. Il ne pouvait spéculer à la Bourse pour augmenter sa fortune, alors avec une patience admirable il s’est mis à collectionner des œuvres d’art, sachant que le temps en augmenterait la valeur. Quant à la fille de Pélagie, que Goncourt n’aimait pas d’ailleurs, il est probable que le notaire lui a simplement donné quelque chose, sans consulter les exécuteurs testamentaires, pour l’indemniser de la garde des scellés. Reste la maison. Il est supposable qu’elle sera mise en vente, dans quelques mois, avec les collections ; mais nous voudrions bien trouver une combinaison qui nous permît de la garder, en souvenir de Goncourt, d’en faire la maison de l’Académie, mais trouverons-nous cette combinaison ? Quand Daudet eut terminé ces explications très précises, je lui demandai s’il pouvait me donner quelques indications sur la façon dont l’académie compléterait le nombre de ses membres. — Je ne puis comprendre, me répond-il, pourquoi Goncourt a laissé deux noms en blanc. Il s’était fâché avec Céard, qu’il aimait de tout son cœur, qui était incontestablement le fils de son intelligence, et qui le vénérait comme son maître. Cette fâcherie n’avait aucune base sérieuse. J’avais tout fait pour les raccommoder, et j’y serais parvenu, si Goncourt avait vécu davantage. Alors, sans doute, le nom de Céard eût été remis sur la liste. Je ne sais pas non plus pourquoi il a rayé le nom de mon fils, qu’il m’avait donné comme coadjuteur. La vérité, je crois, était que Goncourt avait une sorte de superstition, il s’imaginait qu’il mourrait quand la liste serait complète. Quoi qu’il en soit, le premier nom que je proposerai sera celui de Céard. C’est un fier et noble esprit, qui a eu une attitude pleine de dignité à la mort de Goncourt. C’est aussi le plus fidèle disciple du maître, et un de ceux qu’il aima le mieux. Céard ! Mais il est si imprégné de Goncourt, que par moments je me demandais s’il n’était pas un des personnages de Renée Mauperin ! — Alors, demandai-je, bien finie maintenant l’Académie, l’autre, celle qui est en face le pont des Arts ? Il n’a tenu qu’à vous cependant, l’an dernier, d’y être reçu, toutes portes ouvertes ! — Sans doute, mais c’est bien fini, comme vous le dites. D’ailleurs, vous savez bien que je suis incapable d’une palinodie, et mon devoir est de me consacrer à l’œuvre si belle que m’a confiée mon vieil ami. GANTEAIRE LES DÉBUTS DE MAUPASSANT Chez M. Alphonse Daudet Guy de Maupassant, dont on verra, sous peu le buste, au parc Monceau, n’a pas débuté dans la carrière littéraire par Boule-de-Suif. S’il faut en croire un de nos confrères, le début de l’écrivain aurait été un conte ayant pour titre : En Canot, et qui parut, en 1876, dans le Bulletin français. Notre confrère ajoutait que le début de Maupassant s’était fait sous les auspices d’Alphonse Daudet. Il nous a semblé que les souvenirs d’un tel début, racontés par Alphonse Daudet, ne manqueraient pas d’intérêt. Et nous avons couru chez le maître. — J’ai connu Guy de Maupassant, nous dit-il, chez Flaubert. Il y allait souvent et je me souviens qu’il y disait des vers d’un naturalisme outré, dont se divertissait beaucoup Flaubert. Un jour, il vint me voir chez moi, rue Pavée au Marais, et me remit un manuscrit. C’était le conte que Le Gaulois a publié. Je le lus ce conte et, s’il faut dire franchement ma pensée, je le trouvai très médiocre (Maupassant le retoucha plus tard). Je le fis passer quand même au Bulletin français, voulant surtout être agréable à Flaubert, qui aimait beaucoup Guy de Maupassant. Mais du diable si je me fusse douté qu’il y avait en celui-ci l’étoffe d’un grand écrivain ! Il a fallu l’apparition de Boule-de-Suif pour me dessiller les yeux. On se trompe, parfois. Dans la vie, on rencontre assez souvent des êtres de cette sorte, des êtres qui se développent un peu tardivement. Il en est d’autres dont le développement est, au contraire, très précoce, mais qui s’arrête tout d’un coup. Que de mystères dans la nature ! Plus je vais et plus j’en vois de ces hommes qui, après avoir donné de magnifiques espérances, après avoir eu un départ extraordinaire, après avoir été des enfants prodiges, s’arrêtent soudain, vieillissent, mais ne mûrissent pas. Et rien n’est plus triste, selon moi, que ces ratages, dont on ne s’explique pas les causes... Celui auquel nous devons ces nouvelles et ces contes, qui sont de petits chefs-d’œuvre, m’avait paru, vous ai-je dit, un médiocre écrivain. Si je regrette d’avoir mal jugé, je me félicite d’avoir pu donner à Guy de Maupassant la joie de lire, pour la première fois, sa prose imprimée, cette prose qui, depuis, lui a valu de nombreux admirateurs, au nombre desquels il faut me compter. Ainsi nous parla hier Alphonse Daudet, tandis que, dans la cheminée, pétillait un bon feu. GABRIEL SÉGUY EDMOND DE GONCOURT MORT DE L’AUTEUR DE LA « FILLE ÉLISA » Hommage au grand écrivain Le dernier banquet de la littérature Gentilhomme de lettres Deux fois chef d’école Une œuvre considérable Comme il le faisait chaque année, M. Edmond de Goncourt était venu se reposer à Champrosay, dans la villa de M. Alphonse Daudet. Retenu à Paris par des réparations importantes qu’on fait à sa maison d’Auteuil, il s’était rendu chez M. Daudet plus tard que d’habitude. C’est samedi qu’il venait s’installer chez son ami. Il paraissait être en très bonne santé, très agile encore, malgré ses soixante-quatorze ans. Dimanche, il se plaignit faiblement de malaises du côté du foie. Personne n’y attacha d’importance, M. Ed. de Goncourt souffrant assez fréquemment du foie. Le dimanche et le lundi, le malaise continua. Mardi matin, l’auteur de Manette Salomon voulut prendre un bain dont il espérait quelque soulagement pour son mal. Il resta longtemps dans l’eau et ne quitta sa baignoire que sur les instances de M. Daudet. Il se proposait de rester dans le cabinet de travail de son ami ; mais celui-ci obtint qu’il allât se coucher. Quand il eut gagné sa chambre, au premier étage de la villa, M. Daudet monta le voir. Il le trouva frissonnant et se plaignant du froid. — Je vais dormir, dit-il, et ne déjeunerai pas avec vous. Venez me réveiller vers deux heures. À une heure et demie, Mme A. Daudet monta voir le malade et fut frappée du changement qui s’était opéré en lui. Immédiatement, on télégraphia au docteur Barrier, de l’hôpital Tenon, qui arriva aussitôt. Congestion pulmonaire Il constata la gravité de l’état de M. de Goncourt, diagnostiqua une congestion pulmonaire et prescrivit un traitement énergique destiné à provoquer une réaction. Le docteur craignait des complications, notamment une congestion cérébrale. Grâce à la promptitude de cette médication, la réaction attendue se dessina. Quand le docteur Barrier quitta Champrosay par le dernier train, il laissa à M. Daudet quelque espoir sur le rétablissement du malade. Malgré tout, le docteur Faure, de Draveil, resta à la villa pour passer la nuit au chevet de M. de Goncourt. À minuit et demi, on fit prévenir la famille Daudet de l’aggravation de la maladie. M. et Mme Daudet s’installèrent dans la chambre de leur ami. Celui-ci suffoquait, avait à peine sa connaissance. Quelques instants après commençait l’agonie, et, à une heure et demie M. de Goncourt expirait sans s’être vu mourir. — Ce n’est rien, avait-il dit dans l’après-midi à Mme Daudet. C’est une crise de foie qui me prend. J’en ai l’habitude et je serai vite guéri. Jeudi, je serai debout et pourrai être avec vos amis. En effet, il devait y avoir, hier, comme tous les jeudis, réception à la villa de Champrosay. M. Alphonse Daudet prévint ses amis du malheur qui venait d’arriver et télégraphia à M. Lefebvre de Béhaine, ancien ambassadeur de France au Vatican, pour lui annoncer le décès de son cousin. Bientôt, la nouvelle se répandit à Paris et les télégrammes commencèrent à arriver à Champrosay. M. Lefebvre de Béhaine, qui se trouve au bord de la mer, annonce son arrivée pour aujourd’hui afin de régler les obsèques, de concert avec les amis de M. de Goncourt. Un des premiers télégrammes émane de la princesse Mathilde, demandant des détails sur la douloureuse nouvelle. Plusieurs amis intimes sont venus dans l’après-midi à Champrosay. M. de Goncourt est resté dans la chambre qu’il occupait, au premier étage de la villa. Sa physionomie est calme et reposée. Pieusement, Mme Daudet a orné le lit de fleurs qu’aimait le défunt. La déclaration du décès a été faite à la mairie de Draveil, dont dépend Champrosay. C’est M. le docteur Faure qui s’est chargé de cette formalité. Aujourd’hui, à trois heures, aura lieu la mise en bière. À six heures, le corps sera transporté à Paris dans un fourgon des pompes funèbres. Le curé de la chapelle de Champrosay accompagnera le corps jusqu’à Paris. On l’exposera dans le salon du rez-de-chaussée de l’hôtel du boulevard Montmorency, jusqu’au jour des obsèques. C’est M. Frantz Jourdain, architecte et ami de M. de Goncourt, qui est chargé, en attendant l’arrivée de M. de Béhaine, de régler ces détails. Avant de fixer la date des funérailles et d’en arrêter le cérémonial, on désire connaître les dispositions testamentaires de M. de Goncourt. On ignore s’il a exprimé quelque vœu relativement à son enterrement. De toute façon, il sera inhumé au cimetière Montmartre, dans le caveau qu’il a fait construire et où repose déjà son frère Jules de Goncourt, mort, on le sait, en 1869. Le testament M. A. Daudet, que nous avons vu, à Champrosay, nous a dit qu’il y a quatre ans, M. Edmond de Goncourt lui avait communiqué le texte de son testament : — D’après ce document, a-t-il ajouté, Edmond m’instituerait son exécuteur testamentaire. Mais depuis cette date, il ne m’a plus parlé de rien et j’ignore s’il n’a rien changé à ses dispositions. Néanmoins, je crois que sa fortune ira à la fondation qu’il a toujours rêvée et dont les détails avaient été arrêtés de concert avec son frère, Jules. Elle servira à la fondation de l’Académie de Goncourt, dont tout le monde a entendu parler. En raison de la méchanceté des gens, j’avais demandé, à mon éminent ami de faire connaître ses résolutions, afin d’éviter toute fausse interprétation des soins affectueux dont je l’entourais. À aucun prix, je ne voulais laisser à la médisance la possibilité de dire que je cultivais l’héritage du « vieux parrain ». Accédant à mon désir, M. de Goncourt fit connaître l’organisation de son Académie. J’avais encore émis l’avis que le titre de cette réunion fût changé. Je le trouvais un peu emphatique et il me semblait qu’il avait un peu l’allure d’une concurrence superflue à l’autre compagnie. Sur ce point, il fut inflexible et je n’insistai pas. Vous connaissez les grandes lignes de cette association. Elle se composera d’une dizaine d’écrivains qui recevront une rente de tant et formeront un aréopage chargé de décerner tous les ans un prix de 6000 francs à l’auteur du meilleur roman paru dans l’année et dont les ressources ne seraient pas suffisantes pour continuer ses travaux littéraires. Mais, je vous le répète, j’ignore si M. de Goncourt a changé ses dispositions depuis quatre ans. Cependant, j’ai lieu d’en douter, car cela avait été arrêté de concert avec Jules de Goncourt, et vous savez quel culte respectueux Edmond professait pour la mémoire de son frère prédécédé. Avant peu nous serons fixés, car M. Lefebvre de Béhaine, représentant direct de la famille, va se mettre en rapport avec le notaire de notre cher défunt. Dans l’après-midi d’hier, M. Frantz Jourdain s’est rendu boulevard de Montmorency, 67, à Auteuil, pour prévenir du décès de son maître la vieille servante de M. de Goncourt, qui était à son service depuis plus de vingt ans. Il est très probable que les obsèques auront lieu dimanche. NON SIGNÉ L’ACTUALITÉ La vache enragée et ceux qui en ont mangé M. Alphonse Daudet Amer retour vers le passé M. Émile Zola trouve que tout est pour le mieux Lettres de MM. Jean Baffier, Victorin Joncières et Théodore Dubois Tandis que se déroulera, jeudi prochain, à travers les rues et les boulevards du joyeux Montmartre, le cortège symbolique de la vache enragée, combien d’artistes et d’écrivains, aujourd’hui arrivés, pourront se découvrir au passage et saluer, comme dans l’anecdote bien connue de Pirot et du jeune poète, « une vieille connaissance ». — Que pensez-vous de cette dure compagne de jadis ? avons-nous demandé à quelques-uns. Faut-il la maudire ? Son influence n’est-elle pas quelquefois bienfaisante ? M. Alphonse Daudet Et le premier interpellé, le maître conteur Alphonse Daudet, de s’écrier : — Ah ! je la connais cette vache enragée. Nous avons vécu longtemps ensemble — trop longtemps à ma guise. C’est un cliché un peu usé que de prétendre qu’elle galvanise certains tempéraments un peu enclins à l’oisiveté. Moi, je n’en crois rien. Elle est surtout cruelle et je ne vois pas du tout le bien qu’elle a jamais pu faire. La vache enragée, à vingt ans, avec de la gaîté et de joyeux compagnons — et c’est de cette façon que beaucoup la comprennent — n’est peut-être pas très rude à supporter. Mais quand on vit dans la solitude, face à face avec son œuvre, quand les entrailles crient et que, par fierté, on n’ose se découvrir à celui qui pourrait vous venir en aide — c’est terrible. J’ai passé par là, moi, et je suis heureux que mon fils n’ait pas suivi les mêmes traces. Je ne crois pas du tout, voyez-vous, aux prétendus bienfaits de la vache enragée. Ne peut-on pas avoir du talent parce l’on dîne tous les jours ? Goncourt, Flaubert, et combien d’autres, sont entrés dans la vie par un chemin tout fleuri. Cela ne les a pas empêchés de faire des chefs-d’œuvre... Le maître s’arrête. Sa pensée semble remonter la pente des souvenirs. Il reprend : — J’ai eu pour ma part des heures d’amer désespoir. Pour comble d’infortune, je n’avais même pas un morceau de vache enragée à me mettre sous la dent. Est-ce loin tout cela ! Mais quelle que soit mon opinion sur la vache enragée, j’approuve l’initiative de Willette. Son idée est très amusante. Ce Willette, si talentueux, on devrait bien le décorer. Notre conversation avec M. Alphonse Daudet s’arrête sur ce souhait que tous ratifieront. M. Émile Zola — J’en ai mangé de la vache enragée, beaucoup, et je n’ai pas gardé un mauvais souvenir de ce temps-là, dit M. Émile Zola, dont les menus sont un peu plus succulents. Elle a du bon pour le débutant, elle lui apprend ce qu’il en coûte de gagner un morceau de pain, elle le mêle à la vie des humbles et des déshérités. Je me prends quelquefois à regretter l’époque où mon repas se posait à l’état de problème insoluble. Quand je vois, dans certains coins de Paris une jolie chambre de garçon, avec le soleil matinal qui dore les fenêtres, eh bien, je me surprends à dire : « Mon Dieu ! que tu serais heureux-là. » Je quitterais volontiers tout ce qui m’entoure — et M. Zola enveloppe dans le geste de ses deux bras tout le décor somptueux de son salon — oui je le quitterais pour recommencer ma vie. Et pourtant elle fut dure à certaines heures. Je n’avais pas d’amis pour soutenir mon courage. Je suis peu liant. Je crois bien que je ne tutoie personne ; si, cependant, des amis de collège que l’ai laissés, là-bas, en province. Je vous avouerai, néanmoins, que la vache enragée ne doit avoir qu’un temps. Lorsqu’on est jeune, sans charges de famille, et que pour marcher à la conquête de Paris, on a, au cœur, un brasier d’espoir, cela va bien. Il n’en est pas de même plus tard : la vache enragée change de nom ; je ne sais pas comment cela s’appelle, mais certainement ce n’est plus drôle. Et, tout en souriant, M. Zola ajoute : — Au fond, si je n’ai pas gardé une dent contre la vache enragée, c’est peut-être à mon caractère qu’il faut l’attribuer : je ne suis pas rancunier. J’oublie facilement les heures mauvaises comme les injures. L’orage passé, je me secoue et il ne me reste plus rien. Comme on le voit, les avis diffèrent. Aux lecteurs de conclure et de choisir — s’ils le peuvent — entre la vache enragée et le bœuf gras. NON SIGNÉ LA MORT DE M. EDMOND DE GONCOURT Les derniers moments Une dépêche de M. Alphonse Daudet nous apprenait hier la mort d’Edmond de Goncourt en ces termes : Draveil, 16 juillet, 9 heures, matin. Edmond de Goncourt mort subitement cette nuit Champrosay, congestion pulmonaire. Alphonse Daudet. Nous nous sommes rendu aussitôt à Champrosay, et à deux heures nous étions auprès de M. Alphonse Daudet. Nous arrivons en même temps que M. Gustave Geffroy qui était parmi les plus intimes amis du défunt. — Montez dans sa chambre, nous dit Alphonse Daudet, pendant qu’il en est temps encore : vous verrez comme il est beau ! Edmond de Goncourt repose sur un lit que la piété filiale de Mme A. Daudet a semé de roses, les fleurs préférées de l’écrivain. Mme Daudet veille au pied de son lit, ainsi qu’une religieuse qui dit son chapelet. Le vieux maître semble dormir. Il est vraiment fort beau, et c’est bien lui que nous avons vu tout récemment encore, ironique et tendre malgré tout, dans son grenier d’Auteuil. Gustave Geffroy pleure les meilleures larmes de ses yeux sur l’ami, le vieil ami que voici. Et lorsque nous redescendons il embrasse A. Daudet comme là-haut il avait embrassé Goncourt, avec la chaude effusion d’un cœur qui se donne tout entier. Bientôt deux autres amis d’Edmond de Goncourt arrivent : M. Frantz Jourdain et M. Pierre de Nolhac, conservateur du palais de Versailles. M. Alphonse Daudet ouvre une dépêche : c’est la princesse Mathilde qui ne peut pas croire à l’horrible nouvelle et qui demande des détails. Edmond de Goncourt avait été tout particulièrement affecté des attaques que le dernier volume de son Journal lui valut, ces temps derniers. Il avait même été menacé d’un procès en diffamation, et son éditeur, M. Fasquelle, dut retirer de la circulation tout ce qui était sorti de la première édition. Celle-ci fut rectifiée sur un point, et le livre est de nouveau en vente. Mais Goncourt a beaucoup souffert des polémiques provoquées par ce volume, et lorsque, il y a quelques jours, il vint s’installer à Champrosay, il s’en ouvrit à ses amis. M. et Mme A. Daudet voulaient le distraire en invitant beaucoup de monde. Il refusa. — J’aime mieux, dit-il, être avec vous seuls que j’aime... Il arriva samedi à Champrosay, très bien portant du reste. Si bien que Mme Alphonse Daudet se rendit, avec son fils Lucien Daudet, à Douai, lundi, pour assister à l’inauguration du monument de Marceline Desbordes-Valmore. — Ce n’est qu’hier, nous disait M. A. Daudet qu’il s’est senti souffrant. Il avait pris un bain vers onze heures et, en sortant du bain, j’ai remarqué qu’il employait dans la conversation tel mot pour tel autre. Comment, lui dis-je, vous me dites Fasquelle pour bouteille. Il me regarda, se mit à rire et répondit : — Ah ! oui. Puis il remonta se coucher, tout frissonnant, en me priant de venir le voir à deux heures. Je le trouvai fiévreux, mais je ne me doutais pas qu’il était très dangereusement malade. Néanmoins, nous avons télégraphié à ce moment au docteur Barrier, un élève très distingué de Potain, et avec le docteur Fort, de Draveil, il lui donnait ses meilleurs soins le soir même. Hélas ! tout devait être inutile. Notre ami avait un poumon attaqué. La terrible maladie de foie suivait rapidement sa marche. Goncourt entrait en agonie vers minuit. Il était mort à une heure et demie du matin, presque sans souffrances d’une congestion pulmonaire. Souvent je l’avais entendu désirer une mort aussi rapide... Le curé de Draveil s’est rendu à Champrosay dès qu’il a connu la triste nouvelle. Il est resté quelque temps en prière auprès du lit d’Edmond de Goncourt. M. A. Daudet lui ayant dit que son illustre ami n’était pas un croyant mais qu’il avait gardé tout son respect pour la religion de sa mère, le vénéré ecclésiastique répondit : — La miséricorde de Dieu est infinie. D’ailleurs, le curé de Draveil a demandé à accompagner à Paris le corps du défunt, ce que M. Alphonse Daudet a accordé bien volontiers. — Que voulez-vous, nous disait M. Daudet nous avons beau ne pas être des croyants, nous ne pouvons pas oublier que notre mère mourut chrétiennement... Ajoutons, à propos des obsèques, que Pélagie, la servante d’Edmond de Goncourt, se rappelle que, en revenant des funérailles — très solennelles — de Nittis, son maître lui avait dit : Voilà un enterrement comme j’en désirerais un pour moi. HENRY LAPAUZE La Mort d’Edmond de Goncourt Notes intimes Dans un lit semé de fleurs pâles qui lui font comme un cadre de pureté, un grand corps repose rigide dans sa redingote noire, les mains jointes ornées de bagues, la tête puissante, solide, blanche par les cheveux, blanche par la forte moustache, blanche de la chaude et sereine blancheur des cadavres : c’est Edmond de Goncourt. Edmond de Goncourt, colosse indomptable il y a quelques heures, en un instant abattu et détruit par la plus détestable et la plus imprévue catastrophe. Depuis samedi, il était à Champrosay, parmi les arbres et les fleurs, que tant il aima, dans la riante et rouge maison de son vieil et inséparable ami Alphonse Daudet, confident de ses rêves, de ses ambitions, de ses passions d’art, avec qui, chaque année, il passait ainsi quelques semaines dans le repos fécond, et c’est là, au milieu de ces fleurs et de ces arbres, sous l’abri de cette chaude amitié, qu’il est venu mourir. Et cette sèche préface de deux lignes qu’il écrivait, il y a quatre mois à peine, en tête du dernier volume de son Journal : Le neuvième volume du Journal des Goncourt est le dernier volume que je publierai de mon vivant, il ne pouvait pas deviner que, ces mots rapides, la mort viendrait si tôt les rendre si douloureusement prophétiques ! Dimanche, il commença de souffrir de sa maladie de foie, qui, depuis tant d’années, lui donnait assaut, et dont on peut suivre les progrès à chaque page de son journal. Il ne s’en inquiétait pas : le mal lui avait fait un corps docile. Cependant, lui qui, à Champrosay comme partout où il vivait, donnait le meilleur de son temps au travail, à côté de son « cher Daudet », il ne travaillait plus. Il allait, à grandes enjambées, à travers le jardin parfumé, et il songeait. Daudet, tenu à sa table par des travaux pressants, s’en excusait auprès de lui ; il avait un remords de laisser seul son ami désœuvré, et il lui avait dit : — Eh bien, je vous consacrerai toute ma journée de mardi. Et, ce mardi-là, il y a trois jours, ils l’avaient passé tout entier ensemble, Goncourt rapetissant son pas pour ne pas fatiguer Daudet, qui s’appuyait sur son bras dans les allées du jardin. La maladie, pourtant, ne désarmait pas. Mercredi matin, Goncourt se sentit plus souffrant. Il voulut prendre un bain. Déjà, l’an dernier, dans une crise pareille, il avait fallu que Mme Daudet luttât contre lui pour l’empêcher de se mettre au bain ; mais, cette fois, sa volonté fut plus forte que les affectueuses remontrances de ses amis, et il fallut céder. Tandis qu’il se baignait, Daudet vint frapper à la porte : — Êtes-vous mieux ? — Un peu faible, mon ami. Dites-moi donc quelle heure il est : je n’ai pas la force d’atteindre ma montre. Il voulait descendre à table, mais on le força de se recoucher. Alors il se sentit tout à fait mal. Il avait pris froid : il eut un commencement de congestion pulmonaire. Ses amis, inquiets, mandèrent par télégraphe son médecin, le docteur Barrier, qui arriva après déjeuner, presque en même temps qu’un de ses confrères de Draveil. Mais, dès ce moment, tout était dit. La congestion pulmonaire se déclara, il fut impossible de l’enrayer, et la faiblesse s’accrut d’heure en heure. À six heures, le corps robuste de Goncourt était terrassé : souffle par souffle, toute la force de ce géant s’était échappée, il s’éteignait sans bruit, sans révolte, et la vie demeurée en lui s’exprimait par des murmures plaintifs où il nommait ses amis. À minuit, on appela Daudet. Il monta au second étage dans la claire chambre où gémissait son ami. Goncourt avait perdu connaissance. Le docteur Barrier lui dit : — Savez-vous où vous êtes ? Il sourit sans répondre. Il ne pouvait plus parler. Et l’agonie commença. — Ce fut, nous dit Alphonse Daudet, un râle d’abord continu, puis saccadé, puis très lent, qui se termina en spirale plaintive. Puis il se tut : c’était fini. Autour de son lit, M. et Mme Alphonse Daudet, leur plus jeune fils Lucien et le docteur. ALPHONSE DAUDET Dans son sévère cabinet de travail du rez-de-chaussée, assis à sa large table, M. Alphonse Daudet penche tristement la tête, les yeux vagues perdus dans le lointain des arbres, par la fenêtre ouverte. — Une catastrophe si soudaine, si effroyable nous dit-il. C’est l’irrévocable, il faut s’incliner, il faut dire : — C’est fini. Et pourtant je ne puis pas le croire. En six jours, je perds mes deux meilleurs amis !... Lui, avant-hier, il était là, nous causions ; jamais il n’avait été si gai, si plein de trouvailles, d’imprévu, d’anecdotes ; nous parlions du dernier livre qu’il ait lu, un bouquin russe sur l’incendie de Moscou, que je lui avais prêté... et maintenant, il est là-haut, et tout est fini !... Je suis suffoqué, abattu, je n’ai plus la force de me souvenir... Vingt-quatre ans d’amitié fraternelle comme la nôtre, brisés d’un coup ! Et, comme je fais discrètement allusion aux méchants bruits de leur brouille répandus il y a quelques semaines : — La réponse, la voilà : il est mort chez moi. Il a beaucoup souffert de tous ces potins, exagérément sensible, comme il l’était, à la critique et au blâme. Nous en avons ri ensemble, c’est au moins ce qu’ils nous ont rapporté de bon ; mais, au fond, il en gardait de l’amertume et de l’aigreur. Ce qui est vrai, c’est que nous nous sommes tendrement aimés, c’est que, depuis vingt-quatre ans, nos vies se sont mêlées et confondues, c’est que nous avons été l’un pour l’autre les confidents de nos mutuelles pensées. Alphonse Daudet s’arrête, repris par sa triste rêverie. Et, comme s’il se parlait à lui-même, il ajoute : — Ce, soir, nous avions invité des amis à dîner. Nous devions être une trentaine à table. À cet instant-ci, la maison aurait été pleine de joie. Goncourt s’en faisait une fête. Il me disait : — Demain, je veux être levé. Il avait dit à ma femme : — Il faut me faire une compote de pêches, j’y compte, vous savez ! Il aimait tant les pêches ! Nous en faisait-il des affaires, tous les ans, avec ses pêches !... Et voilà, aujourd’hui, nous le veillons ! L’ACADÉMIE Je prononce le nom de la célèbre « Académie des Goncourt ». On sait que M. de Goncourt énonça maintes fois le projet de fonder après sa mort une académie qui porterait son nom. La fortune qu’il laisse, les admirables collections d’art qui occupent cette petite maison d’Auteuil, qu’il appelait son « grenier », où il a réuni des meubles, des objets d’art, des toiles, des dessins, des gouaches du XVIIIe siècle, des étoffes, des soies, des gravures, des kakémonos du Japon, et qui en font un musée d’une inappréciable valeur, tout cela doit constituer le capital dont le revenu assurera l’existence de l’Académie. Une Académie inconnue encore, où s’accomplira ce miracle, que l’on n’y rencontrera que des hommes de lettres — une Académie qui ne consacrera pas quarante immortels, mais une dizaine seulement. Chacun d’eux recevra une rente annuelle de dix mille francs, et, tous les ans, ils décerneront un prix à un écrivain qui ne soit pas des leurs. Unique condition pour y entrer : ne pas faire partie de l’autre, celle du Pont des Arts. Les noms des dix premiers membres sont inscrits dans le testament de Goncourt : l’Académie se recrutera ensuite elle-même au fur et à mesure des extinctions. La liste primitivement arrêtée s’est modifiée. Flaubert, Maupassant, Loti, Coppée devaient en être ; mais les uns ont passé le pont des Arts, les autres sont morts. — J’ignore, nous dit M. Alphonse Daudet, les noms qui demeurent désignés par Goncourt. Lui-même, du reste, n’en parlait jamais. Des confidences sur un tel sujet eussent été trop gênantes pour les familiers du « grenier ». Nous saurons tout cela à l’ouverture de son testament, déposé à Paris chez un notaire. Il en avait fait un il y a quatre ans qu’il m’a lu. C’est ce jour-là que nous avons connu l’emploi qu’il comptait faire de sa fortune, et il m’a soulagé d’un grand poids. Les mauvaises langues ne manquaient pas pour insinuer que j’étais son légataire universel, et mon amitié en était gênée. Dieu merci ! On sait maintenant ce que deviendront ses collections ! Je ne puis rien vous dire non plus du Journal définitif des Goncourt, qui ne doit être publié qu’après la mort d’Edmond. Il s’ouvrait peu de ces projets littéraires. Mais nous saurons tout bientôt. On peut citer toutefois parmi les dix écrivains marqués pour l’Académie, outre M. Alphonse Daudet, MM. Huysmans, Gustave Geffroy, Jean Lorrain. D’œuvres inédites, Edmond de Goncourt n’en laisse pas, sinon une pièce, La Faustin, achevée depuis plus de deux ans, et qui avait tenté l’intelligente initiative de MM. Ginisty et Antoine, et des fragments d’un roman ébauché sur la Camargo. C’est tout. LES VISITES. LES OBSÈQUES Peu de personnes sont allées hier à Champrosay. Deux visiteurs seulement, MM. Frantz Jourdain et Pierre de Nolhac, amis fidèles de Goncourt et de Daudet. En revanche, un grand nombre de télégrammes y sont arrivés ; je cite au hasard ceux de la princesse Mathilde et de MM. É. Zola, Mirbeau, Masson, Charpentier. Le corps sera transporté aujourd’hui au grenier d’Auteuil, et l’enterrement aura lieu demain sans doute — car rien n’est encore fixé — au cimetière Montmartre, où la même pierre couvrira le sommeil d’Edmond et de Jules de Goncourt, unis dans la mort comme ils le furent dans la vie. LA CARRIÈRE DES GONCOURT Ce n’est pas en ces brèves notes que je puis songer à retracer la carrière littéraire des Goncourt, appréciée comme il convient en tête de ce journal. Edmond était né à Nancy le 26 mai 1822 ; son grand-père était député du Tiers à l’Assemblée nationale, et il sortait d’une vieille famille lorraine alliée à celle de M. Lefebvre de Béhaine, hier ambassadeur de France à Rome. On sait trop l’étroite intimité des deux frères pour que je m’y appesantisse. Ce détail, que nous citait M. Alphonse Daudet, en dira assez : — Leur vie à tous deux était liée au point que, plus de quinze ans après la mort de son aîné, Edmond croyait encore vivre avec lui. Dans les rêves qu’il faisait la nuit, il ne se voyait jamais seul, mais toujours avec lui : il ne disait pas « je », mais « nous ». Et peu à peu, l’ombre avait disparu, sa propre personnalité s’était enfin dégagée, il rêvait des actes de sa vie propre. Mais, depuis cinq ou six mois, comme si l’autre venait le chercher, la vision évanouie était revenue, et de nouveau la dualité de leur vie se continuait en songe. Et leur amitié fut si fraternelle que, tandis qu’il agonisait, le dernier mot que lui dit M. Alphonse Daudet fut celui-ci : — Allons, mon pauvre ami, va le rejoindre. Leur commune carrière avait commencé, en 1851, par un roman intitulé En 18..., qui fut peu remarqué. Ils se donnèrent alors tout entiers au dix-huitième siècle, à l’étude duquel leurs travaux ont apporté une inoubliable contribution. Ils font paraître une Histoire de la Société française pendant la Révolution et sous le Directoire ; des Portraits intimes du dix-huitième siècle ; Sophie Arnould ; Histoire de Marie-Antoinette ; Les Maîtresses de Louis XV ; puis La Femme au dix-huitième siècle ; Les Actrices du dix-huitième siècle ; L’Art du dix-huitième siècle et L’Œuvre de Watteau. Ils avaient aussi publié : le Salon de 1852, les Mystères des théâtres, La Lorette, La Révolution dans les mœurs, Les Actrices, Une voiture de masques. En 1869, commence la série de leurs romans d’observation du temps présent, dont je citerai seulement les principaux : Charles Demailly, Sœur Philomène, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Manette Salomon, Madame Gervaisais. Après la mort de Jules de Goncourt, son frère, usant de notes recueillies en commun, publie : La Fille Élisa, Les Frères Zemganno, La Faustin, Chérie, Gavarni, Pages retrouvées, puis Henriette Maréchal, sifflée au Français, applaudie plus tard à l’Odéon. Et enfin voici le Journal des Goncourt, dont le neuvième volume paraissait en mars dernier (1892-1895) ; La Maison d’un artiste, Outamaro, et des pièces de théâtre : La Patrie en danger et À bas le progrès, au Théâtre-Libre ; Germinie Lacerteux, à l’Odéon ; et, cet hiver, Manette Salomon, au Vaudeville. Œuvre nombreuse, forte, digne de respect. — Ce fut, nous disait encore M. A. Daudet, un vrai littérateur, le plus vrai écrivain que je sache, passionné des lettres, qu’il aima toujours et par-dessus tout au monde. Et je crois bien que ce sont ces mots-là, ou de pareils, qu’il faudrait inscrire au fronton de son tombeau. GEORGES BÉHENNE LE TESTAMENT GONCOURT Chez M. Alphonse Daudet Nous trouvons le maître au travail. Il a rapporté de Champrosay une santé florissante et il en profite pour faire de la « copie ». — Une vieille manie d’auteur, nous dit-il en souriant, qui ne s’éteindra qu’avec moi. Dès les premiers mots, il interrompt : — Ah ! vous venez pour le fameux procès annoncé ce matin par Le Figaro ? Depuis un mois, je le pressentais. On m’avait écrit de divers côtés pour me prévenir que « quelque chose » se préparait. Aujourd’hui, l’attaque se dessine. Nous sommes prêts à y répondre. — Et connaissez-vous, mon cher maître, cette héritière de Marseille ? — Oui et non. C’est-à-dire que, quelques jours après les obsèques de mon cher ami regretté, je reçus une lettre, signée du nom de cette cousine, qui me mettait au courant de sa situation très précaire et sollicitait un secours. Naturellement, je répondis que je n’avais nulle qualité pour distraire quoi que ce fût, même à titre de secours, de la succession d’Edmond de Goncourt, et la chose en resta là. Cette dame est la veuve d’un employé de commerce de Marseille, ainsi que l’a dit Le Figaro, du nom d’Adam, et elle est, en effet, cousine germaine des Goncourt. Voilà tout ce que je sais sur ses attaches de famille. Quant à ses droits sur la succession, nous verrons ! Ce qui est certain, si l’on plaide le côté moral du procès, c’est qu’Edmond de Goncourt n’avait jamais entendu parler de cette cousine. Cette phrase de son testament le prouve : considérant que je laisse les parents qui me sont affectionnés et chers dans un état de fortune tel qu’ils n’ont pas besoin de mon bien après ma mort.... On peut donc dire que la revendication tardive de Mme Rose Guérin, veuve Adam, est une véritable révélation, une révélation bien faite pour surprendre les dépositaires de la pensée intime du cher disparu, et qui n’aurait pas manqué de surprendre Edmond de Goncourt lui-même. — Mais, que pensez-vous qu’il y ait réellement au fond de cette affaire ? M. Alphonse Daudet réfléchit une seconde ; puis, délibérément, comme quelqu’un qui a pris son parti de dire toute sa pensée : — Au fond voyez-vous — et ma conviction est entière à cet égard — cette malheureuse femme, car il n’y a aucun doute qu’elle soit malheureuse, voudrait une petite part, un morceau, si infime soit-il, qui assurât ses vieux jours, de la fortune, de la « grosse » fortune quoi qu’on en dise — car j’ai récemment vu l’expert qui m’a déclaré les estimations des collections faites jusqu’ici bien au-dessous de leur valeur — laissée par le grand et vaillant artiste que le hasard a fait son parent. Oui, c’est évidemment là son idée. Plus j’y réfléchis et plus j’y crois. Alors pourquoi tout ce bruit ? Pourquoi n’est-elle pas venue à Paris voir les mandataires d’Edmond de Goncourt, les entretenir de ses désirs en les mettant au courant de sa situation ? Cela valait bien le voyage ! Et nous aurions certainement, Léon Hennique et moi, écouté avec bienveillance ses doléances ; et nous aurions fait tout le possible, après avoir reconnu sa situation digne d’intérêt, pour qu’on détachât une parcelle suffisante de la succession en sa faveur. Au lieu de cela, sous la poussée de je ne sais quels conseils, c’est une grosse menace qui nous arrive ; celle d’un procès colossal, que les faibles ressources de la pauvre femme lui interdisent d’ailleurs d’entreprendre avec chance de succès, alors même qu’elle aurait le bon droit pour elle. Maintenant, ce procès est-il bien sérieux ? Je me le demande et j’en doute. En tout cas, vous pensez bien que les dernières volontés d’Edmond de Goncourt seront vigoureusement défendues. Et le maître conclut, avec une pointe de mélancolie, les yeux mouillés au souvenir de son cher mort : — Ah ! ces ennuis, je les prévoyais ! Il y a quelques années, j’avais dit à Edmond de Goncourt de fonder l’Académie de son vivant en nommant lui-même les dix titulaires. Il trouva mon idée excellente, mais il se sentait robuste — et il l’était en effet, car il est mort pour ainsi dire foudroyé, en pleine connaissance — et en remettait toujours au lendemain l’exécution. Pauvre Goncourt ! S’il avait su toutes les récriminations, toutes les mauvaises humeurs, toutes les colères qui éclateraient au lendemain même de sa mort !... Enfin, s’il faut lutter, on luttera. L’Académie Goncourt, c’est la continuation de l’œuvre du maître, son esprit, sa pensée survivant ; sa conception d’art si haute, si belle, perpétuée par des disciples dévoués ; c’est son vœu le plus cher, enfin, celui auquel il aurait sacrifié davantage encore s’il avait pu : nous la défendrons de toutes nos forces. Au moment où nous quittons M. Alphonse Daudet, on apporte une lettre. Il nous rappelle d’un geste amical : — Tenez, nous dit-il, voilà les ennuis qui commencent avec ce maudit procès en herbe. Cette lettre — qui porte cette suscription originale : À messieurs Alphonse Daudet et Léon Hennique, chez feu M. Edmond de Goncourt, à Paris — cette lettre est écrite par un habitant de Marseille qui m’offre de me donner des renseignements sur la dame Guérin, veuve Adam, et sur ses projets. Je vais l’envoyer à Hennique. Et, nous tendant la main, M. Alphonse Daudet ajoute, hochant sa belle tête aux longs cheveux mêlés de fils d’argent : — Tout cela est bien triste. Mais, encore une fois, Edmond de Goncourt nous a confié la garde d’un dépôt précieux, et en bons gardiens, nous ferons notre devoir, tout notre devoir ! La poignée de main énergique qui accompagne ces derniers mots dénote une résolution bien arrêtée : ce sera la lutte à outrance. Que Mme Rose Guérin, veuve Adam, se le dise ! DANIEL CLOUTIER MORT D’EDMOND DE GONCOURT À Champrosay Edmond de Goncourt est mort, hier jeudi, à une heure du matin. Rien ne permettait de prévoir une fin si proche. Le robuste vieillard dont j’admirais encore, il y a quinze jours, au banquet Fasquelle, la taille droite et la physionomie éveillée, paraissait taillé pour vivre cent ans. Devant la belle verdeur que gardait toute sa personne et l’extraordinaire jeunesse de sa pensée lucide, nette, logique, intelligente, l’idée ne venait pas qu’il pût disparaître si vite, ni même qu’il fût très vieux. Sa parole, nerveuse et colorée, n’était pas d’un homme que l’âge a rendu las. Et il fallait regarder ses cheveux blancs si fins et si soyeux, les fils argentés de sa moustache et de sa barbiche pour le traiter en aîné, tant sa conversation faisait de l’interlocuteur un camarade. Non pas qu’il fût familier, ni expansif, mais il avait ce qui est indéfinissable presque, il avait ce ton particulier de bonne grâce, cette aisance d’attitude et de geste qui donne l’aisance aux autres, cet abandon tout aristocratique qui vous installe, vous met chez soi et vous charme. C’est par le télégramme suivant d’Alphonse Daudet que Le Journal a été informé de la triste nouvelle : Draveil, 16 juillet. Edmond de Goncourt est mort subitement cette nuit à Champrosay, d’une congestion pulmonaire. ALPHONSE DAUDET. Les premiers journaux du soir venaient de paraître, et l’un d’eux portait déjà ce titre : Mort d’Edmond de Goncourt, quand je pris dans l’après-midi le train qui permet, par Ris-Orangis, de gagner Champrosay. Dans le même compartiment que moi, un monsieur âgé tenait le journal donnant la nouvelle. Il dit à une dame qui l’accompagnait : — Goncourt est mort. — Tiens, dit la dame, j’ai lu, il n’y a pas longtemps, un article d’Alphonse Daudet qui l’éreintait fort. Et voilà comme se font les légendes. Un article parut, en effet, il n’y a pas longtemps, un peu dur pour Edmond de Goncourt. Cet article était d’Ernest Daudet et non pas d’Alphonse Daudet, qu’on a essayé à plusieurs reprises de représenter comme brouillé avec son vieil ami, bien qu’il n’ait jamais cessé de lui prodiguer les marques les plus vives de son affection. C’est en pensant ainsi que j’arrivai à Ris-Orangis. Le landau qui vient, chaque jeudi, attendre à tous les trains, les invités de Champrosay, se tenait fidèle au débarcadère. Seulement, aujourd’hui, il n’y avait pas d’invités. Il n’y avait que des journalistes, que le landau transporta à travers la campagne verte, par les routes bordées de peupliers, la grande rue de Champrosay, jusqu’à la propriété d’Alphonse Daudet. Une maison silencieuse. Un parc silencieux. Il a fait toute la journée un temps gris. La pluie ne tombe pas ; mais il n’y a pas de gaieté dans l’air, les oiseaux ne chantent pas, et la nature semble être triste, elle aussi, de la tristesse des êtres qui habitent là. Un domestique nous ouvre. Nous entrons dans le cabinet d’Alphonse Daudet, que nous trouvons en compagnie de Gustave Geffroy, un des fidèles d’Edmond de Goncourt, accouru un des premiers. Notre entrée n’interrompt aucune conversation. Les deux hommes ne se disent rien. Et Alphonse Daudet, qui tourne vers nous un visage grave et assombri, nous dit : — Mon fils Lucien va vous conduire dans la chambre mortuaire. Et nous gravissons des étages. Dans la chambre mortuaire, une robe passe discrètement dans une pièce voisine. C’est Mme Alphonse Daudet que notre arrivée dérange. Une religieuse est en prières au chevet du lit. Un linge est étendu sur le visage du mort. Lucien retire ce linge. Et alors, au milieu de fleurs pieusement disposées autour de lui sur le drap, Edmond de Goncourt nous apparaît. Il tient un chapelet entre ses mains réunies. Sa tête, sa belle tête toute blanche, est inclinée un peu sur le côté droit. Elle garde sa coloration et son expression, presque. Le nez aristocratique, l’extrême finesse des cheveux d’argent, la moustache un peu ébouriffée, et le front intelligent et la lèvre fine, tout cela prend un air de grande beauté. La mort, sans rien retirer du caractère fier de ce masque, y a joint comme une inappréciable splendeur. Dans cette parure blanche, de la chevelure si légère et si fragile, qu’il semble qu’un souffle doive la faire s’envoler, le visage a, dans son immobilité dernière, une douceur sereine et magnifique. Nous avons vu. Et nos yeux ne se sont emplis que de l’image du mort. Les détails de la chambre, la lumière qui clignote sur la table de nuit, la branche de buis dans un verre d’eau, sont des détails accessoires qui ne nous reviennent qu’ensuite, en bas, lorsque, dans le cabinet d’Alphonse Daudet, nous avons retrouvé le Maître et qu’un silence plane en attendant qu’il nous parle. Il nous parle. Le jour qui tombe donne à sa tête grave de Christ un charme triste. Par petites phrases, et sans souci de les relier entre elles, il nous dit qu’il ne sait pas, qu’il ne songe pas, qu’il ne parvient pas à ramasser sa pensée, qu’il est abasourdi, anéanti, que sa douleur trouble et stupéfaite est celle qu’il aurait si son vieil ami avait été assassiné. Cette mort sournoise, qui l’a pris tout d’un coup, a fait comme le meurtrier qui vous saute au cou, au coin d’une allée, quand vous étiez bien portant et tranquille. — Edmond de Goncourt, nous dit-il, était venu se reposer ici, comme il le fait chaque année. Il était arrivé samedi dernier, un peu inquiet à cause de son foie, dont il souffrait assez souvent. Il tenait à passer quelques semaines de tranquillité. Le dernier volume de son Journal n’avait pas été sans lui susciter quelques tracas, qu’il voulait oublier. Nous passâmes trois premières journées charmantes. Goncourt se montra le causeur alerte qu’il sait être quand il lui plaît. Il me raconta cette chose charmante : pendant les dix premières années qui suivirent la mort de son frère, chaque nuit Jules vint le visiter. À tous ses rêves, la personne de Jules était mêlée. Il continuait donc la nuit à vivre en quelque sorte en sa compagnie. Puis, un jour, cette présence illusoire cessa, et il fut seul, dans ses rêves comme dans la réalité. Or, en ces derniers temps, l’image de Jules revenait le visiter la nuit. Il la retrouvait en s’endormant, tout comme par le passé, fidèle toujours... Et Goncourt me disait cela avec émotion. Son frère ! Ce fut toute l’affection de sa vie. Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple d’un sentiment plus profond, plus tendre, plus durable que celui qui les unit toujours. Donc Goncourt se reposait ici, lorsque hier matin il se sentit souffrant. Ce n’était qu’une de ces crises de foie dont il avait l’habitude. Il voulut prendre un bain pour calmer son mal. Ce bain fut un peu trop chaud, et avant d’en sortir il se sentit très affaibli. Il appela Lucien et lui demanda de lui dire l’heure car il ne pouvait se hausser jusqu’à sa montre. Quand il fut rhabillé, il voulut faire sa promenade dans le parc. Je lui conseillai de prendre quelque repos et il m’écouta. Il paraissait si peu se douter de son état que nous parlâmes d’un grand dîner que je devais donner ce soir, un dîner d’une trentaine de personnes, et qu’il m’exprimait son désir d’y manger de la compote de pêches. Non, il ne se sentait pas mal et moi, qui suis d’ordinaire assez physionomiste, je ne distinguai rien dans sa figure, dans sa personne qui pût m’éclairer. Goncourt se reposa donc toute la journée. Nous avions télégraphié, par prudence, à son médecin de Paris, le docteur Barrier, qui arriva dans l’après-midi. Il constata les symptômes d’une congestion pulmonaire. Ma femme et mon fils restèrent près de lui, et comme à minuit j’avais regagné ma chambre, on vint me chercher : Goncourt râlait. J’arrivai près de lui, je lui parlai. Me reconnut-il ? Sait-on jamais, quand on est si près de la mort, quelle conscience on garde de ce qui vous entoure. Il râlait. Et c’était un râle affreux. Je me souviens que j’eus la pensée à ce moment qu’il n’en réchapperait pas et je lui dis de tout mon cœur brisé : « Va Edmond, va retrouver ton frère. » Une heure plus tard, il expirait. Et Alphonse Daudet, dans sa tristesse, eut une expression charmante, une expression douloureuse et ingénue, une expression d’enfant : — Quand je pense que nous devions, ce soir, être une trentaine à table, être gais, et que nous sommes en deuil ici. Ah ! méchant Goncourt ! Dans la journée, de nombreux télégrammes sont parvenus à Champrosay. Les premiers arrivés sont ceux de la princesse Mathilde, du comte Lefebvre de Béhaine, cousin d’Edmond de Goncourt, de Frédéric Masson, d’Octave Mirbeau, de Georges Charpentier, d’Émile Zola. Voici celui d’Émile Zola : Mon ami, on me télégraphie que Goncourt est mort subitement chez vous, et dans notre émotion douloureuse nous songeons à l’affreux coup que vous avez dû recevoir et nous vous envoyons toutes nos vives affections. Émile ZOLA. M. Léon Daudet, en villégiature à Guernesey chez M. Georges Hugo, rentre aujourd’hui, rappelé par une dépêche de son père. C’est ce matin qu’aura lieu la mise en bière du corps d’Edmond de Goncourt, qui sera ensuite transporté à Paris et déposé dans le petit hôtel d’Auteuil, 67, boulevard Montmorency. La date des obsèques n’est pas encore fixée. Le testament Le testament d’Edmond de Goncourt, qui est, selon toutes probabilités, déposé chez son notaire, ne sera ouvert qu’aujourd’hui ou demain. Les dispositions en sont depuis longtemps connues. On sait que le maître écrivain institue au lendemain de sa mort, une seconde Académie, l’Académie des Goncourt. Les noms seuls des membres de cette Académie ne sont pas encore connus. Edmond de Goncourt, selon ses goûts, ses préférences, ses sympathies, inscrivait un nom, puis le biffait, le remplaçait par un autre. C’est ainsi que Coppée, que Loti furent un instant de l’Académie et n’en sont plus aujourd’hui. Tout porte à croire qu’en outre d’Alphonse Daudet, Huysmans, Gustave Geffroy, Octave Mirbeau, Lucien Descaves, Jean Lorrain, Paul Alexis en feront partie. La fortune du défunt est divisée en autant de parts qu’il y a de membres de son Académie. Chacune de ses parts constitue une rente viagère pour son titulaire. C’est Alphonse Daudet qui a tenu il y a quelques années, à ce que ces dispositions testamentaires fussent portées à la connaissance du public. Le maître vivait dans une trop étroite intimité avec son vieil ami pour ne pas avoir à craindre qu’on reprochât à son amitié d’être intéressée. Un jour, il m’en parla : — Je sais, me dit-il, on est toujours enclin à accueillir plutôt le mal que le bien. On ne manquera pas de dire que si je suis l’ami de Goncourt, c’est que je guette son héritage. La vie qui nous est faite à l’un et à l’autre, à moi surtout, n’est donc possible que si Goncourt fait connaître ses intentions testamentaires. On me laissera libre ensuite de l’entourer de toute mon amitié. HENRI CLERGÉ Dernières nouvelles Mort de M. Edmond de Goncourt Une dépêche de M. Alphonse Daudet nous a annoncé, ce matin, en ces termes, la mort de M. Edmond de Goncourt : Draveil, 16 juillet, 9 h 55 matin. Edmond de Goncourt mort subitement cette nuit. Champrosay. Congestion pulmonaire. ALPHONSE DAUDET. Un de nos collaborateurs s’est rendu aussitôt à Champrosay où il a recueilli les renseignements suivants : Edmond de Goncourt est mort cette nuit, à deux heures, d’une congestion pulmonaire, dans la villa que possède à Champrosay son ami M. Alphonse Daudet et où il venait chaque été, depuis dix ans, passer quelques semaines. Edmond de Goncourt était arrivé, samedi dernier, à Champrosay, un peu souffrant de la maladie de foie dont il était atteint et qui lui occasionnait assez fréquemment des crises douloureuses. D’autre part, il était très affecté des reproches que lui attira dernièrement la publication de son Journal ; lorsque M. Alphonse Daudet lui proposa, pour le distraire un peu, d’inviter quelques amis : — Non, répondit-il, je veux me reposer et oublier au milieu de gens qui m’aiment et que j’aime bien. — Nous passâmes, nous dit M. Daudet, trois journées délicieuses et même Goncourt, si peu causeur d’ordinaire, se montra très expansif et nous raconta mille choses intéressantes, celle-ci entre autres que, pendant dix ans, après la mort de son frère, il continua à vivre avec lui en rêve chaque nuit ; puis, brusquement, l’illusion cessa et Edmond reconquit, en quelque sorte, sa personnalité. Et depuis quelques jours, l’image de Jules de Goncourt revenait hanter les nuits de notre cher défunt, reprendre sa part de cette étrange et double personnalité. Hier matin, Edmond de Goncourt se sentit plus souffrant et voulut prendre un bain pour calmer son mal. On finit par céder à sa volonté, mais il resta sans doute trop longtemps dans le bain, car vers onze heures il fut pris de frisson et dut se recoucher. On télégraphia aussitôt au docteur Barrier, qui arriva dans l’après-midi avec un médecin de Draveil. On constata les symptômes d’une congestion pulmonaire. L’état de M. de Goncourt s’aggrava d’heure en heure. À minuit, on n’avait plus d’espoir et le malade entrait en agonie. Il expira vers deux heures, presque sans souffrance, entre les bras de M. et de Mme Daudet. Le corps du défunt a été laissé dans la chambre qu’il occupait toujours à Champrosay. Mme Daudet a pieusement couvert le lit des fleurs que le défunt aimait. La date des obsèques n’est pas encore fixée. L’inhumation aura lieu à Paris. NON SIGNÉ Le Temps La mort d’Edmond de Goncourt La villa de Champrosay, où Edmond de Goncourt est mort hier matin, est la même qu’a décrite Alphonse Daudet dans ses livres. Le grand jardin qui l’entoure, et au milieu duquel elle semble perdue, fait de cette maison, si modeste d’apparence, vaste pourtant, un séjour délicieux de calme et de fraîcheur. Goncourt y passait chaque année quelques semaines qu’il employait en longues promenades, en causeries. Une grande fête devait y réunir avant-hier soir les amis de la famille Daudet, Edmond de Goncourt, quoique souffrant, se promettait d’y assister. — Je veux me lever, disait-il à Mme Daudet, et je désire aussi que vous nous fassiez pour demain de la compote de pêches... Car il aimait ce fruit plus que tous les autres, comme il aimait les roses avant toutes les fleurs. Aussi dans la chambre où repose le vieux maître, les traits détendus, apaisés, harmonisés, dans leur blancheur mate avec la mousse d’argent de la moustache ; avec l’ébouriffement léger de la chevelure, Mme Daudet a-t-elle partout mis des roses, mêlées à du feuillage et à des branches de sapin. Autour des doigts du mort, un chapelet s’enroule et près du lit où les intimes, prévenus par dépêche, se font d’instant en instant plus nombreux, une religieuse prie, agenouillée. À tous M. Alphonse Daudet redit ce qu’il nous disait hier des derniers moments d’Edmond de Goncourt. Il refait le récit de la terrible crise de mercredi et parle avec émotion des heures charmantes des jours précédents. Jamais Edmond de Goncourt ne se montra plus communicatif, plus désireux de confier à son ami les amertumes dont son cœur était plein. — Ces attaques, à propos de son Journal, nous dit M. Daudet, il ne les comprit jamais et elles l’affectaient au-delà de tout. Rude de visage et de parole, Goncourt était profondément bon, d’une loyauté à toute épreuve. Il ne crut jamais que le seul fait de raconter ce qu’il avait vu et entendu pouvait blesser qui que ce fût. — Mais puisque c’est vrai ! s’écriait-il lorsque quelques-uns réclamaient. Et il ne sortait pas de là. Mais jamais il n’eut le désir de chagriner personne. Il aimait la vérité et la disait, voilà tout. Du testament d’Edmond de Goncourt on sait encore peu de choses, sinon qu’il est déposé à Paris chez Me Duplan, son notaire. M. Alphonse Daudet, il y a quatre ans, reçut d’Edmond de Goncourt l’assurance que par ce testament une rente viagère serait assurée à une dizaine d’hommes de lettres qui formeraient une académie nouvelle, rivale de l’autre. Quels noms Goncourt mit-il à ce moment sur sa liste, que les circonstances, par la suite aient pu lui faire modifier ? On l’ignore. M. Alphonse Daudet était alors désigné comme exécuteur testamentaire. L’est-il encore aujourd’hui ? Il ne le sait. On ne sait pas davantage ce que deviendront les collections de la maison d’Auteuil ; sans doute elles serviront aussi à assurer la fondation de l’académie ; le testament le dira. On l’ouvrira aujourd’hui ou demain, et en tout cas avant les obsèques. Le corps a été mis en bière ce matin et sera transporté aujourd’hui à Auteuil. L’inhumation aura lieu, peut-être dimanche, au cimetière Montmartre, dans le caveau où Jules de Goncourt repose depuis 1870. Edmond de Goncourt n’avait plus que de rares parents. M. Lefebvre de Béhaine, notre ancien ambassadeur au Vatican, était de tous le plus proche. Il a été prévenu par dépêche de la mort de son cousin. Les amis, par contre, étaient nombreux, et les télégrammes affluent à Champrosay. Voici celui d’Émile Zola, un des premiers reçus : « Mon cher ami, on me télégraphie que Goncourt est mort subitement chez vous. Dans notre émotion douloureuse, nous songeons à l’affreux coup que vous avez dû recevoir, et nous vous envoyons toutes nos vives affections. » D’autres télégrammes sont signés de la princesse Mathilde, d’Octave Mirbeau, de l’éditeur Charpentier, etc. E. CURTIUS L’HÉRITAGE DE GONCOURT La succession de l’écrivain Une nouvelle héritière Chez l’auteur de Sapho L’héritage qu’a laissé le vieux maître du grenier d’Auteuil a déjà fait couler beaucoup d’encre. Il en fera couler encore. Les exécuteurs testamentaires d’Edmond de Goncourt ne sont pas parvenus, semble-t-il, au bout de leurs peines. Tout dernièrement ils ont eu à prendre des arrangements avec une demoiselle Guérin, nièce de l’auteur de La Fille Élisa, qui prétendait faire valoir ses droits à la succession de son oncle. Cette héritière est à peine rentrée dans l’ombre qu’une autre apparaît. D’après un de nos confrères, on le sait, un M. Guérin, ancien capitaine de frégate, aurait, en 1864, acheté une ferme en Algérie, dans le village de Bizot. Peu de temps après, le capitaine mourut, laissant une veuve et cinq enfants, dont deux filles. La cadette ne serait autre que Mlle Rose Guérin, dont il a été question ces jours-ci. Quant à l’aînée, elle aurait, dans des conditions assez romanesques, épousé un Arabe, et se serait fixée, avec son mari, dans le village de Bizot, où son père était mort. La vie de cette femme, s’il faut en croire notre confrère, serait loin d’être enviable. La malheureuse aurait beaucoup souffert et aujourd’hui, ayant appris la mort de son oncle, elle serait décidée à faire valoir ses droits, car la part d’argent qu’elle croit devoir lui revenir allégerait sa misère et assurerait l’avenir de son fils. Donc, si notre confrère n’a pas été induit en erreur, c’est encore un procès en perspective et du fil à retordre pour MM. Léon Hennique et Alphonse Daudet. Chez M. Alphonse Daudet Cette perspective émeut-elle les deux écrivains qui ont été chargés d’exécuter les dernières volontés d’Edmond de Goncourt ? Nous nous en sommes informé auprès de M. Alphonse Daudet. — L’histoire que raconte votre confrère, nous a dit le maître, a tout l’air d’un roman. Je ne crois pas à l’existence de cette parente qui, d’après votre confrère, vivrait, en un village algérien, la triste vie de la femme arabe. Et comment y croirais-je ? Edmond de Goncourt, dont je connaissais bien cependant le bon cœur, n’a jamais fait, que je sache, la moindre allusion à cette nièce, pas plus d’ailleurs qu’à Mlle Rose Guérin. Ce n’est point qu’il oubliât ou méprisât sa famille. Il avait des parents qui lui étaient chers ; mais ceux-ci, comme il l’a dit lui-même dans son testament, sont dans un état de fortune qui les met à l’abri du besoin. Aussi ai-je été fort surpris de recevoir, quelque temps après la mort de mon ami regretté, une lettre d’une dame Adam (née Rose Guérin), dans laquelle celle-ci exposait sa situation et demandait, sans d’ailleurs émettre d’autres prétentions, qu’on lui accordât quelque argent sur la succession de son parent. De ce côté, les choses, je crois, se sont arrangées. Je dis « je crois » car, pour parler franc, c’est surtout Hennique qui s’est occupé de ces détails. J’apprends maintenant, toujours par la même voie, qu’une autre héritière est décidée à attaquer le testament d’Edmond de Goncourt. Si l’information est exacte, cette héritière d’outre-mer se prépare de grands ennuis, car il y aura procès, et je n’ai pas à vous apprendre qu’un procès est toujours la source de mille tracasseries. — Mais, cher maître, elle peut gagner son procès ? — J’en serais fort étonné, de Goncourt ayant pris ses précautions et, de l’avis même des gens de loi, son testament étant inattaquable. Toutes ces choses-là, reprend le maître, sont bien ennuyeuses et bien tristes. Derrière les informations, plus ou moins fantaisistes, qu’on lance de temps en temps, je sens que se cachent les détracteurs de mon défunt ami. De Goncourt connut, plus qu’un autre, les amertumes que valent à un écrivain de talent la jalousie et l’envie. On était en droit d’espérer que la mort désarmerait ses ennemis. Il n’en est rien, et la noble pensée qui préoccupa de Goncourt, pendant les dernières années de sa vie, cette pensée qu’il a traduite dans son testament, n’est même pas à l’abri des attaques. Mais, dites-le bien haut, Hennique et moi nous défendrons de toute notre énergie les dernières volontés du généreux écrivain, qui a eu pour souci d’aplanir, pour ses cadets, le chemin rugueux de la carrière littéraire. NON SIGNÉ 7 avril 18967 avril 1896 Le Figaro ALPHONSE DAUDET ET L’ACADÉMIE Ils sont en coquetterie tous deux, et la formule : Inconnu à l’Institut, qu’un Loisillon facétieux ou se croyant tel mettait au dos des enveloppes de lettre, semble devoir n’être bientôt plus d’usage, un courant — d’où est-il parti ? — veut entraîner et perdre dans son remous les anciennes hostilités ; cette aventure de Daudet à l’Académie occupe à nouveau l’attention ; c’est une joie de causer une heure avec le Maître, ou mieux de l’ouïr causer, et le prétexte était tout trouvé l’autre matin avant son départ pour l’Italie. — Reprenons, si vous voulez, l’historique de la question, s’il y a une question et s’il y a un historique ! Cela remonte à 1885, à un article de Philippe Gille, au Figaro, où tout ce que je pensais alors était fidèlement rendu. Après chaque élection académique, de mauvais plaisants imprimaient dans les feuilles : M. Alphonse Daudet n’a pas encore passé cette fois. On me faisait jouer ainsi les Casimir Bonjour... l’emploi a été tenu depuis ! Quelques jours après, Albert Delpit racontait dans une chronique malveillante que la tenue de ma vie, certains détails de mon existence privée, m’interdiraient toujours l’entrée du Palais Mazarin ; d’où provocation, duel, puisqu’il ne voulut pas se rétracter, et, pour moi, un tel énervement que j’adressai au Figaro la dépêche : « Je ne présente pas, je ne me suis jamais présenté, je ne me présenterai jamais... » Au fond, j’ai été la victime du père Doucet, que je croyais mon ami, et qui m’a raconté des tas de choses... On m’avait prévenu que j’étais assuré de 23 voix ; j’allai le voir, il me détailla l’obligation des visites à faire, me rappela les siennes, m’initia à des chinoiseries, j’avais monté son escalier sans animosité, quand je le redescendis avec des yeux de romancier toujours ouverts, mes dispositions étaient différentes ; non seulement je ne me présenterai pas à l’Académie, mais je ferai un roman sur l’Académie, et tout de suite, dans la cour, sur un banc, à côté de la porte du secrétariat perpétuel, je m’assis, je restai deux heures à combiner mon livre ; je me souviens même que Mme René Brice, la belle-fille de Camille Doucet vint à passer et me regarda, se disant sans nul doute : — Que fait-il là, ce serpent qui se déroule au soleil, contre le mur ? Oui, j’ai été mis dedans par Camille Doucet, mais aussi je n’y ai rien oublié dans L’Immortel ; d’ailleurs, j’ai été renseigné par un académicien même dont je tairai toujours le nom... Il serait curieux de connaître ce collaborateur anonyme ; qui fut-il ? Danjou peut-être, dont le modèle a été Pailleron ; l’auteur du Monde où l’on s’ennuie aurait pu être tenté par la comédie du Monde où l’on se nomme. — Depuis L’Immortel, reprend Alphonse Daudet, leurs mœurs ont changé, ils ont compris, au bout du pont, qu’il y avait un côté pompier tout à fait suranné ; maintenant le fond de boîte s’en va, et, si l’Académie avait été alors ce qu’elle est aujourd’hui, je n’aurais pas fait mon roman ; aujourd’hui un sang jeune ramène la vie là-dedans, Lemaître, Heredia, Loti, Bourget, France, Sorel et d’autres qui viendront bientôt. D’où ce nouveau lièvre vient-il, je ne sais ? On m’a tendu tant de pièges : les amis qui s’interposent, se font des courtiers sincères de voix ; les jaloux qui vous accusent de proférer la phrase éternelle du bon La Fontaine : ils sont trop verts, que de choses n’a-t-on pas dites ? J’ai des ambitions, certes, mais je n’avais pas celle d’être académicien, c’est inutile à affirmer au reste, on ne vous croit pas... Puis on a inventé des motifs ; n’a-t-on pas prétendu que je me réservais pour la fondation Goncourt ? Qu’on dise que mon amitié est grande pour Goncourt, on ne mentira pas, mais il me semble que j’ai acquis assez de bien-être pour me soucier peu — et matériellement parlant — des 8000, 6000 ou 4000 francs que représentera ce legs... La vérité, la voici telle que je crois la connaître : il y a trois mois, parut un article dans les Débats sur ma popularité en Allemagne ; Un Tel, venant me voir, m’interroge : — Avez-vous lu ? — Mais oui... et je lui citai les chiffres des tirages, Sapho et La Petite Paroisse qui là-bas... Il parut interloqué, et nous ne nous entendions pas, car il faisait allusion un autre article de ces mêmes Débats dans lequel il était question non pas de mon succès transrhénan, mais de mon entrée à l’Académie après la mort de Dumas. Il est des jours où l’on parcourt vite et mal les journaux, où des choses vous échappent : je n’avais pas eu connaissance de cette chronique, toute en ma faveur, et qui contenait ceci : en somme il n’y a rien entre Daudet et l’Académie, une vétille. Et je sus que dans la docte assemblée on avait parlé de moi tout l’après-midi... Voilà donc où ça en est ; il y a la question de la lettre ; qu’il écrive sa lettre de candidature disent-ils ; bien, la lettre que j’écrirais effacerait celle d’autrefois, mais effacerait-elle les cinq cents pages de mon volume ? La lettre, évidemment, c’est là une formalité nécessaire ; comme j’ai beaucoup d’amis sous la coupole, ils me donneraient leur voix, m’appelant à eux sans que je me présente, mais là-dessus, il m’est impossible que j’émette une opinion en ce moment, ce serait vendre les palmes de l’habit avant de l’avoir ; quand les académiciens feront cela, je saurai ce que je dois faire. La déclaration est très nette, il ne s’y trouve plus le JAMAIS de la fameuse dépêche qui fit tant de bruit dans le Landerneau des lettres jadis, et on peut augurer qu’avant longtemps Alphonse Daudet aura, Dans ce bon vieux palais gardé par deux lions, le fauteuil qui lui est dû ; on en reparlera ! En ce moment Daudet est tout à l’Italie ! Venise vue par Daudet, quel merveilleux tableau ce voyage nous promet ! Le charme n’en serait pas moins grand si, au-dessous du nom de l’auteur, il y avait la mention : de l’Académie française. MAURICE GUILLEMOT LE CONGRÈS D’AVIGNON Une visite à Alphonse Daudet Champrosay, 15 septembre. La Provence est en rumeur. De grandes et solennelles assises, auxquelles sont priées des notabilités de France, d’Angleterre, d’Allemagne et d’Amérique, se préparent pour le 22 à Avignon, la jolie ville des Papes. Les congressistes invoquent le patronage de Frédéric Mistral et Félix Gras pour provoquer un mouvement de retour à la langue des troubadours, si sacrifiée qu’on la considère, surtout aujourd’hui, comme la fantaisie poétique et charmante de quelques esprits distingués. Que sortira-t-il de ces séances dont le programme comporte une formule au moins hardie ? Rendre au provençal sa place habituelle à l’église, à l’école et à la tribune. A priori, il semble difficile de donner à un dialecte local le caractère officiel de la langue française, mais les organisateurs, qu’on les prenne pour séparatistes ou non, n’entendent rien sacrifier de leurs prétentions et comptent bien sur l’action du congrès pour obtenir gain de cause auprès des pouvoirs publics. Cette tentative de résurrection du provençal est en soi intéressante ; elle offre, en tout cas, suffisamment d’attrait pour que la compétence et le jugement éclairé du Maître, du poète exquis, de l’écrivain délicat qu’est M. Alphonse Daudet, puissent être sollicités en l’espèce. D’ordinaire, M. Daudet est rebelle aux confessions et il ne se prononce qu’entre intimes sur les faits d’ordre général ou particulier. Mais cette fois le sujet était trop tentant pour que nous n’essayions pas d’obtenir, sur la forme et le fond de la question, quelques impressions du romancier qui a célébré son cher Midi en de si belles pages, savoureuses, pittoresques et ensoleillées. — Si j’assisterai à ce congrès ? Oh que nenni ! fit-il avec une douce indifférence. Un des préceptes de ma vie a été celui-ci : « Quand les étourneaux vont en troupe, ils sont toujours très maigres. » C’est l’observation d’un chasseur provençal. En principe, j’évite les assemblées. Je suis membre de deux Sociétés : la Société des gens de lettres et l’Association des auteurs dramatiques. Ce n’est pas par satisfaction d’amour-propre, croyez-le bien, mais par nécessité professionnelle, c’est-à-dire pour assurer la perception de mes droits dont je ne puis m’occuper personnellement. II y a deux ans, à l’occasion de la Sainte Estelle, on vint me prier de présider la réunion des félibres à Sceaux. Je déclinai cette invitation, et mon ami Coppée voulut bien accepter de me remplacer. Tenez, à propos des félibres dont je ne suis pas — ce qui a toujours surpris un homme aussi sérieux que de Freycinet — laissez-moi vous conter une anecdote : je me promenais un jour dans la gare de Tarascon avec mon vieil et fidèle ami Mistral — un robuste et superbe gars de Provence, celui-là — quand tout à coup je lui adressai cette requête : — Mistral, meurs avant moi, veux-tu ? — Mais pourquoi ? riposta le poète du Tambour d’Arcole, un peu stupéfait du caractère attristant de cette demande. — Parce que, toi disparu, je pourrais au moins écrire ce que je pense des félibres ! On se plaint, en effet, de voir dépérir les dialectes d’oc, et notamment le provençal, qui, grâce, à Mistral, a conservé sa dignité de langue littéraire. Mais à qui la faute ? Nous manquons d’écrivains populaires de talent et de race pour les défendre. Les théories, c’est fort bien, mais où sont donc les œuvres ? Parmi les félibres, combien en est-il qui possèdent réellement la langue provençale ? Et l’on organise des congrès avec des présidents, des vice-présidents, des secrétaires. Il y avait déjà des syndics, des mainteneurs, que sais-je ? Non, d’avance rien qu’au mot congrès, ce mot prétentieux, solennel, pontifical, j’ai envie de « faire des farces ». Pourquoi — oh ! mon Dieu ! — un congrès où se glisseront forcément des intrigants, des ambitieux, des politiciens qui ne pourront le faire aboutir qu’à des choses troublantes ? Ce nom de félibre, l’exploite-t-on assez aujourd’hui, à propos de tout et à propos de rien ! Il me souvient qu’un jour Zola et moi nous fîmes une démarche à Sainte-Pélagie en faveur de Desprez, un écrivain poursuivi pour je ne sais quel délit de presse. Le malheureux était très malade et nous désirions obtenir pour lui une amélioration de traitement. Dès que le directeur m’aperçut, il s’approcha et, portant la main à son képi galonné : — Monsieur Daudet, fit-il, je vous salue « félibrement ». Je demeurai un instant interloqué ; bref, nous lui exposâmes l’objet de notre visite. — Ce sera fait, comptez sur moi, nous dit-il, puis avec un intérêt toujours croissant : — Dites-moi donc, est-ce qu’il est du Midi, votre protégé ? — Mais pourtant, cher maître, vous l’aimiez bien votre Midi. De l’ensemble de vos œuvres s’exhale l’amour vivace du sol natal. Alphonse Daudet s’attendrit à ce souvenir et nous rappelle que, natif de Nîmes, il vécut longtemps à deux lieues à peine de la frontière idéale qui sépare la Provence et le Languedoc, « le Midi des roseaux et le Midi des pierres ». Ses parents, qui appartenaient à la bourgeoisie commerçante, lui avaient interdit le patois qu’il devait, sous les peines les plus sévères, abandonner aux serviteurs, aux ouvriers, aux gens du commun. M. Daudet évoque d’ailleurs ces épisodes de prime jeunesse dans l’avant-propos de Vie d’enfant, l’attrayant et moral ouvrage de Baptiste Bonnet présenté au public par l’auteur des Amoureuses. — Le malheur voulait, dit-il, que ce patois amusant, chantant et imagé, se mêlait à mes plaisirs d’enfant et à toutes mes parties. On m’envoyait en vacances chez mon père nourricier à Fons ou à Redessan. Là, c’était bien pis. Pendant un mois, je n’entendais parler français que par le curé ou le maître d’école, et je rentrais chez mes parents la tête bourdonnant de chansons, de noëls et de proverbes. Cependant, un jour, je partis avec ma famille me fixer à Lyon, la plus originale peut-être des villes de France, mais que ses brumes m’empêchaient de bien voir. Ce fut là que je me procurai quelques exemplaires de l’Armana Prouvençau qui se publiait à Avignon. Oh ! les strophes délicieuses, aux rimes pimpantes et robustes de Mistral, d’Aubanel et de Roumanille qui rendaient à l’exilé l’illusion de son cher Midi. À mon tour, je fis des sonnets provençaux, mais les mots me manquaient, les vers ne me venaient jamais, spontanément, d’une envolée, ayant toujours quelque difficulté à me mettre dans mon œuvre, de la marquer d’une griffe, d’un poinçon de personnalité. Il va sans dire, ajoute M. Daudet, que je mets Mistral tout à fait en dehors des individualités de second plan qui l’ont poussé à accepter cette idée de congrès. En Mistral, je ne sais ce qu’il faut le plus admirer de sa prose ou de ses vers. Voilà un artiste qui a une part glorieuse dans la renaissance de l’idiome poétique du Midi. C’est un des rares écrivains de Provence qui pense en provençal, alors que tant d’autres sont obligés de traduire leur pensée. Eh bien ! malgré cela, tenez-le pour certain ; il n’y a pas dans l’âme, noble, patriotique et généreuse de ce bon Français, la moindre idée de séparation. Au reste, ses œuvres ne parlent-elles pas pour lui ?... Le plus grand service qu’il ait rendu à sa langue natale, c’est d’avoir fait Le Trésor du félibrige, ce savant dictionnaire qui restera comme un monument d’érudition. Que de souvenirs de famille et d’amitié me rattachent à lui, l’élève de Roumanille, un grand poète aussi, celui-là, avec lequel il est lié d’une affection de si vieille date. En sa cour de Provence, Mistral, c’est Goethe à la Cour de Weimar, c’est-à-dire le roi intellectuel dont l’esprit et le cœur sont consacrés au culte du Beau. Il y a bien longtemps que nous nous vîmes pour la première fois, à Paris : c’était en 1859, après Mireille. Depuis, nous n’avons cessé de correspondre ; il y a deux ans, même, il est venu passer quelques jours à Champrosay. Il serait injuste d’oublier Aubanel, dont les merveilleux chants d’amour, et notamment La Grenade entr’ouverte, ont tant contribué à la gloire ; Anselme Mathieu, l’auteur de La Farandole ; Jasmin, qui a écrit de si jolies choses dans le patois de Montaigne, et deux ou trois poètes depuis longtemps disparus et quelque peu ignorés, en dehors des lettres, de la génération actuelle. En somme, la vérité est que les poètes et les patriotes sont pour que les patois ne meurent pas, surtout quand ils sont, comme le provençal et le breton, de belles langues tombées en désuétude. Si le provençal, en effet, est la langue des troubadours, chaude, enflammée, sentimentale, la langue bretonne, elle aussi, a ses poètes populaires, et, de nos jours encore, ses chants nationaux qui se transmettent dans les familles et se distinguent par des images vives, des tons heureux, une teinte mélancolique et rêveuse, caractère spécial de la poésie des peuples septentrionaux. Ce qu’il convient de faire pour l’instant, c’est d’introduire le provençal dans l’enseignement des lycées et créer dans les facultés des chaires pour la propagation de cette langue qui est, qu’on le veuille ou non, intimement liée à notre histoire nationale. Cela inspirerait à nos paysans le désir de conserver les vieilles traditions qui se perdent de jour en jour, à présent surtout que tout le monde est soldat. Naguère les vignerons, les bergers, les laboureurs, les ouvriers de ferme quittaient en petit nombre leur village et, sitôt le service terminé, revenaient au pays où ils reprenaient leurs anciennes coutumes. Aujourd’hui avec le système des armées permanentes, on a rompu peu à peu avec les vieux errements : on quitte sa famille et son hameau, on va vivre dans d’autres milieux où l’on continue parfois à séjourner, mais où se perdent, quoi qu’il en soit, les goûts et les mœurs de la terre où l’on est né. C’est de cette question-là, très intéressante, qu’il convient de se préoccuper en recherchant les moyens de rendre au provençal ses droits de terroir. Mais, au fait, puisqu’il y a un Congrès, je ne vois pas de quoi je me mêle. JEAN PAUWELS 31 mai 189631 mai 1896 L’Écho de Paris CHEZ M. ALPHONSE DAUDET Un de nos confrères du soir ayant parlé d’une brouille entre MM. Daudet et de Goncourt et lancé encore une fois la nouvelle de candidature prochaine de M. Alphonse Daudet à l’Académie française, un rédacteur de l’Agence nationale est allé se renseigner chez M. Alphonse Daudet lui-même. Après avoir lu le journal, M. Daudet s’exprima ainsi : — Je vous autorise à démentir de la façon la plus formelle tous les potins dont est fait cet article. Vous pouvez même ajouter ceci que, dernièrement, mon fils ayant eu la fièvre typhoïde, nous avons naturellement interrompu, pendant tout le temps de sa maladie, nos dîners intimes ; pas plus Goncourt que nos autres amis ne vinrent donc dîner chez moi. Aujourd’hui, mon fils est rétabli, et, au premier dîner que nous donnerons, de Goncourt sera de nos invités. Pour répondre à ceux qui nous brouillent ensemble, je ne puis d’ailleurs mieux faire que de vous montrer l’exemplaire du Journal que Goncourt m’a envoyé hier. Ici, M. Daudet me tend l’ouvrage, à la première page duquel on lit la dédicace suivante : À M. Alphonse Daudet, son vieil ami Goncourt. — Quant à ma candidature académique, dit en terminant M. Daudet, je ne crois pas qu’il soit désormais nécessaire de démentir cette invraisemblable nouvelle. NON SIGNÉ 18 juillet 189618 juillet 1896 Le Petit Parisien LA MORT D’EDMOND DE GONCOURT Le corps d’Edmond de Goncourt est resté jusqu’à hier dans la villa de Champrosay où la mort est venue le surprendre. Mme Daudet avait disposé partout des roses, la fleur préférée de l’écrivain. La mise en bière a eu lieu à trois heures et demie. Avant cette formalité, le cadavre avait été photographié. Le cercueil placé dans un fourgon des pompes funèbres a été transporté à cinq heures à la villa d’Auteuil où il demeurera jusqu’à l’heure des obsèques. On sait que le corps du célèbre romancier sera inhumé au cimetière de Montmartre, dans le caveau où reposent déjà, depuis 1870, les restes de son frère. Edmond de Goncourt n’avait plus que de rares parents. M. Lefebvre de Béhaine, notre ancien ambassadeur au Vatican, était de tous le plus proche. Il a été prévenu par dépêche de la mort de son cousin. Les amis, par contre, étaient nombreux, et les télégrammes affluent à Champrosay. Voici celui d’Émile Zola, un des premiers reçus : « Mon cher ami on me télégraphie que Goncourt est mort subitement chez vous. Dans notre émotion douloureuse, nous songeons à l’affreux coup que vous avez dû recevoir, et nous vous envoyons toutes nos vives affections. » Le testament d’Edmond de Goncourt sera ouvert avant les obsèques, qui n’auront pas lieu probablement avant lundi. Les exécuteurs testamentaires seraient MM. Alphonse et Léon Daudet. Voici d’ailleurs ce qu’a dit à ce sujet M. Alphonse Daudet : — Edmond de Goncourt m’avait désigné déjà, il y a quatre ans, comme exécuteur testamentaire avec un autre de ses amis. Mais il se brouilla depuis avec ce dernier, et il m’avertit dernièrement qu’il l’avait remplacé par mon fils aîné. Revenant sur le projet qu’avaient conçu les Goncourt de fonder leur académie : — Maintes fois, dit M. Alphonse Daudet, j’essayai de dissuader Edmond de donner suite à ce projet, au moins comme il le comprenait. Vous voulez, lui disais-je, élever votre académie comme une adversaire de l’Académie française. Pourquoi ne créez-vous pas plutôt une sorte de Table Ronde, un dîner des Goncourt, dont les convives, choisis comme vous le désirez, discuteront les mérites de l’écrivain qu’on voudra récompenser chaque année ? Mais Goncourt résistait. — Je veux, répliquait-il, que cette maison soit telle que mon frère et moi l’avions rêvée. C’est ainsi qu’elle sera. — De ceux qu’il choisit, je connais au moins quelques-uns. Veuillot y figura, puis Zola, Cladel, Pierre Loti. Chaque fois qu’un de ceux qu’il m’avait désignés l’abandonnait en quelque sorte pour se présenter à l’Académie française, sa tristesse s’augmentait. Ainsi, pour Loti, dont je rédigeai moi-même la demande, adressée à Camille Doucet. Et il y a quelques jours encore, sur la foi de ce que racontaient les journaux, ne crut-il pas que j’allais, moi aussi, suivre le même chemin ? — Mais, mon ami, lui répondis-je, n’êtes-vous pas le premier à qui j’aurais parlé d’un projet de ce genre, si j’y avais pu songer ? N’est-ce pas à vous d’abord que j’aurais demandé conseil ? Cela le tranquillisa un peu. Toujours sa préoccupation maîtresse fut d’assurer à la fondation les ressources qui lui seraient nécessaires. — Je n’ai pas le sou, disait-il souvent. — Mais chaque fois qu’il lui survenait quelque argent, il l’employait aussitôt à enrichir ses collections, à grossir la dot de la future académie. Rien n’aurait pu l’empêcher de collectionner toujours. Son goût infaillible d’amateur de bibelots anciens lui permit, d’ailleurs, d’acquérir des merveilles pour des sommes souvent dérisoires. Qu’était auprès de cela le souci de s’assurer une vieillesse tranquille ? L’idée même de mariage, que nous lui suggérâmes, ne l’attira pas ; il refusa toujours de s’en occuper, malgré tous nos efforts. La villa de Champrosay, où a succombé Edmond de Goncourt, est la même qu’a décrite Alphonse Daudet dans ses ouvrages. Une grande fête devait y réunir avant-hier les amis de la famille Daudet. Edmond de Goncourt, quoique souffrant, se proposait d’y assister. La mort, on le voit, en a décidé autrement. NON SIGNÉ L’ACTUALITÉ Autour du grenier académique de M. de Goncourt Les effets du testament L’Académie fonctionnera-t-elle ? La lettre de M. de Villedeuil Les propos de Pélagie Reproches sévères et injustes Chez M. Alphonse Daudet Les derniers devoirs Pour M. de Goncourt, huit jours ne font pas de sa mort une vieille nouvelle. On s’en préoccupe encore. Il est vrai que de l’œuvre et de l’homme, on cesse de s’entretenir pour ne parler que du testament. M. de Villedeuil, qui est l’un de nos plus distingués confrères, rédacteur à La Liberté, d’entrefilets d’une aristocratie un peu dédaigneuse, a pris la parole dans le débat. Sa lettre qui avait grand air, expliquait la genèse de l’académie. M. de Goncourt, obstiné dans ce projet pour la traite qu’il tirait ainsi sur la postérité, paraît n’avoir jamais très bien compris qu’il le devait rendre viable après quelques mesures essentielles. Il s’engagea à la légère, en poète pourrait-on dire, si l’on ne craignait d’offenser la mémoire d’un écrivain qui eut la rime en horreur. M. de Villedeuil qui fut le fondateur des premiers journaux où les Goncourt s’essayèrent, a montré une certaine amertume de la place restreinte qui, aux obsèques, fut faite à la famille, par l’empressement qui n’alla point sans querelles des admirateurs qui tinrent à se compter derrière le défunt maître. Ces doléances, nous les avons entendu exprimer encore par Pélagie, la vieille servante, qui eût voulu fermer les yeux de monsieur et l’ensevelir ; mais il était allé mourir en ville. Pauvre bonne femme, dont la pitié bavarde nous a tant émus, confiant à M. Lapauze ses vues sur l’avenir du grenier, indulgente aux fidèles, impitoyable aux autres. Chez M. Alphonse Daudet Un homme se débat dans les multiples tracas de cet héritage laborieux : c’est M. Alphonse Daudet. Égal de Goncourt par le talent, il est de l’Académie au même titre que le dernier des disciples et par amitié acceptant cette charge, il perd le bénéfice possible d’un retour capricieux chez les immortels — événement qui était à prévoir, les immortels le souhaitant. Il lui faut exécuter les volontés ou confuses ou informulées de son ami et au milieu de critiques ou de conseils qui lui arrivent de tous côtés et l’exaspèrent. Un de nos rédacteurs occasionnels l’a vu à Champrosay. — C’est uniquement par amitié pour Edmond de Goncourt, lui a-t-il dit, que j’ai accepté la lourde tâche qu’il a cru devoir me confier. En disant « lourde tâche », je n’exagère pas, je vous l’assure. Vous ne sauriez vous imaginer quels ennuis de toutes sortes il me faut subir chaque jour. Actuellement Hennique et moi, nous sommes absorbés par les formalités, plus absurdes les unes que les autres, qui s’attachent à une succession. Ainsi ne savons-nous pas encore s’il nous sera possible de constituer les 60000 francs de rente dont parle Goncourt dans son testament ? — On dit que les collections de la maison d’Auteuil n’ont pas la valeur que leur attribuait leur propriétaire ? — Il faut laisser dire. Nous verrons bien. En tout cas, nous avons la ferme résolution de faire l’impossible pour que tous les désirs de notre cher et regretté ami soient réalisés. — Quand vous aurez formé le capital nécessaire pour assurer une rente de 6000 francs à chacun des membres de la nouvelle Académie, il faudra compléter le nombre des « académiciens », puisque l’auteur de La Fille Élisa n’en a désigné que huit ? — Les deux autres seront élus par les huit premiers et choisis vraisemblablement parmi les habitués du Grenier d’Auteuil, qui tous sont des hommes de valeur. D’ailleurs cette institution, née de l’idée généreuse de faire la route belle à quelques jeunes littérateurs de talent, n’est pas une Académie. Goncourt eut tort, à mon avis, de lui laisser ce titre... un peu prétentieux, en dépit des observations que je lui fis à ce sujet, chaque fois qu’il m’en parla. Mais passons... Académie ou non, il sera fait selon son rêve. — On s’étonne qu’Edmond de Goncourt n’ait pas complété la liste des dix élus. — On s’étonne à tort. Le cher disparu ne choisissait pas à la légère. Il retouchait assez souvent son testament et tels noms qui figurèrent parmi les dix, furent rayés ensuite. D’autres, qu’il avait l’intention d’y ajouter, n’y furent jamais inscrits et ne figurent même pas sur le testament. Oh ! Ce testament, reprend M. Daudet après quelques minutes de silence, que de colères et de jalousies il a déchaînées ! Cependant il est bien l’expression exacte de sa volonté. J’ai eu l’occasion, il y a quelques années, de lire, sur le désir de Goncourt qui, gravement malade, se croyait perdu, un testament dont toutes les clauses, sauf de légères modifications, étaient semblables à celles que vous connaissez. Mais ces dispositions ne satisfont pas tout le monde. Elles mécontentent surtout certains membres de sa famille, M. de Villedeuil entre autres, qui se plaint de n’avoir pas été informé assez tôt de la mort d’Edmond de Goncourt. Comment aurais-je pu informer M. de Villedeuil dont j’ignorais et l’adresse et, d’ailleurs, les liens de parenté ? Un autre parent, M. Labille, a exprimé aussi son mécontentement. Ce n’est pourtant pas de ma faute s’il n’a pas appris, en temps voulu, la mort de celui que nous pleurons. Goncourt m’avait dit que M. Labille habitait au château de Jean d’Heurs, chez M. Rattier. J’ai écrit à ce dernier en le priant de communiquer ma lettre à M. Labille. Mais celui-ci, paraît-il, n’habite plus Jean d’Heurs. Pouvais-je le savoir ? Au surplus, ces aigres reproches de la parenté me laissent indifférent. L’avouerais-je ? J’ai été beaucoup plus touché par ceux de la vieille Pélagie, qui pourtant n’étaient pas moins injustes. Pélagie regrette de n’avoir pas assisté aux derniers moments de son maître : ne sait-elle pas que, sous aucun prétexte, elle ne devait, à cause des collections, quitter la maison d’Auteuil ? Elle a aussi manifesté le regret qu’on n’ait pas revêtu mon vieil ami de ses habits, selon le désir qu’il lui en avait manifesté plusieurs fois. J’ignorais ce désir et Pélagie, qui le savait, a eu tort de ne pas me le faire connaître quand il était encore temps de le réaliser. Les gens sont bien sévères. Ici, les miens et moi, surpris par la mort brusque de Goncourt, nous avons fait pour notre ami ce que nous aurions fait pour notre parent le plus cher. L’écrivain s’émeut, sa voix s’altère. Le cœur gros du souvenir de l’absent et des ennuis immérités qui sont sa seule consolation en ce passage cruel, il se détourne. Et nous le laissons à sa peine dont il se soulagera dans un suprême récit, qu’en ce moment il achève. NON SIGNÉ AUTEURS ET ÉDITEURS À PROPOS DU PROCÈS BOURGET CONTRE LEMERRE Pour éviter la fraude Obligation pour les éditeurs de timbrer les volumes Enquête auprès des intéressés Le contrat de confiance M. Alphonse Daudet, qui nous reçoit dans son cabinet de travail, nous déclare qu’il n’a jamais eu à se plaindre de ses éditeurs. — J’ai eu la chance, nous dit-il, durant ma longue carrière d’écrivain, de n’avoir que des éditeurs honnêtes. Sauf un seul, que je surpris, un jour, en flagrant délit de mensonge. Peut-être se commet-il quelques fraudes chez certains petits éditeurs marrons ; mais je pense que dans les grandes maisons d’édition, tout se passe avec la plus scrupuleuse probité. Je suis, en ce qui me concerne, dans une situation toute particulière avec mes éditeurs que je considère, non seulement comme des associés, mais comme des camarades. Il me serait pénible, après avoir eu avec eux des relations d’amitié, d’user de moyens de suspicion qui, peut-être, pourraient froisser leurs sentiments de délicatesse et les atteindre dans leur dignité professionnelle. J’ai fait, il est vrai, partie de la Société des romanciers français ; mais c’est parce que les écrivains qui la composaient avaient choisi comme président mon ami de Goncourt. Je ne suis plus d’un âge à batailler et, d’autre part, j’ai horreur des agitations stériles, des mots creux, des phrases vides. Je ne vois pas bien l’utilité pratique du système proposé jadis par M. Hector Malot, consistant à revêtir d’une griffe chaque volume mis en vente. Croyez-vous que cette petite opération empêcherait les éditeurs de commettre des fraudes, si telle était leur intention ? Je ne le pense pas. Et puis, quel travail pour le romancier à gros tirages ! Il serait obligé d’estampiller ses exemplaires un par un. Ainsi, pour vous citer un exemple, on va mettre, cette semaine, en vente, le cent quatre-vingtième mille de Tartarin : il m’aurait fallu, par conséquent, timbrer cent quatre-vingt mille volumes. Quelle besogne ! Quant au timbre apposé par l’État, je vous avoue que je n’ai pas envisagé ce côté-là de la question. Il se peut que ce système donne d’excellents résultats, mais n’est-ce pas revenir au timbre du colportage qui existait sous l’Empire ? Et puis, qui supportera ce droit fiscal ? Est-ce l’auteur ? Est-ce l’éditeur ? — Alors, vous croyez qu’il n’y a rien à faire ? — Je ne dis pas cela. C’est aux jeunes écrivains, que cette question intéresse plus particulièrement, qu’il appert de trouver un terrain d’entente qui satisfasse à la fois leurs intérêts et la légitime susceptibilité des éditeurs. Le mot « argent » joue aujourd’hui, dans la littérature, un rôle beaucoup plus important qu’autrefois. Je constate le fait sans vouloir en tirer aucune conclusion chagrine ou désobligeante. Les jeunes écrivains veulent arriver très vite et gagner beaucoup d’argent, énormément d’argent ; de là, chez eux, cette tendance à tout ramener à la question pécuniaire, et à vouloir s’assurer qu’on ne les trompe pas... Après un silence, M. Alphonse Daudet conclut : — Et cependant, après tout, ils ont peut-être raison, mes jeunes confrères, de prétendre contrôler les opérations commerciales de leurs éditeurs. Il y a une chose certaine, c’est que l’on ne peut pas connaître d’une manière positive le nombre d’exemplaires tirés ou vendus. Il faut s’en remettre à la bonne foi de son éditeur. C’est ce que j’ai toujours fait, et je répète que je n’ai jamais eu à m’en plaindre, sauf une seule fois... NON SIGNÉ LE «DE CUJUS» ED. DE GONCOURT M. Alphonse Daudet chez le notaire On apprend à tout âge Une amusante anecdote sur les rapports qui ont eu lieu à propos des testaments d’Edmond de Goncourt, entre Alphonse Daudet et Me Duplan, notaire. D’une façon générale, Edmond de Goncourt n’aimait pas les notaires. Un d’eux, en effet, lui avait fait faire un placement hypothécaire de tout repos pour une somme de 80000 francs — qui avait été perdue. Cette opération avait à tout jamais ruiné le crédit des officiers ministériels dans l’esprit de l’auteur de La Faustin. Cependant Edmond de Goncourt avait une estime particulière pour Me Duplan, un notaire de race. Dont les vieux panonceaux du client respectés, Sous la rouille du temps montrent avec fierté Cent ans d’honneur héréditaire. Aussi est-ce à lui qu’il s’était adressé quand il avait eu des doutes sur la valeur juridique des testaments dans lesquels il constituait sa fameuse académie des Dix. Lorsque, après la mort d’Edmond de Goncourt, des héritiers naturels ont argué de nullité les actes de dernière volonté du défunt, Alphonse Daudet s’est, à plusieurs reprises, rendu dans le cabinet du tabellion de la rue des Pyramides. Me Duplan est notaire de la tête aux pieds. C’est un homme grave, solennel, à l’aspect rigide et dont les conversations sont, selon l’usage antique, émaillées de locutions juridiques. Un après-midi que l’honorable officier ministériel conversait avec Alphonse Daudet, il répéta à différentes fois : — Oui, c’était l’avis du de cujus... — Du de cujus ? finit par dire Alphonse Daudet, qui ne comprenait pas cette expression. Qu’est-ce que vous entendez par là, mon cher maître ? Me Duplan regarda l’auteur du Nabab avec stupéfaction. Puis, sans colère, doucement, il lui répondit : — De cujus, monsieur Alphonse Daudet, veut dire Edmond de Goncourt. — Comment ? De cujus... Edmond de Goncourt ? Me Duplan, toujours compatissant, ajouta avec complaisance : — De cujus est une locution abréviative employée dans la langue du droit. L’expression intégrale est de successione cujus agitur. En bon français : « Celui de la succession duquel il s’agit. » Alphonse Daudet avait compris. Mais il n’en restait pas moins surpris que, même dans la langue juridique, on osât prendre pour synonyme d’Edmond de Goncourt le terme barbare de de cujus. Qu’auraient dit Théophile Gautier et Gustave Flaubert, que le seul mot « agissements » faisait bondir ? NON SIGNÉ 13 juin 189713 juin 1897 Les Annales politiques et littéraires Les échos de Paris On causait, ces jours derniers, chez M. Alphonse Daudet, de la catastrophe du Bazar de la Charité et l’on commentait diversement les incidents qui ont marqué l’exode des personnes présentes. Les uns excusaient cet état d’affolement attribué à la soudaineté et à l’intensité du feu, d’autres blâmaient l’attitude de certains invités se frayant brutalement un passage au milieu de malheureuses femmes à demi-asphyxiées ou paralysées par la peur ; enfin Alphonse Daudet exprima, à son tour son sentiment : — Il existe dans les foules, dit-il, un courant mystérieux et irrésistible qui, suivant les circonstances et les milieux, peut les pousser aux actes les plus méritoires comme aux plus insignes faiblesses et aux pires excès. C’est au théâtre surtout qu’il est aisé de se rendre compte de la force et de l’impulsion de ce courant, et combien il devient difficile, en ce cas, de se faire une opinion personnelle judicieuse, quoique n’étant animé d’aucun parti pris. Un souvenir personnel qui date d’assez loin. Peu après le coup d’État, Louis-Napoléon vint à Lyon, où mon frère Ernest et moi habitions avec nos parents. Ma famille était légitimiste. Si nous avions observé simplement les traditions paternelles, nous eussions crié : — Vive le roi ! Oui, mais voici le prince qui apparaît prestigieux sur son cheval, la foule s’amasse, l’accueille avec sympathie, puis l’acclame. Le courant magnétique et redoutable s’empare de nous, envahit notamment mon frère qui, sans s’en rendre compte, se met à pousser avec enthousiasme le cri de — Vive l’empereur ! Comment expliquer cela ? Quand en 1871, la foule, conduite par des meneurs, s’acharna après l’agent de police Vizentini, qui fut lâchement jeté à l’eau, il est bien certain que les assistants ne se composaient pas que de féroces énergumènes. Les témoins de cette scène d’assassinat qui, par leur silence seul, encourageaient les meurtriers à poursuivre jusqu’au bout leur œuvre de haine, étaient eux-mêmes les agents inconscients de ce courant populaire aveugle qui aboutit à une atrocité. Il est une autre sensation tout instinctive qu’il est presque impossible de dompter : c’est la peur. Tel homme, se conduira comme un héros dans un incendie et demeurera paralysé devant les dangers de l’inondation, tel autre restera impassible sous les balles et perdra tout sang-froid, en présence de la brusque explosion d’un obus. Exemple : moi-même, au fort de Gravelle, où les balles sifflaient dru, il me souvient de l’effet foudroyant que produisit sur moi la détonation d’un engin de ce genre. Je tombai affalé. Peu d’instants après, j’arrivai à me ressaisir et continuai à faire mon devoir. Mais la première émotion avait été plus forte que moi. Au cours de ma carrière d’écrivain, j’ai fréquenté des gens de tous les mondes ; eh bien ! parmi nos grands explorateurs, — je citerai notamment Stanley — parmi nos marins, nos soldats, nos gardes forestiers, parmi tous ces vaillants qui font si bon marché de leur vie, combien n’en est-il pas qui m’ont confessé avoir éprouvé au moins une fois dans leur existence ce sentiment, d’angoisse, d’inexplicable terreur qu’ils n’avaient pu, au moment même, maîtriser ! J’ignore quel sera le résultat de l’enquête à propos du Bazar de la Charité. Que les personnages sur lesquels pèsent des présomptions aient été dominés par l’effroi commun, qu’ils aient ressenti les affres de la peur soit ! Mais il fallait aussitôt après, par un effort de suprême volonté, reprendre le dessus, retrouver le sang-froid qui aide à racheter un moment de compréhensible faiblesse. Le meilleur moyen de ne pas perdre courage, c’est de stimuler, par sa propre attitude, le courage des autres. La vaillance et la bravoure sont communicatives. Malheureusement, la pusillanimité peut l’être aussi. NON SIGNÉ L’ACTUALITÉ M. Jules Claretie et la révolution du livre Être populaire Le moyen d’y parvenir Les jalousies de l’Académie Une légende Comment Tartarin de Tarascon a conquis Paris La route est tracée Place au « Petit Jacques » L’Académie, qui ne sut pas offrir un fauteuil à Béranger, oublia aussi d’élire Gustave Nadaud qui fut par excellence le chansonnier académisable. Pourquoi la chanson fut-elle comme à système exclue de chez nos immortels ? Un chansonnier disait : ils sont jaloux. Qui d’entre eux ne donnerait quelques-uns de ces succès restreints aux braves des salons pour le tumulte bruyant qu'une chanson en vogue soulève ? Un refrain que la foule s’en va chantant, qui passe en proverbe, en satire, dont l’activité s’accompagne, qui vous poursuit, qui vous obsède, qui fait partie de la rumeur quotidienne, des mois, des années, toujours : n’est-ce pas pour donner à son auteur la sensation délicieuse de la gloire ? Sans doute ceux qui prêtaient aux écrivains et aux érudits de premier plan une si médiocre envie s’abusaient ; on citait quelque chansonnier qui relevait de telles preuves l’insipidité de sa gloire trop facile. Pourtant la popularité — et qui n’en apprécie le flatteur privilège — ne se décerne que par la masse. Elle est à qui vient à elle, elle fait fête à ses chansonniers, à ses poètes : elle n’est pas moins reconnaissante à ses romanciers. Elle s’attarde volontiers en la compagnie de ceux qui n’ont d’ambition que de lui plaire sans viser à plus ; mais elle est pénétrée d’une gratitude qu’elle paie en bel enthousiasme pour les autres, ajoutant à leur célébrité, et répercutant à l’infini leur nom. Comment atteindre la foule ? C’est en se mettant par le livre à portée de sa main. Le livre se démocratise On en fait des livres et beaucoup. Jamais le métier d’écrivain n’exigea une application plus suivie. Le temps est passé où une réputation reposait sur un bouquet à Chloris, où l’on entrait à l’Académie pour une épigramme. On fait donc beaucoup de livres ; mais, disent les libraires, on n’en vend pas autant qu’on en fait. Ils ont appelé ce malaise : la crise des livres. Et l’on a accusé les arts d’agrément, le football, la bicyclette, les voyages économiques. On eût bien mieux fait d’accuser tout de go le livre lui-même qui ne descend pas assez des régions où le juchèrent d’anciennes habitudes. Il ambitionne la popularité, et il ne va pas au peuple. Il ne se démocratise pas. Il va se démocratiser. C’est une révolution qui s’accomplit. Nous en avons vu de plus sanglantes qui étaient plus stériles. Le livre est ce qui tuera cela, a dit Hugo, désignant les ténèbres de l’ignorance. Mais encore faut-il pour qu’il atteigne à ce but qu’on l’ouvre, qu’on se l’assimile, que les idées qu’il renferme soient comme les grains dans la main largement ouverte du semeur. Et comment y parviendra-t-il ? En s’offrant luxueux, pratique et à si bon marché que le pain de l’esprit ne fasse pas tort à l’autre. Il semble bien qu’on y arrive. N’avez-vous pas vu ce chef-d’œuvre étincelant de verve et de pittoresque, Tartarin de Tarascon, pour huit sous au total, et payé en quatre fois ? Eût-il été plus beau de papier, de tirage et d’aspect aux prix forts de jadis ? Et il ne s’agit pas là d’une œuvre banale signée d’un nom inconnu. Ce Tartarin de Tarascon est d’Alphonse Daudet. Les Fayard chez M. Daudet C’est que l’illustre romancier vit un jour arriver chez lui les frères Fayard, qui lui tinrent un petit discours, bref et clair, sur l’avenir de la littérature par la publication à bon marché. — Oui, dit le maître, embusqué derrière son lorgnon et rejetant en arrière son opulente chevelure, je ne dirai pas : je vous attendais mais je vous espérais. Car il ne s’agit pas, je le sais, des têtes de clous des romans bleus de la bibliothèque de Troyes, d’une suite typographique aux aventures des Quatre fils Aymon. — Nous n’en sommes pas là, monsieur Daudet, répondirent les tentateurs à l’auteur de L’Immortel. Si nous sommes venus vous demander de publier vos œuvres complètes en fascicules de vingt-quatre pages et, pour dix centimes le fascicule, c’est que nous avons la prétention de croire que le peuple, de même qu’il discerne une belle œuvre, discernera une œuvre brillamment éditée d’une autre. Mais nous croyons, en ces matières, à la force du suffrage universel. Et c’est ce suffrage que nous solliciterons pour vous. Le lecteur ne s’est point retiré de ses lectures favorites comme on l’a cru, il n’attend qu’une occasion de le prouver. — Je suis une sorte de révolutionnaire, répondit Daudet. J’aime les audaces... Et c’est d’enthousiasme que je souscris à celle-ci. L’apparition de ses œuvres en fascicules fut un étonnement chez ses confrères. Ce Daudet, disait-on, toujours original : il n’entre pas à l’Académie mais il entre chez Fayard. Et lui de répliquer : « Il est peut-être plus facile d’être immortel par le pont Saint-Michel que par le pont des Arts. » M. Claretie révolutionnaire Mais voilà du nouveau : l’Académie à son tour capitule. La dernière forteresse du livre, la gardienne de ses préjugés et de sa routine, à son tour tire sur le livre. Et qui pointe les pièces ? Qui réduit au silence l’antique redoute ? Un écrivain aimé, un lettré délicat, d’une courtoisie qui d’ailleurs n’exclut pas la fermeté, d’une bienveillance qui réserve toute sa liberté d’action ; indépendant dont l’indépendance a de bonnes façons, révolutionnaire qui affecte par tactique une parfaite condescendance pour la discipline : c’est M. Jules Claretie. Un membre de l’Académie, un président de société et d’œuvres pondérées, un fonctionnaire prudent, un journaliste sage, un romancier dont le charmant talent a connu le succès sans sacrifier au scandale, nettement, accepte d’entrer dans la lice et de bouleverser, comme à boulets rouges, toutes les habitudes reçues en matière de romans signés de noms illustres. Ses œuvres comme celles de Daudet pénétreront de nouvelles couches de lecteurs, feront la conquête des âmes éprises d’idéal et de romanesque qui sont légion. Elle berceront les imaginations de ceux qui ne savaient que par ouï dire, ce qu’il y a de charme pénétrant et doux, de tendresse mouillée de larmes, d’émotion profonde et neuve, dans ce Petit Jacques, qui inaugure la série ! C’est une longue histoire — courte à lire — qui formait un gros volume bien cher, et qui, deux sous par deux sous, deux fois la semaine en dix fois, va prendre sa place sous la lampe, cet hiver dans tous les foyers. C’est là une forme nouvelle d’édition en harmonie avec les goûts et les ressources de la masse des acheteurs. N’est-il point curieux que depuis le temps qu’il y a des hommes et qu’on pense — ce soit à cette masse si intéressante qu’on n’ait à peu près jamais pensé ? NON SIGNÉ Informations À PARIS L’ACADÉMIE DE GONCOURT Quatre années de procès Batailles judiciaires et polémiques littéraires Ce qu’on ne réalisera probablement jamais On ne parle plus de l’académie qui devait porter le nom des Goncourt, ses fondateurs et certains affirment même que l’œuvre rêvée par l’auteur de La Faustin semble aujourd’hui bien compromise. Il est exact que sa réalisation n’apparaît possible que dans un très lointain avenir : quatre années peut-être, c’est-à-dire jamais sans doute. Les deux exécuteurs testamentaires d’Edmond de Goncourt sont eux-mêmes dans l’incertitude la plus absolue en ce qui concerne la fondation de l’académie. Alphonse Daudet et Léon Hennique, plongés dans les procès jusqu’au cou, se demandent avec terreur quand donc toutes ces histoires finiront. Et Me Poincaré, leur éminent avocat, a des hochements de tête qui ne présagent rien de bon lorsque les amis de Goncourt s’impatientent, trouvant que l’œuvre tarde, et souvent il doit se demander, aussi bien qu’eux, si jamais on en sortira. — Nous avions un moment espéré, nous disait M. Alphonse Daudet, que des accommodements seraient possibles et qu’un accord interviendrait entre les parents d’Edmond de Goncourt, qui réclament chacun une partie de l’héritage, et nous-mêmes, exécuteurs de ses formelles volontés. Mais l’accord n’a pu se faire. D’autant plus que, pour mener à bien l’œuvre que notre ami remit en nos mains, nous avons besoin de tous les capitaux qui nous reviendront lorsque l’avoir sera complètement liquidé. Nous ne pouvions donc abandonner sans risquer de compromettre l’avenir de la future académie des sommes dont notre ami avait lui-même nettement désigné l’affectation pour des prix ou des secours à des confrères pauvres dignes d’intérêt. Nous sommes donc de nouveau plongés dans les procès. Surtout, nous avons à compter avec un parent d’Edmond de Goncourt qui fait de cette question affaire d’amour-propre plutôt que d’intérêt. Ce parent croyait que le grand écrivain l’avait choisi comme exécuteur testamentaire, et ce lui fut une cruelle désillusion lorsqu’il apprit, à la mort de notre ami, que le soin d’instituer la nouvelle académie selon les vœux des Goncourt ne lui était pas dévolu. Je savais bien, moi, depuis quinze ans, qu’Edmond de Goncourt m’avait désigné pour exécuter ses volontés dernières. Mais le parent de province pensait, au contraire, que l’honneur, si périlleux cependant, de défendre l’académie future lui reviendrait de droit, et il était fier déjà de la gloire qui s’attacherait à son nom. Blessé cruellement dans son amour-propre, il soulève d’innombrables difficultés, auxquelles nous nous heurtons. Donc nous ne pouvons, Léon Hennique ni moi, rien dire, rien prévoir. Ce sera fort long, voilà qui est certain. Les hommes d’affaires règnent encore en maîtres sur l’héritage de notre grand ami, administrent ses biens, et, pendant ce temps, les innombrables formalités de la procédure en appel suivent leur cours...! Nous nous demandons bien des fois avec inquiétude à quand la fin. Il est, malheureusement, trop probable qu’après quatre ou cinq années de procès et les frais si multiples et si coûteux de tous ces débats judiciaires le capital sera déjà bien amoindri, et l’institution bien compromise. Pourvu encore que les tribunaux donnent raison aux exécuteurs testamentaires contre les parents coalisés ! Et, alors, après avoir subi tant de difficultés pour gagner leur cause, Alphonse Daudet et Léon Hennique devront encore recommencer la lutte pour assurer le fonctionnement littéraire de l’académie et procéder aussitôt aux élections. Mais ce jour-là viendra-t-il jamais ? Il apparaît de plus en plus problématique. Les listes Cependant, Alphonse Daudet n’embrasse pas sans inquiétude cet avenir d’incessantes querelles. Le maître éminent nous le disait hier encore : — Je suis, en principe, l’ennemi de toutes les académies, quelles qu’elles soient. N’eût été sa grande affection pour les Goncourt, la piété qu’il garde à leur souvenir, certainement il eut refusé l’honneur que lui faisait par son choix le grand écrivain, tant il redoutait ces complications judiciaires d’abord, ces querelles littéraires ensuite. Élire deux membres encore ! Combien d’ennemis se feraient les huit autres par cette élection, si jamais elle avait lieu ! La dernière liste, qui est la quatrième, comporte, on le sait, les noms de Huysmans, Octave Mirbeau, des deux Rosny, de Paul Margueritte, Gustave Geffroy, en dehors des deux écrivains qui se dévouent à l’organisation de l’académie. Mais on n’a jamais donné de façon exacte et complète les trois autres listes, qu’Edmond de Goncourt modifiait à mesure que ses élus disparaissaient, cessaient de plaire, ou... entraient dans l’autre Académie. Sur la première liste se trouvaient : Flaubert, Paul de Saint-Victor, Barbey d’Aurevilly, Louis Veuillot, Fromentin, Cladel, Alphonse Daudet, Zola, de Chennevières et Théodore de Banville. Sur la deuxième, Vallès a remplacé Cladel et Théophile Gautier succède à de Chennevières. Enfin, voici la troisième : Alphonse Daudet, Huysmans (seuls maintenus dans la quatrième et dernière), Guy de Maupassant, Henry Céard, Julien Viaud, Paul Bourget, Émile Zola, Barbey d’Aurevilly, Vallès, Théodore de Banville. Tous ces beaux rêves d’un bel esprit se réaliseront-ils jamais maintenant ? On en peut douter sérieusement et, certes, on ne saurait assez le regretter. F. RAOUL-AUBRY 17 mai 189717 mai 1897 La Justice Le duc d’Aumale écrivain Fils de roi, descendant direct de Henri IV, général d’une belle bravoure, d’un loyalisme élevé, académicien assidu, laborieux, le duc d’Aumale, qui a publié des Souvenirs, une Histoire des Condé et laissé des Mémoires, fut-il un grand écrivain ? Plusieurs esprits éminents ont bien voulu réserver leurs jugements au Soir. Nos lecteurs nous sauront gré de les leur faire connaître. M. Émile Zola C’est le soir, lorsque nous sonnons à la porte du maître. Nous exposons le motif de notre visite rapidement. — Je vous avouerai, nous dit M. Zola, que j’ai lu peu de pages écrites par le duc d’Aumale avec lequel je me suis rencontré trois ou quatre fois, et que j’ai trouvé charmant. Sans être un grand écrivain, il est très méritoire. Son style m’a semblé clair, empreint d’une certaine vivacité, et non sans vigueur par moments. Des amis communs m’ont souvent entretenu de l’émouvante impression que le duc d’Aumale avait produite en pleine Académie le jour où il a lu à ses confrères une des pages les plus fortes, paraît-il, de son œuvre : La Bataille de Rocroy. Je pense que le duc d’Aumale fut plutôt un historien, et le juger comme tel cela m’est impossible, ne connaissant point l’art d’écrire l’histoire. — Avez-vous l’intention de poser votre candidature au fauteuil du duc d’Aumale ? — Parfaitement, comme à tous les fauteuils vacants. M. Alphonse Daudet Voici un écrivain célèbre qui n’est pas académicien et n’ayant jamais sollicité les suffrages des Immortels. Rue Bellechasse, M. Alphonse Daudet, quoique un peu souffrant, veut bien nous recevoir dans son cabinet de travail, où il lit, dans un fauteuil, sous la lampe à abat-jour légèrement rose, placée sur une table large et massive surchargée de livres. — Vous me demandez un jugement sur le duc d’Aumale, en tant qu’écrivain... Mais je n’ai rien lu de lui, pas la moindre ligne. Je sais qu’il a publié des livres d’histoire vigoureux, écrits dans la manière archaïque et démodée, mais non sans charme, du dix-septième siècle. Il s’est attaché, paraît-il, aux tableaux de batailles et aux portraits des grands hommes, dessinés sobrement avec une élévation touchante et une émotion d’autant plus communicative que l’auteur évoquait la gloire de ses aïeux. Je l’ai connu en des dîners. Son accueil était charmant. Et de sa conversation, très érudite, vive, franche, aisée, sourdait pourtant une mélancolie, mélancolie que laisse l’ennui de l’exil et qui, par moments, embuait les yeux de ce vieux soldat ne vivant que de glorieux souvenirs. M. Jules Claretie 10, rue de Douai. C’est là que travaille M. Jules Claretie, au troisième étage, dans la sérénité d’un cabinet de travail que décorent particulièrement d’anciennes toiles. Le très aimable administrateur de la Comédie-Française nous accueille avec l’empressement dont il est coutumier... — Je l’ai bien connu, nous dit-il, le prince m’honorait de sa sympathie. Vous savez qu’il affectionnait beaucoup la Comédie-Française, dont c’était le plus ancien abonné. Vous pensez bien que j’ai lu et relu d’un bout à l’autre l’œuvre magistrale de Mgr le duc d’Aumale. Son Histoire des Condé est superbe. Il connaissait l’art d’écrire l’histoire. Entre tous nos contemporains il était doué d’un tempérament d’historien d’une ampleur vraiment saisissante. Ce dont je veux avant tout louer l’écrivain, c’est de la simplicité et de la pureté de sa forme, qui est d’une concision remarquable. Il semble que l’âme du grand siècle a laissé quelque chose d’elle-même dans l’œuvre du duc d’Aumale que beaucoup d’esprits cultivés aimeraient s’ils s’en pénétraient. J’estime que le prestige du prince et du soldat héroïque des terres africaines a effacé bien injustement le mérite pourtant vaste de l’historien et de l’écrivain. On en reviendra, croyez-moi. Songez, monsieur, que le duc d’Aumale a eu une manière à lui d’écrire l’histoire. En plus d’une érudition qui se trempait d’émotion et de grâce, il débordait d’amour. La haine n’avait pas la moindre place dans son cœur. Et pour recréer les choses mortes ainsi qu’il l’a fait, il faut vraiment les aimer. Les épées qui ont retenti sur le champ de bataille de Rocroy ont sonné en lui. Le bruit moderne n’a pas étouffé pour son oreille le bruit du passé. Il savait s’isoler dans la sérénité du labeur, le courage de la Foi et la lumière de la méditation. M. Sorel Il s’abrite entre les hauts murs du Sénat, au bord du jardin du Luxembourg, si luxuriant et si serein. Une lampe austère brûle sur la table verte. Une grosse bûche flambe dans la cheminée. Joli mois de mai ! On se dirait au fond de l’Escurial, tant le silence est profond et tant les murs sont mornes. L’éminent historien ne veut point nous entendre avant que nous nous soyons assis. — D’abord, nous dit-il, je n’approuve pas les enquêtes... Et puis vous donner une opinion improvisée sur le duc d’Aumale comme écrivain, cela me paraît un peu difficile... Vous l’avouerai-je, je ne suis pas encore prêt pour un pareil jugement... En dehors de mes travaux d’histoire, je suis votre confrère par moment, et je me propose de publier prochainement une longue étude sur le duc d’Aumale qui a été un excellent historien, plus profond qu’on ne le croit, et qui a écrit dans une langue alerte, gracieuse, une langue bien française que n’inquiète et ne tourmente nulle préoccupation de cacophonie, et d’anarchie littéraires. M. Georges Rodenbach C’est au-delà de l’Arc de l’Étoile, en un coin de solitude comme il en existe à Paris, par ces deux heures d’une après-midi frileuse, que nous trouvons M. Georges Rodenbach rêvant devant la page déjà commencée, en son cabinet de travail embaumant une poésie noble et pure, d’une délicatesse grandiose... — Je me souviens, nous dit-il, avoir lu des pages du duc d’Aumale qui restera comme une physionomie intéressante : brillant soldat, causeur, collectionneur, donateur, et grand seigneur dans une démocratie — ce qui est d’une grâce distinguée et rare. Ce fut un haut gentilhomme, et même un gentilhomme de lettres. M. Paul Margueritte Nous revient de la côte méditerranéenne, où il a travaillé et rêvé dans un coin aimé de Maupassant. À une heure de Paris, parmi les charmilles de Samois, où l’auteur de La Force des Choses voit tous les ans, prospérer et tomber les feuilles, nous avons eu quelques minutes d’entretien avec M. Paul Margueritte. — Je ne vous dirai pas grand’chose sur le duc d’Aumale, qui doit être plutôt jugé comme historien que comme écrivain. Néanmoins je puis vous affirmer que j’ai été pris en lisant l’Histoire des Condé, par la vivacité, la concision, la précision du style, l’heureux choix des expressions qui feront peut-être des pages où la bataille de Rocroy se déroule d’une façon si rapide et si poignante un monument durable. LORENZI DE BRADI L’ACADÉMIE GONCOURT Conversation avec M. Alph. Daudet Une lettre de M. Paul Margueritte Nous avons donné, hier, les attendus les plus importants du jugement rendu par la première chambre du tribunal civil de la Seine dans l’affaire du testament d’Edmond de Goncourt. Le tribunal a décidé, ainsi qu’on l’a vu, que le testament doit être considéré comme valable dans la forme comme dans le fond. Il était intéressant de recueillir les impressions de M. Alphonse Daudet sur ce jugement et de demander, en outre, au maître, d’accord avec M. Léon Hennique — comme lui légataire universel d’Edmond de Goncourt — s’il allait prendre des dispositions concernant la constitution de l’Académie Goncourt. Un de nos collaborateurs a eu la bonne fortune de voir, à Champrosay, M. Alphonse Daudet, qui s’est ainsi exprimé. — Ai-je besoin de vous dire que le jugement du tribunal de la Seine me comble de joie ? Voilà la chère pensée, la volonté suprême de mon vieil ami, respectée, approuvée, affirmée, officiellement affirmée. À vous dire vrai, je m’y attendais. Le bon droit était de notre côté. Pouvait-on vraiment rayer d’un trait de plume cette volonté écrite, réécrite, si évidente, si manifeste, si tenace, la volonté, le désir, l’espoir de toute une vie d’écrivain et d’honnête homme ? Je n’avais pas plutôt reçu l’heureuse nouvelle que je la télégraphiais à Hennique, qui est à Ribemont, dans l’Aisne. Et je cherchais à me mettre en rapport avec les autres membres de l’Académie Goncourt. Mais voilà, ce n’était pas chose facile. Ils sont pour la plupart en villégiature. Où ? Je n’en sais trop rien. Margueritte est, je crois, en Bretagne. Geffroy est en voyage. Les autres aussi sans doute, c’est l’époque des déplacements. En tout cas, avec l’aide d’Hennique, j’espère bien que mes dépêches les toucheront. Mon désir est de réunir mes collègues le plus tôt possible. Pas chez moi ! Oh non, je ne voudrais pas que cette première prît un caractère personnel, prêtât à la moindre allusion. Je ne veux être qu’un des membres, un des membres les plus dévoués de l’Académie Goncourt et pas autre chose. Et même j’ai l’intention de demander, à notre première réunion, qu’il n’y ait pas de président. Oh non, pas de présidence, aucun apprêt, aucune solennité. Pour le cas où nous nous réunirions cet été, j’ai en vue un cabaret en pleine campagne, un cabaret rustique, pas loin d’ici, où nous pourrons déjeuner au frais et deviser de nos petites affaires, à la bonne franquette, les coudes sur la table. Nous élirons probablement, à cette première réunion, les deux membres qui doivent selon la volonté de Goncourt, porter à dix le nombre des académiciens. Des noms ? Dame ! Je n’ai pas à vous en donner. Vous comprenez bien que je dois me tenir à cet égard sur une réserve absolue. Oui, on a prononcé les noms de Paul Alexis, de Rodenbach, de Descaves, de Lorrain, d’autres encore. L’Académie fera son choix en temps et lieu. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je voudrais bien que ce fût le plus tôt possible. Nous avons hâte surtout d’instituer le prix Goncourt. Ce sera même la première mesure que nous prendrons une fois l’Académie au complet. Vous savez que d’après le testament ce prix sera de cinq mille francs et devra être décerné actuellement au meilleur livre de prose qui aura paru. Bien entendu, tout écrivain candidat à un des prix de l’Académie française sera jugé comme ayant renoncé ipso facto à toute candidature au prix Goncourt. Ce prix sera institué, comme je vous l’ai dit, aussitôt que l’Académie sera au complet. La question de la répartition des traitements revenant à chacun des académiciens ne sera étudiée qu’ultérieurement. Où nous nous réunirons dans la suite ? Mais au restaurant, toujours au restaurant et jamais dans le même. Je suis pour le changement de cuisine. Au fait, ces réunions de l’Académie Goncourt finiront par s’appeler, je l’espère, les dîners Goncourt. Car « académie » c’est bien gros, bien officiel, bien solennel... *** D’autre part, un de nos collaborateurs a télégraphié au plus jeune des membres de l’Académie Goncourt, à M. Paul Margueritte, pour lui demander ses impressions sur le jugement du tribunal civil de la Seine. Voici la réponse de M. Paul Margueritte : Montsoreau, 6 août. Bien que trop directement intéressé dans la question pour ne pas être suspecté de quelque partialité, je l’avoue bien franchement, j’estime de toute équité que le tribunal ait sanctionné la volonté manifeste et constante de mon cher maître Edmond de Goncourt. La pensée d’une telle fondation partait de cœurs élevés et généreux. Elle a été la préoccupation désintéressée de deux vies, et elle témoigne d’un si noble amour de l’art, abstraction même faite des artistes désignés, qu’elle méritait d’être réalisée, en dépit des revendications à la vérité bien humaines qu’elle a soulevées. Paul MARGUERITTE *** Comment l’Académie Goncourt sera-t-elle complétée et qui seront les deux élus ? II y aura, à coup sûr, une rude bataille, les candidats étant très nombreux. On parle, en effet, outre les écrivains cités par M. Alphonse Daudet, de M. Maurice Barrès et de M. Élisée Reclus... Ce dernier n’est pas, à proprement parler, candidat ; on aurait même du mal, assure-t-on, à lui faire faire acte de candidat. Mais son nom a été mis en avant par l’un des membres les plus ardents, les plus combatifs — et dont le vigoureux talent désarme d’ailleurs ses adversaires même — de la jeune Académie. Si on l’écoutait, l’Académie Goncourt appellerait immédiatement à elle MM. Émile Zola et Élisée Reclus. Il n’est pas probable, d’ailleurs, que M. Zola veuille être de l’Académie Goncourt, et quant à M. Reclus il ne réunirait pas la majorité des suffrages. Reste une combinaison qui permettrait aux académiciens d’appeler à eux deux étrangers illustres, pour ne pas les nommer, le comte Léon Tolstoï et Henrik Ibsen. Nous parlons sérieusement : et du reste, pourquoi pas ? À vrai dire, l’écrivain qui semble avoir le plus de chance d’être élu — en ce moment — est M. Lucien Descaves, à moins que... G.L. 2 août 18972 août 1897 Le Gaulois ALPHONSE DAUDET JOUANT LES TARTARINS À TREIZE ANS Tout est au Midi par ces jours de fêtes cigalières et félibréennes. Hier, sous le gai soleil, je pensais à Daudet, à ce coin du Midi qu’est Champrosay, quand, dans la tiédeur embaumée du parc, le maître, la pensée au loin, vous en conte une bien bonne de là-bas. Tout sourit, vibre et chante à sa voix. On croirait entendre des cigales... Et les pages des Lettres de mon moulin, de Tartarin, de Roumestan, vous reviennent une à une, comme feuilletées par une main inconnue. Je ne pus résister à l’attrait qui s’offrait. Après une minute d’hésitation — c’est si loin la gare de Lyon ! — Décidément, j’y vais, fis-je. Et je pris le train pour Ris-Orangis. Daudet était à sa table de travail, achevant le livre qu’il va nous donner cet hiver. Et tout de suite, nous parlâmes des fêtes de Valence et d’Orange, des manifestations félibréennes, de toute cette joie sonore et truculente qui va éclater, qui a éclaté. — Les premiers pétards sont déjà partis, me dit Daudet en souriant. Nous avions déjà chaud de loin. J’entrouvris les persiennes. Un souffle de vent frais et odorant entra, venant du parterre tout en fleurs. — C’est comme un bouquet, fit Daudet, ravi, grisé. — Au fait, dis-je, comment n’êtes-vous pas là-bas avec Mistral ? Ça ne vous a donc pas tenté toute cette jolie noce de soleil et de rire ? — Je ne suis pas félibre, me répondit Daudet avec une certaine gravité. Je reste dans mon coin. Les étourneaux sont maigres quand ils vont ensemble. Je ne veux pas être du Félibrige, comme je ne veux pas être de l’Académie. Les associations n’existent pas à mes yeux, il n’y a que les individualités. Mistral n’est pas tout à fait de mon avis puisqu’il s’est laissé embrigader — comme général en chef. Mais cela ne nous empêche pas de nous aimer. Après tout, il a peut-être raison, Mistral, raison à son point de vue particulier. C’est en somme pour la langue provençale qu’il combat ; c’est le réveil de cette langue exquise, savoureuse, la langue de notre berceau, qu’il croit affirmer ainsi. Mais à mon avis, Mireille, Calendal, Nerto, Les Îles d’or, La Grenade entr’ouverte, d’Aubanel ; Les Baisers, d’Anselme Mathieu ; les poèmes et les contes de Roumanille l’ont bien autrement affirmé. Et je ne parle pas du livre de Baptiste Bonnet, Vie d’Enfant, livre admirable de prose provençale, livre paysan qui n’a pas son pareil en France. Le Félibrige, voyez-vous, c’est pour moi une page de Mistral, une page évocatrice, rayonnante et fine, trempée du sourire de nos vingt ans. Toute ma jeunesse chante aux vers de Mistral. Tenez ! l’autre jour, en lisant son dernier livre, Le Poème du Rhône, je me revoyais enfant, sur le bateau à vapeur, remontant le fleuve de Beaucaire à Lyon et faisant à bord mon petit Tartarin, un Tartarin bien avant la lettre... *** Daudet était parti. La cigale chantait. J’eus bien garde de l’interrompre. Et le maître conta : — Voilà. C’était au temps de la guerre de Crimée. J’avais treize ans à peine. On m’avait confié un mien petit cousin, qu’il s’agissait de conduire à Lyon. Vous pensez combien j’étais fier ! On m’abandonnait à moi-même et me remettait par-dessus le marché la garde de ce petit bonhomme. J’étais le Mentor de ce jeune Télémaque ! Nous allâmes de Nîmes à Beaucaire pour prendre le bateau à vapeur. À Beaucaire, grand remue-ménage. Ah ! la jolie ville pour une imagination naissante de poète, avec ses portes basses, son air sarrazin, son air d’un autre temps et d’une autre latitude ! Tout un parfum d’Orient ! Ce fut pour moi comme un avant-goût d’Alger. Grand remue-ménage à Beaucaire en raison de l’embarquement, par ce même bateau à vapeur, des soldats qui revenaient de Crimée. Nous couchâmes à l’auberge tant bien que mal dans le branle-bas de toute cette population méridionale heureuse d’être en l’air et d’avoir un prétexte pour manifester. Le lendemain, les soldats s’embarquèrent. Nous aussi, mon petit cousin et moi. L’imagination de là-bas aidant, je me crus bientôt un personnage. Pensez donc ! j’avais une lettre de recommandation pour le capitaine. Le capitaine ! quand j’y pense maintenant, je pouffe de rire... Mais à mes yeux de treize ans, c’était un vieux loup de mer qui avait dû en voir de toutes les couleurs, quelque chose comme un amiral... Et ma petite tête travaillait, travaillait. Tout à coup, j’avise sur le pont un petit mousse, et là, tout de suite, à la vue de ce gentil costume de marin, de ce béret posé de travers, de cette allure qui donnait au garçonnet je ne sais quel air d’aventure et d’autorité, une idée me traverse, une idée plaisante, hardie, folle, la « galéjade » du Midi. Je vais dire que je reviens, moi aussi, de Russie, de Varna, de l’école navale de Varna. Ce que je leur en ferai accroire !... Et, de fait, ça y est. On me croit. Je débite des bourdes atroces. Elles passent ! Tous ces braves pioupious qui revenaient de Russie, qui avaient regardé et qui n’avaient rien vu, buvaient mes paroles. Je me faisais, d’ailleurs, la main par d’adroites interviews. Ce que j’apprenais de l’un, je le racontais à l’autre, et cela à la ronde. Et pour donner du tour, du pittoresque à ma narration, je n’avais qu’à lire dans leurs yeux, dans leurs grands yeux naïfs, qui riaient et me disaient tout. — Cré coquin ! le petit, il a tout vu ! Et quelle mémoire ! La mémoire c’était leurs yeux — un miroir pour moi. Maintenant, il se pouvait que ce fût TartarinTartarin à l’état latent chez moi — qui me soufflait toutes ces imaginations. N’importe ! mon toupet fit merveille. Je devins bientôt une sorte de petit roi, le roi du navire. Je me promenais sur le pont, dans les cabines, comme chez moi, les poches bourrées de figues, de prunes, de toutes les friandises du bord — suivi de près par le petit cousin, qui ne s’était jamais trouvé à pareille fête. Aux haltes — ah ! ces haltes délicieuses évoquées avec tant de charme par Mistral ! — aux haltes je descendais avec les marins. Je me souviens d’une gifle reçue au haut d’une fenêtre, où, juché sur les larges épaules d’un matelot, je présentais à une jeune fille une fleur rouge de grenadier... Mais à treize ans, les royautés sont éphémères. Un beau matin, un passager, qui semblait en savoir plus long que les artilleurs et les matelots, me demanda à brûle-pourpoint, devant tout le bord assemblé, comment il se faisait que, venant de l’école navale de Varna, j’eusse inscrit sur les boutons de ma jaquette : Lycée de Nîmes. Pris à court, je restai sans réponse. La journée fut triste. Je sentis que ma gloire diminuait. Nous étions, heureusement, à la veille d’arriver. Et quand on cria : Lyon ! ce fut une délivrance. Pauvre petit cousin ! Il devait finir en héros. Pendant la guerre franco-allemande, il fut blessé au combat de Bapaume et disparut, — sans plus jamais donner de ses nouvelles. Toutes les recherches restèrent vaines. Mais la mère — le cœur des mères n’est fait que de naïve confiance — la mère espéra le revoir jusqu’à son dernier jour. Le père était pharmacien à Nîmes. Chaque fois que la sonnette retentissait, la mère descendait pour voir si ce n’était pas son enfant. Ce ne fut jamais son enfant. Voilà, mon cher ami, mon histoire gaie finit dans une larme. Mais vous savez bien qu’ici-bas tout ne finit pas toujours par des chansons, — même au Midi. ANGE GALDEMAR L’ACTUALITÉ Une nouvelle querelle suscitée à l’Académie Goncourt À quand la séance d’inauguration ? La question de M. Henry Bauër À la recherche des huit Chez M. Alphonse Daudet et chez M. Léon Hennique Il n’y a qu’à attendre M. Henry Bauër s’étonnait hier de la discrétion de ceux qu’Edmond de Goncourt désigna pour constituer l’Académie qui portera son nom. Chaque fois que nous voulons parler de l’« Académie de la littérature », disait-il, on nous prie de prendre patience et d’attendre : Attendre quoi ? L’agrément de qui ? Ce que nous attendions, nous, c’est que les huit tinssent une séance solennelle, se déclarassent investis et fissent acte de déférence aux volontés de Goncourt en désignant leurs deux collègues complémentaires et en décernant le prix annuel de douze cents francs. Il y aurait eu de la dignité à fournir le montant de ce prix, à s’affirmer envers et contre tous, sans nulle considération d’argent ni de succession. Et M. Bauër concluait en posant cette question aux huit : Estimez-vous que l’existence de l’Académie Goncourt soit subordonnée à la question d’argent ? Pourquoi l’Académie Goncourt ne s’est-elle pas encore réunie, constituée en séance d’inauguration ? Les membres de l’Académie Goncourt La mort a clos les volets du grenier d’Auteuil, jadis le dimanche si hospitalier, et c’est à travers les divers quartiers de Paris, où les disséminent leurs habitudes, qu’il nous a fallu chercher les « huit ». Nous en avons vu quelques-uns. Ils s’étonnent de cette question qui leur est posée ; ils s’étonnent même qu’on puisse songer à la leur poser. Il ne faut pas jouer sur les mots. En somme, la question se résume à ceci : un homme est mort qui légua tout ce qu’il possédait à huit écrivains, à charge par eux de désigner à leur tour deux autres écrivains qui deviendront leurs collègues et qui toucheront la même rente qu’eux-mêmes — à charge aussi d’instituer un prix annuel dont le montant, variable encore, sera de cinq mille francs, le jour où la totalité des revenus du legs atteindra soixante-cinq mille francs — soit cinq mille francs pour ce prix et six mille francs pour chacun des dix membres de l’Académie. Les dispositions testamentaires d’Edmond de Goncourt, disent-ils, sont précises et règlent minutieusement tous ces détails : la déférence à la volonté du mort commande aux exécuteurs testamentaires de s’y conformer, de ne rien préjuger, de ne prendre aucune initiative personnelle qui pourrait par la suite se trouver en contradiction avec des dispositions pour lesquelles une évaluation rigoureuse est maintenant impossible. Car, ajoutait l’un d’eux — et c’est là le point capital — tout reste à régler ; la base même de la situation est encore à établir. Un testament a été fait, et ceux qui sont appelés à en bénéficier sont pénétrés de reconnaissance envers son auteur, mais ce testament « existe-t-il » au sens vrai du mot ? Diverses oppositions ont été faites à la délivrance des legs institués par le testateur : ce n’est que lorsqu’il aura été statué sur ces oppositions qu’il sera possible de faire quelque chose. Chez M. Léon Hennique Sur la demande des exécuteurs testamentaires, la première chambre civile a nommé récemment un administrateur provisoire de la succession : de cette façon on pourra vendre quand on voudra les collections laissées par Edmond de Goncourt. — Mais ici encore, nous disait M. Léon Hennique, il faut attendre ce que produira cette vente ; nul ne le sait. Ce peut être six cents mille francs comme ce peut être deux millions... Or, une œuvre a été constituée pour répartir entre un certain nombre de personnes les revenus résultant d’un legs. Comment cette œuvre pourrait-elle fonctionner avant d’avoir été mise en possession de ce legs ? Il y aurait eu de la dignité, nous dit-on, à fournir le montant du prix annuel... Mais de quel droit le ferions-nous ? Un donataire nous charge d’instituer un prix dont le montant est d’ailleurs variable et ne peut être connu que lorsque la situation sera parfaitement établie ; de quel droit irions-nous nous substituer à lui et, préjugeant de ce que peut être cette somme, de quel droit irions-nous l’attribuer à quelqu’un ? À quoi bon nous réunir et désigner deux collègues appelés à bénéficier avec nous de ce legs alors que, tant qu’il n’aura pas été statué sur les diverses oppositions faites à ce legs, nous ne savons même pas s’il nous reviendra ? Alors quoi... Nous n’avons pas de dictionnaire à faire... Nous réunir pour parler de littérature ? Nous le faisons quand nous voulons. Est-il besoin pour cela de séance solennelle ? Chez M. Alphonse Daudet C’est également ce que nous dit M. Alphonse Daudet qui veut bien nous recevoir dans son cabinet de la rue de Bellechasse : — Nous avons à perpétuer l’admiration et la mémoire d’un grand écrivain et d’un grand cœur, nous dit-il ; nous n’avons besoin pour cela ni de séance, ni de solennité... Nous avons aussi à exécuter la volonté d’un esprit généreux : nous avons à répartir la fortune que sa bonté nous lègue ; mais est-il nécessaire de dire que nous ne pouvons rien faire avant de savoir ce qu’est cette fortune, si c’est à nous qu’elle revient... Jusqu’à ce que nous soyons fixés à cet égard nous ne pouvons qu’attendre. Nous réunir solennellement ? Et pour quoi faire ?... Et pour quoi dire ? Nous ne sommes plus des enfants. Certes, si nous avions dix-huit ans, notre premier acte aurait peut-être été de chercher une coupole, de nous composer un uniforme, de tenir une séance solennelle... Mais nous sommes des hommes et nous avons mieux à faire pour témoigner de notre admiration, de notre vénération envers Goncourt. Les raisons sembleront assez logiques. Quel acte d’héritiers peuvent faire les « huit », quand ils ne sont pas encore envoyés en possession d’héritage ? Ils pourront dîner à vingt francs par tête, mais des vœux que leur ami exprima, ce n’est apparemment pas celui qu’il leur tient le plus à cœur de réaliser. NON SIGNÉ LES DIX L’ACADÉMIE NE SERA « QU’UN DÉJEUNER » Chez Alphonse Daudet La prochaine réunion Ce que l’on veut et ce que l’on fera Ceux qui restent à nommer La nouvelle Académie Le testament d’Edmond de Goncourt que Le Matin a eu la bonne fortune de publier le premier ayant été validé par la première chambre du tribunal civil de la Seine, l’Académie des Dix va pouvoir se constituer définitivement. On sait, en effet, que, sur les dix membres qui la doivent composer, selon les vœux du généreux testateur, huit seulement sont désignés à l’heure actuelle et que la nouvelle académie aura à pourvoir, tout d’abord, à l’élection de deux nouveaux titulaires. Que sera cette académie ? De quelle façon sera-t-elle constituée ? Aura-t-elle une coupole, et messieurs les Dix porteront-ils des palmes sur du drap vert ? C’est ce qu’il nous a paru intéressant d’aller demander à l’un des exécuteurs testamentaires d’Edmond de Goncourt, M. Alphonse Daudet. C’est à Champrosay, dans la vaste et magnifique propriété où il établit, tous les ans, ses quartiers d’été, que nous avons eu l’honneur d’être reçu, hier, par l’auteur de Tartarin. Interrompant une douce promenade qu’il faisait, au bras de son fils, dans les allées ombreuses du parc, M. Alphonse Daudet nous a fait l’accueil le plus aimable et, bien qu’il fût un peu fatigué, s’est entretenu longuement avec nous. — Je suis assez embarrassé, nous dit-il tout d’abord. Ces pauvres gens (je veux dire les académiciens comme moi, ajoute-t-il, avec un sourire) sont presque tous en villégiature. J’aurais voulu les réunir ces jours-ci, mais je crois que ce ne sera pas possible. En effet, Léon Hennique, de qui je viens de recevoir une lettre, est souffrant et se repose dans l’Aisne. Il est vrai que je pourrais voter pour lui : nous sommes entièrement d’accord sur notre choix. Mais les autres aussi sont absents de Paris. Je ne vois jamais les Rosny. Mirbeau vient très rarement, et Huysmans, jamais. Alors que faire ? Je ne peux pas les réunir chez moi, car on pourrait croire qu’il y a de ma part une mainmise sur la direction de l’Académie et que j’impose à mes confrères le choix de mes deux candidats. Non ; il faut que tout le monde puisse voter en toute indépendance. — Mais où les réunirez-vous alors ? — Je ne sais pas encore. J’ai rêvé d’un cabaret pittoresque, d’un endroit bizarre pour tenir notre première réunion. D’ailleurs, ce que je veux avant tout, c’est éviter toute solennité... Je suis antisolennel. — L’État ne pourrait-il s’opposer à la constitution de cette nouvelle académie ? Autour de la table — Mais, tant que nous ne lui demandons rien, que peut-il nous refuser ou nous interdire ? Du reste, en ce cas, il y aurait mille façons de tourner la difficulté, et, quoiqu’il en soit, nous exécuterons entièrement la volonté d’Edmond de Goncourt. Mais, pour le moment, il n’y a pas lieu, je crois, de se préoccuper de ce que fera l’État. Nous nous réunirons tantôt dans un café, tantôt dans un restaurant, à déjeuner ou à dîner, et c’est autour de la table que nous tiendrons nos assises. L’État peut-il nous interdire de déjeuner et de dîner ? Et, chaque fois, nous changerons de cuisine, afin de ne pas être empoisonnés ! Oui, ce que nous voulons, en somme, c’est fonder le déjeuner de Goncourt. — Y a-t-il des candidats à la double élection qui inaugurera les travaux de votre académie ? — Deux confrères sont à nommer. Mais il n’y a pas, à proprement parler, de candidats : c’est nous qui choisirons les deux hommes de lettres qui nous paraîtront susceptibles de faire partie de notre réunion. Certes, mon choix, quant à moi, est bien arrêté ; mais je ne puis vous dire si mes collègues partageront mon opinion et, par conséquent, quels sont ceux qui seront élus. — Pouvez-vous nous citer des noms ? — Il a été question de Paul Alexis, de Rodenbach, de Lucien Descaves, de Jean Lorrain et d’autres encore ; voilà quelques-uns des noms qui ont été prononcés, je ne vous dis pas par moi, mais par quelques-uns de mes confrères et par les journaux. C’est dans notre première réunion que nous nommerons les deux académiciens, et, si cette réunion peut avoir lieu bientôt, il est possible que ce soit de ces côtés-ci, à la campagne. Si, au contraire, elle n’avait lieu qu’en octobre, après les vacances, ce serait à Paris. — On a parlé d’un appel. — Je n’attendrai pas ça pour agir. Maintenant que le testament est validé par le tribunal civil, je vais commencer d’appliquer les volontés de mon ami. Les ennuis M. Alphonse Daudet nous dit ensuite tous les ennuis que lui a causés ce procès, dont l’issue, pour lui, n’était pas douteuse. Le tribunal pouvait-il faire autrement que de débouter les demandeurs ? Est-ce que de Goncourt a jamais eu l’intention de les faire bénéficier de sa fortune ? Il les ignorait. C’est par une dépêche de M. Poincaré que M. Daudet a eu connaissance du jugement ; le soir même, il en lisait les attendus. Il estime que le tribunal a très noblement agi et que cette décision fait honneur à la justice. — Que ferez-vous de la maison de Goncourt ? demandons-nous encore à notre très aimable interlocuteur. — Nous la vendrons. Nous vendrons tout afin de pouvoir réaliser le capital nécessaire au fonctionnement de l’académie. De Goncourt ne s’est pas trompé en évaluant à deux millions le total de sa fortune. Mais nous aurons à payer des frais énormes. Chacun des académiciens doit recevoir une rente viagère de 6000 francs, et le prix institué par le testateur est de 5000 fr., soit une rente annuelle de 65000 francs. Certes, ce n’est pas dans les débuts que nous pourrons réaliser cette rente. Je demanderai donc que l’on se préoccupe tout d’abord de la fondation du prix. Nous devons penser aux autres avant que de penser à nous. Si nous sommes un peu moins bien partagés que l’a voulu de Goncourt, nos successeurs le seront mieux. L’argent vient à l’argent. Il peut y avoir des gens qui, ayant admiré les Goncourt, imitent leur exemple. Pas de président — De quelle façon sera constituée votre académie ? Y aura-t-il un président ? Et, si cette fonction vous est offerte, à vous, qui êtes le doyen, accepterez-vous ? — Mes amis feront ce qu’ils voudront, mais je leur demanderai instamment qu’il n’y ait pas de président. Ni président ni secrétaire ; non, non, rien de tout cela. Quant à moi, je n’en veux pas. Cependant, ajoute M. Daudet en une franche boutade, si mes collègues sont d’avis qu’il y en ait, eh bien, alors, je demanderai qu’il y ait aussi des... costumes ! — Cependant, ne devrez-vous pas tenir une réunion quasiment solennelle pour discuter les mérites des candidats au prix de fin d’année ? — Non. Nous discuterons ce prix à table. Il sera attribué au meilleur livre de prose ou roman pendant l’année ; mais il ne pourra être question que des œuvres qui seront dans des conditions à ne pas être couronnées par l’Académie, l’autre... Car nous aurons l’idée de Goncourt toujours présente. — Un académicien de votre académie pourra-t-il être candidat de l’autre côté du pont des Arts ? — Mon Dieu ! oui. Et j’en connais parmi nous qui seraient parfaitement académisables. Je ne parle pas de moi. Vous connaissez mes sentiments sur l’Académie. Je ne m’y présenterai jamais. — Non, vous n’avez pas cette... prétention ? — En effet, je n’ai pas cette prétention, appuie M. Daudet ; mais d’autres pourraient l’avoir, et, certes, le fait d’être des Dix ne constituerait point un obstacle à une autre candidature. Puis la conversation se continue sur des choses étrangères à notre interview, et M. Daudet nous parle du roman qu’il écrit et qui paraîtra en octobre. Il y travaille quand « ça le prend », car l’heure du repos bien mérité a sonné, pour lui. Mais voilà que, tout à coup, ça le prend et qu’il nous dit : — Allons, au revoir! Je vais un peu travailler, car ce n’est pas jour de congé pour moi aujourd’hui ! NON SIGNÉ ÉCHOS À travers Paris L’Académie des Goncourt La date de l’élection des deux membres de la nouvelle académie, non désignés par le testament d’Edmond de Goncourt, est prochaine. Elle n’a pas encore été définitivement arrêtée, mais Alphonse Daudet qui vient de rentrer à Paris nous disait hier qu’il compte réunir ses amis dans le courant du mois prochain. Ce zèle est méritoire, car nous avons trouvé l’illustre maître fort soucieux : Mme Daudet souffre depuis plusieurs semaines de névralgies contractées en Suisse et qui s’atténuent à peine aujourd’hui ; Léon Daudet est loin de Paris, en train de faire ses vingt-huit jours chez les alpins ; et les déménageurs culbutent les meubles, mettent la maison à sac, car on émigre de la rue de Bellechasse à la rue de l’Université. — Je suis ici comme sur un navire désemparé, battu des flots et poussé par la tempête. Entendez-vous ces chocs d’armoires et de gros souliers à fendre la tête ? Et il faut, au milieu de ce vacarme et dans ce désarroi, que je corrige les épreuves de mon roman, Soutien de famille, qui passe dans quelques jours à L’Illustration. L’Académie ? La réunion des élus de mon pauvre Edmond de Goncourt ? J’y songe bien. J’attends seulement le retour d’Hennique pour m’entendre avec lui. Nous serons fixés sans doute dans une quinzaine et je vous ferai signe. NON SIGNÉ L’ACADÉMIE DES GONCOURT Sera-t-elle ? Que sera-t-elle ? M. Alphonse Daudet espère Que le maître Alphonse Daudet, un instant importuné ce tantôt, pardonne à son hâtif interviewer. À la veille du procès, machiné par des apparences d’héritiers éloignés — oh ! combien ! — le moment m’avait paru propice pour obtenir quelques nouvelles de la prochaine Académie. Depuis cette levée par couches de cousins qui vraiment champignonnent, l’éminent ami des Goncourt a dû recueillir, sur le phénomène de cette « floraison » inattendue, bien des détails intéressants, mais il les réserve sans doute pour le dossier de Me Poincaré. Impossible sur ce sujet piquant d’obtenir une... indiscrétion. Au moins ai-je pu savoir l’état d’âme du légataire à la veille du procès. — Si nous gagnerons ? Je suis beaucoup trop fataliste pour risquer une réponse. Que sais-je ? Assurément nous espérons, et agissons selon notre espoir. Ce qu’un homme jeté à l’eau peut faire de mieux, pour se sauver ! n’est-ce pas ? c’est de nager. Eh bien, nous nageons de notre mieux pour ne pas nous laisser noyer... — L’opinion plus confiante escompte votre succès et, dans les milieux littéraires, on discute déjà les statuts de l’Académie Goncourt. Que sera-t-elle ? L’héritage permettra-t-il de développer la pensée du donateur et de créer un nouvel aréopage, jugeant les lettrés et attribuant aux élus des prix de talent, en des séances solennelles ? Ici un léger mouvement d’impatience m’avertit que ma question obsède. — Nous n’aurons même pas assez de rentes, me répond le maître, pour réaliser seulement les vœux de notre généreux ami. Notre rôle a été fixé par son testament, vous le savez, de façon bien définie. Nous devons attribuer un prix à l’auteur du roman jugé par notre Académie, à l’œuvre la plus remarquable de l’année ; et, c’est tout, le reste de l’héritage ayant une destination formelle que je n’ai pas besoin de rappeler ; on la connaît. Voilà donc le caractère du nouveau cénacle nettement établi : une réunion d’heureux rentiers votant une rente annuelle à l’un de leurs disciples, continuant la manière, la bonne manière chère aux Goncourt et aux fidèles du grenier d’Auteuil. Donc, nous n’aurons pas deux séries concurrentes de séances académiques ! Quel dommage ! NON SIGNÉ Ceux qui ne sont pas bacheliers Pourquoi M. Alphonse Daudet ne s’est pas présenté — ... Parfaitement, me dit en souriant, l’auteur du Trésor d’Arlatan, je suis un des rares « pistolets » qui osent avouer ouvertement qu’ils ne sont pas bacheliers. Demander à un monsieur s’il est bachelier, mais c’est s’exposer à une réponse analogue à celle que vous recevriez d’une femme à qui vous demanderiez son âge ! Horreur ! Tenez ! je vais vous citer un exemple frappant : il existe à l’heure actuelle en France un très gros personnage, un homme tout à fait éminent, un garçon qui a fait une carrière superbe, qui a été un représentant remarquable de la France à l’étranger, mais il n’est pas bachelier. J’eus l’occasion de le connaître à ses débuts et c’est moi qui, sous l’Empire, le présentai à un ministre des affaires étrangères. — Il est bachelier, au moins ? dit le ministre. — Comment donc, monsieur le ministre, répondis-je avec un fier aplomb. Qui est-ce qui n’est pas bachelier ? Certainement, il l’est ! Le jeune homme ne sourcilla pas. Et cependant, il ne l’était pas. — Et le nom de cet ancien ambassadeur, de ce gros personnage qui n’est pas bachelier ? — Ah ! non. Je ne puis vous le dire. Je suis persuadé qu’il serait fâché qu’on sût la vérité. Non, cherchez si vous voulez, moi je n’en dirai pas plus. Je voulais simplement préciser le cas qu’on fait encore du parchemin. — Et vous, pourquoi n’êtes-vous pas bachelier ? — Vous me demandez de compléter l’histoire du Petit Chose. C’est bien simple. J’ai été au collège de Nîmes jusqu’à la classe de sixième. De la sixième jusqu’à la philosophie, je restai au lycée de Lyon. À cette époque, le baccalauréat n’était pas scindé en deux parties et on le passait à la fin de la philosophie. Je finissais donc ma philosophie lorsque la détresse s’abattit sur ma famille si cruelle, si grande que chacun de nous dut se séparer. Il y avait une place de pion vacante dans un collège du Midi. On y connaissait ma famille, et grâce à quelques protections on me prit comme pion. Je me dis en quittant, avec le regret que vous devinez, mes camarades du lycée de Lyon : « Je vais pouvoir économiser les cent francs nécessaires pour payer les frais de l’examen ! » Je restai pion un an. Durant cette année, passée comme maître-répétiteur, je déclare n’avoir pas pu arriver à mettre de côté les cent francs qui m’auraient permis d’aller à Montpellier subir les épreuves du baccalauréat. J’étais bien jeune alors, n’ayant pas encore atteint l’âge de seize ans, et j’avoue sans honte que, mal nourri, je portais de fréquentes brèches aux quarante-cinq francs en faisant des stations chez le concierge, détenteur de petits gâteaux et friandises beaucoup plus convoités que le sacro-saint diplôme. Quand j’eus enfin les fameux cent francs, ma résolution fut vite prise : je partis pour Paris. Cette fois, c’est bien décidé, me jurai-je à moi-même. Je vais passer mon bachot à Paris et me préparerai ensuite à Normale où brillèrent Prévost-Paradol, Taine, About, Sarcey et tant d’autres. Le professorat me tentait. En débarquant à Paris j’avais dix-sept ans, dont une passée comme pion, et j’apportais un petit volume, Les Amoureuses, qui fut imprimé tout de suite. Cela se passait en 1857, il y a juste quarante ans ! Pourquoi ai-je encore retardé mon examen à Paris ? Dame ! c’est que si j’avais les quarante-cinq francs comme pion, en province, je ne les avais plus, hélas à Paris. Vous raconter comment j’ai vécu à Paris me paraît, encore aujourd’hui, douloureux. C’est mon frère aîné Ernest qui payait mes repas à seize sous, c’est lui qui subvenait à mes besoins et demandait le crédit dans notre pauvre hôtel. J’avais tous les trois mois un article au Figaro de Villemessant, qu’on me payait à raison de quinze centimes la ligne, un autre au Monde illustré, deux sous la ligne, et enfin au Musée des familles, tarifié à peu près de la même façon. Le reportage n’existait pas alors ! Et avec ces ressources il s’agissait de vivre... Ah ! il était loin le bachot. — Et qu’ont dit de tout cela vos professeurs de Lyon ? Vous ont-ils oublié ? Étiez-vous mauvais élève ? — Si peu que mon professeur de rhétorique, M. Hignard, a fait l’année dernière, comme professeur de Faculté en retraite, une conférence sur moi, à Cannes : quant à mon professeur de philosophie qui s’appelait Gunet — le père Gunet, avec sa grosse figure, ressemblait à Socrate — il vint m’offrir, deux ou trois ans après mon arrivée à Paris, un dîner superbe chez Véfour. — Votre opinion sur le bachot alors ? — Eh bien ! On devrait être bachelier de droit quand on a été bon élève. Vous connaissez mes navrants commencements. Malgré les efforts de mes parents, malgré l’estime de mes professeurs, j’ai dû renoncer au diplôme, à cause de la taxe. Quand on a fait des études sérieuses dans des écoles estampillées par le gouvernement, le certificat d’études devrait remplacer le baccalauréat. Voilà mon avis ! Pourquoi M. Émile Zola a été « retoqué » M. Zola n’est pas bachelier. — Oui, j’ai été « retoqué » : on ne sait pas en général cette histoire. Elle est vieille, en somme, et remonte à près de quarante ans. La voici, si elle vous paraît amusante. C’était en 1859. J’avais dix-neuf ans. Après avoir fait de bonnes études au collège d’Aix-en-Provence, j’étais venu à Paris pour les achever, au lycée Saint-Louis. Après deux années passées en seconde et en rhétorique-sciences, je me suis présenté au baccalauréat en Sorbonne. Eh bien ! j’avais été reçu a l’écrit. Mes compositions n’avaient pas paru trop mauvaises. Mais à l’oral, va te faire lanlaire ! Boule noire en histoire, boule noire en allemand, boule noire en littérature française. Il n’en fallait pas davantage pour être impitoyablement refusé. — D’où provenaient ces mauvaises notes ? — Mon Dieu ! j’étais tout simplement devenu à Paris un élève très indépendant, je dirai même carrément un mauvais élève : oui, un mauvais élève, beaucoup plus versé dans la lecture de Rabelais, de Victor Hugo, que soucieux de mes examens. Je me rappelle qu’en histoire, au baccalauréat, j’ai fait naître Charlemagne dans les environs de 1548 ; l’allemand, je ne savais même pas le lire ; quant à la littérature, mes examinateurs m’avaient « collé » sur les fables du bon La Fontaine, et je n’étais pas fichu de commenter proprement Les Animaux malades de la peste. Dame ! que voulez-vous ? Je ne reçus que de mauvaises notes. Il faut vous dire également qu’il existait à cette époque entre les professeurs de lettres et les professeurs de sciences une certaine rivalité, une animosité réelle. La partie littéraire exigée des candidats au baccalauréat ès sciences — dont j’étais — n’était pas bien considérable ; eh bien ! Les examinateurs se montrèrent beaucoup plus difficiles, beaucoup plus exigeants vis-à-vis de nous que vis-à-vis des candidats bacheliers ès lettres. Aussi, voyant qu’avec mes boules noires j’allais être infailliblement perdu, après avoir eu de bonnes notes en sciences, mes professeurs allèrent-ils trouver leurs collègues qui m’avaient octroyé un trio de boules noires pour les supplier de changer une noire en rouge. Avec deux noires et une rouge j’étais sauvé ! Eh bien ! Rien n’y fit. Les examinateurs restèrent irréductibles, et je fus ajourné ! — Cela dut vous faire une peine énorme ! — Pas du tout ! Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire ! À ce moment-là, j’étais pauvre, obligé de soutenir par mon travail ma vieille mère et je ne me souciais pas de m’ouvrir une carrière à l’aide d’un diplôme. Je ne me représentai plus, du reste, au baccalauréat. — Alors que pensez-vous de la réforme projetée actuellement par le grand-maître de l’Université ? — Que voulez-vous ? Nous les poètes, les auteurs dramatiques, les romanciers, nous n’avons pas besoin de bachot, pas besoin de parchemin officiel. Alphonse Daudet, François Coppée ne sont pas, que je sache, bacheliers. Cela les empêche-t-il d’être de grands écrivains ? Eh bien, alors... Je vous répondrai donc, sans entrer dans des discussions pédagogiques, que toutes les réformes propres à éliminer la « veine » des examens doivent être approuvées et soutenues. Mais je trouve un peu exagérée la prétention d’examinateurs, quelque indépendants et érudits qu’ils puissent être, de connaître après deux heures d’examen écrit et un quart d’heure d’oral les aptitudes et les connaissances d’un candidat qui a huit ans d’études scolaires derrière lui... Et puis, entre nous, ce n’est pas le diplôme qui fait l’homme. MARCEL HUTIN L’ENQUÊTE PROCHAINEMENT LA SOLUTION DU PROBLÈME Un peu de patience Clôture de l’enquête Ni arrestation ni confrontation Bruits et racontars La vérité L’impatience soulevée par l’affaire Dreyfus est telle que l’opinion publique, n’entrant dans aucune considération de retard possible et de contrôle nécessaire, s’attend à chaque instant à la clôture de l’enquête, qui, d’après elle, aurait déjà trop duré. Les Débats nous disaient hier qu’ils tenaient d’une personne en relations avec la place que la journée ne se passerait pas sans incident. Des mesures auraient été prises en vue d’une arrestation ; on dit même que l’inculpé serait depuis dix heures dans une chambre du gouvernement militaire. On s’attend à une surprise. Il n’y a pas eu de surprise, et il ne devait pas y en avoir. La journée d’hier a été calme, et les interrogatoires du général de Pellieux, qui, de nouveau, a entendu dans la matinée MM. Picquart et Esterhazy, ne se sont point terminés de façon aussi dramatique. Il n’y aura pas d’arrestation. On a parlé également de confrontation entre les deux officiers. Il n’y aura pas de confrontation. Il n’y en a pas eu, et rien ne fait prévoir que le général enquêteur usera de ce genre de procédure. Ce ne sont, d’ailleurs, pas les seuls bruits qui circulent. On parle d’une réunion mystérieuse tenue ces jours derniers et à laquelle ont assisté d’innombrables personnages. Voici, à cet égard, des détails que nous tenons pour parfaitement vraisemblables, sinon pour rigoureusement exacts, un de ceux qu’ils visent n’ayant voulu ni les confirmer ni les démentir : M. Scheurer-Kestner avait résolu de faire partager sa conviction en l’innocence de Dreyfus à quelques hautes personnalités parisiennes qui peuvent, par leur influence et l’action de leur talent, peser sur l’opinion publique. C’est ainsi que, voilà cinq ou six jours, une réunion fut provoquée par l’un des sénateurs que cette affaire Dreyfus remet en scène ; on y avait convoqué vingt personnages environ : des hommes politiques, des littérateurs et des publicistes de marque. Le lieu de rendez-vous était, affirme-t-on, un hôtel situé tout proche du parc Monceau. M. Scheurer-Kestner, avait-on dit aux invités de ce five o’clock tea d’un nouveau genre, ouvrira devant vous son fameux dossier ; il vous démontrera l’innocence de Dreyfus, et vous sortirez de là convaincus. M. Scheurer-Kestner, effectivement, continue l’histoire, exhiba ses pièces, défendit son malheureux client, s’efforça de prouver l’indignité du commandant Esterhazy, et la conviction des sommités présentes, d’abord indécise, fut réellement établie après audition d’une pièce suprême, décisive, formelle innocentant l’ex-capitaine. Ce serait au lendemain de cette réunion que M. Émile Zola aurait publié son retentissant article du Figaro où il fait l’apologie de M. Scheurer-Kestner et soutient la nécessité de la révision du procès Dreyfus. Telle est l’histoire. On va même jusqu’à citer des noms. Naturellement, nous avons voulu tout d’abord savoir de M. Émile Zola s’il avait, oui ou non, été mis en rapport avec M. Scheurer-Kestner, si, oui ou non, le mystérieux dossier s’était entr’ouvert pour lui. Chez M. Émile Zola Mais M. Émile Zola, si bienveillant d’ordinaire à ses plus modestes confrères, si facilement interviewable en toutes circonstances, se dérobe nettement dans cette occasion. Il nous a demandé de ne point lui prêter une opinion ou une déclaration quelconque, et il n’a point consenti à répondre à notre question sur les rapports que l’histoire précédente lui attribue avec M. Scheurer-Kestner. Il n’affirme ni ne dément : il ne répond pas. M. Émile Zola nous a paru, cependant, posséder, sur cette affaire si complexe, une opinion ferme, et nul doute qu’il ne l’appuie sur des faits précis, des déductions solides. Il faut regretter que, si vraiment il voit clair, il ne veuille pas, lui non plus, jeter quelque lumière sur ces ténèbres. Mais, avant que ne fût connue l’histoire de la réunion des sommités parisiennes érigées en tribunal par M. Scheurer-Kestner, un de nos collaborateurs s’était entretenu avec l’auteur de Paris de cette difficile affaire Dreyfus. Le célèbre écrivain, déjà, ne cachait point son indulgence pour le traître, auquel nul n’épargnait injures et malédictions. — Le crime de trahison, nous disait en substance M. Émile Zola, est un crime tout moderne, dont la portée n’est point aussi considérable que le ferait croire le débordement actuel des colères et les clameurs furieuses. Je trouve donc parfaitement excessif tout le bruit et l’agitation soulevés par une faute qui ne dépasse pas, à mon sens, tant d’autres fautes, et je ne comprends pas que certains surexcitent ainsi l’opinion publique contre un malheureux, même coupable, ameutent un pays entier contre lui, les siens et ses coreligionnaires. Ainsi M. Émile Zola déniait au crime de trahison sa portée morale, sa valeur philosophique. Il n’en considérait sans doute que les effets matériels, et ce crime, pour lui, prenait une importance seulement s’il provoquait des deuils et des désastres, s’il amenait des morts sur un champ de bataille. Mais, comme conclusion, tout cela ne nous fixe pas sur le fait précis de la réunion clandestine convoquée par les amis de Dreyfus et au cours de laquelle conférencia M. Scheurer-Kestner. Nous croyons cependant que cette réunion a eu lieu, que M. Scheurer-Kestner a cherché à établir la conviction de quelques personnalités influentes et que, très vraisemblablement, M. Émile Zola était de la réunion. Chez M. Alphonse Daudet On nous avait signalé la présence de M. Alphonse Daudet à cette clandestine conférence en ajoutant encore que, parmi les invités non acceptants, c’est-à-dire parmi ceux qui avaient refusé le rendez-vous où on devait les documenter, se trouvait M. François Coppée. Nous avons voulu savoir si M. Alphonse Daudet pouvait nous donner là-dessus quelques bonnes indications, et nous voilà visitant le maître, qui fume paisiblement au coin du feu et rêve, tandis que son admirable Sapho triomphe là-bas en une splendide soirée, dont il saura tout à l’heure le résultat par son fils Léon. — Cette affaire Dreyfus, nous raconte le maître, me bouleverse et m’affole comme tous. Je m’indigne et je m’inquiète ; je voudrais intervenir dans la bataille, moi aussi, dire ce que j’ai là, sur le cœur. J’avais, à certain moment, la pensée d’écrire ; mais les épreuves de mon prochain volume m’attendaient, et j’ai laissé passer le temps sans agir. Non, je n’ai pas été sollicité et je n’ai pas reçu d’invitation pour aucun rendez-vous ayant trait à l’affaire Dreyfus. Certes, j’ai entendu des coreligionnaires de l’ancien officier soutenir devant moi, pour me convaincre, qu’il était absolument pur ; mais, ces jours passés, rien de semblable. D’ailleurs, je n’éprouve pas le besoin de me documenter en petit comité, et ce n’est pas tel ou tel qu’il faut convaincre, mais le pays entier, le pays, que ces récits abominables tourmentent. Si donc M. Scheurer-Kestner a des preuves, qu’il les sorte, mais qu’il les sorte vite et sans tant de mystères ! J’avoue que, personnellement, je ne crois pas à la possibilité de ces preuves, et je me dis que, vraiment, il faut que M. Scheurer-Kestner ait en lui-même, en son infaillibilité une rude confiance pour ne pas se tenir ce raisonnement si simple : dix officiers ont jugé, en pleine connaissance de cause, entourés d’autant de pièces et munis d’autant de preuves que j’en pourrais réunir moi-même, et ce jugement de dix hommes, puis-je, à moi seul, l’infirmer et le contredire ? J’avoue que je n’aurais pas, moi, pareille confiance en mon impeccabilité. Puisqu’on m’attribue un rôle dans cette histoire, dites donc seulement que je n’y suis mêlé en rien, que je considère ce crime de trahison comme infâme entre tous — ah ! j’ai vu 71 ! — et que je tiens jusqu’ici l’affaire comme parfaitement jugée. Ainsi nous parla M. Alphonse Daudet. Son opinion, on le voit, n’est pas tout à fait celle de M. Émile Zola. NON SIGNÉ AVANT « SAPHO » Chez M. Alphonse Daudet Si l’on en croit les bruits qui, malgré tant de précautions et de consignes, transpirent jusque dans le public, la représentation de la Sapho, de M. Massenet, tirée du livre célèbre d’Alphonse Daudet par Henri Cain et André Bernède, va être mieux qu’un succès pour tous les auteurs. Je sais des gens sincères auxquels le hasard a fait entendre la partition de Massenet et qui n’en parlent que les larmes aux yeux, comme d’un chef-d’œuvre de sensibilité émue et d’intense émotion. Selon eux, Massenet n’avait jusqu’à présent que tâtonné — avec quel art, pourtant ! — autour de sa véritable inspiration ; et il a fallu la rencontre miraculeuse de ce sujet de passion douloureuse pour qu’il arrivât à tirer du tréfonds de son âme sensible, avec sa science et son habileté indiscutées, ces accents d’humanité profonde. Quoi qu’il en soit, cette œuvre nouvelle d’un maître français, interprétée par celle qui a pris la première place parmi nos artistes lyriques — par Emma Calvé-Carmen, Emma Calvé-Santuzza, Emma Calvé-La Navarraise — va être, pour les dilettantes, la fête de ce commencement de saison. Mais, que dit Daudet de cette adaptation de son œuvre admirable à l’Opéra-Comique ? Que pensent le poète et l’observateur qui sont en lui de la réalisation lyrique de son poème d’amour et de tourment ? Je me suis accordé une heure du régal de sa conversation, où je suis toujours sûr de trouver de l’esprit et du soleil. — Je pense avec une certaine gaieté, me dit-il, à l’effarement du Postillon de Longjumeau dans la coulisse en entendant Sapho ! C’est qu’on a des lettres, à l’Opéra-Comique, et un vocabulaire de choix ! On ne dit pas : canaille ! Il faut dire : infâme... Or, Sapho dira : canaille ! comme un modèle en furie qu’elle est, et non pas : infâme ! comme eût pu dire Mme de Genlis. Ah ! les Postillons à roulades de l’Opéra-Comique vont être dans tous leurs états ! Je sais le plus grand gré à mes jeunes librettistes, Henri Cain et Bernède, d’avoir su faire passer ce livre, très dur, dans une forme et sur un théâtre qu’il n’aurait pas connus sans eux. Ils ont enlevé avec beaucoup de dextérité tout ce qui pouvait être dangereux : le ménage Hettéma, le Flamant voleur, tout ce qui n’était pas nécessaire à l’émotion. Ils ont fait de Divonne, au lieu d’une tante un peu équivoque, une mère, une vraie mère, qui en supprime l’ambiguïté un peu compliquée pour la scène. C’est vraiment très bien fait. De plus, j’y ai retrouvé tous les cris, tous les élans de mes personnages, et, surtout, avec la musique de Massenet, mon livre m’est tout entier rendu ! Et ce n’était pas là une mince difficulté ! Et Massenet ! Oh ! quand il est venu me lire sa partition, je me rappelle... Il y avait là mes fils, ma femme et sa femme. À partir du 2e acte les larmes ont commencé de couler, et, à la fin, nous étions là tous deux, Massenet et moi, à sangloter comme des enfants. Mes fils n’en revenaient pas : jamais ils n’avaient vu leur père dans les larmes, excepté lors des grands drames de l’existence. Ah ! Massenet a dû mettre là-dedans toutes les blessures, toutes les angoisses de sa jeunesse, il a dû enterrer là je ne sais quoi... car c’est bien humain, bien sincère, bien beau, bien beau !... D’ailleurs, vous savez qu’il y a eu des scènes à l’orchestre. Des musiciens avaient les yeux mouillés ; l’un d’eux disait à Calvé : — Mais c’est ma vie, ce que vous chantez là ; c’est toute ma vie, cela ! Quant à Calvé, ce qu’elle m’en a chanté m’a ravi. Elle a un sentiment délicieux du rôle. Tour à tour délurée, passionnée, séductrice, vaincue, suppliante, toujours naturelle et exacte, c’est une grande artiste, tout le monde le dira demain, vous verrez. Grâce à elle, grâce surtout aux librettistes, Sapho sera jouée sur les scènes anglaises, car vous savez que, jusqu’à présent, la censure britannique ne permettait pas les représentations de Sapho. C’est Calvé qui ira leur porter, avec son admirable chant, la bonne parole ! Daudet s’arrête quelquefois de parler. Son esprit en éveil part d’un fait ou d’un souvenir pour s’élever, avec une incroyable facilité, vers la généralisation de ses sensations : — Ah ! la musique! s’écria-t-il, c’est étrange, ce goût de la musique que je trouve en moi, dans mes nerfs, dans mon sang, dans mon cerveau. Je ne joue d’aucun instrument, je ne suis pas ce qu’on appelle un musicien, et je ne connais pas un homme de lettres aussi passionné que moi pour la musique. Pour moi, le monde musical c’est une autre planète que la nôtre, les sensations que l’on reçoit des sons viennent d’ailleurs, et vous transportent ailleurs : je ne peux comparer les effets que j’en ressens qu’à une sorte d’élévation du Saint-Sacrement devant la foule, vous savez, quelque chose comme un exhaussement de l’âme vers le plus haut, vers l’infini... Et, presque aussitôt, son esprit saute à terre, et reparaît le goût de l’anecdote et du souvenir. — Il y a longtemps que je connais Massenet ! Il venait d’obtenir son 2e prix de Rome. J’habitais à ce moment-là dans le passage des Douze-Maisons, avenue Montaigne, un joli petit pavillon. Massenet pouvait bien avoir vingt ans et moi vingt-deux. Il vint me voir un jour, et j’ai encore présent à l’oreille l’air qu’il me chanta. Tenez, c’était ceci ; et Daudet fredonna ces deux vers : Le pâtre, à l’écho des montagnes Chantait ainsi !.... Ça rimait avec « les fleurs du souci ». C’était charmant ! Dieu ! que c’est loin ! Allons, à demain, me dit Daudet, à la répétition générale, je crois que ça marchera... À propos, vous savez que je n’ai pas encore entendu de répétition sur scène ? Non, Carvalho a eu peur que je n’insiste près de Calvé pour plus de réalité... Mais, avec Calvé, je suis tranquille : ce sera Sapho elle-même ! JULES HURET 7 août 18977 août 1897 Le Figaro L’ACADÉMIE GONCOURT À CHAMPROSAY Avec le plus grand sentiment de l’équité, le Tribunal vient de déclarer valable le testament d’Edmond de Goncourt, et voilà l’Académie qui va pouvoir se constituer. Comment va-t-elle procéder à cette constitution ? C’est ce que nous sommes allé demander hier à M. Alphonse Daudet, l’exécuteur testamentaire de Goncourt, le vieil ami du maître, celui qui aura toute autorité dans cette nouvelle assemblée littéraire, non seulement par ses titres testamentaires, mais surtout par le prestige de son talent et de son caractère. Il n’y a pas lieu de décrire les bords de la Seine où l’auteur de Tartarin passe l’été au milieu des siens. Vingt fois ils ont été décrits. Et c’est en nous promenant dans le parc que, dans une causerie de deux heures, à bâtons rompus, j’ai recueilli les détails qui suivent : — On a jugé avec la plus grande justice. Le « moyen » de l’antidate n’a pas réussi à fléchir les juges. C’est que, voyez-vous, il fallait savoir, ainsi que M. Poincaré l’a si bien expliqué, dans quelles conditions Goncourt a recopié ce testament, avec la fâcheuse gaffe !... Il était depuis plusieurs mois en instance auprès de son notaire, pour que celui-ci lui envoyât les formules juridiques de son testament. Ses lettres pressantes, que nous avons lues, le prouvent. Enfin, un beau jour, au moment où il allait partir pour Vichy, il reçoit le modèle qui était son ancien testament annoté, corrigé juridiquement. Goncourt, avant de prendre le train, se met à sa table, copie... et copie l’ancienne date ! Sérieusement, cette erreur devait-elle détruire la volonté d’un homme ? Enfin, c’est fait. Il y a bien l’appel, mais, cette fois, je n’ai pas l’intention de m’en préoccuper. Jusqu’à ce jour, je n’avais rien voulu faire ; je ne voulais pas donner à l’Académie le ridicule d’une dissolution ! (Je n’ai même pas délivré les legs !) Maintenant, je vais m’entendre avec le second exécuteur testamentaire Léon Hennique, puis convoquer les sept autres académiciens et tâcher de dîner ensemble ! Ce ne sera pas très commode : Hennique est à la campagne. Margueritte voyage, Geffroy aussi. Mais dans un mois on se retrouvera tout de même. Nous allons donc constituer l’Académie Goncourt. Et d’abord, je demanderai qu’il n’y ait pas de président. J’ai horreur de toutes ces hiérarchies et de cette manie qui fait qu’on ne peut dîner ensemble sans nommer un président. Président de quoi ?... Tout cela, c’est un vieux reste de table d’hôte... Donc, à mon avis, pas de président. On dînera ensemble, en changeant souvent de restaurant pour varier la cuisine, et là, en dînant, on discutera deux choses : 1° Le prix de cinq mille francs à une œuvre de jeune. C’est, selon moi, le premier soin que nous devions prendre. Avant même de toucher nos six mille francs de rente, il faudra décerner le prix ! Nous toucherons moins, voilà tout, s’il n’y a pas assez. Tous frais payés, nous aurons environ quinze cent mille francs. Ce qui est déjà bien honnête... Il faudra se restreindre !... Mais, avant tout, si l’on m’en croit, on décernera le Prix Goncourt, qui est bien la pensée la plus touchante de mon pauvre ami : découvrir le volume inconnu, le signaler à l’attention du public et donner à l’auteur de quoi vivre pendant deux ans pour faire un autre bon livre. 2° Le choix des candidats. Vous savez qu’il y a deux places vacantes. Cela, c’est l’inconnu. Nous verrons. — Avez-vous déjà des candidatures ? — Non. Cependant, on a déjà parlé ; mais vous comprendrez que je ne puis rien vous dire... Quoi qu’il en soit, voilà notre Académie constituée, et vous m’en voyez bien heureux. La volonté de mon ami — et je vous réponds que j’y mettrai tous mes soins — sera respectée de point en point. Et enfin, on ne me parlera plus de l’Académie française. Depuis 1884, je l’ai dit et répété ; mais, en ce monde, du moment que quelqu’un ne suit pas le chemin tracé par tout le monde, on ne peut pas croire que ce soit seulement parce que « ça ne lui plaît pas ». Vous vous rappelez l’article de Delpit ?... Je ne me présentais pas à l’Académie, parce que j’avais dans ma vie quelque chose à cacher ! C’est inouï. Je ne me présente pas à l’Académie, et ne m’y présenterai pas parce que L’Immortel — si l’élément jeune de l’Académie : France, Lemaître, Loti, Bourget, etc., a retiré à ce livre une part de vérité — est, au fond, toujours exact. Le jeu qu’ils jouent avec Zola est sinistre ! Et ce qu’ils ont fait à Fabre ! Et je ne me présente pas parce que j’estime que la postérité seule doit inquiéter un écrivain et que la postérité se moque pas mal qu’on ait été ou non de l’Académie. Qui s’inquiète aujourd’hui de savoir si Michelet était de l’Académie ? Et si on s’en occupe pour Balzac ou Gautier, c’est pour lui reprocher de ne pas les avoir élus. Alors ?... Enfin, me voilà de l’Académie Goncourt. On va donc me laisser tranquille. Je ne veux pas dire par là que tout membre de l’Académie Goncourt — quel dommage d’avoir à employer ce mot ! — soit tenu à prêter serment de ne jamais entrer dans l’autre ! Nous ne serons pas si farouches et j’en vois, chez nous, qui finiront bien par en être. Mais, si l’Académie Goncourt devient une sorte d’Odéon, je ne vois pas cela d’un mauvais œil. Ce sera ainsi un délicat hommage rendu à notre flair et à Goncourt ! Mais je m’écarte du sujet. Et je me résume : constitution du Prix Goncourt d’abord. C’est la première chose à faire. Puis élection de deux membres. Et, enfin, dîner de temps en temps !... Est-il besoin de vous dire que, n’étant pas banqueteur, je m’attache surtout aux deux premiers points. Dites, dites surtout, me dit le maître en terminant, toute ma joie de voir la volonté de mon ami accomplie. Déjà, les sourires qui accueillaient l’annonce de la vente de sa collection : — Peuh !... quelques bibelots !... On les connaît, les collectionneurs !... ces sourires sont tombés devant les 1300000 francs de la vente. Il en sera de même pour le reste. L’Académie se fera, elle fonctionnera et la littérature n’aura pas à s’en plaindre. À ces renseignements que m’a fournis avec obligeance l’auteur de Sapho et du Nabab, je puis ajouter ceux-ci, recueillis d’autre part. Parmi les candidats aux deux places vacantes à l’Académie, il faut citer d’abord ceux qu’Edmond de Goncourt avait maintes fois désignés de vive voix de son vivant. Parmi ceux-là, au premier rang sont Léon Daudet, qui a déjà un bagage littéraire assez considérable et assez remarquable pour figurer en très bonne place à côté de son père et de MM. Margueritte, Mirbeau, etc. ; enfin, les autres, sinon candidats, du moins « académisables », MM. Paul Alexis, Georges Rodenbach et Lucien Descaves. Voilà, pour le moment, ceux qui auraient le plus de chances. Selon toute vraisemblance, nous ne saurons qu’au mois d’octobre si ces pronostics sont justifiés. ANDRÉ MAUREL AU JOUR LE JOUR LITTÉRATURE POPULAIRE Un de nos amis nous racontait l’autre jour que, se trouvant dans un tramway, il avait remarqué devant lui une jeune femme du peuple occupée à lire et si émue qu’elle pâlissait et rougissait tour à tour. Intrigué, notre ami se pencha pour savoir quel ouvrage l’émotionnait ainsi et lut : Jack, par Alphonse Daudet. Eh quoi ! Alphonse Daudet se tourne vers le peuple, le Daudet de tant d’éditions princières !... Mais c’est un événement... c’est même une révolution. Il est certain qu’aux devantures des librairies, les volumes à 3 fr.50 ont des frémissements indignés. Ils sont blessés dans leur orgueil d’in-18. Comment un de leurs auteurs préférés consent à passer du boulevard des Capucines aux boulevards extérieurs ! ou du moins à cumuler les deux catégories de lecteurs ! Est-ce possible ? L’œuvre complète d’Alphonse Daudet, grâce à un habile morcellement en livraisons qui se permettent d’être élégantes, ne coûtera que quelques francs. Le public des lecteurs à deux sous ne peut lui-même en croire ses yeux et ses oreilles et s’arrache les premiers fascicules où justement paraît Jack, ce qui est un heureux début. Mais là n’est pas la question. La question est de savoir pour quelles raisons un écrivain considérable veut que son œuvre prenne place dans la chambre de Jenny l’ouvrière à côté des ouvrages de Ponson du Terrail et de M. Richebourg. Alphonse Daudet croit sans doute à un relèvement du niveau littéraire, car il n’est pas permis de supposer que le même lecteur qui a fait ses délices du — Ah ! ah ! dit-il en portugais de Rocambole, puisse goûter avec la même joie les finesses des Lettres de mon moulin et des Contes du lundi. Est-ce donc que ceci va tuer cela ? S’il en est ainsi, le prospectus a raison, c’est un grand événement, car tout un monde nouveau s’ouvre aux littérateurs. Si sous la forme d’un fascicule élégant il devient possible de mettre à la portée des humbles des œuvres pensées et écrites, et si les humbles achètent cette marchandise nouvelle, l’âge d’or de la vraie littérature commence, car deux sous donnés par cent mille lecteurs — la masse — font plus d’argent qu’un franc donné par cent vingt personnes — l’élite. Ces réflexions, je les ai faites, arrivé, rue de Bellechasse, chez le maître dont je voulais avoir l’avis. Lui, m’écoutait, penché sur le pupitre élevé, commode à sa myopie, et soudain : — Oui, dit-il, je crois qu’avant la guerre on n’aurait pas lu Jack dans le peuple. Depuis dix ou quinze ans l’éducation littéraire de la foule se fait... Un éditeur jeune et hardi est venu m’offrir de faire de mes œuvres une édition dédiée aux humbles. J’ai accepté... C’est le rêve de ma vie de toucher au plus profond du cœur des masses. J’ai toujours eu envie d’écrire un roman populaire, oui, un roman-feuilleton, et je l’écrirai ! Je modifierai au besoin ma manière. Je sais que certaines tournures de mon esprit, l’ironie par exemple, ne plaisent pas au peuple, à la femme, à l’enfant. Elles ne plaisent pas davantage aux étrangers, ce qui n’empêche pas que je suis toujours très lu hors de France... Je crois en somme que ce qui est naturel, clair, honnête — honnête surtout — finit toujours par réussir... C’est très vrai, l’honnêteté est ce que le peuple prise le plus. Alphonse Daudet n’a pas grand chemin à faire pour aller à lui. Sa réputation d’écrivain que tout le monde peut lire lui vaut d’être populaire avant d’avoir voulu l’être ; et ce n’est pas déchoir qu’être populaire : il y a des rois qui le sont — les bons. Chose étonnante, la popularité d’Alphonse Daudet est très grande dans le Nord. Georges Brandès l’a dit éloquemment : ses livres apportent du soleil dans les pays de brumes. Mais le Midi n’est pas moins épris. Maurice Barrès raconte qu’il a trouvé aux Îles Baléares une traduction de La Dernière Classe en patois local ! Enfin, j’ai vu un jour une traduction des Lettres de mon moulin envoyée au maître par un missionnaire. Cette traduction était en samoâ, dialecte des îles de l’Océan Indien, et je me souviens que La Mort du petit Dauphin portait un titre qui voulait dire : l’on voit ici la leçon d’un jeune roi qui meurt et qui, en mourant, n’est pas plus qu’un pauvre petit esclave. Le bon missionnaire qui envoyait cette merveille à Alphonse Daudet était Allemand. Les Allemands raffolent de notre célèbre romancier. Ils démontrent même à grand renfort d’articles de revues qu’il a l’âme saxonne !... C’est un compliment qu’ils ne font pas à tout le monde. Après cette belle découverte, ils l’ont voulu tout à fait des leurs et, chose amusante à rappeler, que Le Figaro conta par le menu il y a un an ou deux, nos excellents voisins, trouvant trop lente la production d’Alphonse Daudet, prennent la peine, de temps en temps, d’écrire pour lui quelques ouvrages qu’ils signent de son nom, éditent et vendent avec la sérénité des belles âmes qui ne voient de mal nulle part. Il a paru ainsi en Allemagne un volume de nouvelles, et un roman, Herr Director (Monsieur le Directeur), signé Alphonse Daudet. — Et, dit le maître, je n’en ai pas écrit un traître mot. Les Allemands me gâtent... Sa vie est pleine d’extraordinaires anecdotes. Nul écrivain n’a fait naître plus d’enthousiasmes, ne s’est attiré plus de confidences et n’a reçu plus d’étranges communications et d’étonnants présents. Ainsi, au lendemain de Port-Tarascon, quelques infortunés qui avaient pris part au lamentable exode à Port-Breton — on sait que la dernière odyssée de Tartarin a pour base, comme tout ce qu’écrit Alphonse Daudet, une chose vécue — quelques infortunés, dis-je, revenus de la fantastique colonie du marquis de Rays, firent don à l’illustre père de Tartarin des derniers débris de l’aventure, la trompette qui sonnait le réveil des colons et les sceaux dont le marquis timbrait ses actes officiels. Cachets de la colonie de Port Breton utilisés par le marquis de Rays Je confesse qu’en les faisant reproduire ci-contre, je commets presque un abus de confiance... Mais trouvant ces cachets sur la table d’Alphonse Daudet, je n’ai pu résister au désir d’en donner un fac-similé aux lecteurs du Figaro. Que ne ferait-on pour documenter un article ! JEAN MORET 14 novembre 189714 novembre 1897 Le Figaro MON FRÈRE ET MOI Cette fois, c’est le cadet qui parle de l’aîné. À propos de la candidature d’Ernest Daudet à l’Académie française, et me rappelant cette double biographie parue jadis, il m’a semblé curieux d’en reprendre le titre en l’intervertissant ; une heure de causerie avec l’auteur de L’Immortel est toujours un régal délicat, l’occasion était propice. Rue de l’Université ; l’installation n’est pas finie, on est en plein déménagement, et tandis que dans la salle à manger on cloue sur le panneau du milieu une très ancienne tapisserie aux tons fanés, tandis que, dans le vestibule, des électriciens combinent la pose de leurs réseaux de fils, j’entre au cabinet de travail dont la haute fenêtre est toute gaie d’espace et de verdures rouillées, ouvrant sur le jardin du Ministère des travaux publics, un vaste carré de nature avec de larges allées, des pelouses historiées de statues, de grands arbres bruissant d’oiseaux. Et la pièce calme, au décor de bibliothèque, de portraits des Goncourt, d’aquarelles de Guys, le maître, les jambes entourées d’une couverture, est assis à son petit bureau, occupé à corriger le dernier cahier de Soutien de famille qui commence de paraître la semaine prochaine. — Oui, mon frère m’a écrit ; au reste, je savais la chose depuis longtemps, et ce serait me méconnaître que de me supposer la moindre peine de cela ; mon frère et moi nous nous sommes toujours aimés beaucoup, bien que n’ayant aucune parenté de sentiments, d’idées, de croyances... Le seul détail qui m’ennuie, c’est la confusion des noms, et de tout temps je l’ai déploré ; jadis, à une époque où il était certes plus connu que moi, alors que j’écrivais les Lettres de mon Moulin, il en paraissait une par-ci par-là, et que, sans nul souci de l’avenir, je menais une vie de Chaperon rouge, sans rien d’officiel ni d’académique, ça m’ennuyait déjà ; il faudrait que le prénom soit toujours attaché au nom... Et puis, au pont des Arts, ils diront : — Voilà, nous avons un Daudet. La jolie blague ironiste lui fait ajouter : — Et quand je mourrai, on verra des gens venir, en beaux costumes brodés de palmes vertes et des épées à rigole, pour prononcer des discours ; on sera obligé de les renvoyer en leur disant : — Vous vous trompez, ce n’est pas celui-là ! Même sans la circonstance toute spéciale dont s’est motivée ma visite, l’Académie est un sujet fécond, et le maître ne se refuse pas d’en parler : — Qui se rappelle si on en a été ou non ? Michelet n’en fut pas ; nos grands romanciers non plus : Balzac, Flaubert, Stendhal, les Goncourt, les « patrons » dans cet art si difficile, si subtil, si attachant, si français du roman, n’ont pas eu de fauteuil, je m’en consolerai avec eux. Depuis toujours — car la fameuse lettre date de loin ! — il y a eu en moi une répulsion de ces platitudes, de ces formules, de ces obligations ; et mon livre, j’en suis content ; il est plein de choses vraies, eh bien ! il restera dans les archives de l’Académie tant que l’Académie existera. L’élection de mon frère aura pour moi un avantage : elle détruira à tout jamais cette arrière-pensée, dont vingt fois dans les yeux, autour de moi, j’ai vu poindre le soupçon ; les difficultés du procès Goncourt, les retards, les complications, on m’en rendait responsable et je devinais des phrases murmurées : — Oui, oui, mon bonhomme, tu ne serais pas fâché que ça ne marche pas pour entrer à l’autre ! Or, celle-ci ou celle-là, — je l’ai souvent affirmé à Goncourt lui-même, — je ne les aime pas plus l’une que l’autre ; mais, c’était sa volonté et celle de son frère, c’est moi qu’il a nommé, je remplirai, malgré les ennuis, les tracas, la perte de temps, la mission que j’ai reçue. Ernest Daudet se présentant pour le fauteuil du duc d’Aumale, la silhouette légendaire du châtelain de Chantilly évoque des souvenirs : — Ah ! par exemple, j’aurais aimé à prononcer son éloge. Comme il était exquis ! Un véritable gentilhomme. La dernière fois que je le vis, à un dîner où nous arrivâmes très en retard, ma femme et moi, je lui rappelai qu’au procès Bazaine il m’avait fait retirer la lorgnette avec laquelle j’étudiais le monstre ravalant ses larmes, haletant, la poitrine en soufflet de forge, pendant qu’au réquisitoire on lui parlait des drapeaux. C’est là que j’entendis un très beau mot historique ; non pas une machine fabriquée après coup, mais une trouvaille, une vraie, subite ; ce mot, je l’ai vu éclore, partir, et si bien dit, de jet, en soldat patriote : — Monsieur, il y avait la France ! Après les grandes choses, les petites, et nous revenons à l’Académie : — Il y a une quinzaine d’années, la porte m’était ouverte : je ne suis pas entré ; récemment encore, des amis que j’ai là-bas, et d’autres que je ne me connaissais pas comme amis, me voulaient convaincre pour le siège de Dumas ; mais non, c’est inutile, j’ai toujours répugné à cet enrégimentement ; il y a ma lettre, il y a mon livre, et avant tout cela, il y avait mon sentiment qui ne s’est jamais modifié... La voix s’élève, perd de sa douceur, un petit filet aigre filtre à travers la bonté si charmante du maître : — Il y a une chose qui m’a tout à fait vexé, qui m’a écœuré : il est un paysan du Midi dont j’ai traduit l’œuvre, un livre admirable, touchant ; une vie de braves gens : tendresse, bonheur ; la suite va paraître bientôt, Le Garçon de ferme. Me rappelant alors combien les Quarante avaient été gracieux pour moi, j’écrivis au duc de Broglie une lettre très gentille, lui disant que je mettais l’humble chaumière à l’abri du château, comme au bon temps passé, et je demandais pour Baptiste Bonnet un de ces nombreux prix, le prix Marcelin Guérin (un morceau du prix), dont ils ne savent que faire, et qu’ils seront obligés de supprimer, ainsi qu’ils viennent de le décider pour celui de la chanson ; affaires non pas honorifiques, mais simplement de gros sous. Je ne reçus pas de réponse. Ma concierge me remit un jour la carte du duc ; j’envoyai une seconde lettre, et depuis... rien... pas de nouvelles... Dumas fils, en pénétrant sous la coupole, y amenait la grande ombre de son père qui n’était pas des Quarante. Ernest Daudet, lui, — et cela ne peut lui déplaire — s’épaulera, s’il est élu, de la glorieuse personnalité artiste de son frère qui ne sera jamais de la docte assemblée. MAURICE GUILLEMOT Le Temps LA VIE À PARIS Numa Roumestan à l’Odéon Le « Tout-Paris » que l’on a vu si brillant, plus brillant que jamais, l’autre soir, à la Comédie-Française, commence à s’occuper de la seconde grande première de l’année, du Numa Roumestan de M. Alphonse Daudet. J’ai été le voir ces jours-ci, l’auteur de Numa ; je l’ai trouvé à son pupitre, dans le grand cabinet de travail de la rue de Bellechasse dont les fenêtres ouvrent sur les anciens jardins du couvent Penthemont, encore plantés de hauts arbres où nichent des corneilles. Dans ce coin retiré de Paris, le roulement des voitures n’arrive pas, on n’entend que des bruits de campagne, des bruits de grandes routes. C’est, tout le jour, dans le lointain, la chanson d’une forge. — Ce bruit rythmé, monotone, m’entraîne, m’aide à travailler, m’a dit M. Daudet. Et Charcot, mon voisin, à qui j’en parlais l’autre jour, m’a avoué que lui aussi il s’arrêtait, pendant des minutes délicieuses, à écouter ce bruit d’enclume qui le délasse et tout doucement, en sourdine, accompagne, soutient sa pensée. L’an dernier, ici même, il a été question de la façon dont M. Alphonse Daudet comprend le théâtre. Je ne répéterai pas ce qu’il a très complètement expliqué à un de nos collaborateurs ; mais je suis sûr que M. Daudet me saura gré de dire que ces opinions gardent, à ses yeux mêmes, une valeur toute relative, qu’il n’a pas voulu le moins du monde formuler des théories rigoureuses, persuadé comme il l’est que toute idée générale, érigée, en système absolu, est mensongère, que tout canon est faux, fatalement condamné à la négation d’une moitié, pour le moins, de la vérité. Je lui ai un jour entendu traduire, par une image exacte et poétique, cette impuissance douloureuse où nous sommes de saisir la vérité, une vérité, et de l’étreindre. — Nos idées, disait-il, celles que nous apercevons le plus clairement en nous, les plus transparentes, les plus rayonnantes, sont comme les méduses que nous voyons flotter entre deux eaux ; nous ne pouvons les arracher de la mer sans qu’elles se fondent en une flaque d’eau visqueuse. Ainsi nos idées, quand nous les sortons de nous, elles ne sont plus que des mots obscurs, où rien ne passe de ce qui était la beauté du rêve, le divin de la pensée. L’idée avorte dans la parole. Ce n’est donc point en batailleur, avec un décalogue, une poétique en poche que M. Daudet écrit pour le théâtre. II regarde autour de lui ; il voit Augier qui depuis des années se tait, Dumas, qui est une personnalité, qu’on ne saurait par conséquent prendre pour modèle sans péril, et qui jamais n’a songé à devenir chef d’école ni à former des élèves. Dans ce silence, pourquoi ne pas le dire ? dans cet abaissement où est en train de tomber le théâtre, dans cette écœurante lassitude que cause aux lettrés la formule exclusive de Scribe, le succès de la pièce à tiroirs que le premier venu qui a du tour de main peut réussir, M. Daudet se demande si l’on ne pourrait tenter d’acclimater au théâtre le genre d’observation qui a renouvelé le roman dans ces vingt dernières années. L’importance très particulière, spéciale qu’il veut par exemple donner à la mise en scène, n’est pas, dans sa pensée, une innovation. Il sait bien que d’autres ont eu ce souci avant lui ; mais il y apporte des préoccupations personnelles. Il est bien moins désireux d’étonner par la somptuosité et le luxe que soucieux d’établir une mise en scène caractéristique de son œuvre, de faire mouvoir ses personnages dans des cadres vrais, de les envelopper de cette atmosphère vivante que la description, telle qu’il la pratique, crée dans ses romans. Pour dire un mot de Numa, la pièce est écrite en cinq actes carrés ; deux se passent dans le Midi, trois à Paris, dans des milieux divers. On verra un coin de la fête aux Arènes, une soirée chez le ministre, Numa dans son cabinet, un acte chez ses beaux-parents, un autre dans le Midi, chez la tante Portal. Bompard a été supprimé. Dans le roman, il est placé derrière Numa, comme une caricature, comme son ombre, reproduisant ses gestes sur le mur, élargis, devenus grotesques. Avec le grossissement des défauts et des qualités que l’optique du théâtre imposait, le personnage de Bompard, grandi en proportion, atteignait la charge ; son grand nez crevait le cadre. À l’acte du bal, Mlle Cerny apparaîtra déguisée en petit mitron, et l’on comprendra, rien qu’à la voir, que le pauvre Numa oublie pour elle ses devoirs politiques... et les autres. Paul Mounet, qui est du Midi, est maintenant maître de son rôle ; tout le reste de la troupe de l’Odéon se prépare vaillamment à la grande bataille. — Il faut voir, me disait M. Daudet, comme Porel entraîne ses acteurs. Avez-vous jamais regardé un enfant qui joue avec des plumes ? Il en lance une en l’air, puis une seconde, puis trois, puis quatre, et court de l’une à l’autre quand elles retombent, soufflant dessus à pleines joues pour les renlever. Porel fait ce métier-là cinq actes durant, sans s’essouffler. Si les dieux sont justes, ils lui doivent la victoire. NON SIGNÉ NUMA ROUMESTAN Conversations avec M. Alphonse Daudet et M. Porel Changements de noms Les Roumestan et les Valmajour Une nouvelle œuvre annoncée Les types de M. Daudet La pièce de M. Alphonse Daudet devant être représentée dans une dizaine de jours au théâtre de l’Odéon, nous nous sommes rendu chez l’auteur de Numa Roumestan pour lui demander quelques détails sur sa nouvelle comédie. — Vous arrivez bien, nous a dit M. Alphonse Daudet, quand nous sommes entré dans son cabinet de travail ; voyez cette volumineuse correspondance que je n’ai fait encore que parcourir ; toutes ces lettres me viennent de gens de la province, de Paris même, qui me signifient, d’une façon plus ou moins courtoise, d’avoir à changer quelques noms de mes personnages. Le Matin a été le seul journal qui ait parlé de la protestation de M. Bachellery. J’ai hâte de vous dire que, sur la prière de M. Kaempfen, directeur des Beaux-Arts, j’ai changé le nom de M. Bachellery en Dachellery. L’incident est clos, comme on dirait à la Chambre ; mais je ne puis m’expliquer que M. Bachellery ait attendu si longtemps pour faire sa réclamation. Aux autres réclamants, je n’ai pas répondu ; j’ai reçu des lettres de plus de six Roumestan, de je ne sais combien d’Espinassous et de Valmajour. C’est à en perdre la tête ; à chaque nouvelle édition de mes romans, vous trouverez des noms changés, et quand je tire une pièce d’un de mes ouvrages, les réclamations recommencent de plus belle. Au fond, tout cela, croyez-le bien, n’est que du cabotinage. Mais parlons de Numa Roumestan. Je sais combien le public est friand de ces racontars autour d’une pièce de théâtre ; j’appellerai cette curiosité : la folie française. Les suites d’une répétition — J’étais bien décidé, l’année dernière, à prendre un repos absolu, — je souffre encore de douleurs atroces, surtout par ces temps brumeux, et j’alterne avec les douches et la morphine ; voilà mon lot, — lorsqu’un jour on me pria d’assister à une répétition de Renée Mauperin, je vis Porel, avec qui je suis intimement lié ; il me parla du succès qu’il avait eu avec mon Arlésienne, et me demanda une autre pièce pour son théâtre, où j’avais été si bien accueilli ; bref, Porel m’enjôla, j’avais respiré l’air du théâtre, j’étais perdu. Le lendemain, je me mis au travail, et, vingt-quatre jours après, Numa Roumestan était terminé. Ce qu’est devenu le roman Nous avons demandé au maître si sa pièce diffère beaucoup du roman. — J’ai donné à ma comédie, a répondu M. Daudet, une tendance plus parisienne ; j’ai modifié également les passages un peu tristes qui étaient dans le roman, non pas pour que le public se retire tranquillisé sur le sort de mes personnages, mais pour qu’il y ait plus d’unité de ton et d’action. Ainsi, j’ai supprimé Bompard, qui aurait détonné ; le rôle de Valmajour est considérablement écourté, mais, par contre, j’ai beaucoup développé celui de la tante Portal, qu’interprétera l’excellente Mme Crosnier. Maintenant, je vous dirai que si Bompard ne figure pas dans Numa Roumestan, on le reverra plus tard, dans une pièce que je commencerai bientôt, et qui aura pour titre : Bompard et Tartarin. Une clé Nous avons également demandé à M. Daudet si, en écrivant Numa Roumestan, il n’avait pas pris Gambetta pour modèle. — Mais non, je vous assure ; qu’il y ait une certaine ressemblance physique entre Gambetta et Roumestan, qu’il ait la même exubérance de parole, je ne puis le cacher ; mais Roumestan est un Méridional, et dans le Midi ils sont tous ainsi. Au reste, je compte écrire une préface sur ce sujet, et relever aussi quelques erreurs que le public a commises en mettant des noms sur un certain nombre de mes personnages. Ainsi n’avait-on pas dit, et je l’ai beaucoup regretté, que Cardailhac était le portrait de Carvalho , tandis que j’ai voulu plutôt reproduire Roqueplan. Comme je ne fais mes types que d’après nature, toujours, je ne comprends guère qu’on puisse s’y tromper, d’autant plus que je crois les faire assez ressemblants. M. Alphonse Daudet nous a dit être enchanté de la bonne volonté et du zèle de ses interprètes. — Certes, a-t-il ajouté, si Adolphe Dupuis avait quinze ans de moins, c’est lui que j’aurais choisi pour jouer Roumestan, ou bien Porel, si la grandeur ne le retenait pas dans la coulisse, car l’interprétation compte beaucoup dans le succès d’une pièce et les auteurs sont souvent fort embarrassés pour choisir ; mais, en somme, je suis tranquille pour le résultat final : chacun de nous a fait son devoir, le public jugera selon son opinion, ou plutôt, selon celle des autres, comme cela arrive la plupart du temps. « Nord et Midi » Il avait été question un moment de changer la titre de la pièce, et nous l’avons rappelé à M. Daudet. — C’est vrai, nous a-t-il répondu, je voulais d’abord intituler mon roman : Nord et Midi, comme je voulais nommer mon héros Marestin ; mais Roumestan m’a paru sonner mieux, et, le roman ayant été publié sous ce titre, Porel et moi avons été d’avis de le laisser à la pièce. M. Alphonse Daudet nous a dit encore avoir fait beaucoup de becquets pendant les répétitions et s’en être bien trouvé, car ce n’est que sur la scène qu’on peut se rendre compte de certains effets. — Le théâtre, a-t-il dit, est la littérature debout, et le roman, la littérature assise ; je crois cette comparaison juste, je m’en suis rendu compte en travaillant à ces deux genres de littérature. M. Alphonse Daudet nous a tenu pendant plus d’une heure sous le charme de sa parole chaude et vibrante. En prenant congé de lui, nous nous sommes rendu à l’Odéon. Les décors Le directeur de l’Odéon est aux anges : il est enthousiasmé de la pièce et ravi de ses interprètes : aussi s’est-il mis en frais pour monter la comédie de son ami Daudet avec le plus de luxe possible. Il y a cinq décors nouveaux brossés par MM. Rubé, Chaperon, Jambon et Lemeunier. Au premier acte, la scène se passe à Aps. Le décor (de M. Lemeunier) représente l’entrée de l’arène. Au fond, une grande tente cache l’arène ; quand on soulève cette tente, on aperçoit les spectateurs, on entend les cris des marchands d’orange, d’aqua fresca, etc. Tableau très animé et tout ensoleillé. Le second acte se passe dans le cabinet de Roumestan, décor de MM. Rubé, Chaperon et Jambon. Dans cet acte M. Mounet (Roumestan) chantera le duo de Mireille, avec Mlle Cerny (la petite Dachellery). Troisième acte, le bal, décor de MM. Rubé,Chaperon et Jambon ; salon resplendissant de lumière. M. Porel a exigé que les invités de cette fête fussent représentés par tout le personnel masculin et féminin du théâtre. Ces demoiselles ont quelque peu protesté et pleuré ; l’une d’elles a même préféré se retirer que de paraître en scène sans avoir rien à dire ; mais, en somme, le calme s’est rétabli assez vite, surtout quand Porel a promis que chacune de ses pensionnaires aurait une superbe toilette. À ce tableau, le directeur de l’Odéon va tenter un essai : il voudrait ne pas baisser la toile quand Roumestan et les invités ont quitté le bal : les lumières s’éteindraient peu à peu, la scène resterait dans une demi-obscurité, et le jour poindrait ensuite au retour de Roumestan qui aurait été absent pendant trois heures. Si cet essai ne réussit pas, Porel ajoutera un tableau. La mise en scène Le quatrième acte se passe chez le président Le Quesnoy. Salon style Louis XIII, à l’aspect sévère ; deux invités sont à une table de jeu ; grande fenêtre, au fond, ornée de riches tentures. Dans cet acte a lieu la belle scène entre Rosalie Roumestan (Mlle Sisos), Mme Le Quesnoy (Mme Favart) et le président Le Quesnoy (M. Talien). Au cinquième acte, nous sommes de nouveau dans le Midi, chez la tante Portal. Grande pièce avec un balcon, sur lequel Roumestan haranguera la foule. Une chaise longue, à gauche, sur laquelle est étendue Hortense Le Quesnoy (Mlle Lainé), et le berceau du petit Roumestan. C’est l’acte de la réconciliation et du triomphe de Roumestan devenu ministre. Ce tribun, qui ne pense pas quand il ne parle pas, est accueilli avec un enthousiasme tout méridional par ses compatriotes ; la foule lui fait une ovation et l’appelle à grands cris : Zou, zou, zou, avant, avant, Roumestan, au balcon. Roumestan s’avance au balcon et prononce une courte allocution. — Daudet n’a pas manqué une seule répétition, nous a dit Porel, et l’assiduité, le zèle de mon personnel est vraiment exemplaire. Sauf le petit incident pour la figuration dans le troisième acte, tout a marché avec une entente, un ensemble parfait. Je tiens à répéter ce mot d’ensemble, parce que dans la pièce il n’y a pas de rôle qui en écrase un autre ; aucun n’a été écrit pour tel ou telle artiste, Daudet ne s’est occupé que de l’unité, de l’« ensemble » de son œuvre, dans laquelle les scènes gaies ne manquent pas et d’où l’amertume a été abolie. Nous pouvons ajouter, pour finir, et en même temps pour confirmer les paroles de M. Porel, que l’intéressante Hortense Le Quesnoy ne meurt pas, dans la pièce. NON SIGNÉ DAUDET ET ZOLA Le quatrième acte de Numa Roumestan — C’est, d’ailleurs, l’acte que je préfère à tous les autres, nous disait Alphonse Daudet : parce que je me suis attaché à réhabiliter le Midi que l’on m’accuse trop d’avoir attaqué. Rosalie s’est retirée chez ses parents, elle s’obstine à rester sourde à toutes les propositions de raccommodement que son mari tente auprès d’elle, et à toutes les remontrances que sa famille lui prodigue journellement. Elle est indignée de la conduite de Roumestan, et elle croit ne lui pardonner jamais. Elle n’a vu en effet en lui qu’un individu bruyant, mobile, inconstant, enivré des rumeurs de la foule, soulevé par cet enthousiasme ambiant, souvent débauché, toujours menteur. Elle n’a pas compris cet homme. Ces gaietés méridionales faites de turbulence, de familiarité, cette race verbeuse toute en dehors à l’opposé de sa nature si intime et si sérieuse l’ont froissée et elle ne s’en est pas rendu compte un seul instant. Menteur ? Mais Numa ne doit pas être menteur : c’est un virtuose, un chanteur de cavatine, les mots ne sont pas en rapport avec ses pensées : il parle, ça l’amuse, son imagination voyage et il sait fort bien que ses paroles n’ont jamais qu’un sens très relatif. C’est une affaire de mise au point. *** — Pour cette mise au point, je me suis servi du père de Rosalie. Et j’ai mis en comparaison les deux natures bien différentes du président Le Quesnoy et de son gendre, le Nord et le Midi, pour prouver qu’au fond il suffisait de bien peu de choses, d’un peu de réflexion, pour diminuer l’écart de ces deux tempéraments et pour vaincre le froid intimidant éprouvé par le Méridional devant ce grand silencieux à la tête hautaine et pâle dont le regard bleu gris, le regard de Rosalie moins la tendresse et l’indulgence, s’abaissait sur sa verve pour la geler. De là toute cette scène de la confidence des deux femmes, confidence épouvantable que Rosalie devine aux premiers mots. Son père qu’elle admirait tant, qu’elle plaçait au-dessus de tout autre, le magistrat intègre et ferme !... mais qu’est-ce donc que les hommes ! Au Nord, au Midi, tous pareils ! etc., etc. Vous voyez bien que je réhabilite le Midi ! Au fond, il n’y a en effet ni Nord ni Midi, il n’y a, chez nous autres qu’un plus grand délire d’imagination, une voix plus métallique, des poignées de main plus chaudes, des accolades plus nombreuses, et de ces bonnes tapes sur l’épaule qui doublent la valeur des mots ! Rien de plus. *** Un dernier détail que M. Alphonse Daudet a bien voulu nous donner au sujet de la mise en scène. Ce quatrième acte se passe à la place Royale, chez le président Le Quesnoy, dans un appartement que Daudet a réellement habité aux premières années de son mariage, appartement que lui avait loué le président Gastambyde. Tout y est vécu : le salon est celui qu’il a connu, c’est bien le même, avec la solennité des hauts plafonds que rejoignent les portes par la peinture légère de leurs trumeaux, les tentures droites de lampas encadrant les fenêtres ouvertes sur un balcon antique : un angle rose des bâtiments briquetés de la place est entrevu dans le fond : les meubles sont aux mêmes places, et les flambeaux de fer, ces flambeaux à deux branches, ont aussi leur histoire et leur passé charmant de souvenirs. Tout est prévu, calculé, observé d’après nature. Alphonse Daudet se plaît à travailler ainsi : il note les observations et les paroles, il glane autour de lui les gestes, les intonations, les tics ; il fait mouvoir ses personnages vrais dans des cadres vrais, il les enveloppe de l’atmosphère qui leur convient; il met, en un mot, tous les raffinements de la vie dans cette représentation de la vie elle-même. G. C. THÉÂTRE ET CONCERTS À propos de Numa Roumestan L’Odéon nous promet pour demain une pièce nouvelle en cinq actes, tirée par M. Alphonse Daudet de son célèbre roman Numa Roumestan. La pièce est sue depuis quelques jours, et l’on aurait pu donner plus tôt la première représentation, si l’auteur et le directeur n’avaient décidé, d’un commun accord, de pousser le plus loin possible le travail des répétitions. Il s’agissait pour eux de régler en perfection une mise en scène minutieuse, d’animer une figuration nombreuse de comparses dont la présence, en deux tableaux de la pièce, celui des Arènes et celui du Bal, doit donner une impression de la foule, populaire dans le premier tableau, mondaine dans le second. J’ai eu la curiosité de demander sur ce sujet des renseignements à M. Alphonse Daudet, qui a bien voulu me faire connaître ses idées personnelles sur la mise en scène et le rôle de plus en plus considérable qui lui est assigné dans la transformation que subit depuis quelques années l’art dramatique. Les auteurs contemporains, les uns par la hardiesse de leurs peintures de mœurs ou de leurs analyses de caractères, les autres par la nouveauté et le choix des tableaux de la vie réelle qu’ils ont transportés sur la scène, sont entrés en lutte avec toutes les conventions que respectait si profondément la génération précédente. Cependant, M. Alphonse Daudet ne veut s’enrôler sous aucune bannière. On poursuit l’étude et la représentation la plus approchée possible de la vérité ; mais il n’est pas besoin pour cela de s’intituler naturaliste. En accrochant l’étiquette naturalisme à un mouvement d’évolution, ne s’expose-t-on pas à définir ce progrès, à le laisser confisquer par une école qui ne combattra la doctrine déchue que pour en élever une nouvelle ? Une évolution est commencée par des novateurs. Doit-on lui tracer des règles, au risque de l’arrêter dès ses premiers pas ? — N’est-ce pas ainsi, me dit M. Daudet, que Gambetta, avec sa vue nette et précise de Méridional, trouva le vocable opportunisme pour caractériser sa politique et n’a-t-on pas vu, aussitôt que le mot fut lancé, naître des scholiastes de l’opportunisme, une École normale de l’opportunisme, une Académie de l’opportunisme ? Et n’était-ce pas risquer d’arrêter court le développement de cette politique que d’en donner une définition ? Aussi l’auteur de L’Arlésienne refuse-t-il de se laisser enrégimenter. Il profite du succès de ses romans pour transporter sur la scène la représentation matérielle des milieux dans lesquels il a fait mouvoir ses personnages. Mais il entend choisir comme bon lui semble les tableaux destinés au théâtre. Chaque auteur suit son tempérament : il y a dans la vie des laideurs et des monstruosités ; mais on connaît aussi des braves gens, on admire les étoiles, on respire le parfum des roses. Au nom de quel principe prétendrait-on imposer au poète, à l’artiste, à l’auteur dramatique une amère contemplation des misères humaines ? J’avais l’intention de demander à M. Alphonse Daudet pourquoi il se contentait de tirer des pièces de ses romans au lieu d’en créer de nouvelles, comme il fit au début de sa carrière avec La Dernière Idole, Les Absents, L’Œillet blanc, Le Frère aîné, Le Sacrifice et L’Arlésienne. Mais il avait répondu d’avance à ma question en me rappelant le succès qu’avaient obtenu, dans ses dernières pièces, les tableaux qui représentaient des scènes de la vie réelle, animées par des détails pittoresques et vrais : ainsi l'exposition de sculpture et la mort du duc de Mora dans Le Nabab, la partie de campagne à Robinson dans Sapho. Pourquoi ne pas placer sous les yeux des spectateurs ces décors que l’art descriptif du romancier avait rendus si attrayants, et, puisque tous ces détails avaient été vus et notés par l’observateur avant d’être fixés dans les pages du roman, pourquoi l’auteur dramatique et le metteur en scène ne les replaceraient-ils pas dans une action qui donnerait d’autant mieux l’impression de la réalité et de la vie sur le théâtre ? Du reste, les gestes, les jeux de physionomie, les mouvements des personnages, les circonstances dans lesquelles ils parlent, la lumière qui les éclaire au moment où ils prononcent ces paroles, sont autant de conditions qui impriment une valeur spéciale aux mots qui sont dits. Le metteur en scène moderne, qui est vraiment un artiste, ne doit donc pas négliger ces menus faits que lui fournit l’observation du romancier. En résumé, l’auteur dramatique, pénétré de ces principes nouveaux, soucieux de représenter des images de la vie qu’il aura observées et dépeintes avec un tempérament d’artiste, ne s’attachera pas à démolir telle ou telle convention surannée. Il les ignorera toutes. Pour lui, aucune préoccupation de la scène à faire ou à ne pas faire. Le choix du détail caractéristique, du fait matériel qui accompagne, précise et suggère l’idée, a bien plus d’importance que l’obéissance à une règle imposée par la routine. Il est facile de s’expliquer que le décor et la mise en scène préoccupent à un tel point M. Alphonse Daudet. Cela fait partie de son talent de description. Il faut savoir aussi que la vue d’un paysage, la voix des choses, le cri d’un homme ou d’un animal sont autant de suggestions pour cet artiste toujours vibrant. On remarque dans son cabinet de travail une étude claire et lumineuse où de Nittis a peint, en un cadre exigu, un kiosque au Rigi-Kulm, s’ouvrant sur le lac de Lucerne et sur des Alpes couvertes de neiges aux bleuissantes blancheurs. C’est précisément en face de cette vue que Daudet a conçu son Tartarin dans les Alpes. Il me contait aussi comment il avait composé L’Arlésienne, avec une vieille histoire emmagasinée dans sa mémoire, dont le drame le hantait en une nuit d’insomnie où chantait obstinément à son oreille le cri d’appel des bergers de la Camargue, retentissant et prolongé, tandis que lui apparaissait l’image distincte d’une femme provençale protégeant ses yeux des rayons du soleil avec le geste de sa main pour regarder au loin dans la plaine. Avec ces détails, son imagination surexcitée évoquait aussitôt toute la vie de la Camargue ; l’histoire oubliée se déroulait en action et vivait devant ses yeux. Et aux répétitions de sa pièce, il entraînait aux mêmes sources d’inspiration son ami Bizet, lui chantant les airs nationaux de la Provence, lui modulant les cris des hommes et des bêtes, lui disant les frissons qui courent là-bas dans les herbes, et les silences qui s’étendent sur l’infini de la plaine. Par des exemples empruntés au travail des répétitions et de la mise en scène de Numa Roumestan, M. Daudet me montrait clairement quels effets de théâtre on peut tirer de l’application des idées qu’il venait d’exposer. Mais je ne pourrais les dire sans priver d’une surprise les spectateurs de la première représentation. Je préfère terminer ce récit en empruntant à une étude de M. Zola sur le théâtre contemporain quelques lignes excellentes consacrées à l’œuvre de son ami Daudet : ce qui se dégage de cette œuvre, dit M. Zola, c’est, avant tout, une bonne odeur littéraire. Cela sent la belle langue. Ouvrez les recueils des auteurs dramatiques à succès, et vous serez empoisonnés par l’aigreur des phrases moisies. Chez Alphonse Daudet, il suffit de lire deux pages, au hasard, pour comprendre qu’on est avec un convaincu, un poète dont l’émotion est vraie. L’auteur n’est pas un fabricant de pantins à la grosse, enfoncé dans le seul mécanisme plus ou moins ingénieux de ses poupées. Il plane et il vit avec ses personnages. Il leur donne de son souffle, il fait avec eux de l’humanité. C’est l’unique affaire : « Être humain, créer de la vie. » E. F. PARIS QUI PASSE Les rastaquouères Un singulier modèle Mendiants à domicile Herr doctor Swenteinheimer de Düsseldorf chez Alphonse Daudet Voici un mot : rastaquouère, qui n’a pas encore ses grandes lettres de naturalisation et dont l’étymologie n’est guère précise. Rastaquouère ne se trouve ni dans Vaugelas, ni dans le dictionnaire de l’Académie. Littré lui-même et Larousse, qui offre aux néologismes une hospitalité si largement écossaise, ne lui ont pas permis d’entrer dans leur compilation. Rastaquouère est de l’argot : c’est Lorédan-Larchey que cela regarde. Le ramassera-t-il dans le ruisseau parisien et lui dressera-t-il un acte de naissance en bonne et due forme ? Peu nous chaut après tout. Que nous importe son origine ! La nécessité d’une définition s’impose. Sur le boulevard — de la rue Drouot à la Madeleine — on appelle « rastaquouère » tout individu d’origine étrangère dont les moyens d’existence restent problématiques et qui en réalité vit d’expédients au milieu d’un luxe frelaté. Oh ! Les mendiants à domicile ! Il faudrait un volume de six cents pages pour raconter leurs exploits. J’en ai connu d’extraordinaires, un, entre autres, que j’ai rencontré chez Alphonse Daudet quand il habitait l’avenue de l’Observatoire. C’était un dimanche matin. Nous étions, mon maître et moi, dans son cabinet de travail, quand la femme de chambre entra et lui remit une carte. Alphonse Daudet lut à haute voix : — HERR DOCTOR Swenteinheimer de l’Université de Swenteinheimer. — Quès aco ? demandai-je en provençal. Daudet n’hésita pas. En sa qualité d’homme célèbre, il avait été souvent refait et savait à quoi s’en tenir sur les « herr doctor » et les « herr professor » de cette espèce. Il me répondit : — C’est un mendiant allemand. Mon secrétaire n’est pas là : voulez-vous me rendre le service de recevoir cet homme ? Vous lui direz que je ne suis pas visible et vous le renverrez. — Très volontiers. Je passais au salon où je me trouvai en face d’un gaillard de six pieds, vêtu comme un gentleman et d’une correction parfaite avec des gants paille et des bottes vernies, sans une moucheture de boue. Je note ce détail qui prouvait tout simplement que herr doctor était venu en voiture car il faisait un temps détestable. Parole d’honneur, je n’ai jamais revu mendiant aussi chic ! Mais sur le moment, il me fut impossible d’y croire. Herr doctor voulait voir M. Alphonse Daudet pour une affaire littéraire de la plus haute importance ; il venait de la part de herr professor — ici un nom allemand — l’illustre romancier d’outre-Rhin. Bref, je m’y laissai prendre et je lui ouvris la porte du cabinet. Je ne tardai pas à le regretter. Herr doctor raconta d’abord à l’auteur de Sapho une histoire des plus embrouillées, d’où il résultait qu’il avait besoin de cent francs pour se rendre à Bruxelles. Daudet lui offrit cent sous et, à ma grande stupéfaction, herr doctor les empocha de la façon la plus correcte. Puis il fit demi-tour militairement et disparut. Je m’en souviendrai longtemps de ce rastaquouère. PAUL BELON 5 février 18875 février 1887 NUMA ROUMESTAN On répète activement, à l’Odéon, la pièce en cinq actes que M. Alphonse Daudet a tirée de son roman Numa Roumestan. Ayant eu la bonne fortune de voir M. Alphonse Daudet, je lui ai demandé de vouloir bien me donner quelques détails sur sa pièce. La date de la première n’est pas encore fixée d’une façon définitive, mais elle aura lieu très probablement jeudi prochain. Contrairement à son habitude en matière de théâtre, l’auteur, cette fois, n’a pas « poussé au noir » ; la pièce est très gaie. Les cinq actes comprennent les cinq principales scènes du roman. La plus émouvante sera certainement celle de l’adultère. La nouvelle pièce de l’Odéon pourrait aussi se dénommer « Nord et Midi ». C’est, en effet, la lutte du tempérament méridional et du tempérament du Nord mise à la scène. La pièce repose exclusivement sur le contraste du caractère exubérant et plein de souplesse de Numa Roumestan, avec celui de sa femme, créature froide et un peu mélancolique, type de la race du Nord. L’auteur a été un peu embarrassé pour trouver des interprètes rentrant bien dans la peau de ses personnages. Tout d’abord, pour le rôle de Numa Roumestan, on avait songé à Adolphe Dupuis, l’excellent pensionnaire du Vaudeville. L’idée de faire jouer le rôle par A. Dupuis souriait à M. Alphonse Daudet. On se souvient avec quel succès Dupuis créa Le Nabab, il y a huit ans ; mais l’auteur dut abandonner son idée précisément à cause de ce précédent. Dupuis, incarné dans le personnage du Nabab, avait créé un type méridional parfait ; mais, en jouant Roumestan, il risquait de refaire involontairement le même personnage. Et puis, il y avait entre les deux rôles une nuance d’attitude pour laquelle Dupuis n’avait plus assez d’élasticité. Le rôle de Roumestan demande, en effet, une certaine jeunesse de gestes et de façons qui explique suffisamment son aventure amoureuse avec la petite Bachellery, « la jolie divette ». On a songé ensuite à l’autre Dupuis, l’artiste des Variétés. Il semble que l’excellent artiste aurait traduit parfaitement le rôle qui lui était destiné ; mais on a craint qu’il ne fît un Roumestan trop comique, un peu chargé. D’autre part, M. Dupuis hésitait à aborder si tard un genre relativement plus sérieux que ses rôles ordinaires. En dernier lieu, on a pensé à M. Paul Mounet, le pensionnaire de l’Odéon. L’auteur ne pouvait mieux choisir. M. Paul Mounet est méridional, et il est parvenu, paraît-il, à donner à Roumestan le caractère bien particulier du personnage. M. Mounet, qui est Périgourdin, nous donnera un Méridional un peu plus dur peut-être que l’enfant de la Provence, moins câlin, moins souple, mais qui, à cette nuance près, sera l’imitation exacte du modèle créé par M. Daudet. M. Mounet, qui est docteur en médecine, a, comme son frère, débuté assez tard au théâtre. Si l’on s’en rapporte aux progrès que le jeune artiste a faits depuis ses débuts pour juger de ce qu’il peut donner dans l’avenir, il est à supposer qu’on le verra bientôt à côté de son frère, à la Comédie-Française. Le rôle de Mme Roumestan a également occasionné quelque embarras à MM. Daudet et Porel. Dans la pensée de l’auteur, le rôle était destiné à Mme Jeanne Hading. Il lui plaisait de faire jouer par cette Méridionale le personnage froid et réservé de la femme du ministre de l’instruction publique. Mme Hading voulait bien, et M. Koning avait presque promis ; mais le succès de La Comtesse Sarah a empêché l’aimable artiste de passer momentanément à l’Odéon. M. Daudet pensa alors à donner le rôle à Mlle Brandès, du Vaudeville, qui aurait admirablement interprété Mme Roumestan. Cette fois encore les pourparlers n’aboutirent pas. M. Raymond Deslandes refusa de prêter sa pensionnaire. — Donnez-moi la pièce, dit-il à M. Daudet, et mon théâtre est tout entier à votre disposition. Mais l’auteur, ayant formellement promis sa pièce à M. Porel, dut renoncer à Mlle Brandès. C’est alors qu’il songea à Mlle Sisos, du Palais-Royal, qui, il y a huit ans, avait obtenu beaucoup de succès dans Jack, une des premières pièces de M. Daudet. Mlle Sisos traduira parfaitement le caractère un peu silencieux de Mme Roumestan. Parmi les gros rôles qui restaient à distribuer, se trouvaient ceux de la tante Portal et de la petite Bachellery, la maîtresse du ministre. Le rôle de la tante Portal est fort long et son caractère tout spécial demande une longue étude. L’interprète n’était pas facile à trouver. Il fallait, en effet, une artiste consommée pour donner au personnage la façon ronde et violente à la fois de la grosse bourgeoise provençale, drapée dans ses phrases solennelles et débordante de gestes. C’est à Mme Crosnier qu’échut ce rôle difficile. Mais, dès le début, une nouvelle difficulté surgit. On n’y avait pas songé d’abord : il fallait à « tante Portal » l’accent — l’assan — provençal des gens d’Aps. Ah ! cet accent, demandez à Mme Crosnier combien de peine, de travail, il lui a fallu pour l’acquérir ; mais elle y est arrivée. Et, à l’entendre, on jurerait maintenant que la consciencieuse artiste vient tout droit d’Aix-en-Provence. Une pure Arlésienne ne dirait pas mieux qu’elle ces épithètes qu’elle lance à plein gosier à ses domestiques ahuris : — Assassins ! Bohémiens ! Voleurs d’effets de prêtres ! ce qui, dans la bouche de « tante Portal », indique le summum de la colère. Au premier et au cinquième acte, tante Portal est tout le temps en scène. — C’est la complainte du Midi, a dit M. Daudet. L’interprète de « tante Portal » une fois trouvée, on chercha quelle artiste avait à la fois assez de mignardise et de coquetterie pour jouer le rôle de la petite Bachellery. Cette fois-ci, il n’y eut aucune difficulté ; et tout naturellement on offrit le rôle à Mme Cerny, qui a si exquisement joué Renée Mauperin. Les autres rôles, moins importants, sont joués par des pensionnaires de l’Odéon.En somme, la pièce est toute montée, les rôles sus, l’interprétation parfaite. En quittant M. Daudet, je n’ai pu m’empêcher de lui poser quelques questions au sujet de son prochain roman. — Le roman, m’a-t-il dit, n’est pas terminé encore et je ne saurais dire à quelle date il sera publié. L’Immortel, tel est le titre sous lequel il paraîtra. On sait déjà que l’auteur a étudié, dans ce roman, le monde académique, le mécanisme des élections, les salons où se font et se défont les immortalités de l’Institut, etc. Quoique M. Daudet n’ait rien voulu me dire en ce qui concerne l’intrigue et les personnages du roman, il a bien voulu m’en faire connaître la conclusion ou plutôt le mot de la fin. Le livre se termine par le mot mélancolique d’un immortel centenaire qui, à tout ce qu’il entend, répond toujours : — J’ai vu ça, moi. On apporte, dans la cour de l’Institut, le cadavre d’un académicien qui vient de se suicider, et qui est le petit gendre du centenaire. En reconnaissant le mort, le vieillard ne trouve rien à dire, sinon le mot qu’il répète comme toujours : — J’ai encore vu ça, moi ! LÉON JARDIN Paris qui passe Autour de Numa Roumestan Le livre et la pièce Les décors et la musique Les accessoires Histoire curieuse et lamentable du véritable Valmajour L’indiscrétion, c’est ma carrière ! disait je ne sais qui, dans un vaudeville célèbre ; et cette phrase mémorable que j’ai soigneusement retenue, pourrait au besoin servir d’exergue aux notes rapides qu’on va lire. Je sors d’une répétition de Numa Roumestan, la nouvelle pièce que M. Alphonse Daudet a tirée de son roman pour le théâtre national de l’Odéon. Comment je suis parvenu à y assister, par quelle ruse infernale, j’ai su tromper la vigilance de Porel, au moyen de quels arguments machiavéliques j’ai capté la confiance d’un machiniste qui m’a prêté sa casquette et son bourgeron d’uniforme et m’a cédé sa place dans le cintre, c’est ce qu’il serait trop long de vous expliquer. Sachez seulement qu’à la dernière minute, j’ai été pincé — à la descente de mon observatoire — par le terrible monocle de l’auteur, et que pris, flagrante delicto, j’ai dû jurer de ne rien dire sur la jolie comédie que la troupe du second théâtre français venait d’avoir l’honneur de représenter devant moi. Et je ne dois pas davantage raconter l’épisode du cinquième acte, où le tribun, du balcon de la tante Portal, harangue ses concitoyens en délire. Ah ! Si je n’avais pas juré ! Par exemple, Valmajour m’appartient, Valmajour le tambourinaire, dont le flûtet strident, égrène, tout le long du drame, ses notes aigres, suraiguës, qu’accompagnent les ronflements sonores de la peau d’âne. Valmajour a existé. C’est M. Alphonse Daudet, lui-même, qui m’a conté son histoire. — Le véritable Valmajour, m’a dit l’auteur de Numa Roumestan, était, à Draguignan, le chef de la musique municipale. Il s’appelait Buisson. Pourquoi vint-il à Paris chercher fortune ? Je l’ignore. Mais, je le vois encore, tombant chez moi, à sept heures du matin, en hiver, un jour de brouillard, avec une lettre de Mistral dans une main et dans l’autre son tutu-panpan, pour tout bagage. Il voulut, bon gré mal gré, me montrer son savoir-faire et me donna aussitôt une aubade qui réveilla toute la maison. J’eus l’imprudence de lui promettre mon appui et dès lors il s’installa à ma porte. Quand je sortais, il m’emboîtait le pas ; il me suivait partout. Je m’occupais de lui, cherchant à le caser et n’y parvenant guère. À la fin, cependant, je le fis débuter, non sans peine, et j’obtins, pour lui, quelques réclames dans les journaux. Et quand par hasard, on refusait d’insérer son éloge, il s’en prenait à moi et devenait féroce : — Eh ! Bé ! Elle ne passe pas cette note ? Il est propre votre ami ! Ce fut un vrai cauchemar ! Le plus drôle, c’est que j’avais dû lui apprendre moi-même, les airs provençaux qu’il ne connaissait pas, les Noëls de Saboly , la Marche de Turenne. Auparavant, il ne jouait que Les Pantins de Violette. Comme couleur locale, c’était peu ! Heureusement qu’un impresario étranger ne tarda pas à m’en débarrasser. Buisson partit pour l’Angleterre, l’Amérique, que sais-je ? Pendant longtemps, il m’envoya les journaux qui parlaient de lui ; mais depuis la guerre j’ai perdu sa trace. Je ne pense pas que M. Alphonse Daudet ait gardé l’espoir de la retrouver, le Valmajour de l’Odéon lui suffisant amplement, et à nous aussi. Il possède un tout autre talent que l’ancien tambourinaire. On le verra bien le jour de la première où il fera sensation, sans nul doute, mais une fois de plus : soyons discret ! PAUL BELON LA VIE À PARIS La première du Lohengrin Impression sur le public français M. Alphonse Daudet et Wagner La fable du Lohengrin et les diverses mythologies La morale de ces apologues Je me suis alors souvenu d’avoir un jour entendu M. de Fourcaud, de retour de Bayreuth, dire à Alphonse Daudet : — Vous savez que Wagner a votre portrait sur sa table. Et, bien que vous ne soyez pas de la confrérie des musiciens, il vous fait l’honneur de tenir à votre suffrage. Il m’a demandé, une des dernières fois que je l’ai vu : — Est-ce que Daudet m’aime ? Après cela, ce n’était pas trahir le maître allemand que de demander à Daudet de me conter ses impressions. N’était-ce pas Wagner lui-même qui me désignait cet auditeur de choix, le prototype des Latins dont il désirait faire la conquête ? — Je demande, m’a dit Alphonse Daudet, à distinguer le Wagner musicien du Wagner librettiste. Le Wagner librettiste lasse, use notre patience de Latins, qui ne voulons connaître de toutes choses que des résumés. On sent que ce libretto a été écrit pour des gens habitués à l’ennui, qui l’aiment, qui s’y bercent, pour ces causeurs à phrases monumentales, terminées par une particule, qui fait retomber le couvercle de la chope de bière. Ici, l’âme dissertante de l’Allemagne se résume pour nous dans un personnage que nous n’oublierons plus, un affreux « raseur » qui s’appelle Henri l’Oiseleur, qui redit toutes les choses que les autres ont déjà dites, qui répète au spectateur ce que le spectateur a déjà appris de sa propre bouche, une espèce de Polonius moins comique, aussi grotesque que l’autre. Et cette lenteur constitutionnelle des personnages glace même les duos d’amour. Ils se traînent dans des engourdissements de piqûres de morphine. On voit bien qu’on est au pays des éternelles fiançailles ; les amoureux de chez nous vont plus vite en besogne ; ils ont, et le spectateur de leur tendresse a aussi bien qu’eux, — comment dire ? — plus d’impatience du dénouement. Cela dit du librettiste, je trouve le musicien au-dessus de tout. Vous êtes là, assis dans votre fauteuil, baigné de ce brouillard allemand, et tout d’un coup, dans l’orchestre, la vague prodigieuse, la lame de fond se lève qui vous prend, qui vous roule, qui vous emporte où elle veut, sans résistance possible, avec cent mille pieds de musique au-dessus de la tête. Quelles phrases voulez-vous faire chanter à cette voix d’élément ? Jamais je n’ai si bien senti que la musique est un langage inarticulé ; les seules paroles que l’on pourrait faire clamer par cette bouche d’ombre, ce seraient des mots sans suite, étiquettes de situations ou de sentiments, comme « mer... larmes... deuil... guerre... » ! Surtout guerre ! Dans ce tapage des cuivres guerriers, moi Latin, j’ai vu surgir le Saxon terrible, au casque jamais défublé, le religieux adorateur de l’Empereur et de l’Épée, et dans les rythmes des mesures, dans les profondes sonorités des instruments à cordes, j’ai entendu le pas lourd des masses de guerriers en marche, le ban, l’arrière-ban des landwehrs et des landsturms... Oui, dans tous les opéras de Wagner, c’est la guerre, les cris, la vie du camp, les fanfares de trompettes. Je les ai reconnues, ces sonneries du Lohengrin, pour les avoir entendues autrefois, des bois de Champrosay, quand nous et eux étions à portée de fusil ; elles sonnaient claires dans le lointain, le soir, avec des notes stridentes d’engoulevent, qui — c’était au mois de mai — faisaient taire dans les taillis nos rossignols. Voilà ce que M. Alphonse Daudet a vu et entendu dans le Lohengrin. HUGUES LE ROUX 21 mars 189221 mars 1892 Le Gaulois DAUDET ET LE DIVORCE La librairie Flammarion vient de mettre en vente un nouveau livre d’Alphonse Daudet. Ce livre, qui s’appelle Rose et Ninette et qui pourrait porter pour sous-titre Les Enfants dans le divorce, est, sous son apparence tranquille, un livre de combat, appelant la discussion et suggestif au dernier point. C’est une histoire tendre et douloureuse où l’inanité du divorce est démontrée à l’aide d’arguments pris aux sources mêmes de la vie. — Je suis absolument contre le divorce, nous disait hier M. Alphonse Daudet, dans un cercle intime, en feuilletant le nouveau livre qui sortait tout frais de l’imprimerie. Et je crois avoir donné toutes les raisons qui m’ont amené à penser ainsi dans le petit volume que voici, où je tends à faire voir que, lorsqu’on a des enfants, le divorce n’est pas une solution, pas plus que la séparation, qui ne tranche le lien que d’une manière apparente, fictive, l’enfant restant toujours entre le père et la mère. Et même la question des enfants mise à part, je dis que le divorce est un attentat à l’ordre social. Je sais bien que c’est une situation terrible pour deux êtres qui ne se comprennent point, ne s’estiment point, ne s’aiment point, deux êtres tout à fait dissemblables, de se sentir enfermés dans le réseau du mariage. Mais le contrat qui unit l’homme à la femme est, à mon avis, d’une essence si particulière et d’un caractère si solennel qu’il ne doit pas être violé, même devant les souffrances les plus cruelles. Aussi ne me fais-je pas violence pour dire que les catholiques sont ici dans le vrai. Ils ont grandement raison de ne point capituler sur cette question vitale, d’où dépend le bonheur, l’existence même de la société. L’expérience est là qui parle avec eux et pour eux. En outre de la situation anormale et profondément douloureuse où il place les époux à l’égard des enfants, situation dont les effets poursuivent le père et la mère durant toute leur vie, entendez-vous bien, durant toute leur vie et jusque dans leurs petits-enfants, le divorce est arrivé à produire ce résultat attendu, à savoir que le mariage a perdu de son importance aux yeux de la génération actuelle, il n’a plus ce caractère austère qu’il revêtait dans l’esprit de nos pères. De leur temps et même de mon temps, on réfléchissait avant de prendre cette grave détermination. Maintenant le mariage ne semble plus une si grosse affaire : — Bah ! disent nos jeunes gens, s’il nous arrive de ne pas nous convenir, nous avons le divorce ! Aussi le nombre de divorces prononcés en France depuis ces dernières années est-il incalculable. En Russie, où le divorce est établi comme chez nous, le mariage a au moins cette sauvegarde que la dissolution ne peut être obtenue qu’au prix de démarches et de procédures innombrables, ce qui est un moyen détourné pour décourager ceux qui ne sont point guidés par des motifs sérieux. Mais, ici, le divorce entraîne à si peu de difficultés, la procédure en est relativement si peu compliquée, qu’on ne s’en prive guère. D’où un état social déplorable qui nous conduit on ne sait où vraiment. Et c’est ainsi que j’ai eu l’idée d’écrire ce petit livre. Je suis une sentinelle qui crie casse-cou ! Si ma voix était entendue de quelques-uns ! Et comme le maître semblait en veine de causer, on vint à lui demander comment la touchante histoire de Rose et Ninette lui était venue. — Mon Dieu, tout soudainement, fit M. Alphonse Daudet. J’étais en train d’écrire une œuvre de longue haleine, lorsqu’un de mes amis me fit le récit d’un drame douloureux — résultant du divorce — dont il venait d’être témoin. L’aventure me parut si poignante et la morale qu’elle dégageait, morale éloquente et terrible, cadrait si bien avec mes idées sur le divorce, me donnait si pleinement raison, que la pensée de faire un livre de cette dramatique histoire devint une véritable obsession chez moi, et cela à un tel point, que je fus obligé de mettre de côté le roman en train, pour me livrer tout entier à ce livre qui me hantait. Je puis donc dire que Rose et Ninette a été écrit en marge d’un livre auquel je travaille depuis longtemps et que, d’ailleurs, je n’ai pas terminé. Ce n’est point la première fois que cela m’arrive ainsi de quitter une œuvre commencée pour une autre nouvellement éclose dans mon esprit et à laquelle je ne pensais guère en me mettant au travail. Pour ne citer qu’un exemple : L’Évangéliste a été écrit en marge de Sapho. Ce qui revient à dire qu’on ne fait pas le livre qu’on veut, la vie étant toute de hasards et d’imprévus. Et c’est peut-être parce que je travaille ainsi que mes livres ont tous une portée. Je n’écris que lorsque j’ai quelque chose à dire. Rose et Ninette m’est venu sous la forme d’un récit. Pour rien au monde, je n’en eusse fait un roman. Par récit, j’entends cette forme intermédiaire qu’ont employée avec tant de bonheur, à plusieurs reprises, Tolstoï et Dostoïevski et qui tient entre la nouvelle et le roman, forme rapide et précise, beaucoup plus étendue que la nouvelle et plus courte que le roman. Chez nous, la nouvelle ne plaît guère, à de rares exceptions, par cela que le lecteur français, lorsqu’il s’apprête à lire une œuvre d’imagination, en veut avoir non pas précisément pour son argent, mais pour le temps plus ou moins long qu’il s’est réservé à cet effet. La nouvelle est de trop courte durée. Si le volume en contient plusieurs, cela ennuie le lecteur de passer si souvent d’un sujet à un autre. C’est pourquoi, cette fois, ne pouvant faire de Rose et Ninette un roman, vu que le sujet ne se prêtait pas à de longs développements, j’ai adopté cette forme du récit. Forme s’adaptant merveilleusement, hâtons-nous de le dire, à cette histoire tendre en même temps que terrible, et qui est, dans l’esprit de l’auteur, d’un haut enseignement, si nous en jugeons par la dédicace que porte la première page du livre : À mon cher fils, Léon Daudet, au poète et au philosophe, je dédie cette page de la vie contemporaine. ANGE GALDEMAR La Réaction idéaliste Alphonse Daudet Le mouvement actuel ! D’abord y a-t-il un mouvement ? nous dit Alphonse Daudet, en nous faisant asseoir en face de lui, devant l’une des fenêtres de son cabinet par laquelle il peut, aux heures de rêverie, se reposer les yeux sur des verdures d’arbres, sur un coin de fraîcheur et de calme nature, entre les hautes murailles des maisons voisines. — Ah ! maître, mais il paraît qu’il y en a plusieurs mouvements ! Il y a le mouvement religieux, le mouvement philosophique, le mouvement esthétique... — Autant que cela, vraiment ? — Les néo-chrétiens, MM. de Vogüé, Desjardins... — Mais je l’ai toujours vu, moi, ce mouvement-là. Ces messieurs que vous me citez ne font que prendre la succession d’autres personnalités qui, avant eux, ont joué plus ou moins le rôle qu’ils jouent. Inutile de parler de Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam ! Ceux-là sont très connus. Mais je me rappelle que, à l’époque de mes débuts, quand je débarquai de mon Midi au Quartier latin, il y avait des apôtres aussi, des catholiques ardents qui, tous les soirs et tous les matins, en des discours, en des articles de journaux, ressuscitaient la Religion. Je trouve même que, à ce moment-là, le mouvement, comme vous dites, était plus fort, plus sérieux qu’il n’est aujourd’hui, il était, en tous cas, plus remarquable et plus brillant. Il était mené par des hommes de plus réel talent et de plus haute valeur. — De sorte qu’il y aurait recul plutôt que progrès ? — Il me semble. Je ne vois personne, parmi les néo-catholiques, qui ait l’éloquence enflammée de Raymond Brucker. Il était admirable vraiment. Il prêchait partout, dans les cafés, parmi la fumée des pipes, devant des rangées de litres morts au champ d’honneur. On l’autorisait à parler dans les églises. Il y faisait des conférences aux ouvriers. Et il les prenait, il les enthousiasmait. J’allais l’entendre, en ce temps-là, avec Théophile Silvestre, Masson, Paul Féval. Et Thérion... — L’Élysée Méraut, des Rois en exil ? — Précisément, j’ai donné son vrai nom en faisant l’Histoire de mes livres. Un orateur hors ligne, encore celui-là, plein d’idées, de fougue, d’envolée. Et il fallait le voir, au milieu d’un groupe d’étudiants réunis pour des beuveries, frapper la table du poing, en criant : — Mortifions la chair ! Mortifions la chair ! Il s’en alla à la cour d’Autriche où il s’occupa quelque temps d’éducations princières. Mais il revint bientôt. Ces princes lui avaient semblé par trop libérâtres, pas assez Bonald et Joseph de Maistre, à son goût. Ce fut lui qui, en 1871, eut cette cruauté de refuser asile à Jules Vallès, non par lâcheté, mais par principe. À ses yeux, son titre de catholique lui faisait un devoir de clore sa porte à Vallès et de le laisser à la merci des Versaillais. — Un tempérament d’inquisiteur... — Un beau talent. Et vous devez connaître aussi Ernest Hello ? — Je me rappelle avoir lu de lui, jadis, son livre sur : Le Style. C’était plein de choses superbes, à côté de pages des plus étranges et des plus discutables. — Mais, vous voyez que ces hommes-là étaient de belle taille. Et je ne vous parle pas des autres, de la rédaction du Correspondant, par exemple, qui a bien pâli, et d’autres revues catholiques. Non, vraiment, je crois qu’on a tort de parler de renouveau ; en ce sens, je n’en vois pas. — Verlaine... — Eh bien ! oui. Mais, ce n’est pas une exception, non plus. C’est le moine mendiant, le besacier. J’ai vu cela aussi. En fait, Brucker et Thérion n’étaient pas autre chose. C’est le perpétuel recommencement, voyez-vous ! Toujours les deux grandes catégories : poire et pomme. Je suis pomme, vous êtes peut-être poire. C’est très beau, la Religion ! Quoi de plus consolant ! Ce serait bon pour un souffrant, un meurtri, un triste comme moi ; mais, il faut la foi, on ne se la donne pas. Le maître disait cela, de sa voix musicale, lentement, doucement ; puis, d’un ton animé, tout vibrant d’émotion : — Ah ! J’en ai une pourtant, reprend-il, j’ai une foi, la foi en la Nature. Chaque jour, à chaque heure, je vois la Nature, je la contemple, je l’écoute, et toujours je la trouve plus nouvelle et plus belle, plus énigmatique et plus passionnante. Et je l’aime, je l’aime, à la folie. — Hélas ! maître, vous savez ce que disent les jeunes de la Nature. — Les malheureux ! mais, c’est à elle qu’ils doivent tout. — L’un d’eux se vantait, l’autre jour devant moi, d’avoir crevé la rosse naturaliste. — Ah! le Naturalisme, ce n’est plus la même chose, cela. C’est une étiquette. Et vous savez son origine, le cas que Zola lui-même en faisait, au début. Il en riait. Enfin, il a inventé le Naturalisme, et il nous a mis là-dedans. Mais, Flaubert, Goncourt, moi-même, nous n’avions nul souci de l’étiquette. Flaubert avait sa Salammbô ; moi, je rêvais alors d’un ouvrage sur le Moyen-Âge. Toutes ces formules, tous ces drapeaux ne signifient rien. Il y a des pierres, des matériaux, et l’Artiste, sa personnalité. C’est tout. — Il y a aussi, aujourd’hui, les Préraphaélites en peinture ; les Mystiques, en littérature. — Quoi, alors ? Ils ont des siècles sur la tête, ces jeunes gens ! Vont-ils revivre les temps dont vous parlez ? Vont-ils faire naître en eux les impressions qu’éprouvèrent les Artistes des âges passés ? Auront-ils leur foi ? Non, n’est-ce pas ? C’est de la mimique, un jeu de prestidigitation, une singerie. Et puis, c’est l’école, toujours. Il y a, quand je pense à cela, un vers de Mme Desbordes-Valmore qui me revient obstinément à la mémoire : Un tout petit enfant s’en allait à l’école... Et je les vois, ces malheureux, qui sont toute leur vie le « petit enfant » et qui, toute leur vie, vont « à l’école ». C’est si bon, pourtant, d’être soi, de se sentir libre, de jeter là les lisières, de marcher, de respirer, de vivre sa vie personnelle ! — Non, il faut des maîtres à copier. On veut spécialement, aujourd’hui, ceux qui sont, affirme-t-on, les idéistes, qui ont mis l’Âme, la pensée, avant la matière, avant la vérité de la forme. On parle de Botticelli, de Mantegna, de Dante. — Au fond, cela vient de passer la Manche. On a dû nous débarquer récemment quelques esthètes anglais de l’école de Rossetti, de Burne-Jones et de William Morris. — Et nous voilà avec des imitateurs d’imitateurs. — On le dirait, je voudrais pouvoir parler de ces Jeunes. Je vais le faire dans un livre auquel je travaille et qui sera intitulé : Soutien de famille. Mais, je suis un peu gêné, parce que mon fils est un jeune et ses livres... — Vous pourriez, Maître, en faire l’éloge, sans qu’on vous accusât de partialité paternelle. — Oui, Léon a bien débuté, et le roman philosophique dont la publication vient de commencer, dans La Nouvelle Revue, est mieux encore que son volume de l’an passé. — Il y avait là, en trois cents pages, la quintessence de tous les systèmes, des diverses conceptions du monde et de la vie. — C’est une des caractéristiques, il me semble, de la jeunesse actuelle. Avant la guerre, c’était surtout à la Rhétorique que l’on s’appliquait, dans les lycées. Depuis 1870, on s’est tourné vers la Philosophie, et vers la philosophie allemande. À l’heure qu’il est, nous sommes, à ce point de vue, conquis par l’Allemagne. La causerie allait, menée par le Maître en de jolies digressions. Léon Daudet entra. Et l’on repartit sur les jeunes. — On m’a reproché, dis-je, d’avoir, dans un de mes articles, traité trop légèrement le dernier livre d’Antony Blondel : L’Heureux village. Ma prose ne cachait assurément entre ses lignes aucun noir dessein. — Vous avez lu L’Heureux Village ? C’est charmant. Mais, c’est du réalisme. Ce sont d’exquis tableaux de nature, dans lesquels l’auteur a peint son village natal. Çà et là, il y a de l’idéalisme, c’est vrai, des échappées, la montée de l’alouette d’Antony Blondel. Je ne vois pas que cela relève d’une esthétique nouvelle, d’un art nouveau. — Et Péladan ? — C’est un lyrique. Il a du talent. Mais, à l’esprit de Nîmes, le pur esprit latin, des Romains bâtisseurs du pont du Gard, des cimenteurs, il a mêlé l’esprit mystique de Lyon, de la colline de Fourvières. II a beaucoup de brouillard. Rien de neuf, chez lui, non plus. Et puis, à quoi bon tant chercher ? Ils auront beau faire. Les artistes, parmi les jeunes, les vrais, ceux qui comptent, font du réalisme, rendent la Nature, inconsciemment, malgré eux. Et c’est par cela qu’ils valent. B. GUINAUDEAU 21 septembre 189221 septembre 1892 Le Gaulois LA MAISON DE PAULINE Nous causions, l’autre jour, avec Alphonse Daudet, sous les frais ombrages de son parc de Champrosay. L’entretien vint à tomber sur les souvenirs historiques dont est peuplé le pays environnant. — Savez-vous, me dit Alphonse Daudet, que la maison habitée par Chateaubriand et Pauline de Beaumont existe encore ? Elle est demeurée intacte : nulle main profane n’y a touché. Et elle est si vieille, si vieille, qu’on ose à peine en franchir le seuil. Ses murailles branlantes menacent de s’écrouler... Allez à Savigny, vous pourrez contempler cette relique. *** J’y suis allé. J’ai voulu voir ce vénérable vestige des temps disparus. J’ai erré tout un après-midi sur les bords mousseux de l’Orge et dans les ruelles de Savigny ; j’ai questionné les paysans, qui, au nom de Chateaubriand, ouvraient des yeux étonnés et s’enfermaient en un silence farouche. Enfin le notaire de Savigny m’a mis sur la voie. L’aimable tabellion m’a reçu dans son étude ensoleillée, entourée de chèvrefeuilles et de jasmins et tout embaumée par l’odeur du réséda : — Vous désirez connaître l’histoire de l’ancienne résidence de Mme de Beaumont ? Elle est bien simple. Cette propriété a changé de maître, deux ou trois fois au moins depuis un siècle. Elle appartient en ce moment à une dame très riche qui ne s’y montre jamais. La maison n’est pas habitée ; elle n’a point été restaurée, et se trouve dans un état complet de délabrement. Je ne puis vous fournir d’autres détails ; ce sont ceux que j’ai donnés à Mme Alphonse Daudet, il y a trois ans, quand elle vint, comme vous, en pèlerinage... Et maintenant, si vous tenez à contempler de plus près la demeure un peu moisie du grand homme, sonnez à la porte. Le jardinier vous ouvrira... Nous y voici. Un long mur dans une route déserte. Au-dessus du mur, de grands arbres parmi lesquels un saule pleureur, dont les branches s’enchevêtrent autour des barreaux rouillés de la grille et du portail. Nous secouons une chaîne à demi-brisée. Aux gémissements de la cloche des pas résonnent sur le sable de l’allée. Le gardien paraît, écoute notre requête, et daigne, après un moment d’hésitation, nous laisser pénétrer dans le sanctuaire. Devant nous s’étendent un bois touffu, de vertes pelouses, un vaste jardin planté de tilleuls et de chênes centenaires. Au centre du jardin s’épanouit un bassin de forme régulière, rempli d’une eau verdâtre sur laquelle flottent, immobiles, des feuilles de nénuphars. Le granit du bassin, rongé par le lierre, se désagrège et s’effrite. Tout autour, poussent des gazons épais et des arbustes sauvages qui dissimulent sous leurs frondaisons les débris chancelants d’un banc de bois, jadis peint en vert. Soudain, la maison surgit à nos yeux ; elle est d’apparence toute modeste et ne ressemble, ni de près ni de loin, à un château. Elle se compose d’un seul corps de bâtiment rectangulaire, élevé d’un étage et surmonté d’un toit en ardoises. La principale entrée est précédée d’un petit perron qui supporte un balcon en fer forgé. Les fenêtres sont fermées ; les murailles se lézardent, les piliers du perron fléchissent sous le poids des ans. De tout cela, de ce logis délaissé, de cette pièce d’eau croupissante, de ces sombres plates-bandes, de ce parc humide et silencieux, s’exhale comme une impression de désolation et de tristesse, celle que l’on éprouve lorsqu’on franchit le seuil d’une chambre mortuaire, ou lorsqu’on visite les tombes abandonnées... — Ne pourrais-je pas voir les appartements ? — Je vais chercher les clefs, dit le jardinier. Et, tandis que le bonhomme s’éloigne, je cherche à me rappeler dans quelle circonstance la comtesse Pauline de Beaumont et le vicomte René de Chateaubriand vinrent habiter cette maison. *** C’est au mois de mai de l’année 1800 que Chateaubriand fit connaissance de Mme de Beaumont. Il lui fut présenté par Fontanes et pénétra pour la première fois dans le petit salon de la rue Neuve-du-Luxembourg, où la comtesse recevait ses meilleurs amis. Presque chaque soir, Joubert, Pasquier, Molé, de Bonald, Guéneau de Mussy s’y réunissaient. On y causait art, littérature, théâtre. La politique était, autant que possible, mise de côté, car elle évoquait, au gré des uns et des autres, de trop méchants souvenirs. Tous ces hommes instruits et cultivés subissaient le charme de Mme de Beaumont. Elle comptait à cette époque, trente ans à peine, et nous pouvons, par la miniature de Mme Vigée-Lebrun, nous faire une idée de sa beauté. Elle n’avait pas précisément des traits réguliers et n’évoquait point l’image des déesses de Rubens ni des patriciennes du Titien. Elle donnait l’illusion d’une forme idéale et presque immatérielle. Et l’on aurait pu lui appliquer la définition de Mlle de Chatenay : Elle était vraiment une âme qui, ayant rencontré par hasard un corps, s’en tirait comme elle pouvait. Ne croyez pas cependant que cette femme exquise fût toujours rêveuse ; elle savait sourire à l’occasion ; si ses yeux, nous dit son historien, M. Bardoux, étaient profonds, fendus en amande, pleins de suavité et à demi éteints par la langueur, sa bouche était fort spirituelle et lançait volontiers le mot piquant. Elle entourait sa taille, ondulante et fine, d’un châle blanc, à la mode du Directoire, et faisait ainsi, avec une grâce infinie, les honneurs de son salon. Tous les cœurs allaient à elle, celui de Chateaubriand fut tout de suite conquis. Il arrivait d’Angleterre, où il avait subi les détresses de l’exil. Il rapportait à Paris une âme passionnée, une vive imagination et quelques rêves de gloire. Il conta ses tristesses à Pauline de Beaumont, lui confia ses secrets et reçut, en échange, de touchantes confidences. Il lui lut, enfin, les pages brûlantes et encore inédites du Génie du christianisme et de René. Mme de Beaumont fut bouleversée. Elle n’avait jamais rien ouï de semblable. Élevée dans le culte de l’élégante et froide littérature de la fin du siècle, elle fut prise tout entière par les accents nouveaux, par cette éloquence qui surpassait celle de Rousseau, par ces descriptions éclatantes, par ce style extraordinairement musical et coloré. On peut dire qu’elle aima Chateaubriand à travers ses livres, et que la passion qu’elle ressentit pour l’homme se confondit dès le premier jour avec l’admiration que le poète lui inspira. L’auteur d’Atala devint le Dieu du petit cénacle de la rue Neuve-du-Luxembourg. Encouragé, réchauffé par ces sympathies, il se remit à l’œuvre et conçut le projet d’achever promptement son livre en cours d’exécution sur le Génie du christianisme. Mais un tel labeur exigeait beaucoup de repos et de solitude. Mme de Beaumont résolut de louer une maison de campagne et d’y offrir l’hospitalité à son grand ami. Quelqu’un lui vanta les sites agrestes de la vallée de l’Orge ; elle s’enquit d’une résidence convenable, et, le 20 mai 1801, ils montèrent tous deux en carrosse et vinrent se fixer à Savigny. *** Le voyage fut charmant. Chateaubriand avait dépouillé ses ordinaires mélancolies, il était joyeux ainsi qu’un écolier qui galope à travers champs. Pauline n’était pas moins enjouée, elle s’arrêtait au coin des sentiers pour y cueillir des fleurs d’aubépine, et aspirait à pleins poumons la brise odorante du printemps. Ils n’arrivèrent qu’à la nuit tombante. Le propriétaire de la maison, un certain M. Pigeau, les attendait sur la route. C’était un homme méticuleux, qui leur détailla consciencieusement les mille avantages de son immeuble. Il fallut visiter avec lui le potager, l’écurie, le poulailler, compter les coqs et les poules, et certifier par écrit que M. Pigeau cédait à ses locataires vingt-six têtes de volailles. Chateaubriand dut parafer de son auguste main cette importante déclaration !... M. Pigeau, après avoir accompli ces formalités, voulut bien se retirer, et les nouveaux habitants de Savigny, se servant eux-mêmes dans le désarroi de l’installation, dressèrent une table improvisée sous les arbres de leur parc et dévorèrent avec appétit un des vingt-six poulets de M. Pigeau. Après quoi, comme la nuit était tiède, la lune sereine et le firmament étoilé, ils s’en allèrent vers les prés que l’Orge baigne de ses eaux paisibles, et, foulant aux pieds les pâquerettes fraîchement écloses, ils se murmurèrent des choses douces et tendres qu’aucun historien, hélas ! n’a rapportées, mais qu’il est peut-être facile de deviner... Pendant sept mois, Chateaubriand et Mme de Beaumont restèrent dans cette retraite et y coulèrent des instants délicieux. Chateaubriand avait été pris d’une rage de travail. Dès le matin, après déjeuner, il s’enfermait en son cabinet et y demeurait jusqu’au soir. Pauline de Beaumont s’asseyait à la même table, recopiait le manuscrit de son ami, l’aidait dans ses recherches, et quelquefois lui donnait d’excellents conseils. Il faut lire dans les lettres de Joubert le récit de ces journées. L’adorable femme s’y montre tout entière, avec son dévouement, ses inquiétudes maternelles, sa chère sollicitude, et aussi avec ses éminentes qualités d’esprit, la solidité de son jugement, la pureté de son goût et sa merveilleuse délicatesse. Mme de Beaumont fut vraiment, pendant cette période, l’inspiratrice, presque la collaboratrice de Chateaubriand. Elle continuait de subir le prestige de son génie : Les phrases de M. de Chateaubriand, écrivait-elle, me font éprouver une espèce de frémissement d’amour ; elles jouent du clavecin sur toutes mes fibres. Le temps, au lieu d’affaiblir l’ardente sympathie qu’elle vouait à René, avivait, au contraire, ce sentiment et le rendait plus profond. Quelquefois la maison de Savigny recevait de nouveaux hôtes. Molé, Guéneau de Mussy, et le philosophe Joubert avec sa femme et son jeune fils. La malheureuse sœur de Chateaubriand, Lucile, déjà atteinte du mal mystérieux qui devait l’emporter, vint y passer une semaine ; et le poète Chênedollé y composa, en rêvant dans les allées, quelques stances amoureuses. Le mois de décembre arriva. Mme de Beaumont dut retourner à Paris, mais jamais elle n’oublia ce calme séjour. Et quand, trois ans après, elle s’éteignit à Rome, dans les bras de Chateaubriand, sa dernière pensée s’envola vers la petite maison de Savigny, où s’étaient écoulées les plus suaves heures de sa vie... Je me remémorais ces événements lointains, pendant que le jardinier ouvrait devant moi les diverses pièces de l’antique habitation. En traversant la salle à manger, je cherchais des yeux la place qu’avait occupée l’auteur des Martyrs ; en parcourant le salon à parquet de chêne losangé, il me semblait entendre comme un murmure de voix éteintes ; là, sans doute, au coin de la cheminée, s’étaient assis la triste Lucile et le fidèle Joubert ; à cette fenêtre, Chateaubriand s’était accoudé près de son amie, et ils avaient passé de longues soirées à deviser, en regardant les étoiles... Et montant au premier étage, j’interrogeais les murs, les couloirs déserts, les degrés descellés du vieil escalier de pierre. Où se trouvait la chambre du grand homme ? Dans quelle pièce relisait-il les pages troublantes de René ? Dans quelle alcôve reposait Mme de Beaumont, pendant que l’écrivain, courbé sur sa tâche, voyait luire l’aurore à sa table de travail ? Mystère !... La poussière des âges est tombée sur ces boiseries, sur ces planchers, sur ces tentures, sur les carreaux verdâtres de ces fenêtres à guillotine. Tout a disparu, tout s’est effacé... excepté le Souvenir. Et ce souvenir suffit à peupler la maison muette d’ombres indécises et d’impalpables fantômes... *** En redescendant, j’avise devant le perron un plant de rosiers sauvages, poussés en ce lieu comme au hasard. Une pensée me vient et j’interroge mon guide : — Dites-moi, mon ami, est-ce que ces rosiers sont très anciens ? — Oh ! oui, monsieur, répond-il en souriant ; ils sont bien âgés de cent ans ! Cent ans !... Je me penche vers le frêle arbuste et je cueille une rose blanche — la sœur peut-être de celles que Mme de Beaumont et Chateaubriand effeuillèrent dans leurs doigts !... ADOLPHE BRISSON 7 août 18927 août 1892 L’Écho de Paris UNE JOURNÉE À CHAMPROSAY D’un train de banlieue où l’on se souvient d’être déjà monté, la tête à la portière, l’on suit le progrès de l’invasion de la campagne par les Parisiens. Aux alentours des stations, l’on aperçoit de grands espaces à peine herbagés, fraîchement déboisés comme en témoignent des trous cerclés d’un ourlet de terre. Ce terrain est à vendre par lots, pour bâtir, lit-on sur une pancarte clouée au haut d’un poteau ; des charrettes viennent décharger des matériaux de construction. Du côté du sud, après Juvisy heureusement, Paris expire et sa dernière écume vient mourir à la station de Ris-Orangis. Un court chemin entre deux murs de jardin, très bas ; au bout, la Seine qu’on passe sur un pont étroit au tablier branlant et sonore, et alors c’est bien la sérénité de la campagne. On en jouit un instant avant de gravir, par une allée de peupliers, la colline que coiffe le hameau de Champrosay — une quinzaine de maisons blanches groupées autour d’un clocher tout neuf. Celle-ci à droite, reconnaissable au mélange de blanc et de rouge brique sur la façade, est la demeure d’Alphonse Daudet pendant la belle saison. Il y attend ses invités du jeudi. Depuis une semaine, Edmond de Goncourt lui tient compagnie. Je les vois descendre et remonter cette pente de terrain si douce qui change d’aspect avec les zones de culture : d’abord le parterre, puis les arbres fruitiers, le bois, la prairie d’où l’on a l’incessante représentation des bateaux glissant sur le fleuve majestueux et lent. Comme tous ceux qui ont trop usé du cerveau, il leur plairait de s’anéantir dans la paix de la nature, de ne pas se sentir penser plus que ce paysan qui passe sur le chemin. Mais la curiosité esthétique est la plus forte, et ils ont beau se plaindre de l’intensité de la préoccupation littéraire chez les hommes de lettres de nos jours, à tout moment la littérature frappe à la porte de leur cerveau, le journal, le livre nouveau à la main, pour alimenter leur conversation et, quand elle s’épuise, la ravivant par les souvenirs. Au littérateur ils ne dédaignent pas d’associer le reporter. — De lui, nous déclare Daudet, je n’attends pas moins qu’une vaste investigation sur la société ; qu’il promène sa lanterne sur les hommes et les choses, qu’il s’élève au-dessus du fileur d’actualité pour peiner de longs jours à faire jaillir la lumière qui doit éclairer telle et telle nature d’hommes. Tirez-nous de nos occupations habituelles et nous voilà aveugles. La vie à gagner confine si étroitement les hommes dans un district de l’existence qu’ils n’ont pas le temps de regarder au-delà. Ah ! si un reporter, homme de génie en son genre, découvrait les ambitions, les luttes, les misères de tous les mondes qui s’ignorent, quel service il rendrait aux lettres ! Passe le facteur. Chaque jour apporte son contingent de lettres d’inconnus : jeunes gens aspirant à la renommée littéraire et qui soumettent un manuscrit de leur façon, enthousiastes sollicitant un autographe, femmes qui expriment leur ravissement d’un livre. — Les premiers, je les dissuade de mon mieux, dit Daudet, quand, bien entendu, ils ne me paraissent pas avoir le don. Et tout en leur répondant, je me prends à penser : s’ils se rendent à mon jugement et à mes conseils, de quel enfer de déception vais-je les préserver ? Mais ils passent outre. Cependant, j’en ai détourné un d’écrire. Je me le rappelle, c’est un professeur. Nous nous vîmes à Avignon. Dans une promenade que nous fîmes je lui montrai qu’excellent professeur il lui manquait le sens artiste. Je le persuadai, et dernièrement il m’écrivait pour m’exprimer sa reconnaissance. Non ! Vous n’imaginez pas la quantité de plumes grinçant sur le papier, d’un bout à l’autre de la France, à l’heure où s’allument les étoiles. Qu’est-ce donc ce démon qui les pousse ? Oh ! Les pauvres, oh ! Les insensés qu’ils sont ! Plus touchants sont les solliciteurs d’autographes. Mais ils cachent souvent des farceurs, ou encore des coquins qui, l’autographe reçu, s’en iront le vendre à un trafiquant. Voici une lettre de jeune homme : vingt ans et poitrinaire, dit-il ; eh bien ! J’hésite, je consulte ma femme, Goncourt, qui opine pour un farceur, et je n’ai pas encore répondu. Les femmes... Ah ! Je les connais les femmes qui écrivent aux hommes connus. À plus d’un qui se sentait flatté de ces billets j’ai dit : nous avons les mêmes, ce sont les mêmes qui écrivent à tous ; je reconnais, à ce que vous m’en rapportez, le style des épîtres que j’ai reçues. Des femmes sur le retour et jamais désintéressées. Je veux dire que leur lettre est une amorce. Dans quel but ? De vous servir de secrétaire, répond l’une ; de vous soigner, répond l’autre. Je regrette de ne pas avoir conservé toute cette correspondance féminine. J’y aurais puisé les traits distinctifs de la femme qui écrit aux hommes de lettres, et retrouvé avec plaisir la rare expression sincère, comme l’était celle de cette Allemande qui, me sachant par les journaux, malade, et de quel mal, m’envoyait sans donner son adresse une recette en usage dans son pays. — Ma pièce d’Henriette Maréchal, remarque Edmond de Goncourt, m’a valu plus de lettres d’inconnus que tous mes mes romans ensemble. — Tiens ! Moi qui croyais que le roman retentissait plus discrètement mais plus profondément sur l’âme. De son prochain roman Daudet ne révèle rien, sinon que le théâtre en sera Champrosay, ce lieu si mort où il semble que la chronique soit vide ; où, cependant, depuis des années qu’il y vient passer l’été, il y a noirci tant de petits carnets sur ce qu’il a vu. Ne travaillant comme lui que sur des observations soigneusement consignées, un autre à sa place resterait à court d’écrire, par impossibilité d’aller faire provision de notes. Mais dès l’âge de 19 ans Daudet, enregistrait sa vive impression des hommes et des choses ; et ses carnets ne sont pas taris. Il m’en a montré dont ont fourni (sic) la matière les mendiants, les vagabonds qui rôdent dans Champrosay, quoique le village ne soit traversé par aucune grande route. Où vont-ils ? — Ils ne le savent pas eux-mêmes, fit Daudet douloureusement. Un chien sait où il va. Il a un but. Ils ignorent leur course. Que de fois, en pleine ardeur du soleil, je me suis donné la joie de leur étonnement à voir rouler à leurs pieds, sur la route déserte, une pièce de cinq francs ! Cinq francs ! Ils la contemplaient, cette pièce, n’osant se baisser pour la prendre, puis levaient la tête, cherchant à comprendre ce mystère, craignant que ce ne fût un jeu, un laisser-tomber par mégarde. Ne voyant, n’entendant personne, brusquement ils la ramassaient, puis fuyaient, sans regarder derrière soi, longtemps. J’ai remarqué que, passé un certain temps de misère, les vagabonds se bronzent, se durcissent, deviennent inattaquables à la maladie, insensibles à la vermine et lents aux tiraillements de la faim. L’épreuve est terminée, ils sont sûrs de vieillir de longs jours. Devant ma porte il en passe d’antiques, de vénérables, de séculaires. Le vagabond nous conduisit à parler de l’anarchiste. Personne n’est plus intéressé que l’homme de lettres par le mouvement anarchiste. Oh ! Ce n’étaient pas les théories d’Élisée Reclus ni de Kropotkine qui avaient, hier, à Champrosay, le don de passionner Daudet et de Goncourt. Les théories, ils en mesurent le vide. Mais la naissance de fanatiques dans notre société de sceptiques, de douillets et de veules, ce Moineau condamné à vingt-cinq ans de prison par les juges de Liège, qui tient un langage d’apôtre, ce dixième gérant du Père Peinard, criant, à l’énoncé de sa condamnation : — Je suis heureux ! Enfin je vais souffrir pour l’anarchie !, cette soif de martyre, ce sacrifice complet de sa personne au rêve de bonheur que tout anarchiste a caressé, ce mépris des institutions auxquelles obéissent les hommes, cette hardiesse d’esprit qui lui fait dépouiller juges, soldats, fonctionnaires, des distinctions humaines pour considérer l’individu à nu, cette vaillance d’âme, enfin, jette trop violemment un homme hors du commun de ses semblables pour que l’artiste n’en ait pas l’imagination transportée, qu’il approuve ou qu’il désapprouve. Goncourt estimait qu’à se défendre contre les anarchistes, la société devrait s’y prendre plus fermement, sans se déguiser, toutefois, qu’elle est bien malade, cette société, et qu’il est heureux pour elle que les anarchistes de trempe soient rares... — Et n’est-ce pas une preuve de son déclin qu’un homme réputé conservateur, comme moi, discoure de l’anarchie deux heures durant ? Madame Daudet répandait sur la vivacité des propos sa douceur maternelle. Attentive au paysage, aux reflets du soleil couchant, à ses enfants, à son mari, à ses invités, ne perdant pas un mot de la conversation qu’elle ranimait à propos, elle n’était pas absente un instant de la pensée d’aucun. ÉDOUARD CONTE CHEZ ALPHONSE DAUDET Autour du divorce — Mon cher Daudet, c’est moi ; mais pas le moi de tous les jours, un moi de circonstance, improvisé de ce matin. Je viens vous interviewer, tout simplement ! — Quelle idée cocasse... Et à propos de quoi, mon Privat ? — À propos de Rose et Ninette, parbleu ! Votre roman va mener un train de diable et je voudrais connaître votre pensée de derrière la tête à propos de ce petit livre si joliment enrubanné sous son titre, une perfide cartouche de dynamite glissée dans un bouquet de fleurs de serre. — Allez, je vous écoute, mon camarade, interrogez. — Quelle vérité principale avez-vous tenu à faire ressortir de cette étude des mœurs du jour ? — Ne parlons pas de vérité, voilà un premier point qu’il faut établir. J’ai exprimé cette opinion personnelle, résultant de l’exposition de plusieurs faits, que le divorce est impossible quand il y a des petits entre le mari et la femme. Quoi qu’il arrive, si prudemment que les intérêts des deux parties aient été réglés, à chaque instant le père et la mère seront en contact forcé à cause des enfants, et dès lors, pas de rupture absolue, mais encore et toujours la séparation qui, si définitive qu’elle soit faite par la loi, ne sera jamais une solution. — Alors, vous êtes opposé au divorce ? — Avec des enfants, oui, sans hésitation. — Et s’il n’y a pas d’enfant ? — C’est une question à laquelle je n’ai pas touché dans Rose et Ninette, il n’y a donc pas lieu de la mettre sur le tapis pour l’instant. — Me direz-vous au moins si, selon vous, on a eu tort ou raison d’établir le divorce ? — Cher ami, je ne sais si le législateur a eu raison ou s’il a eu tort. Mais j’estime que le mariage avec cette soupape de sûreté a perdu son caractère fondamental, la grandeur que lui donnait sa perpétuité. Pour moi, le mariage, avec le divorce comme porte de sortie, est atteint, lézardé, fendu de haut en bas, ainsi qu’une vieille maison prête à s’écrouler... — Attention Daudet, j’écris presque sous votre dictée ! — Vous pouvez écrire. Est-ce un bien, est-ce un mal que le mariage disparaisse, je n’en sais rien. J’expose. Je raconte ce que j’ai vu. Un romancier ne procède pas par axiomes et ne débite pas des sentences ; ce n’est pas un moraliste, et cependant la morale sort de lui, car elle découle des faits, et le rôle du romancier est de remuer des faits, de les résumer. Ne croyez-vous pas, par exemple, mon cher ami, qu’un monsieur qui écrit un gros livre sur l’amour en dit moins sur ce sujet que le romancier avec quatre ou cinq jolis contes bien tendres, bien passionnés où l’amour vit par lui-même au lieu de s’empêtrer dans les théories philosophiques et morales d’un grave penseur. Moi j’ai raconté ce que j’ai vu ; un père qui pleurait ! un malheureux divorcé qui ne s’était jamais senti plus marié qu’au lendemain du jour où il ne l’était plus. Fagan est sorti de lui. Dans le même milieu j’ai rencontré un couple séparé, simplement séparé, j’ai comparé les deux conditions et je les ai trouvées à peu près identiques, parce que, des deux côtés, il y avait des enfants. Donc, pas moyen de sortir du mariage sans faire de victimes. Après le divorce des époux, il aurait fallu trouver le divorce des enfants et là est l’impossible n’est-ce pas ? — Évidemment. La ruine de la famille après la ruine du mariage qui en est l’origine. — Vous concluez comme moi, mon camarade, et je doute fort que l’on sorte de ce labyrinthe. Quand nos vêtues de blanc s’en vont à l’église, montent lentement l’escalier, entourées de leur famille, de leurs amis, il n’y a plus chez elles, et chez eux, cet éperduement, ce renoncement pour jamais à ce qui fut, la clef du passé jetée par la fenêtre. Après tout, si cela ne va pas, on en sera quitte pour se dire bonsoir. Voyez-vous, ami ; ceux-là entrent dans la bataille de la vie, ayant surpris du coin de l’œil, le chemin de la retraite en cas de déveine. Ce n’est plus le beau combat avec les ponts coupés derrière soi. Mais nous voici philosophant à propos de quelques pages qui n’ont, je le répète, d’autres prétentions que de raconter une chose vue. — Vous n’ignorez pas, mon cher Daudet, qu’elles seront très commentées. — Tant mieux pour tout le monde. Je crois que le divorce a été institué dans un très honorable sentiment, mais il est permis de constater qu’il n’a pas donné ce qu’on attendait de lui, quoiqu’il ait promptement, largement passé dans nos mœurs. Déjà, nous pouvons tous en apprécier les résultats immédiats ; c’est ce que j’ai fait en honnête romancier, comme l’aurait fait un médecin procédant par observation, par expérimentation. Le romancier n’a pas d’autre rôle à prendre. Il voit et il raconte en témoin qui dit de son mieux. De son œuvre sort parfois une vérité contraire à son idée, opposée à ses théories. Qu’importe ! Le romancier, en provoquant la discussion, a eu sa part dans la découverte de la vérité. Peut-on exiger davantage de lui ? — En réalité, vous êtes hostile au divorce. Ne m’en veuillez pas trop de vous pousser ainsi au pied du mur. — Pas précisément hostile, cependant il ressort de tout ce que je viens de vous dire que je n’ai qu’une médiocre confiance en son efficacité. Il me fait peur, pour toutes les facilités qu’il donne. S’il séparait les époux seulement, on pourrait s’en accommoder, mais il casse la famille en deux. Voilà pourquoi il me fait peur. Une fois la famille détruite chez nous, qu’arrivera-t-il ? Si partisan que l’on soit du divorce on ne peut être à ce point aveuglé par ses avantages, pour le considérer autrement que comme un assez pauvre remède. Que devient avec lui le beau courage dans les jours difficiles et les concessions réciproques et les souffrances vaillamment supportées et les clémentes indulgences et ce délicieux sentiment du pardon qui fait la femme si grande ? — Oui, le divorce ne corrige pas le mariage, il le dénature, il le fraude. — Exactement. Il vous est souvent arrivé comme à moi, mon camarade, de rencontrer dans la rue un couple de bons vieux, bien cassés, bien pauvres, s’en allant, appuyés l’un à l’autre, encore souriants, et la femme, avec de jolis effarements de maman inquiète pour le compagnon de sa vieille vie, car elle est toujours mère, la femme, mère du vieux comme elle fut mère des petits. — N’est-ce pas charmant de les voir trottiner ainsi, toujours unis malgré les bourrasques de la vie et les petites querelles ; malgré de communes offenses, toujours pardonnées. Voilà le mariage, le dernier et mélancolique chapitre qui clôt le livre. Ce sacré divorce va nous abîmer tout cela. Vous venez de le dire, Privat, il ne corrige pas, il dénature. Sa perpétuité le faisait grand ; conditionnel, il garde à peine la valeur d’une association commerciale. — J’ai connu, en effet, plusieurs commerçants, vivant fort mal ensemble et supportant cependant un contact de chaque jour pour l’honneur et la prospérité de la maison. Nos mécontents du mariage se montrent moins patients. Voulez-vous me permettre une autre question ? — Laquelle ? — Quelle solution voyez-vous au mariage, à la suite d’une trahison de l’un ou l’autre des époux ? — Le pardon de la femme au mari, toujours et quand même. — Et si c’est la femme qui trompe ? — Si la femme trompe, elle est indigne, et le mari peut choisir entre tant de moyens que nos lois, nos mœurs et les convenances l’autorisent à prendre. Je n’admets pas la réciprocité dans la trahison. La fidélité de la femme fait partie de ses lignes, de sa beauté, elle est comme une dot morale. Quand elle trompe, elle ne trahit pas seulement le mari, elle lui vole le meilleur du trésor qu’elle lui avait apporté et elle se trahit elle-même par-dessus le marché ; elle trahit son père, sa mère, elle trahit ses enfants, elle trahit la famille sortie d’elle. Sur ce chapitre, mon cher ami, je suis absolument fixé, résolument intransigeant. Le passager et frivole oubli du mari n’entache en rien l’honneur de la maison ; je ne prétends point qu’il ne soit pas coupable, mais quelle est la jeune fille qui ignore ce qui l’attend lorsqu’elle se marie ? Il faudrait la supposer n’ayant jamais surpris une conversation, n’ayant jamais lu un roman, n’ayant jamais été au théâtre. Le rôle de la femme est donc de pardonner ; elle se grandit par le pardon. L’homme ne doit pas pardonner. Non, il ne le doit pas. C’est net, vous voyez. Mais que nous voici loin de Rose et Ninette ! — Bah ! nous serrons d’un peu plus près. Au surplus, les femmes ne peuvent trouver mauvais qu’on les croie capables d’accomplir avec sérénité de si pénibles sacrifices pour leur amour-propre et aussi pour leur cœur. Notre éducation, à nous autres, est bien différente. À la jeune fille on dit : sois chaste, et à l’homme : sois fort et vaillant. Voilà donc leur viatique à tous deux dans la lutte pour la vie. La femme apporte sa vertu, l’homme sa protectrice énergie. Si la femme cesse d’être vertueuse, elle fait une banqueroute aussi criminelle que la banqueroute de l’homme abandonnant femme et enfants. Ici la question de l’association des êtres prime la question d’amour. — C’est, sous une autre forme, ce que j’ai montré dans Rose et Ninette, mon cher ami. Fagan n’est jamais débarrassé de sa femme, elle est au bout de tout. — Oui, cette avenue de l’Observatoire, où nous voyons le divorce se décider, et ces perpétuelles rencontres du mari et de la femme sous toutes ses transformations d’âge, de fortune, c’est le court chemin de la vie qu’il faut suivre bon gré, mal gré. Dites-moi, Daudet, c’est le ménage Grivot que vous avez peint dans les deux bons époux si tendrement unis ? — Vous les avez reconnus ? — Ah ! les jolis portraits. Tous ceux qui les ont rencontrés une fois les reconnaîtront. — J’ai tenu à prendre mes modèles dans le monde des théâtres, que j’ai mené quelquefois un peu durement. Pour les peindre parfaits, je n’ai eu qu’à me souvenir... Alors, vous allez raconter tout ce que nous venons de dire aux lecteurs de L’Événement ? — Le moins mal qu’il me sera possible ; mais j’ai d’avance une peur abominable, paralysante. — Et laquelle ? mon camarade. — Dame ! Il faut que je laisse parler Alphonse Daudet, et je n’ai pour cela que la langue de votre serviteur, une pauvre langue embarrassée, bégayante, béquillante, où votre pensée va misérablement traîner ses ailes. — Es-tu bête !... mon Privat. — C’est précisément ce que je constate. Voilà toute l’embûche !... À propos, Daudet, lorsque Fagan jette ce cri en montrant le poing au groupe de femmes de Carpeaux, symbolisant les parties du monde, Fagan se trompe. Fagan exagère, ce n’est pas toute l’embûche. Il en manque une. — C’est vrai ! Carpeaux personnifie quatre parties du monde seulement. C’est bizarre. — La cinquième femme reste à faire. Celle qui ne voudra jamais entendre parler de divorce peut-être. Qui sait ?... GONZAGUE PRIVAT 22 mai 189222 mai 1892 L’Écho de Paris LES DEUX NUMA Numa Baragnon, le sénateur inamovible qui vient de mourir, qui avait affiché des professions de foi républicaines, puis qui, devenu royaliste, se fit fort, un beau jour, « de faire marcher la France », est-il réellement le prototype de la belle création d’Alphonse Daudet, Numa Roumestan ? Tout le monde se rappelle ce caractère de méridional à la verve endiablée, plein de feu, inconstant, toujours vibrant sous l’impulsion du moment, bon enfant, léger jusqu’à la dureté, sincère en disant oui, sincère en disant non l’instant d’après, démocrate ou réactionnaire suivant l’occasion, véritable Tartarin de la politique, mais nullement chargé, celui-là, ni grossi, ni poussé à la caricature. Quel cri d’admiration lorsqu’il parut ! Le héros était tracé de main de maître, avec un tel relief, une telle intensité, une vérité si saisissante, il parlait, agissait, vivait avec un naturel si parfait que l’impression fut unanime dans le public. Il produisit l’effet de cette Manon Lescaut que Musset déclare : Si vivante et si vraiment humaine Qu’il semble qu’on l’a vue et que c’est un portrait. Un portrait ! C’en était un, sans doute possible. Et de qui ? Il y avait alors, dans des camps opposés, deux méridionaux dont l’un était célèbre et l’autre seulement fort en vue, Gambetta et Numa Baragnon. On savait Daudet un observateur pénétrant, ayant le don de saisir dans l’air les sujets et les caractères qui hantent à un moment donné nos cerveaux, de se les approprier avec une lucidité merveilleuse et de les graver pour jamais d’un trait indélébile : cette fois c’étaient Gambetta et Numa Baragnon qui avaient posé, comme jadis Bravais pour Le Nabab. Mais Numa Baragnon parut visé plus que l’autre, soit à cause du prénom, soit parce que — beaucoup moins aimé que Gambetta — on préférait retrouver ses traits dans ceux du trop capricieux Roumestan : une pareille assimilation diminuait trop le chef de la Défense nationale. Daudet se défendit d’avoir tracé aucun portrait ; mais il eut beau nier ; la légende est parfois plus durable que la vérité. Je suis allé demander à l’illustre écrivain de m’éclaircir ce curieux point d’histoire littéraire. — Encore ce Numa Roumestan ! m’a répondu Daudet avec cette simplicité affectueuse et cette cordialité chaude qui donnent à sa conversation un charme exquis et familier, impossible à rendre ici, au grand dommage de nos lecteurs. J’affirme une fois de plus que j’ai écrit mon roman sans connaître en aucune façon Numa Baragnon. On ne m’avait jamais fourni aucun renseignement sur lui et je n’avais même jamais vu son visage. Seulement je sais mon Midi, pour cause, et il m’était facile d’être exact en parlant d’un méridional. Pour être sûr de mon fait, j’ai raconté ma propre enfance dans celle de Roumestan. L’école des frères que j’ai décrite, c’est celle où j’ai appris à lire, et la confusion était facile avec Baragnon, puisqu’il était de Nîmes comme moi : nous avons sans doute passé sur les mêmes bancs. Pour le reste, je possède un cahier vert où j’ai entassé pendant vingt ans des notes sur les hommes du Midi au milieu desquels je vivais ; j’ai enregistré là leurs tics, leurs mots, leurs gestes, toutes leurs manifestations, et il m’est facile d’y puiser à pleines mains les documents au jour dit ; je choisis, j’élague, je transforme avec discernement, moi qui suis un méridional corrigé. Rien n’est plus difficile que de saisir la nuance où commence et où cesse la sincérité du méridional ; il l’ignore lui-même ; c’est une frontière flottante qui se déplace, et qui échappe incessamment. Il parle, il ment d’abord ; puis peu à peu la conviction lui vient avec les mots, il se grise, il s’entraîne, il croit ce qu’il dit, il pense le contraire de ce qu’il pensait il y a un instant. Chez lui, point de réflexion. Tout est soudain. Penser, parler, agir sont une seule et même chose. C’est là sa faiblesse et c’est aussi sa force. Tenez, savez-vous quel est le plus grand type de cette race, la figure qui en résume les qualités et les défauts avec le plus d’éclat ? C’est Napoléon ! Vous vous rappelez le comediante, tragediante. Le mot est vrai, et pourtant à quel moment l’acteur fait-il en lui son apparition ? On n’en sait rien. Et quelle merveilleuse promptitude de conception ! Il imagine et exécute à la fois. Ah ! comme cette personnalité de Napoléon m’intéresse et comme j’aurais voulu la peindre, si le roman ne m’absorbait pas, et comme je le ferai avec joie si la vie m’en laisse le loisir ! Ici Daudet s’arrêta une minute, avec une certaine mélancolie, devant la vision évoquée d’un beau livre, d’un nouveau chef-d’œuvre rêvé qu’il ne pourra peut-être pas joindre à ses aînés, et moi je gardai aussi le silence, savourant longuement le charme de cette causerie, charme fait non pas tant de finesse ou de sous-entendus, comme chez d’autres, mais surtout de chaleur, d’abandon, de spontanéité : chez Daudet, c’est le cœur qui parle. — Pour en revenir à Baragnon, reprit-il, je ne l’ai aperçu qu’une seule fois. C’était en 1884, dans le Midi, sur la route de Saint-Estève. Je passais en voiture découverte ; une calèche nous croisa. Quelqu’un me dit : — voilà Baragnon ! Nous nous retournâmes en même temps, lui et moi ; je vis une forme vague s’enfuir au galop des chevaux ; ce fut tout. — Et le mot fameux : quand je ne parle pas, je ne pense pas d’où vient-il ? — Un jour pendant que Gambetta était ministre, nous dînions ensemble à une table un peu trop serrée et nous étions voisins. Il me posa la même question. Au même moment, en découpant dans mon assiette, je lui lançai, sans le vouloir, un énorme jet de sauce qui s’étala en une large tache brunâtre et baveuse sur le plastron de sa chemise. Bon Dieu ! je n’oublierai jamais l’expression de sa figure ; il me lança un regard foudroyant ; il devint pourpre, puis violet ; vous n’avez jamais vu homme plus vexé. C’est que — on n’a pas de tenue dans le Midi, c’est convenu — ; mais lui, il s’efforçait d’en avoir — bien malgré lui — depuis son élévation, et rien ne pouvait l’émouvoir plus que cette malencontreuse tache, qui dérangeait la perfection de sa toilette. — Il lui semblait que sa puissance allait lui échapper en même temps que sa tenue propre et correcte ? — Peut-être bien. Dès qu’il fut remis, je répondis que j’avais inventé le mot. Ah ! reprit-il, j’ai entendu hier Devès — un méridional lui aussi, alors ministre — me dire qu’il avait besoin de parler pour penser, et cela m’a fait songer à toi. Je me croyais bien l’auteur du mot, mais depuis j’ai lu cette phrase dans Montaigne : la parole attire la pensée, comme le son des cloches appelle la foudre. J’allais prendre congé, remerciant le maître de son excellent accueil, lorsqu’un tout jeune homme brun, aux beaux yeux doux et noirs, — ces mêmes yeux caressants qui ont rendu célèbre le séduisant regard de Daudet, — entre, l’embrasse et lui remet une petite brochure. — Mon fils Lucien, dit le père avec fierté. Puis lisant la couverture : — Ah ! un drame de Maeterlinck, fit-il. Ces gens du Nord sont en train de nous envahir avec leur brume, où éclatent parfois de brusques éclairs. Il ne faut plus dire, comme au temps de Numa Roumestan : pour la seconde fois, les latins ont conquis la Gaule. Maintenant, c’est le Nord qui marche à notre conquête. G. STIEGLER 9 février 18929 février 1892 L’Écho de Paris LES DÉBUTS D’ALPHONSE DAUDET La Menteuse, jouée jeudi soir sur la scène du Gymnase, nous a donné l’idée d’interroger M. Alphonse Daudet, sur ses débuts au théâtre. L’histoire des commencements d’un auteur dramatique, peut donner une indication utile sur les tendances du théâtre futur, et les jeunes qui luttent en ce moment, ignorés et bien près du découragement, reprendront de l’énergie et de l’espoir en écoutant comment un auteur, glorieux comme Daudet, a débuté. Nous trouvons chez lui l’auteur de La Menteuse. Le Maître est en train de travailler : les yeux très près du papier, le corps comme coupé en deux, il griffonne, de sa petite écriture fine et serrée... Lorsque j’entre, il relève la tête, et je vois aussitôt, attachées sur moi, deux prunelles qui cherchent à me pénétrer. J’expose le but de ma visite. — Ah ! les interviews et les interviewers ! nous dit M. Daudet. Il faut décidément capituler. J’ai bien essayé, dès les débuts, de résister à ces sortes d’interrogatoires, mais j’ai dû, comme tant d’autres, me soumettre, et me voici aujourd’hui tout disposé à vous répondre. Savez-vous qu’elles peuvent vous être très utiles, ces enquêtes que vous faites ainsi : elles vous servent à pénétrer dans les milieux les plus différents, elles vous mettent en rapport avec bien des personnalités, elles vous montrent, elles vous apprennent mille choses intéressantes, et, après avoir beaucoup vu vous pouvez beaucoup retenir... Mais vous voulez l’histoire de mes débuts au théâtre... Eh bien ! voici : cependant laissez-moi d’abord rectifier une erreur que plusieurs de vos confrères commettent journellement. On a dit trop souvent que j’étais entré au Figaro, parce que j’étais le secrétaire de M. de Morny. C’est faux, archi-faux. Un soir, dans les commencements de mon arrivée à Paris, j’eus l’idée de glisser dans la boîte du journal de M. de Villemessant un article : Le Pion... Je venais justement d’être pion et le projet me tenait depuis longtemps d’écrire une série d’études sous ce titre : Les Gueux de Province. Mon article parut, au bout de quinze jours, et c’est ainsi que je commençai, inconnu, ma collaboration au Figaro. Ma première pièce, vous ne l’ignorez pas, s’appelle : La Dernière Idole, je l’ai écrite avec Ernest Lépine, et elle fut représentée à l’Odéon, en 1861. — Je croyais en 1862 ? — Ah ! oui, vous avez raison, en février 1862... Elle devait d’abord être jouée au Théâtre-Français : le grand artiste Geffroy y avait même le principal rôle... Là-dessus je partis pour l’Algérie, afin de rétablir ma santé... Oh ! les excellents moments que je passai alors, en pleine joie, en pleine lumière... Je ne pensais même plus guère à Paris quand un jour, près de Bouffarik, je rencontrai justement le fils de Geffroy, qui était en cet endroit juge de paix. Je lui dis : « Votre père en ce moment répète une pièce de moi... » Je me trompais... Vous savez, souvent les choses de la vie s’arrangent tout autrement qu’on ne croyait — et ici comme un voile de tristesse passe sur la physionomie de l’écrivain — et c’est à l’Odéon que La Dernière Idole fut jouée... Lépine s’était occupé de toute cette affaire, en mon absence. Moi, je reçus la nouvelle du succès qui nous avait accueillis, un beau jour que je me reposais d’une longue chasse dans la vallée du Chélif. J’ai d’ailleurs raconté l’aventure dans Trente Ans de Paris... Dès le soir de la première, Castagnary m’avait télégraphié : — Laisse-toi passer grand homme ! Je ne demandais pas mieux, morbleu !... Je revins donc immédiatement à Paris. Je me souviendrai toujours de la déception que j’éprouvai en constatant quelle différence il y avait entre la pièce que j’avais rêvée et celle que j’avais écrite... Oh ! non, non, ce n’était plus cela du tout... Toutefois, je ne me décourageai point, je fis jouer Les Absents, et, trois ans plus tard, en 1865, la Comédie-Française donnait L’Œillet blanc. À l’occasion de cette pièce, j’eus affaire à la censure. Ma pièce s’appelait primitivement Le Lys, puis Le Dahlia blanc. On vit dans ces titres des allusions politiques. Je dus les supprimer... Je dus aussi changer le dénouement, à cause de ces mots : Vive le Roi ! qui s’y trouvaient... Mais ce dénouement, remplacé par un couplet de romance de mon collaborateur Lépine, il faudra bien, un jour ou l’autre, que je me paie le plaisir de le rétablir. Le voici : le petit marquis rentré en France et risquant sa vie pour cueillir la fleur qu’une coquette, désirée, touchait le cœur de la fille du conventionnel... Et lorsque le marquis était tué, la fille du conventionnel saisissait le lys sanglant, le levait haut et criait : Vive le Roi ! J’ai de la rancune quelquefois. Aussi j’en veux à la censure en général et à la mémoire d’Édouard Thierry en particulier : car, quelques mois après m’avoir refusé l’autorisation de faire passer sur la scène le cri de Vive le Roi, ce rigide censeur laissait Ponsard mettre ces mêmes mots dans la bouche d’un des personnages du Lion amoureux... J’observe M. Alphonse Daudet : ses yeux sont comme perdus dans le vague des souvenirs... Assis de côté dans un fauteuil, il semble évoquer l’histoire de ces années disparues, si lointaines déjà, et de ses mains nerveuses, fines, agitées d’un perpétuel tremblement, il caresse fiévreusement sa moustache et ses lèvres... Nous continuons à converser, à l’aventure. Je note, au passage, cette anecdote : Un jour, Alexandre Bisson, le vaudevilliste, vint me trouver. Je faisais alors le feuilleton dramatique du Journal Officiel. Bisson m’apportait une petite pièce. Je la lus, puis je lui dis : « Vous avez du talent, mon ami, mais vous ne serez jamais un artiste... Oh ! ça non... Vous serez un homme de théâtre. Vous connaissez déjà merveilleusement votre métier. Allez de ce pas au Gymnase, déposez votre manuscrit, simplement, chez le directeur... Je ne vous donne aucun mot de recommandation, il vous serait inutile... » Bisson suivit mon conseil et huit jours après il venait m’apprendre que sa pièce, — qui s’appelait Le Chevalier Baptiste , — entrait en répétition... Ah ! c’est que Montigny était un directeur comme on n’en trouve plus !... Je demande ensuite à M. Daudet si lorsqu’il s’est essayé au théâtre, il avait un goût plus particulier pour ce genre de littérature : — Nullement. Toute manifestation d’art, quelle qu’elle soit, m’intéresse, et si je le puis, je tente de l’entreprendre moi-même... J’adore le théâtre : par lui on peut émouvoir, toucher, et donner de la vie une sensation assez exacte, mais non absolument précise. La théorie de la vérité absolue au théâtre est fausse, si l’on accorde à ce mot de vérité le sens de reproduction stricte du réel. Au théâtre, il faut simplifier, unifier : ce n’est plus comme dans le roman, où tous les détails ressortent : une pièce doit donner une impression d’ensemble... En somme, je ne suis guère de ceux qui se posent en révolutionnaires... Plusieurs d’entre eux me font bien rire avec leurs superbes théories si peu mises en pratique... Ainsi, ils ne veulent plus de conventions au théâtre, et, sans le savoir, ils en remplissent leurs pièces. C’est que les conventions sont nécessaires au théâtre ; seulement, on doit tâcher d’en user le moins possible... en tout cas, il ne faut pas oublier que le théâtre, au fond, est tout l’opposé de la vie : il est éclairé par le bas, au lieu de l’être par le haut : c’est l’Orient et l’Occident, — l’orient où l’on ôte ses bottes pour témoigner de sa vénération, l’Occident où l’on enlève son chapeau en signe de respect, — l’Orient où l’on écrit de droite à gauche, l’Occident où l’on écrit de gauche à droite... Et puis, au lieu de discuter, qu’on écrive, qu’on fasse des œuvres... Le public les jugera... Et l’on réussit au théâtre, pourvu que l’on ait du talent — et de la chance !... HENRY DARNEL 12 octobre 189212 octobre 1892 Le Journal DAUDET PION Les vacances sont closes depuis quelques jours. C’est le recommencement immuable de cette vie d’étude qui fait penser aux écoliers : — Mon Dieu ! que je voudrais en avoir fini ! — et à ceux qui en ont fini : — Mon Dieu ! que je voudrais redevenir écolier ! — Et toute notre attention se porte en ce moment vers ces enfants, ces adolescents qui vont devenir des hommes, et aussi vers ces sacrifiés de l’enseignement, vers ces maîtres d’études, ces pions, qui, dociles, passifs, viennent de reprendre la tâche toujours pareille, toujours monotone et sans espoir jamais ! Mon camarade Docquois, dans son article sur ce même sujet, vous a conté l’histoire d’un brave homme, le doyen du maître d’études ; et il évoquait cette figure, si douce, si belle, si attendrissante du Petit Chose qu’a peint Alphonse Daudet. — Le Petit Chose ! Qui, parmi ceux qui lisent n’a point pensé à lui, au moment de la rentrée des classes ? Qui ne s’est souvenu de ce timide enfant dont les premiers pas dans l’existence furent si pénibles, si navrants, ce petit pion dont l’histoire est un long poème de souffrance et de détresse ? C’est le premier livre que j’ai lu de Daudet, à seize ans, à l’âge où l’on se donne tout entier à celui qui touche votre cœur. Et j’ai pleuré... Et j’ai aimé Daudet... Rue de Bellechasse, dans son cabinet de travail où les meubles, la couleur douce des tentures, tout s’harmonise avec le silence, la paix délicieuse du lieu, j’ai trouvé le maître écrivain, à qui je suis allé demander quelques instants de causerie sur son Petit Chose, sur ces existences de reclus de collège, de répétiteurs, d’honnêtes et braves gens qui emplissent la cervelle comme on emplit d’eau une fontaine, puis, enseignent, déversent à petites doses leur érudition dans la cervelle de leurs élèves, de même qu’on ouvre un robinet pour emplir de petits flacons. Comme je me rencontrai là avec notre distingué collaborateur Paul Hervieu, dont la pièce au Vaudeville doit succéder au Prince d’Aurec, Daudet avec son amabilité coutumière, commença par nous féliciter de la tentative vaillante, du caractère très littéraire du Journal, qu’il lit attentivement et avec beaucoup d’intérêt depuis son apparition. Puis, à la première question que je lui posai : — Oh ! mon Dieu, que voulez-vous que je vous dise ? J’ai raconté toutes mes misères du début, toutes mes souffrances, dit toutes mes rancœurs... Voulez-vous savoir qu’aujourd’hui, à cinquante ans, ce que j’ai, ce que je suis, je l’abandonnerais, volontiers, pour retourner à cette époque si malheureuse de ma vie, mais où j’étais jeune... JEUNE ! Daudet était assis contre la fenêtre, et le jour filait sur les contours de sa figure ombrée une ligne de lumière. Il me parlait de sa voix douce et nette ; et, de sa canne à petits coups sur le tapis, il scandait ses paroles. — Il continua : — Oh ! mon entrée dans la vie a été bien triste, bien noire ! Ce collège de Lyon où j’ai fait mes études, loin de mes parents, était une affreuse maison, une maison lugubre, si noire, si effrayante qu’on a dû la démolir depuis, tant elle épouvantait les élèves. C’est là, dans cette grande boîte, cloîtré, muré, enterré, que j’ai grandi jusqu’à seize ans... Et ce que j’ai été traité en cancre. Jamais je n’ai pu voir le tableau noir. Vous savez que je suis myope ; de tout temps, j’ai eu besoin de verres du numéro 2, ce qui est un degré de myopie que bien peu atteignent. Or, j’avais alors des lunettes beaucoup trop faibles, les oculistes prétendant qu’on m’abîmerait totalement les yeux en me donnant les verres correspondant exactement à ma vue. Et quand je disais que je ne voyais rien, mes maîtres ne me croyaient pas. On m’accablait de mauvaises notes, de pensums ; et j’étais, je restais malgré moi, malgré ma bonne volonté, un mauvais élève, un vrai cancre... Pendant que Daudet parlait, peu à peu, je regardais ses traits dans l’ombre. Je regardais les grandes boucles libres de ses cheveux, son nez fin et mobile, ses yeux doux et bons. Et je l’écoutais sans rien dire, gagné au charme de sa voix, et de ses mots qu’il faudrait sténographier pour reproduire dans leur netteté, avec leur couleur, le dessin délicat et original de leur assemblage. À mesure, il se plongeait davantage dans ce passé qu’il évoquait ; et comme des roseaux que le flot submerge et plie, et qui résistent sans cesse, jamais déracinés, des souvenirs se levaient qu’il saisissait un à un : — Cette myopie, comme j’ai dû en souffrir, quand je suis devenu pion, que je me suis trouvé, à seize ans et demi, en butte aux tracasseries, à la méchanceté cruelle des élèves, des adolescents que j’avais à surveiller. Je devais le soir garder un dortoir, et mon service consistait, après le coucher, à me promener de long en large au milieu des petits lits blancs, en attendant que tout le monde dormît. N’ont-ils pas imaginé, un soir, sachant que je n’y voyais pas, de placer sur mon passage une lourde malle ? En commençant ma garde, j’allai buter contre elle ; et je dus m’aliter pour quatre semaines... Oh ! des faits de ce genre, comme j’en retrouve dans les souvenirs de ma vie de pion ! Tenez, je me rappelle une déception qui me fit bien souffrir, dont je pleurai seul longtemps. J’avais un petit élève que j’aimais beaucoup ; je le pris à part, je le fis travailler, je le poussai, j’y mis tous mes efforts et tout mon courage, et j’arrivai à lui faire remporter les premiers prix. Toujours il me promettait, par gratitude, de m’emmener passer les vacances chez ses parents, de gros propriétaires de province, et vous jugez comme j’étais content ! Rester tout seul au collège, dans ces bâtiments, ces cours vides, comme c’était triste pour moi, le temps des vacances ! J’espérai donc prendre un peu de plaisir, goûter un peu de joie, me réchauffer dans un milieu ami, je sentais que je les aimerais bien, ces gens qui allaient m’accueillir, me faire partager les vacances de leur fils ; je sentais que je leur serais dévoué, à eux qui me tendaient la main. Et le jour des prix arriva, et les parents de mon ami vinrent. Je tremblais, j’étais tout ému... Ils me regardèrent à peine, ils ne me remercièrent pas, ils me tournèrent le dos. Et je vis mon petit ami partir, me laisser seul, tout seul, sans une pensée d’amitié pour moi. Oh ! je l’ai connue de bonne heure, l’ingratitude des petits hommes. Daudet m’a raconté cela de sa voix douce, sans amertume. Et il faudrait le lui entendre dire, le lui entendre raconter pour être ému et pour aimer ce grand artiste dont le début dans la vie fut marqué par tant de misères et tant de déboires, et qui, aujourd’hui, accueille si généreusement tous ces jeunes gens timides, solliciteurs de ses conseils et de son appui, — qui se sent remué, touché, quand on lui signale une infortune, une détresse, — qui, la gloire atteinte, reste le même, bon et tendre, aimant les petits, les modestes et les humbles... LOUIS DE ROBERT 31 décembre 189231 décembre 1892 L’Écho de Paris DAUDET ET FLAUBERT Les dernières miettes de Gustave Flaubert viennent d’être jetées en pâture à ses admirateurs. Il y a de tout dans ce dernier volume de correspondance, et tout n’y est pas de même régal. Je ne sais si l’impassible auteur de Salammbô aurait approuvé qu’on l’exposât ainsi, en pantoufles et en bonnet de nuit à la malignité curieuse des Bouvard et Pécuchet, lui qui répète, en maint endroit, la maxime d’Épictète : Cache ta vie et qui dit : L’homme n’est rien, l’œuvre est tout. Volontiers aujourd’hui on retournerait cet aphorisme ; pour beaucoup l’œuvre est peu de chose et l’intérêt commence seulement lorsque, après avoir creusé, on arrive au tuf, c’est-à-dire à l’homme même. On est avide de surprendre ses pensées intimes, de fouiller les replis de son cœur et d’y lire à nu. Cette joie, nous venons de l’éprouver en scrutant Flaubert ; peut-être nous a-t-il ainsi laissé surprendre des jugements, des boutades, des contradictions qu’il n’eût pas avoués de son vivant et que même il eût destinés à un oubli éternel. C’est sans doute ce qu’ont jugé plusieurs de ses correspondants intimes, car le nouveau recueil ne renferme aucune lettre adressée à quelques-uns de ses plus chers amis, tels Alphonse Daudet, Catulle Mendès, la princesse Mathilde. J’ai voulu savoir au juste le motif de cette discrétion et je suis allé interroger notre cher maître Alphonse Daudet ; la chose était un peu délicate : en effet les appréciations de Flaubert sur ce dernier, quoique très élogieuses, très éclatantes et inspirées par une grande admiration pour son talent, s’embrument, en un ou deux endroits, sous d’imperceptibles réticences. — Vous avez été étroitement lié avec Flaubert, ai-je demandé à l’auteur de Sapho, et vous devez avoir beaucoup de lettres de lui ? — Si j’ai été lié avec Flaubert ! Je crois bien, m’a répondu Daudet tout souriant à ces souvenirs de jeunesse et heureux de parler d’un homme auquel il fut si attaché. Ce n’est pas d’hier, c’est en 1864 que je lui ai été présenté par Louis Bouilhet. Il habitait alors son appartement de la rue Murillo, tout en haut de la maison. Je me vois encore, moi jeune, déjà un petit monsieur dans Paris, mais encore débutant, lorsque j’entrai chez le maître. C’était le matin : il portait une sorte de costume turc... Oh ! Turc de Molière, et je ris de le voir ainsi et plus encore quand je l’entendis de sa grosse voix appeler sa servante : Madame Robert, où diable avez-vous fourré ma boîte au lait ? Il était un peu vexé d’être surpris en débraillé par un étranger ; néanmoins, il me fit un accueil exquis et de ce jour commença entre nous une amitié qui ne s’est point démentie jusqu’à sa mort. — On a sans doute désiré les lettres que vous possédez de lui ; pourquoi ne les avoir pas données ? — Je n’aurais jamais fait une chose pareille, qui m’eût semblé une indélicatesse envers sa mémoire. C’eût été le montrer au public en turc et demandant sa boîte au lait à Mme Robert, exhibition qui lui était souverainement désagréable. Il avait pour théorie littéraire, qu’un auteur doit se détacher entièrement de son œuvre, et ne s’y introduire jamais. Je crois la chose impossible, et quand je le lis, je le retrouve et le reconnais à chaque page ; mais, enfin, ne faut-il pas respecter les idées qu’il a toujours professées ? Il allait si loin dans ce sens, qu’il refusait de se laisser peindre, et qu’il m’a fallu batailler pour obtenir de lui ce fusain. Et Daudet me montre accrochée au mur la large tête de Flaubert avec son crâne dénudé, son énorme moustache et sa physionomie un peu rude toute épanouie de bonté. — Et puis, reprend-il, je n’ai pas de goût pour ces publications entreprises dans un but de lucre, bien plus que pour augmenter la gloire de l’auteur. Je n’aurais jamais voulu me prêter à cette exploitation, à ce grattage de cercueil. Croyez-vous que ses héritiers ont très bien agi ? Croyez-vous qu’il soit bon de montrer Flaubert adressant, par bonté, à certaines personnes, des éloges évidemment outrés et en critiquant d’autres qu’il louait en face ? Pourquoi étaler ainsi des faiblesses qui, il est vrai, sont communes à tout le monde ? À un certain moment il nous appelle industriels, Zola et moi, parce que nous tirons des pièces de nos romans ; trois pages plus loin il explique qu’il cherche à en faire autant pour Salammbô ! — L’observation ne peut vous atteindre. D’ailleurs il dit en plusieurs endroits le cas qu’il fait de vous et il vante le charme de vos livres. — J’ai des lettres de lui extrêmement flatteuses. Il m’écrivait — c’était son habitude de mettre en latin les passages scabreux ; car il savait quel œil délicat lisait par-dessus mon épaule — il m’écrivait : testiculos habes et magnos ! — mais il est visible que sur la fin de sa vie, ses jugements sur mon compte se teintaient de sévérité. — Pourquoi ce changement ? Daudet s’arrêta un instant, puis reprit sans amertume, mais avec une certaine mélancolie : — Je crois que Tourgueniev exerçait sur son esprit une influence fâcheuse pour moi. — Vous étiez donc mal avec Tourgueniev ? — Au contraire, nous étions dans les meilleurs termes. J’ai même publié sur lui un article très aimable dans ce recueil de croûtes de murailles que j’ai appelé Trente Ans de Paris. — Croûtes de murailles ? demandai-je, qu’est-ce que c’est que ça ? — On nomme ainsi, dans mon pays, les résidus des tiroirs de pâtissier : on y trouve de tout, pattes de grillon, traces de souris et miettes de gâteaux. Cela ramassé et mis dans un cornet de papier fait les délices des enfants... pour un sou. C’est ainsi que j’ai composé Trente Ans de Paris. — Le public a partagé l’avis des gamins de Nîmes ? — Eh bien, au moment même où j’imprimais mon éloge de Tourgueniev, j’apprenais que lui-même me desservait en sous-main. Pourquoi ? Est-ce parce que je refusais de fréquenter le salon d’une dame dont il était l’hôte assidu ? Est-ce plutôt parce qu’il redoutait mon ironie ? Je ne sais... Car il y a quatre sortes de gens à qui l’ironie fait horreur : les enfants, les paysans, les femmes, et enfin les étrangers. Quelle qu’en soit la raison, Tourgueniev m’était devenu fort hostile. D’autre part, Tourgueniev, avec sa stature colossale et sa souplesse de serpent, avait une conversation étincelante d’une séduction extraordinaire ; plein d’idées originales qui jaillissaient de lui en un langage coloré, « le gigantesque Slave » éblouissait Flaubert et lui pétrissait sa cervelle. Pendant les trois dernières années, Flaubert le buvait. Quand Tourgueniev avait parlé, Flaubert se tournait vers les assistants, sans rien dire, et exprimait son admiration par un geste. Et Daudet me mime ce geste : il plie le bras, ferme à demi la main en n’allongeant que l’index qu’il incline et plonge résolument dans le vide. — Cela signifiait : voilà qui est parler et sans réplique ! Il y a eu là une influence occulte qui certainement m’a été contraire. Mais je dois dire que jamais mes relations personnelles avec mon vieil ami n’en ont souffert ; jamais notre mutuelle affection n’en a été ébranlée. Quinze jours avant sa mort, je suis allé à Croisset lui rendre visite ; il m’a reconduit jusqu’à la porte en me disant au revoir de sa bonne grosse voix et en m’embrassant. Je sentis encore ce jour-là combien il m’aimait. Aussi quel deuil deux semaines plus tard lorsque, au Théâtre-Français où j’allais pour faire mon métier de critique dramatique, Charpentier, que je rencontrai dans un couloir m’apprit la mort de Flaubert. J’en étais malade ; je sus même un peu plus tard combien mes traits avaient été décomposés. En effet à cette représentation, où il m’avait fallu rester quand même, on jouait Le Fils de famille, d’Alexandre Dumas. Or quelques jours après je rencontre Gambetta qui avait assisté à la pièce et qui, de longue date, ne pouvait pas souffrir Dumas. — Eh bien, me dit-il, quelle comédie ce Fils de famille ! Est-ce assez mauvais ! — Mais non, répondis-je, pas tant que tu dis ; il y a du mérite. — Comment, reprit-il, tu as le courage d’en dire du bien, après la tête que tu y faisais. Vraiment tu n’avais pas l’air de t’amuser ; à te voir, on aurait dit un Christ de campagne. — Ce n’était pas la pièce qui était cause de ma tristesse ; c’est que je venais d’apprendre la mort de mon vieil ami Flaubert, répondis-je. Et Alphonse Daudet a oublié soudain toutes ses légitimes susceptibilités ; il ne se souvient plus que de son inaltérable attachement pour le maître et, après douze ans, à ce récit, sa voix tremble encore d’émotion. G. STIEGLER FRÉDÉRIC MISTRAL M. Leconte de Lisle et M. Daudet Les félibres L’amitié d’Alphonse Daudet Mistral bénédictin Nous avons déjà entretenu nos lecteurs du bruit relatif à la candidature de Frédéric Mistral, le poète provençal, à l’Académie, et nous avons reproduit une interview de M. Leconte de Lisle, où l’auteur des Poèmes barbares se montrait sévère, pour le barde du Midi. Fallait-il s’en rapporter à cette seule impression et ne convenait-il pas de donner à Mistral un avocat d’office ? Il ne pouvait en avoir de meilleur que M. Alphonse Daudet. Chez M. Alphonse Daudet — Vous venez, nous dit le maître, me demander mon opinion sur Frédéric Mistral et son œuvre. Je suis prêt à vous dire tout le bien que j’en pense. — Ce n’est pas tout à fait cela, mon cher maître, c’est plutôt votre opinion sur le jugement qu’a porté M. Leconte de Lisle sur Frédéric Mistral. — J’ai trouvé Leconte de Lisle très dur pour l’auteur de Mireille et j’estime que la sévérité qu’il témoigne envers Mistral, n’est rien moins que justifiée. Ce n’est pas parce que l’auteur provençal est mon ami que je veux m’instituer son défenseur, mais j’estime qu’au point de vue littéraire, il y a de nombreux poètes à l’Académie qui ne le valent pas. Mistral a été en quelque sorte, il faut le dire à sa louange, le rénovateur d’une langue. Il a consacré à cette patiente et longue étude plusieurs années de sa vie, et son dictionnaire de la langue provençale est un monument littéraire d’une haute valeur. En prononçant ces mots, M. Alphonse Daudet nous montrait dans sa bibliothèque quatre gros volumes superbement reliés. — Vous ne vous doutez pas, ajoutait-il, quelle somme de travail cette œuvre représente, quelle patience de bénédictin il a fallu pour recueillir ces locutions spéciales, et d’une infinie douceur, dont les bergers, les laboureurs se servent pour désigner les productions du sol, de cette nature que Mistral a si bien chantée, qu’il aime tant et comprend si parfaitement. Aussi ai-je été fort étonné en lisant l’autre matin cette appréciation de M. Leconte de Lisle sur Frédéric Mistral qui est, pour tous ceux qui possèdent le sens poétique, un grand, un très grand poète. Que lui reproche-t-on, en somme ? D’avoir écrit en langue provençale ? Mais n’a-t-il pas lui-même traduit ses poèmes, et cette traduction n’est-elle pas faite dans une langue aussi pure, peut-être même plus pure que celle dont on se sert à l’Académie ? Et croyez-vous que comme poète, je ne veux pas parler encore du travailleur, du linguiste, Mistral ne vaille pas cent fois et Autran et Victor de Laprade, pour ne parler que des morts ? Certes, je ne veux pas établir de parallèle entre M. Leconte de Lisle et Frédéric Mistral. Ils sentent l’un et l’autre de façon trop différente. Ils ne se comprennent pas. Peut-être s’ignorent-ils ? Une anecdote — Je me rappelle à ce propos une anecdote assez typique et que je veux vous conter. C’était en 1859, on s’occupait alors beaucoup de Leconte de Lisle. Théophile Gautier qui avait pour lui une admiration — que j’ai toujours partagée du reste — ne cessait de vanter dans les milieux romantiques où nous fréquentions le poète de ÇaKya-Mouni, et déclamait avec frénésie les merveilleuses strophes que personne n’ignore et qui ravirent Victor Hugo : Midi, roi des étés, épandu sur la plaine, Tombe en nappe d’argent des hauteurs du ciel bleu. Moi de mon côté, dans différents journaux où j’écrivais, je m’efforçais de révéler au public un poète très modeste alors et qui ne tarda pas à devenir célèbre. J’ai nommé Frédéric Mistral. L’auteur de Mireille, pendant que s’engageaient ces querelles, vint à Paris, et en causant un jour, je lui parlai de Leconte de Lisle. — Leconte de Lisle, quesaco ? me dit-il en son patois provençal. Ce quesaco était tout un poème. Mistral ignorait alors Leconte de Lisle, et Leconte de Lisle ignorait fort probablement Mistral. Aujourd’hui, ils se connaissent, mais ne se sont probablement pas encore compris. Tout, dans le jugement qu’a porté M. Leconte de Lisle sur Mistral, semble l’indiquer. Ce sont deux esprits qui n’habitent pas les mêmes régions. — Et puis, continua notre interlocuteur avec un sourire où se lisait on ne sait quelle fine ironie, Mistral se présentera-t-il à l’Académie ? On m’affirme que oui. Soit, il en est digne, et comme poète et comme savant. Mais je doute encore qu’il adresse à la docte Compagnie sa lettre de candidature. NON SIGNÉ L’ÉTAT DE M. DE MAUPASSANT L’OPINION DE M. ALPHONSE DAUDET Chez Alphonse Daudet Hier matin, chez M. Alphonse Daudet, à la suite d’une conversation à bâtons rompus, nous venons de parler de Maupassant et du malheureux événement de ces derniers jours. Et Daudet, devenu triste soudain, s’écrie : — La nouvelle m’a donné un coup au cœur. Je ne puis, jusqu’à présent, me résoudre à croire que le mal est irréparable. Oh ! non, c’est un accident passager et dont il ne sera plus question bientôt, je l’espère. La santé, la vie reviendra dans ce cerveau qui paraissait, hélas ! si bien équilibré. Tenez, tout à l’heure, je voulais envoyer un mot au cher malade, là-bas, à Cannes, pour lui dire de reprendre courage, de ne pas se laisser envahir par la tristesse et le chagrin. Car le déplorable événement qu’on nous a rapporté, l’acte malheureux auquel il s’est livré vient, à mon sens, de l’abattement dans lequel il était plongé, du regret qu’il éprouvait de ne pas pouvoir écrire comme auparavant, bien plus que d’un accès d’aliénation mentale, ainsi qu’on l’a dit. J’aurais voulu me trouver à ses côtés pour lui faire entendre des paroles de tendresse et de consolation. Car j’ai pour Maupassant la plus vive affection. Quand je pense qu’il a si souvent déjeuné et dîné ici, dans l’intimité, avec tous les miens ! Et puis, tant d’aimables et de charmants souvenirs nous rattachent l’un à l’autre ! Pensez donc ! c’est moi qui ai fait passer sa première copie dans un journal. C’était sa première tentative dans le genre de la nouvelle. Boule-de-Suif, qui l’a fait connaître et qu’on croit être son début dans les lettres, n’est venu que bien après. Aucun de nous, d’ailleurs, à cette époque, ne prévoyait l’éclatante fortune qui l’attendait. Je le vois encore, à Croisset, chez Flaubert, gauche, timide, se tenant dans un coin et n’osant pas se mêler aux conversations. Nous le traitions cependant comme un des nôtres, Zola, Goncourt et moi, parce qu’il vivait dans l’intimité de Flaubert, qui l’aimait comme son fils. Ainsi, c’est lui que notre ami dépêchait à Rouen pour nous prendre à la gare. Il était même chargé, je m’en souviens, de retenir les lits. Maupassant ne nous paraissait alors qu’un excellent compagnon de promenade, un robuste et solide canotier pour lequel la rivière n’avait pas de secrets. Oui, le futur auteur de Pierre et Jean n’était pour nous qu’un brave garçon, aux bras souples et vigoureux, et à l’œil sûr, qui maniait l’aviron comme pas un et avec lequel on pouvait s’aventurer au loin. De ses aptitudes littéraires, il n’en était pas question. Aussi quelle fut notre stupéfaction quand parut Boule-de-Suif ! C’était une révélation. Maupassant entrait dans la littérature, armé de pied en cap et n’ayant plus rien à apprendre. C’était déjà un maître. Il ne lui restait qu’à produire. Au physique, un vrai mâle. Il débordait de jeunesse et de vie, se dépensant avec une sorte de frénésie, qui donnait même des inquiétudes à ses amis. Et, à ce propos, on a dit que la maladie nerveuse dont il a souffert plus tard lui était venue de l’abus qu’il avait fait de ses forces. Je n’en crois rien, car j’ai été comme lui, moi qui vous parle. J’ai eu une jeunesse mouvementée, pleine de heurts et de surprises, sans que mes facultés intellectuelles s’en soient le moindrement ressenties. On est jeune, sapristi ! Le sang pétille dans les veines entre vingt et trente ans. Et, pour peu qu’on soit friand d’inconnu, on se montre hardi et aventureux. La plupart des jeunes gens passent par là et ne perdent pas, pour cela, l’usage de leur raison. On a parlé également des toxiques dans le cas de Maupassant. Mais je vais me mettre encore en jeu à ce propos. Personne n’a fait plus usage que moi des poisons. Depuis six ans, je soumets mon système nerveux à toute sorte de médications. J’ai pris de la morphine, du chloral, que sais-je ? pour endormir les douleurs que j’éprouvais, et cela non pas une fois, mais cent fois. Eh bien, je me sens le cerveau tout aussi lucide que par le passé, et même si lucide que je suis arrivé à me dédoubler : j’ai analysé et je continue d’analyser toutes les phases de mon mal, le suivant pas à pas, prenant des notes sur la marche, sur les effets des remèdes appliqués pour le combattre. Quant à ma façon de travailler, elle n’a pas varié. J’ai gardé mes habitudes d’autrefois et je continue de produire avec la même aisance et la même liberté. Nous avons d’ailleurs de nombreux exemples de production incessante chez les écrivains, fécondité qui n’a amené aucun désordre dans leur système nerveux. Ainsi, pour ne parler que d’un des membres les plus distingués du corps auquel vous appartenez, Henry Fouquier nous a donné et donne encore, comme journaliste, un bel exemple à l’appui de ce que j’avance. Ce qu’il a écrit d’articles, au jour le jour, est vraiment incroyable. Et voici déjà quelque temps que ce prodigieux exercice dure. Quoi répondre à cela ? Non, voyez-vous, un esprit bien doué et bien équilibré ne demande qu’à produire. Ce n’est que lorsque le talent commence à faire défaut qu’on s’arrête. Ici, nous interrompons l’illustre écrivain, pour lui soumettre l’opinion que le docteur Paul Garnier, le médecin en chef de l’infirmerie du Dépôt, vient de formuler à propos du cas de Maupassant. — Le savant aliéniste, lui disons-nous, est d’avis qu’on n’a qu’à lire Le Horla, ce conte fantastique d’une évocation si intense, pour découvrir le germe de la folie chez l’auteur ; car, selon lui, un cerveau sain ne peut décrire de pareils phénomènes d’hallucination qu’à la condition de les avoir observés chez autrui, ce qui n’a pas été le cas pour Maupassant. — Je ne suis pas tout à fait de cette opinion, répond M. Alphonse Daudet, après quelques minutes de réflexion. Un artiste peut être parfaitement sain d’esprit et évoquer les phénomènes de la folie d’une façon intense et précise. Tout réside dans l’exécution de l’œuvre, croyez-le bien. Et puisqu’il s’agit du Horla, je dis que ce qui donne à ce conte de Maupassant une étrangeté si saisissante, c’est qu’il existe un contraste frappant entre le fond et la forme. L’auteur a eu cette qualité, vraiment originale et admirable, d’écrire ce conte fantastique dans la langue sobre, tranquille et limpide dont il s’est servi pour écrire les nouvelles dont le sujet est pris dans la vie de tous les jours. Voilà ce qui donne à son œuvre, à mon avis, ce caractère singulier qui a tant surpris. Et si vous voulez vous convaincre qu’on peut être sain d’esprit et décrire des cauchemars et des hallucinations réellement éprouvés, vous n’avez qu’à parcourir le petit cahier que voici... M. Daudet retire de son pupitre et nous tend un petit calepin dont les pages sont remplies d’une écriture fine et serrée. — Ce cahier date de 1859, nous dit-il. En ce temps-là, j’écrivais les rêves que je faisais, le soir, dans mon lit. Aussitôt réveillé, je courais à ma table, et là, dans la sueur du rêve, je tâchais de me rappeler les visions qui m’avaient apparu en songe. Ainsi, toutes ces notes que vous voyez, dans ce livre, sont des comptes rendus fidèles des hallucinations, des cauchemars et des rêves que j’avais la nuit. Tous, nous rêvons de choses fantastiques durant notre sommeil. Seulement une fois réveillé, on n’y pense plus. Il ne s’agit que de reprendre quelques-uns de ces rêves et de les traduire sous une forme d’art — avec du talent, par exemple — pour émouvoir le lecteur et lui donner la sensation exacte du surnaturel. En parcourant ce calepin, vous verrez que mes rêves, à moi, portaient des titres. Ils me venaient ainsi. Pourquoi ? Parce que dans la journée, lorsque j’avais eu l’idée d’une nouvelle, je n’avais de cesse qu’après en avoir trouvé le titre. Cet état d’esprit se reproduisait, le soir, pendant que je dormais. Il se peut que le même phénomène ait eu lieu chez Maupassant à propos du Horla. Un titre lui est peut être venu, dans son sommeil, pour caractériser son hallucination, et ce titre qui devait être probablement Hors la vie, n’a été formulé qu’à moitié : Horla... dans le rêve. Et Maupassant s’en souvenant, à son réveil, l’a gardé. Allons ! parlons d’autre chose. Car, voyez-vous, je ne puis pas penser à tout ça sans tristesse. C’est comme une vision affreuse, un de ces cauchemars dont nous venons de parler. Mais j’ai confiance dans l’avenir. Je ne puis pas croire que toute espérance soit perdue, car jamais intelligence ne parut plus lucide ni cerveau mieux équilibré. SAINT-RÉAL 6 février 18926 février 1892 Le Gaulois CRITIQUE DE LA CRITIQUE DE LA MENTEUSE PAR L’AUTEUR La critique s’est montrée quelque peu sévère pour La Menteuse. Nous avons été voir M. Alphonse Daudet, que nous avons trouvé assis à sa table de travail, tout entier à la pièce nouvelle qu’il prépare : le Soutien de famille. — Mon cher ami, je n’ai pas lu les journaux, m’a dit le maître en m’accueillant, c’est par Mme Daudet que j’ai appris l’opinion de la critique. Eh bien, elle ne nous est guère favorable. Que voulez-vous que j’y fasse ? Je n’ai que le droit de m’en montrer un peu surpris. Mon Dieu, oui, surpris, car à tout prendre, puisque l’idée a été jugée excellente pour la nouvelle, pourquoi ne le serait-elle plus pour le théâtre ? La vie, de quelque façon qu’on l’envisage et qu’on la traduise, c’est la vie. Oui, je vois bien où le bât les blesse. Les règles de la convention n’ont pas été assez docilement suivies. Il y a trop de réalité dans ma pièce. Sur le théâtre, un médecin fait sourire quand il dit qu’il a calmé un malade avec deux piqûres de morphine. Même résultat lorsque, interrogé sur la gravité de la maladie, il rassure avec la phrase courante : — J’ai l’habitude d’avertir. J’ai fait cette expérience, hier. Aussi ai-je autorisé Koning à supprimer les paroles du médecin dans La Menteuse. Mais, que voulez-vous c’est la passion de la réalité qui m’a entraîné et qui m’entraînera toujours, je le crains. Naturellement, dans la circonstance, on m’a fait le reproche d’avoir manqué d’unité. Je m’y attendais, le rôle de Marie Deloche ne va pas droit son chemin, dit-on, il bifurque, prend des tours et détours, et finit par déconcerter ! La belle affaire ! Mais, puisqu’il s’agit d’une menteuse, comment veut-on que cela soit autrement ? Est-ce qu’elle est une, la personne qui ment ? Est-ce que ce n’est pas le caractère propre de sa nature, la diversité, le faux-fuyant, l’insaisissable ? Le type n’est pas fait pour l’optique de la scène, me direz-vous ? Mais, alors, Le Menteur de Corneille ? Oui, je vous l’accorde : Dorante fait loucher au théâtre. Mais la convention ne l’a pas moins accepté. Et ce personnage appartient à une famille très curieuse à étudier la famille des menteurs. Les menteurs m’ont toujours vivement intéressé, inquiété, tourmenté. En effet, vous n’avez qu’à parcourir mon œuvre pour voir que j’ai traité du mensonge un peu partout. Alors que j’étais critique dramatique à l’Officiel, je m’en suis longuement occupé à propos de Corneille justement, Corneille, Gascon comme tous les Normands, qui sont les Gascons du Nord et qui se montrent, quand ils s’y mettent, autrement terribles que les Gascons du Midi. Vous savez comment l’idée de La Menteuse m’est venue. C’est tout bonnement l’histoire de la maîtresse d’un de mes amis. Cette femme avait imaginé tout un roman au sujet de son origine, de sa vie passée et de l’existence qu’elle menait. Elle était la nièce, disait-elle, d’un vieux rabbin fort riche, qui ne voulait pas la voir, sous je ne sais quel prétexte. Elle travaillait, depuis de longues années, au Printemps, satisfaite de ses chefs, de ses camarades, prenant plaisir au métier qu’elle avait choisi. Pendant quatre ans que dura la liaison, mon ami crut à tout ce que cette femme lui racontait. À sa mort, il alla prévenir, par forme, le rabbin (dont elle lui avait donné l’adresse). Celui-ci lui rit au nez. Il n’avait jamais eu de nièce. Même déconvenue au Printemps, où on ne connaissait pas d’employée du nom de Marie Deloche. C’était le nom romanesque qu’elle s’était donné ; je l’ai conservé. Comme vous voyez, j’invente le moins possible. Aussi, quand on s’en prend à moi, on s’en prend à la vie. Et puisque nous parlons de Marie Deloche, je veux répondre au reproche qu’on me fait d’avoir amplifié le rôle à l’intention de Mme Raphaële Sisos. C’est injuste. Je n’ai pas plus songé à cette excellente artiste qu’à une autre en écrivant ce rôle. Il s’agissait de personnifier le mensonge par une femme : j’ai tracé la figure de Marie Deloche, sans me préoccuper de l’interprétation. Et si j’ai choisi Mme Raphaële Sisos pour lui confier le rôle, c’est uniquement parce que j’ai pensé qu’il lui convenait admirablement. En effet, il lui convient. La menteuse, c’est la femme au visage doux et candide, à l’attitude souriante, au timbre plein de caresse qui appelle la confiance, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est un type qui semble créé pour Raphaële Sisos laquelle a, dans toute sa personne, un parfum d’honnêteté des plus pénétrants. Je l’ai trouvée délicieuse, moi, Sisos, dans Jack, dans Numa Roumestan. Et je m’en suis souvenu, voilà tout. D’ailleurs, l’interprétation de La Menteuse est excellente en tous points. J’en suis ravi pour ma part. Le jeune Burguet, qui fait l’abbé Pierre, a retrouvé son succès de La Lutte pour la vie. Je suis tenté de croire que c’est un de mes parents qui lui porte bonheur. En effet, ce parent est un prêtre, curé d’une paroisse des environs de Paris. Dans La Lutte pour la vie, j’ai pris son prénom d’Antonin pour le donner au personnage que devait jouer Burguet. Cette fois, c’est son caractère que j’ai dépeint dans le rôle confié au jeune artiste. Burguet est très visiblement protégé par le bon curé qui doit penser à lui dans ses prières. En somme, La Menteuse ne m’a occasionné aucune déception, comme je vous l’ai dit tout à l’heure. Bien loin de regretter d’avoir fait la pièce, je m’en félicite, car cela m’a donné l’occasion d’apprécier une fois de plus les rares qualités d’écrivain de mon ami Léon Hennique. C’est à lui que revient l’idée de la pièce, qui est tirée, comme vous le savez, d’une de mes nouvelles. J’ai accepté avec d’autant plus d’empressement l’offre que faisait Hennique de mettre La Menteuse sur la scène que j’avais déjà jugé de la valeur de ce nouveau collaborateur dans deux pièces jouées au Théâtre-Libre, La Mort du duc d’Enghien et Jacques Damour. Mazette ! m’étais-je dit, en le lisant, voilà un écrivain dramatique. Il a les deux qualités les plus essentielles de l’art théâtral : la rapidité et la concision. Et, ce qui ne gâte rien, il écrit dans une langue excellente. Notre ami Koning, mis au courant du sujet, voulut avoir la pièce tout de suite. Nous nous mîmes au travail. Hennique fit merveille. En un mois, la pièce était prête. En vérité, je souhaite à tous mes confrères un collaborateur pareil. La critique a jugé sévèrement La Menteuse. Tant pis. Au public à décider en dernier ressort. Moi, je sais bien que à la répétition générale, j’ai vu un de mes amis intimes pleurer de toutes ses larmes, oui, de toutes ses larmes. À la chute du rideau, ne pouvant maîtriser son émotion, il m’a serré le bras, en me disant : — Tu sais, mon vieux, c’est beau, La Menteuse ! Je dirai même que tu n’as rien fait de mieux. Et il essuyait ses yeux. Le lendemain, à la première, mon ami se montra moins expansif. Dame ! Il avait entendu dire que la pièce n’avait pas plu à la critique. Il en était même tout malade, car il m’aime du meilleur de son cœur. Je le suivis du regard durant toute la représentation. Pas une fois, il n’a semblé remué, emballé. La vérité est que, à la répétition générale, c’était un naïf, un brave homme, une créature faite de chair et d’os, comme vous et moi, que la pièce avait pris par les entrailles. À la première, l’impression de la critique lui était déjà connue et il raisonnait avec elle, et qui pis est, se laissait influencer. Il en est ainsi de bien des choses dans la vie, mon cher confrère. ANGE GALDEMAR LES VACANCES DE NOS AUTEURS DRAMATIQUES Les nouveautés de la saison théâtrale 1892-93. (Suite) MM. ALPH. DAUDET ET EDM. DE GONCOURT À CHAMPROSAY À un demi-kilomètre de Ris-Orangis, sur la ligne de Lyon, un village frais, souriant et coquet comme son nom, Champrosay. C’est là que M. Alphonse Daudet vient se reposer chaque été. Dis-je bien se reposer ? En effet, hier matin, me trouvant sur la route, en me rendant à Paris, je me suis arrêté pour dire bonjour au maître et je l’ai trouvé dans son pavillon du bord de l’eau, attablé, la plume courant sur un de ces petits calepins d’où sont sortis tant de chefs-d’œuvre. — Comment, déjà au travail ? un dimanche ! dis-je au maître en entrant. — Il n’y a pas de dimanche pour les hommes de lettres, fit Daudet avec un sourire. — Et c’est ?... — C’est un roman, le Soutien de famille, le livre d’où je devais tirer une pièce, vous savez bien. De pièce, il n’y en aura point, pour la saison prochaine du moins. Le métier d’auteur dramatique a cela de fâcheux qu’il doit se prêter à mille et une exigences extérieures, dont la plus agaçante peut-être est de produire rapidement afin de faire face à l’imprévu au besoin. Car une fois dans l’engrenage c’est fini. Vous promettez une pièce à un directeur pour une époque déterminée. Celui-ci en l’acceptant compte sur une ou deux pièces qui vont tenir l’affiche jusqu’à ce que votre tour soit venu. Mais voici que ces pièces n’ont aucun succès ! Vite, on a recours à vous ! Il faut vous dépêcher, courir la poste et faire en trois semaines une besogne qui demande trois mois. Je ne me sens guère bâti pour ces steeple-chases. Aussi, retourné-je au roman avec délices. Ici, on a tout son temps à soi. Pas de soubresauts, pas d’imprévus, le journal et l’éditeur peuvent attendre. À cela, l’écrivain gagne de produire des œuvres mûrement réfléchies et exécutées avec soin. — Et le roman auquel vous travaillez en ce moment, cher maître, est sans doute une nouvelle étude des mœurs contemporaines ? — Oui, de la jeunesse de nos jours. Mon cadre est très vaste. J’y fais tenir tous nos jeunes gens, tous nos « derniers bateaux », depuis les lycéens jusqu’aux mondains, en y comprenant, comme vous pensez, les étudiants. C’est une étude sincère de la génération d’où sortiront les hommes de demain, et dont la conclusion est le résultat d’une enquête très documentée. — Y étudiez-vous également la génération féminine ? — Moins, beaucoup moins. J’ai, cependant, parmi mes personnages, deux étudiantes, une française et l’autre russe. — Et j’imagine que ces différents portraits sont rattachés par une de ces histoires pénétrantes comme vous savez en conter ? — Dites un drame, un drame poignant, qui s’est déroulé sous mes yeux ; car je ne raconte jamais que ce que j’ai vu. Mon principal personnage est un jeune homme à qui incombe la lourde tâche d’être chef de famille et qui succombe sous le poids de sa charge, ayant les épaules trop faibles. Pas méchant au fond, mais indolent, sans énergie, sans volonté. Et c’est le cadet qui finit par être le soutien de la famille, le cadet qui, lui, n’est pas exempt du service militaire et qui a été traité jusque-là comme une quantité négligeable... Tout cela très développé et formant la matière d’un gros volume. — Et nous lirons cela cet hiver ? — Certainement. Mais à quelle époque, je ne puis vous le dire, car j’ai encore de la besogne à abattre... Et s’interrompant : — Tiens, voilà Goncourt ! Bonjour, Goncourt ! En effet, quelqu’un avait entr’ouvert la porte. C’était M. Edmond de Goncourt. L’auteur de Germinie Lacerteux est, en ce moment, en villégiature chez son grand ami Daudet. — Ah ! je vous y prends ! Vous êtes en train d’empêcher Daudet de travailler. Je vous enlève ! Et, malgré les protestations du maître de la maison, je suis M. Edmond de Goncourt, qui m’entraîne dans le parc. — Très bien ! dis-je aussitôt au maître ; mais vous allez vous laisser interviewer, répondre à mes questions sur vos projets littéraires pour cet hiver ? — Voyez-vous ça ! Ces journalistes, tous les mêmes ! Mes projets... mes projets... Eh bien, j’ai d’abord mon étude sur la Guimard, qui va paraître très prochainement. Puis Armande, une étude en forme de conte, qui va paraître dans la petite collection Guillaume. J’aurai encore mes Salons de 1852 et 1855, qui vont paraître en volume, avec nos deux portraits, à mon frère et à moi, celui de Jules dessiné par moi, et le mien dessiné par mon frère. Voilà pour les livres. Maintenant, au théâtre — au Théâtre-Libre — je ferai représenter au mois de décembre prochain une pièce en un acte, À bas le progrès ! dont le principal rôle sera joué par Antoine. Cette pièce, reçue au Gymnase l’hiver dernier, devait être représentée avec La Menteuse de Daudet. Ce projet n’a pas été mis à exécution par suite de circonstances qui ne sont, d’ailleurs, d’aucun intérêt pour le public. À bas le progrès ! est une bouffonnerie satirique, dirigée, comme son titre l’indique, contre tout ce qui s’appelle progrès. La médecine y trouve son compte comme la politique, les découvertes d’Edison comme celles de Pasteur. Trois personnages se meuvent dans cet acte. Un vieux peintre romantique ; sa fille, une jeune personne poussée librement dans un milieu très libre ; et enfin un voleur, oui, un vulgaire voleur, mais qui se distingue cependant par des opinions éminemment conservatrices. C’est d’ailleurs sur lui que pivote l’action. — C’est tout ce que le théâtre nous donnera de vous, cette année ? — Il y aura aussi Charles Demailly, une pièce tirée du roman par Alexis Méténier. Les auteurs m’ont déjà lu les principales scènes. Mais, voyez-vous, il y a une pièce que je voudrais tirer d’un de mes romans, et cela, seul, sans collaborateur, c’est La Faustin. Je vois déjà mon dénouement, une scène terrible, où l’actrice, après avoir assisté à l’agonie de son amant, lutte avec elle-même, partagée entre la douleur qu’elle éprouve et son irrésistible passion pour l’art, et finit — vaincue — par imiter ce qu’elle vient de voir. Telle Rachel, voyant mourir sa femme de chambre, une femme de chambre qu’elle affectionnait cependant. Car l’anecdote est historique. Je n’ai fait que changer les personnages. Mais pour rendre cela, il me faudrait une grande, très grande artiste. — Sarah ? — Oui, Sarah... Ah! ça, dites donc ! si nous parlions d’autre chose ? Nous sommes en vacances, ce me semble ? ANGE GALDEMAR 17 octobre 189217 octobre 1892 Le Journal L’ACADÉMIE PLÉBISCITÉE (III) C’est d’abord Monsieur Alphonse Daudet qui paraît vouloir m’interviewer. — Votre nom, mon ami ? Je dis mon nom. — De quel pays êtes-vous ? Quel âge avez-vous ? Quelle est votre ambition ? Je réponds à toutes ces questions, très touché de l’intérêt que me porte le grand romancier que j’admire, mais j’ai hâte d’aborder le sujet qui m’amène. Je parviens, enfin, à exposer au Maître l’objet de ma visite, et la conversation s’engage sur le problème du plébiscite académique. Assis dans son fauteuil, devant son bureau, Daudet parle d’abondance, raconte des anecdotes, s’écarte de la question, y revient, l’abandonne de nouveau. Debout, en face de lui et de l’autre côté du bureau, je cherche à dégager, dans le décousu de cet entretien, ce qui, de près ou de loin, se rapporte à mon sujet, mais avec le regret de ne pouvoir tout reproduire dans l’interview que je vais rédiger tout à l’heure. — Mon Dieu ! me dit Daudet, je vous déclarerai, tout d’abord, que je suis, en principe, l’ennemi de toutes les Académies. Je ne veux faire partie d’aucune de celles qui existent ou qui pourront exister, un jour. Je tiens à conserver mon indépendance absolue. Je serais depuis longtemps immortel, si j’avais voulu l’être. Des amis m’ont tâté autrefois, m’affirmant que je n’aurais qu’à me présenter pour être élu. J’ai toujours refusé, car j’estime qu’on peut exister, en art, sans être académicien. Je me contenterai d’occuper le quarante-et-unième fauteuil. Le grand romancier nous parle ensuite de son célèbre ouvrage, L’Immortel, qui fit le bruit que l’on sait. Et, à ce propos, il nous raconte, en imitant à la perfection l’accent anglais, la charmante anecdote que voici : — Il y a quelque temps, je recevais la visite d’un journaliste anglais. Il venait m’interviewer au sujet de L’Immortel : Je viens de voir, me dit-il, quelques académiciens ; nous avons causé de votre ouvrage. — Que vous ont-ils dit ? — Que votre roman était grotesque et faux d’un bout à l’autre. Eh ! bien, Monsieur, lui répondis-je, je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai pas écrit une seule ligne de L’Immortel, qui ne reposât sur un renseignement précis. Même, dans la crainte de me tromper, quant aux détails, j’ai consulté un académicien qui m’a fourni la plupart de mes documents ; il a été mon collaborateur ; je lui soumettais toutes les pages de mon œuvre au fur et à mesure que je les écrivais. Vous voyez ? Sur cette affirmation, mon Anglais se retira, très satisfait. — Mais, que pensez-vous, Maître, de notre plébiscite ? Croyez-vous qu’une Académie élue par le suffrage universel des lettrés contiendrait plus de vraies gloires... — Je n’en sais rien, interrompit Daudet. Mais il est certain que cette Académie-là aurait, du moins, sur l’autre, un avantage, une supériorité. D’abord, elle épargnerait à ses candidats l’humiliation des visites, car je considère comme une véritable humiliation l’obligation à laquelle sont soumis tous ceux qui aspirent à entrer à l’Académie, d’aller solliciter les suffrages de tous les membres de cette assemblée. Il est pénible, par exemple, de voir un homme de la valeur de mon ami Zola s’incliner devant de vieilles ganaches comme ce Xavier Marmier qui vient de mourir. Souvent, Zola venait me voir après ses visites : il paraissait las, découragé, humilié : Ah ! mon cher ami, me disait-il, quelle corvée et quelle tristesse ! Ensuite, je crois que les membres d’une Académie qui relèverait du suffrage universel des lettrés auraient à la fois, aux yeux de tous, plus de prestige, d’autorité et d’indépendance. Daudet me parle, enfin, de l’Académie Goncourt : — Tenez, voilà qui est bien. Goncourt a une intention, au moins, et une intention noble, généreuse. Son Académie n’a, en effet, d’autre but que de venir en aide à des hommes de talent, sans fortune, et de les sauver du journalisme pour leur permettre de produire de belles œuvres. Tel est le cas de Rosny... Daudet s’arrête ; il semble ne pas vouloir en dire davantage. Mais le temps presse et nous prenons congé de lui. PAUL BRULAT 2 décembre 18922 décembre 1892 Gil Blas MISTRAL À L’ACADÉMIE FRANÇAISE Chez M. Leconte de Lisle Nous interrogeons le somptueux aède des Poèmes Barbares : — Savez-vous, cher Maître, que l’Académie est menacée de recevoir une nouvelle déclaration... de candidature ? C’est dans son salon, le fauteuil de Renan que l’on convoite, et le prétendant est Mistral. — Voilà une bien singulière idée. Je m’étonne fort même qu’elle soit venue à l’esprit de Mistral, ou plutôt qu’il songe à la muer en réalité. — Aussi, serait-ce sur les conseils de ses entours qu’il aurait pris cette décision ? — Il aurait mieux fait de ne pas s’y arrêter, voilà mon opinion, et s’il en est temps, voici mon conseil : qu’il se garde d’y donner suite. — Vous croyez qu’il irait à un échec ? — Et ce serait vote logique et sage, celui qui lui interdirait l’accès de l’Académie. Notez que je ne parle ni du poète, ni de l’homme. Le poète peut être de radieuse inspiration, de riche verve ; l’homme est très estimé ; c’est le Provençal que je vise, et vous le comprenez. L’Académie française est créée pour les auteurs qui écrivent en français et elle n’en reçoit généralement pas d’autres. — Vous dites généralement, y aurait-il des exceptions ? — Oui. On élit parfois des gens qui écrivent un français incorrect, mais on ne va pas jusqu’au provençal dans cette tolérance. Si les membres du Félibrige veulent être académiciens, qu’ils fondent une Académie. Si c’est le nombre limitatif de quarante qui leur semble une garantie de sévère sélection, qu’ils inscrivent dans leurs statuts cette condition. Mais de grâce qu’ils nous laissent chez nous, et qu’ils restent chez eux. Ils font des manifestations où ils proclament la supériorité de la langue d’oc sur notre idiome et ils recherchent nos suffrages ! Ce sont des capricieux séparatistes en vérité, qui se campent en bruyants escadrons tout au bout de la France, parlent de faire croisade sous la bannière exhumée du bon roi René, puis tout à coup s’arrêtent et décident qu’ils nous demanderont d’abord de vouloir bien agréer leurs chefs dans nos rangs. Ils sont trop peu logiques : Provençaux ils s’affirment, Provençaux qu’ils demeurent. — Cependant, cher Maître, leur action, serait peut-être féconde à l’Académie, quand ils ne feraient qu’enrichir notre vocabulaire et ajouter au dictionnaire de l’Académie... — Aïoli, par exemple, et aussi Magali. Ce serait joli, mais inutile. Nous nous sommes jusqu’à présent passé d’eux, qu’ils se passent de nous. Et pour me résumer nous ne pouvons élire de Provençaux à l’Académie pour cette excellente raison que nous ne pouvons juger leur mérite. — Alors votre opinion est que si M. Mistral se présente il sera écarté ? — Mon opinion ? Dites ma certitude. Et en m’accompagnant à la porte de son cabinet, le traducteur d’Homère qui nous a avoué avec un sourire n’avoir jamais songé à traduire Roumanille, ajoute : — Voulez-vous que je vous donne la meilleure raison qui empêchera Mistral d’obtenir un fauteuil chez nous ? C’est qu’il ne se présentera pas... C’est un trop bon Provençal pour ne pas deviner les sautes de vent. Chez M. Alphonse DaudetMistral candidat à l’Académie ? Et le Maître nous regarde avec étonnement, tandis que nous lui contons l’insistance de ses amis pour obtenir son acquiescement à cette idée, et la presque définitive résolution de l’auteur des Îles d’or. — Cela m’étonne cependant. Il m’écrivait ces temps derniers, et il ne me parlait pas de ce projet. Il est vrai que « souvent homme varie ». Et après un silence : — Il a peut-être raison. Il est de valeur à avoir accès à l’Académie. — Oui. Mais il ne serait peut-être pas agréé. Il écrit en dialecte provençal. — Eh ! qu’importe ? Il est bien des académiciens qui n’écrivent pas du tout. Puis il a traduit lui-même ses poèmes. Et la traduction est en plus harmonieux français que bien des poèmes dont les auteurs furent admis sous la Coupole. Et encore l’Institut feint de ne le pas connaître ? Pourquoi donc en 1859 lui avoir décerné un prix de 3000 francs pour son épopée rustique de Mireille ? Si messieurs du Palais Mazarin désirent s’informer de cet inconnu, ils n’ont qu’à demander à Pingard de leur communiquer le rapport de Lamartine sur l’œuvre de Mistral. Le chantre des Méditations n’ignorait pas, lui, le chantre de Calendal. Et cela ne vous semble-t-il pas la définitive réponse à ceux qui prétendent ne pas pouvoir juger un poète provençal ? Ils le jugent pour lui décerner une récompense : ils se récusent pour l’agréer. Mais qu’importe, du reste. Ils n’auront pas sans doute à l’humilier d’une exclusion. Il se ravisera et ne sera pas candidat à l’Immortalité académique. Puis, j’aime mieux vous conter ce qu’il fit des trois mille francs de son prix, que de deviner ce qu’on fera de son postulat. L’argent touché, il le mit dans une tirelire : — Ce sera pour mes frères, les poètes. Et ce vigneron, dont la maison n’avait plus qu’un toit branlant, tint parole. Il en fit menus festins et grosses charités de la monnaie académique, et je sais quelqu’un qui en but de cet argent sous la gaie tonnelle du mas de Mistral. Et nous en allant, le refrain nous hante : Nàutri, li bon ProuvençauAu sufrage universauVoutaren pèr l’òliE faren l’aiòli. Il se pourrait que le suffrage restreint ne manifestât pas le même goût, et que pour cette fois, — on ne votât pas au Palais Mazarin... pour l’ôli. ÉDOUARD D’ARBOURG DU ROMAN M. Alphonse Daudet — Bon ! voilà cette vieille question de la supériorité des genres qui reparaît, nous dit en souriant l’auteur de Rose et Ninette. Je croyais qu’elle avait été définitivement tranchée par le vers fameux : Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. J’entends bien. On a abusé du roman, et le public a fini par se lasser de cette forme d’art. C’est peut-être pour cela que le dernier compte de vente qui m’a été présenté par mes éditeurs, est un des plus brillants. Mais c’est parler de gros sous... Élevons la question, voulez-vous ? D’ailleurs, M. Ledrain nous y convie lui-même : Les peuples de forte culture n’écrivent pas de romans, dit-il dans sa préface de La Bible. Je ne chercherai point à énumérer les nombreux chefs-d’œuvre que cette forme d’art nous a donnés, tant dans notre littérature que dans les littératures étrangères. Je dirai simplement que, si l’érudit, qui parle ainsi du roman, savait combien cet art est complexe et d’une exécution difficile, il se serait gardé d’émettre un jugement aussi hâtif. L’art du romancier se résume à conter des histoires. Voilà l’opinion courante. Des histoires ! le mot est bien vite lâché. On ne se doute pas que ces histoires, lorsqu’elles reposent sur une observation profondément étudiée et juste de la vie, représentent un labeur tout aussi long et patient que les travaux les plus étendus de pure érudition. En effet, il nous faut, à nous autres romanciers, étudier des caractères et des milieux, camper ces caractères et les faire mouvoir dans une action intéressante, décrire ces milieux, leur donner la vie, la couleur, et, par-dessus le marché, rester dans la vérité, dans la réalité, de la première page du livre à la dernière. Tous les dons, comme vous voyez : invention, observation, narration, description. Et c’est pour cette raison que le roman est, à mon sens, d’une exécution bien autrement difficile que la pièce de théâtre. Il demande une plus grande somme de travail et des qualités plus nombreuses. Pour la pièce de théâtre, une fois que le scénario est tracé, la partie importante de l’œuvre est faite, car l’écriture est secondaire. Avec le roman, la besogne est tout autre. L’intrigue trouvée, les chapitres classés, les scènes importantes mises à leur rang, il reste à écrire. Et c’est alors que commence le grand labeur, tranchons le mot : la torture. Car c’est cela qui affole, la recherche de l’expression, du terme juste et rare. Une page de littérature, on ne sait pas ce que cela représente d’efforts. Et la conduite du roman, donc ! Et les passages intermédiaires, vous savez bien, ceux qui traduisent les faits secondaires tenant à la vie courante des personnages. Ils nous causent peut-être plus de travail que les pages maîtresses. Car celles-ci, on les a généralement en tête avant de commencer le livre, tandis que ceux-là sont déterminés par la marche du roman et font ainsi l’objet d’un travail spécial. Le roman ! mais, mon Dieu, c’est une forme d’art comme une autre. Quel besoin est-il d’en dire tant de mal ? C’est le mode d’expression le plus en rapport avec nos mœurs et nos idées, comme la tragédie l’était pour le dix-septième siècle. Voilà tout. Soyez bien convaincu que, si La Bruyère et La Rochefoucauld vivaient de nos jours, ils écriraient des romans. C’est certain. M. Ledrain nous parle du peuple allemand, qui ne se plaît pas aux œuvres d’imagination et qui n’en écrit pas. Donc c’est lui, le peuple de forte culture et de puissant cerveau, n’est-ce pas ? Eh bien, voilà M. Ledrain en complet désaccord, ce me semble, avec le plus grand des écrivains allemands, Gœthe, qui n’a pas assez de termes élogieux pour exprimer son admiration à l’endroit de nos philosophes et de nos savants, qu’il place au premier rang. Allez ! la mère nourricière, c’est encore la France, là-bas comme ailleurs. Les Allemands n’écrivent pas de romans ? C’est possible. Mais ils traduisent les nôtres et les vendent à des milliers d’exemplaires. Tenez ! c’est encore là la meilleure réponse. A. GALDEMAR et H. LAPAUZE Variétés Bêtes et gens de lettres par Georges Docquois Chez M. Alphonse Daudet Avec Mistral contre Zola Pourquoi M. Alphonse Daudet n’aime pas les bêtes Le Chinngne fô Un piano se met à parler Tout simplement Un roman de chien Sous le grand catalpa Ce farceur de cheval L’avis de M. Ridder Haggard ... Les cigares allumés, M. Alphonse Daudet questionne, avec une anxiété des mieux jouées : — Ainsi, monsieur, vous avez conçu le noir projet de remettre en présence, pour une lutte fratricide, ceux du Midi et ceux du Nord ! C’est là une chose terrible, savez-vous ? — Mais, cher maître, je vous jure que je n’ai pas eu dessein si machiavélique, et que... — Pourtant, l’aphorisme de Zola, la lettre de Mistral... ? — Oh ! rien de grave, comme vous l’avez pu constater. Escarmouche, tout au plus. — En êtes-vous si sûr ? Et ne serait-ce point par une envie dissimulée d’attiser davantage encore la querelle que devrait s’expliquer votre démarche près de moi, aujourd’hui ? — Oh ! Cher maître, quelle pensée ! — Oui, vous êtes toute innocence, je le sais. Eh bien, monsieur, vous avez raison, car, dans la matière, je me rangerai contre Zola du côté de Mistral. Oui, Mistral n’a pas tort quand il proteste de son amour de Méridional pour les bêtes... Ainsi, moi, voyez-vous, les bêtes... je les ai en horreur. — Ah çà ! Voyons, cher maître, si je dors, ou bien si je rêve ? — Ah ! Ceci vous paraît plaisant ? Rien n’est plus sérieux. Je ne puis souffrir les animaux. — Alors, Zola... ? — Zola a tort. — Et Mistral ? — Mistral a raison. — M’excuserez-vous de ne pas suffisamment comprendre ? — La lumière se fera. J’ai dit que j’ai les bêtes en horreur ; je devrais plutôt dire que je les crains. Et, d’ailleurs, il n’en fut pas toujours ainsi, bien que les origines de cette crainte soient déjà lointaines. En réalité, l’antipathie que j’ai pour les bêtes doit être bien moins attribuée à mon tempérament d’homme du Midi qu’à la maladie nerveuse dont je souffre si cruellement. Comme homme du Midi, j’aimerais les chiens et les chats tout aussi bien que le fait Mistral ; comme malade des nerfs, je les redoute, et, par suite, ne puis les aimer. Je vous prouverai tout à l’heure que j’ai, autant, et peut-être plus que d’autres, la préoccupation des bêtes. En attendant, laissez-moi vous expliquer mon antipathie. J’étais tout enfant quand il me fut donné d’assister au massacre d’un chinngne fô (chien fou, chien enragé), devant le cabaret de mon père nourricier, à Fons. (Fons — qui, pourtant, veut dire fontaine — était absolument dépourvu d’eau. Les gens devaient aller en chercher à deux lieues de là). Je me rappelle que le spectacle de tout ce monde brandissant des fourches, des bâtons et des faulx autour de cette bête enragée produisit sur moi une incroyable impression de terreur. L’horreur que j’ai du chien date de ce moment. La crainte que j’éprouve pour le chat remonte aussi fort avant dans le temps. Nous étions, un soir, tous autour de la lampe, à la maison. Le père seul était absent, et ne devait point rentrer. On n’attendait donc personne, et l’on ne s’attendait à rien. La paix était complète, charmante, au foyer. Soudain, dans la pièce voisine, le piano se mit à parler tout seul : comme sous des doigts gantés de moufles épaisses, des notes criaient faiblement, par intervalles... J’étais terrifié. Tous, nous étions terrifiés... Puis, après une reprise anxieuse du silence, le piano nous suggéra l’effroi davantage en gémissements lugubrement chromatiques... Des âmes avaient l’air de pleurer dans le salon. Oh ! Quelle sensation, monsieur !... Puis, le piano ne parla plus, cessa de gémir ; mais ce fut alors comme une chute sur le tapis de quelque chose qui aurait été léger à la fois et lourd, et de quelque lourdeur emmitouflée dont on n’aurait su dire quoi... Puis, après encore un silence qui déversa l’angoisse à pleins flots, une plainte — comme d’enfant — s’éleva, tout près, derrière la porte, qui parut s’émouvoir d’un frôlement... J’étais presque fou. — Et c’était tout simplement un chat ? — Ah ! Vous ne diriez pas ainsi : tout simplement si, au lieu de compter parmi les miens, ce souvenir était aussi bien des vôtres !... Eh bien ! Oui, c’était le chat de la maison... J’ai raconté tout cela et d’autres choses, sous le titre de Mes Peurs ; tenez, précisément dans le journal de Mistral. Je les y ai racontées en langue provençale. Figurez-vous que, pour tout ce qui a trait à mon enfance, c’est en cette langue que je suis toujours tenté d’écrire : il me semble que j’y trouve plutôt les mots spéciaux dont j’ai besoin pour cette catégorie de souvenirs imprécis... Une de mes premières choses aussi, ç’a été, dans Paris-Journal, l’Histoire d’un chien qui n’a jamais vu Paris. Le chien m’a beaucoup fait songer. J’ai eu longtemps le projet de faire un roman de chien. — Un roman de chien ? — Oui. J’y aurais raconté toute la vie d’un chien, ses occupations, ses habitudes, ses pensées. Ses pensées, oui. En effet, avez-vous jamais observé un chien dans la rue ? Eh bien ! N’avez-vous pas eu, comme moi, l’impression exacte que ce chien allait à ses affaires, et qu’il était en proie à des préoccupations ? Ne l’avez-vous pas vu s’arrêter tout à coup, puis revenir sur ses pas comme quelqu’un qui a oublié de faire aux siens une recommandation nécessaire, et qui va la leur faire ?... Oh ! Il est certain que les bêtes pensent, voyez-vous ! Dans la pensée, elles sont à deux ou trois étages au-dessous de nous, voilà tout... Les chiens, où vont-ils, que font-ils ? N’est-ce pas intéressant ? J’aurais tenté de le dire, mais la difficulté était énorme, et j’ai eu peur de substituer, malgré tout, mes sentiments à ceux de la bête. Et puis, oh ! Et puis, ce qui m’a surtout arrêté de faire ce roman de chien, c’est tout le côté stercoraire obligatoire de la chose : l’incessante incontinence du chien, son goût détestable pour les excréments, qu’il sait digérer, les passions basses de son odorat ; — à chaque page du livre, j’eusse dû dresser un urinoir... Je répugnai à la besogne. On parle de l’hypocrisie du chat, qui est en somme, un animal délicieux, mais on oublie de parler de celle du chien. Je me souviens encore des deux chiens que mes parents avaient à la campagne et de leurs abominables airs vertueux quand ils se tenaient près de nous sous le grand catalpa : ils restaient tranquillement couchés, quelques minutes ; puis, ils s’étiraient, et, bâillant, faisaient quelques pas, le dos gros au soleil, comme pour se délasser, uniquement. Ils arrivaient ainsi à la charmille, sournoisement, et dès qu’ils la tenaient, la charmille, ce qu’ils détalaient vers les champs, et presto ! Mais comme, au premier coup de sifflet, ils revenaient honteux, hypocrites et rampants, se recoucher à nos pieds, avec des airs de dire : — Mais nous revenions de nous-mêmes ; mais nous n’avions aucun dessein de vous quitter, ô maîtres !... — Un animal que je hais avec férocité, par exemple, c’est le cheval. — Bah ! Que vous a fait le cheval ? En est-il un qui ait fait parler le piano ? — Non, mais c’est un farceur, et voilà pourquoi je le hais. Oh ! Je ne mourrai pas sans lui avoir dit son fait, au cheval ! — Mais enfin, cher maître, que lui reprochez-vous ? — Ce que je lui reproche ? Mais tout bonnement ceci : le cheval se fiche de nous. — Il se fiche de nous ? — Oui, monsieur ! il se fiche de nous ! Vous croyez naïvement que vous le conduisez, le cheval ? — Dame ! — Erreur grossière, c’est le cheval qui vous mène. — Pourtant... — Oh ! Je sais ! Le cheval vous laisse adroitement quelques illusions. Ainsi, il se prête à merveille à la promenade du Bois. Il s’y laisse conduire. Mais c’est, croyez-le bien, parce que le Bois lui plaît et qu’il est sûr d’y voir de belles amies, sans cela !... Est-ce que vous vous figurez, par exemple, qu’il y a des batailles de cavalerie ? Eh ! Non, il n’y en a pas ! C’est une blague énorme. Relisez plutôt l’histoire de notre dernière guerre ! — Mais enfin... ! — Non, je vous dis que je ne mourrai pas sans avoir dit son fait à ce farceur que vous vous plaisez à appeler le cheval !... — Et, là-dessus, un autre cigare ?... GEORGES DOCQUOIS CRIME ET DIVORCE Daudet contre Dumas Nous trouvant, hier, chez notre très cher maître M. Alphonse Daudet, nous vînmes à parler du drame passionnel dont tout Paris s’est occupé : le meurtre de Mme Lassimonne par Mme Paul Reymond. Et comme nous interrogions l’auteur de Rose et Ninette sur la lettre que M. Alexandre Dumas a écrite dernièrement, à propos de l’affaire Deacon, le maître nous fit une réponse que nous enregistrons avec d’autant plus de plaisir qu’elle exprime parfaitement notre opinion contre le divorce. Certes, l’éminent romancier peut avoir sur ces deux affaires, en elles-mêmes, des idées qui ne sont pas les nôtres ; mais la thèse en ce qui concerne le divorce est la nôtre, et nous sommes heureux de ce précieux témoignage. — Oh ! vous pouvez dire à Dumas que je ne partage pas son opinion ! J’ai lu sa lettre, elle est piquante, mais fausse. D’abord, tout en rendant hommage au grand talent de l’écrivain, je doute fort que son Tue-la, ait armé un seul bras, comme je doute que sa lettre en arrête un seul. Notre rôle serait vraiment trop beau si nous pouvions faire agir ainsi, à notre gré, l’humanité. Il faudrait des milliers de Dumas pour atteindre un pareil résultat. Non ! l’auteur de L’Homme-Femme peut se présenter hardiment devant le président des assises éternelles. Il n’aura pas lieu de se laver les mains comme Pilate. Sa lettre, à mon avis, était tout aussi inutile que cette loi sur le divorce en faveur de laquelle il a combattu avec tant de vaillance. Je l’ai dit dans mon dernier livre : le divorce n’est pas une solution. Nous le voyons bien pour l’affaire Deacon et l’affaire Reymond qui sont de frappants exemples de l’inanité de cet expédient social érigé en loi. Car pour que le divorce supprimât le meurtre, il faudrait soumettre la passion à une discipline, ce qui équivaudrait à vouloir l’exclure de l’ordre humain. On songe bien au divorce, quand on tue ! On tue parce qu’on a été volé, trahi, meurtri dans ses illusions, ses espérances, sa fierté, son orgueil, sa tendresse. On tue parce qu’on aime encore ! Deacon, un assassin vulgaire ? Mais c’est de la plaisanterie ! Deacon, c’est Georges Dandin tout simplement. Ah ! le pauvre homme ! On lui dit, à cet Américain : — Vous savez ? vous l’êtes ! Mais prenez la chose en belle humeur, car c’est admis ici, cela, c’est parisien et très fashionable. Lui, le bon Yankee ne comprend pas, mais laisse aller les choses, de peur de se rendre ridicule par un scandale, jusqu’au jour où, poussé à bout, torturé par la souffrance, il s’en va écouter aux portes, entend des soupirs et des baisers, s’affole, force la serrure, entre et tue. Dumas répond : — Mais il avait le divorce ! Le divorce, mais il s’en moque ! Il n’a pas cet expédient présent à l’esprit à ce moment précis ! Le divorce n’a, d’ailleurs, sa raison d’être que pour les gens qui ne s’aiment plus. Mais quand le cœur bat et que la chair crie, quelle solution voulez-vous que le divorce nous donne ? Et Mme Reymond donc ! Cette malheureuse créature digne de toutes les pitiés ! Une femme de vingt-quatre ans, trahie par son mari, qu’elle adore, et avec qui ? avec sa meilleure amie ! Un être faible, soumis, confiant, tendre, qui a des velléités de révolte vite supprimées par son mari qui dispose sur elle d’une influence extraordinaire. Elle souffre, pleure, se désespère, pardonne, pour recommencer ensuite à souffrir, et finit par être enlevée, entraînée, emportée par la passion qui lui crie : vengeance, vengeance ! Et elle y court à la vengeance, elle se venge par le feu et par le fer, elle décharge son revolver sur sa rivale, elle la poignarde, elle déchire sa chair, elle la troue, elle la pulvériserait, si elle pouvait, cette chair jeune, superbe et troublante que son mari a préférée ! Elle ferait n’importe quoi, elle mettrait le feu à la maison et se jetterait par la fenêtre pour alléger sa souffrance ! Et on l’a appelée gueuse ! Pauvre martyre ! Oui, j’entends bien, elle s’est servie d’un subterfuge, elle a fait sortir son mari de la chambre adultère sous un prétexte quelconque. Mais vous oubliez donc qu’elle est femme ! Et puis, c’est une créole, cette jeune femme ; ça vient de là-bas, du grand soleil ; ça a du sang brûlant des tropiques dans les veines ! Elle est de la famille d’Othello. Elle n’est pas jalouse, elle l’a bien prouvé. Non ! elle tue Mme Lassimonne, comme le Maure de Venise étrangle Desdémone dans un accès de jalousie. Crime, oui ; mais crime passionnel. ANGE GALDEMAR L’ACTUALITÉ IMPRESSIONS DE VOYAGE CHEZ M. ALPHONSE DAUDET M. Alphonse Daudet est de retour de son voyage en Angleterre ; mais à peine avait-il eu le temps de déboucler ses malles que déjà son antichambre était envahie par une nuée de reporters. La célébrité est un lourd fardeau, et le maître doit en savoir quelque chose. Avec la froide férocité de l’informateur, décidé à tous les sacrifices pour obtenir un renseignement, un seul, le moindre petit mot, mes confrères n’ont point eu pitié de la fatigue de l’auteur de Numa Roumestan et lui ont fait subir la torture de l’interview. Et je suis arrivé le dernier, avec l’arrière-pensée de recueillir quelque chose d’inédit, ou tout au moins de garder le maître le plus longtemps possible. J’ai lieu de me féliciter de mon égoïsme, car M. Daudet, avec une résignation admirable, a continué pour moi, recommencé sans doute le même récit, mais, la discussion aidant, m’a donné des impressions qu’il n’avait encore communiquées à personne et dont les lecteurs du Gil Blas auront la primeur. Il y a tant à dire sur Londres, et M. Daudet, en quelques jours, a vu tant de choses ! Vraiment, c’est effrayant, et il lui a fallu une rare énergie pour résister au surmenage qu’on lui a infligé. — Quelle ville que Londres ! s’écrie le maître en me recevant, semblant poursuivre la conversation terminée avec mon prédécesseur. Puis, le sourire aux lèvres en songeant à notre situation commune, il me fit signe de m’asseoir. — Là ! Vous y êtes ? Commencez maintenant ! — Non pas, cher maître. Plus d’interrogatoires. Causons, si vous le permettez. — Eh bien, j’entre de plain-pied dans mon sujet : mon arrivée au pays des brouillards ! À peine installé par les soins d’un de mes amis, M. Henry James, le romancier américain si charmant et si délicat, qui joua un peu autour de moi le rôle de Cerbère, les reporters anglais commencèrent à affluer. Les connaissez-vous ?... Non ?... Je vous en félicite. Ils sont très aimables évidemment. Trop peut-être, car tous arrivaient à la queue leu-leu, munis de cartes, de lettres de recommandation, implorant, exigeant. Impossible de leur refuser ma porte. Comment résister à cette invasion ? Et pourquoi ne pas accorder à l’un ce que je concédais à l’autre ? M. Henry James se multipliait en vain : c’était peine inutile. Il y avait des journalistes dans mon bureau, dans le vestibule, dans l’escalier, dans la rue. Oh ! fit M. Daudet en se prenant la tête à deux mains, quand j’y songe !... Tenez, je n’ai jamais voulu m’abonner à l’Argus de la presse et savoir ce qu’on écrivait sur mon compte ; mais, pour cette fois, j’ai eu la curiosité de connaître, non pas les appréciations de la presse anglaise à mon égard, mais le nombre des feuilles qui m’avaient interviewé et parlé de moi. Or devinez combien j’ai reçu de coupures de journaux différents ? Cinq cents, au minimum. Et ce n’est pas tout ! J’ai fini par déclarer à l’un de ces journalistes qui s’exprimait d’ailleurs fort mal en notre langue : « Vous voyez un Français dans toute son horreur ». A-t-il compris ? Je ne sais, car c’est un peu comme si je lui avais dit : « J’ai soupé de telle chose ». Il eut immédiatement traduit par M. Daudet a lunché ! Passant à un autre ordre d’idées, M. Daudet poursuivit : — Ce qui m’a le plus frappé à Londres, c’est le silence. Et, à l’heure du grand mouvement de la Cité, en plein Strand, j’ai ressenti une impression analogue à celle qu’on éprouve en contemplant la mer. C’était grandiose et beau comme l’Océan. Les voitures glissent, avec leurs roues entourées de bandes de caoutchouc, sur le pavé de bois ; les passants circulent, affairés, évitant de causer ; les policemen, comme des automates, d’un geste indiquent leurs ordres, et survient-il un accident, un homme renversé par un cab, qu’aussitôt il est relevé par la foule, porté à l’hôpital si son état est grave, ou simplement remis sur ses pieds. Puis lui, quatre millionième habitant de cette vaste cité, se secoue un peu et s’éloigne lentement, ne songeant même pas à apostropher le cocher. Qu’arrive-t-il à Paris en pareille circonstance ? Un attroupement considérable, des discussions. On prend parti pour le cocher ou pour la victime, et l’arrivée de la police seule empêche la bagarre finale. Londres est une ville puissante où tout abonde à l’excès : trop de fleurs, trop de voitures, trop de parcs et de squares, trop de monde... On a la sensation de plusieurs villes réunies. Comment, d’ailleurs, analyser dans une rapide conversation l’impression que j’ai rapportée ? Elle est immense ! Et, avec le décousu de gens pressés de se dire beaucoup de choses en peu de temps, mon interlocuteur s’exclama : — J’ai revu Stanley là-bas ; il est resté constamment avec moi, et j’ai pour lui une admiration sans bornes. C’est un cerveau extraordinaire, quelque chose comme Bismarck, avec l’action en plus. Il fallait l’entendre m’expliquer le développement de l’Afrique et parler de nos explorateurs en son langage curieux, un composé de sabir : — Vous, monsieur Daudet, me disait-il, allez Oxford en railway. Arrivez alors reposé et visitez ville, connaissez tout. Mais, si prenez vos pieds, alors fatigué, couchez aussitôt et revenez sans rien faire. Afrique la même chose : pour réussir, il faut porter force dans un endroit et s’en servir. Quelle critique admirable de ce que font nos pionniers ! reprit le maître. Il ne suffit pas, en effet, de découvrir, d’aller de l’avant, de planter des drapeaux et de revenir conférencer. Il faut créer une œuvre entière, et la force dont parlait Stanley, c’est le chemin de fer. Plus bizarrement encore, il me disait : — Français retour exploration comme ça. Et, s’enfonçant les doigts dans chaque joue, il faisait ressortir ses pommettes. C’est cependant l’exacte vérité, et Stanley, plus que quiconque, rend justice à l’esprit d’abnégation, au courage, au merveilleux dévouement des gens qui luttent pour notre influence en Afrique, mais combien peu pratiquement ! Je ne saurais trop vous répéter, et ceci se base sur les faits, que mon admiration pour cet homme a grandi encore, si possible... — Pardon, cher maître, de vous interrompre, mais j’ai tant à vous demander ! Avez-vous reçu beaucoup d’invitations à Londres ? — Ne m’en parlez pas ! Pour dix banquets et dans tous les salons. Le banquet Irving, deux banquets d’auteurs, d’autres encore que j’ignore. C’était fou ! Enfin, j’ai dû me résigner à revêtir l’habit noir et à prendre la cravate blanche pour me rendre dans le monde. Vous connaissez l’écrasement de nom, si vous avez habité Londres, sinon je vais vous en donner une imparfaite idée. Une foule, une cohue autour de moi, des mains tendues de toutes parts et des présentations à n’en plus finir : duchesses, lords, ambassadeurs, tout le monde ! Et, chaque soir, la même chose. Je ne sais ce que j’ai dit ou fait, car j’étais porté dans les groupes et littéralement écrasé. J’en suis encore étourdi. — Mais Londres ! Que devient votre visite dans ces conditions ? Accaparé comme vous l’avez été, vous n’avez pas vu la grande cité sous son jour véritable. — Détrompez-vous. J’avais un autre ami qui m’a sauvé. Je veux parler de George Meredith, le premier des littérateurs anglais à mon sens, qui jamais ne m’abandonna. J’ai parcouru cette ville pendant sept heures par jour et plus même, comme rarement touriste le fit, en hansom cab, véhicule, que dans mon ignorance de la langue, j’appelais hameçon. Whitechapel, Southwark, the Borough, aucun quartier ne m’a échappé, et, en même temps que je visitais les centres manufacturiers, je pouvais me rendre compte qu’aucun d’eux ne réalisait le type idéal de la ville industrielle. Ce type pour moi, c’est Roubaix. — Et la population ? — Oh! la population, étonnante à la fois de simplicité et de grandeur. Elle me représente un lion muselé. En visitant Hyde Park, je fus frappé de voir ces individus sordides, dépenaillés, couchés sur les pelouses, le dos à l’air. On eût dit des buffles dans l’herbe, et mon ami Stanley n’eût pas hésité, dans son illusion, à se servir de sa carabine. Ces gens étaient, en apparence, inconscients du faste et du luxe qui s’étalaient autour d’eux. Ils ne demandaient qu’une chose : la jouissance parfaite d’un droit conquis. En même temps que je voyais ces choses, je me rappelai Paris après la chute de l’Empire et la foule envahissant les squares, heureuse de piétiner les massifs et de saccager les arbustes. J’eus alors le sentiment de la Révolution. Le peuple anglais, au contraire, est parfait de quiétude. Il sent sa force, écoute en plein air, le dimanche, les prêches socialistes, hausse parfois les épaules et attend l’enchaînement inévitable des événements... l’Avenir ! Mais, s’il est fort, il ne faudrait pas croire qu’il ignore ses droits. Par un bill du Parlement, on voulut un jour lui supprimer l’accès de Hyde Park. Le lendemain, tout alentour, les grilles étaient abattues. Le bill fut aussitôt rapporté. J’ai fait un court séjour en Angleterre et, cependant j’ai remarqué chez ce peuple, d’un orgueil incommensurable, des qualités superbes. Il possède le don de l’hospitalité. Comme il vous ouvre les portes de sa maison, où il est si difficile de pénétrer, il vous ouvre son cœur. Dès ce moment, vous êtes des siens ; sa poignée de main est loyale, elle est sûre. — Quelle particularité attira encore votre attention ? — C’est si vague, tout cela, qu’il est bien difficile de nous fixer sur un point. Mon voyage était pour moi une perpétuelle surprise et le sujet de constantes observations. Pourtant, lors de ma visite à Westminster Abbey et dans plusieurs autres circonstances, je fus frappé de la passion de l’Anglais pour le cabot. La vue des tombes de Garrick et de mistress Siddons, côtoyant celles des rois et des illustrations du pays me scandalisa fort. On me montra le monument de Shakespeare ; alors je réclamai véhémentement. Comme Molière en France, c’est au littérateur et non au comédien que cet hommage dut être rendu. — Les impressions que vous avez rapportées de votre voyage vont sans doute, mon cher maître, vous donner l’occasion d’écrire un volume sur Londres ? — Non pas ! Et c’est là un fait curieux, assez humain somme toute. Parti en Angleterre pour me documenter à propos d’un des personnages de mon prochain volume : Soutien de famille, pauvre hère qui passe quinze jours dans la cité anglaise, je ne pensais pas à autre chose. Depuis mon retour, étant donné que la comparaison est une des formes les plus fructueuses de l’esprit et qu’on ne raisonne vraiment que par analogie, je suis décidé à écrire quelque chose sur la France. Souriant finement et me regardant bien en face, le maître continua : — Ne pensez-vous pas qu’à Paris ou partout ailleurs nous ne soyons tous un peu des « Tartarins » ? Je n’entends, certes, pas diminuer nos qualités, mais c’est maintenant à travers l’Angleterre que j’aperçois mes compatriotes et que je les juge différemment. — Et votre projet de voyage en Écosse ? Et ce yacht qui devait vous emmener ? — Abandonné aussitôt que conçu, ce projet. Ma petite fille toussait, et madame Daudet, craignant pour elle l’air de la mer, n’eut pas de peine à me faire renoncer à mes intentions. J’ai parcouru les environs de Londres, j’ai visité Oxford, et me voilà revenu bien fatigué et toujours souffrant. En effet, le maître, au lieu d’être au poste d’honneur : son bureau, était assis sur un canapé, tenant à la main une canne destinée à le soulager dans son impatience de se remuer quand même, tant l’immobilité lui pèse. — Vous souffrez donc beaucoup, cher maître ? — On oublie la souffrance lorsqu’on pense et travaille. C’est la consolation de l’être humain, penser toujours ! Au revoir, me dit-il alors que je me levais. Nous avons parlé de beaucoup de choses au hasard de la conversation ; j’espère que vous en saurez assez pour votre article. ALBERT CELLARIUS À QUI LE FAUTEUIL ? LA SUCCESSION D’ALEXANDRE DUMAS À L’ACADÉMIE À la recherche d’un homme Becque ne puis, Zola daigne, Goncourt suis, Daudet refuse Cet excellent Doucet La croix du pauvre Pendant qu’au Palais-Bourbon on cherche à savoir quel est le ministre qui sincèrement, voulut arrêter Arton, au Palais Mazarin on cherche un candidat qui puisse faire figure dans le fauteuil d’Alexandre Dumas et qui ne soit pas trop en dehors des traditions. Le clan des Burgraves s’est beaucoup démené. Il sentait bien qu’il serait ridicule de faire d’un Georges Ohnet quelconque le successeur de l’auteur du Demi-Monde et de L’Ami des Femmes. Néanmoins, il ne voulait à aucun prix d’un candidat trop accentué, qui pût faire croire au public que l’Académie sortait de ses traditions. Mais qui ? Dans la littérature on ne trouvait point. La politique en ce moment a bien mauvaise réputation. Alors on a cherché dans la musique et la peinture. Les candidats qu’on désirait ont eu le bon esprit de se récuser — du moins jusqu’ici — et Puvis de Chavannes a même fait spirituellement répondre aux interviewers qui sont venus lui demander s’il postulait les palmes vertes. Malgré cet échec, on n’a point désespéré dans les salons académiques, et les douairières continuent à chercher avec dévouement un homme de génie. On est même allé jusqu’au Jockey-Club pour chercher cet oiseau rare. On a bien trouvé un gentilhomme aux prétentions littéraires, mais on a eu peur du ridicule. Le parti des jeunes — ne riez pas, il y a des jeunes à l’Académie — lui aussi, a cherché son candidat. Il y en avait un tout indiqué, celui que Dumas, lui-même, avait avec un courage persistant toujours défendu, Émile Zola, le grand romancier, l’écrivain honoré partout, sauf peut-être à l’Académie. Mais on a réfléchi qu’on irait encore à un échec honorable, mais à un échec, et qu’il était impossible de détacher les quatre ou cinq voix nécessaires à la majorité. Or, on veut, cette fois, non une manifestation platonique, mais un succès. M. Becque M. Becque a posé sa candidature. Il est impossible de nier son talent, disait hier un académicien, intime ami de Victorien Sardou, mais franchement, ce serait en quelque sorte une méchante niche à la mémoire de Dumas, que lui donner pour successeur l’homme avec lequel il s’entendait le moins et qui fut le plus amer contre le grand écrivain qui vient de disparaître. M. Becque écarté, Zola impossible, il fallait chercher dans l’école moderne un homme d’un talent incontesté et contre lequel il n’y eût point, dès l’abord, un non possumus de Mgr Perraud. Goncourt n’en voulant à aucun prix, des chefs de file, des hommes dont la valeur, le talent et l’esprit ne pouvaient être contestés, il ne restait que Alphonse Daudet. Mais Daudet a écrit L’Immortel et ce livre l’a quelque peu brouillé avec l’auguste assemblée. Jusqu’ici, on croyait que l’auteur du Nabab, au fond de son cœur, désirait ardemment une réconciliation. Quelques interviews, dans lesquelles l’éminent écrivain se montra très poli pour l’Académie, témoignant même d’un certain regret pour quelques violences anciennes, contribuèrent à donner à tous cette pensée. Les académiciens qui désirent que le niveau littéraire de l’immortelle assemblée ne baisse pas ont alors pensé qu’il était possible d’avoir Daudet. Dernièrement, M. Victorien Sardou disait très nettement : — Puisque nous ne pouvons encore faire nommer Zola, il nous faut nommer Daudet. Seulement, que diable ! nous ne pouvons lui demander pardon d’avoir écrit L’Immortel ! Toute la question semblait en être là. De quelle façon, honorable pour tous les deux, Daudet ferait-il une sorte d’amende honorable, dont se contenterait l’Académie ? Il n’y a pas d’erreur, à cet égard, les littéraires de l’Académie désiraient à ce point l’avoir, que quelques-uns avaient trouvé la formule. Nous vous savons malade, ont-ils fait dire à Daudet, nous vous dispensons des visites. Mais, pour Dieu ! écrivez ! Chez M. Alphonse Daudet Daudet écrirait-il ? Voilà ce qu’il fallait savoir, et ce que nous sommes allé lui demander. — Vous pouvez dire nettement, nous répond-il, que je n’écrirai pas ! Je ne me suis jamais présenté, je ne me présente pas, et je ne me présenterai jamais à l’Académie. Du reste, il est temps que ce quiproquo finisse. Depuis quelques semaines, parce que j’ai montré une grande politesse pour l’Académie, on a dit : — Quel malin ! C’est son évolution qu’il prépare ! Cela prouve simplement que ceux qui ont écrit ces choses me connaissent mal. On peut renier dans la vie, et la mienne est déjà longue, un moment d’emportement, un, deux, trois articles écrits dans la fièvre d’une inspiration hâtive. On n’a pas le droit de renier un volume de 500 pages, mûrement pesé, mûrement étudié, et écrit dans la calme volonté de son esprit. Je n’ai pas le droit de renier L’Immortel, je n’ai pas le droit d’écrire pour poser ma candidature à l’Académie. Si je le faisais, je perdrais ma propre estime. Je vous prie de le dire aussi nettement qu’il est possible. Je crois bien que c’est à vous-même, qu’en 1884, j’ai déclaré que je ne serais jamais de l’Académie. S’il m’en souvient, c’est dans Le Matin que vous avez transcrit mon engagement. Aujourd’hui, je renouvelle mon billet. Notez qu’il n’y a, dans cette décision, aucun mépris pour l’Académie. Depuis 1884, elle s’est d’ailleurs beaucoup renouvelée ; elle compte maintenant des hommes d’un grand talent, pour lesquels j’ai la plus profonde estime ; et il est très exact aujourd’hui que je suis plus vieux, que je juge les choses de plus loin, et peut-être avec plus de calme, que je regrette quelques-unes de mes ironies anciennes qui ont, paraît-il, fait un gros chagrin à ce pauvre Camille Doucet. Mais je ne regrette pas l’ensemble de l’œuvre. J’ai jugé, en 1884, qu’il n’était pas de ma dignité d’accepter les formalités humiliantes qu’on voulait m’imposer ; il est encore moins de ma dignité aujourd’hui d’accepter une sorte d’amende honorable. Une visite — Vraiment, ils me prennent pour eux, ceux qui s’imaginent que la coupole m’hypnotise. J’avais à peine quarante-deux ans quand il me fut possible d’être de l’Académie. Jules Sandeau était venu à moi, en m’embrassant et me disant : — C’est l’honneur de l’Académie d’ouvrir ses portes aux hommes qui, comme Flaubert, Goncourt, Zola et vous, êtes les rénovateurs du roman moderne. Vous êtes, pour l’instant, le plus facilement académisable. Il faut que nous vous nommions. De son côté, Caro m’écrivait qu’il répondait de 23 voix pour ma candidature. Je consultai mes amis, Goncourt et Zola, dans un déjeuner que je leur offris chez Ledoyen. Goncourt ne m’encouragea pas, mais ne protesta pas. Vous pouvez être même académicien, mon amitié pour vous n’en sera pas moins grande. Zola, au contraire — il faut lui rendre cette justice — il a toujours été conséquent avec lui-même. Zola me dit : — Mon cher ami, il faut être de tout, il faut être de l’Académie. C’est non seulement votre intérêt, mais encore l’intérêt de toute la révolution littéraire, dont alors vous porterez le drapeau. Le jour de votre réception, au moins, nous irons entendre un discours ou l’on parlera de nous, sans en dire du mal. Je me rendis au conseil de Zola et me décidai à faire les démarches indispensables. J’allai d’abord, comme il était nécessaire, rendre visite à Camille Doucet — une visite préliminaire amicale — pas même une visite de candidat. Il me reçut fort aimablement, mais il me fit immédiatement, avec un grand luxe de détails, le saisissant tableau des épreuves douloureuses qu’il fallait traverser avant d’être digne d’entrer dans ce paradis mystérieux qu’on appelle l’Académie. Il me raconta qu’il avait dû, lui-même, frapper onze fois à la porte de M. Dufaure, avant que ce vieil ours daignât le recevoir. Je me vis tout de suite gravissant le même calvaire, et, en une seconde, ma résolution fut prise. Jamais je ne serai de l’Académie et j’écrirai L’Immortel. Alors, très cyniquement, je l’avoue, afin de pouvoir mieux les révéler, je me fis faire par ce brave Camille Doucet l’exposé précis des supplices cochinchinois que l’Académie réserve à ses néophytes. Quelques anecdotes — Vous savez le reste. Mon duel avec Delpit ; l’apparition de mon livre. Il me semble que, si aujourd’hui je consentais à être candidat, je ne pourrais conserver l’estime des honnêtes gens ; toujours est-il, je vous le répète, que je n’aurais plus la mienne, et c’est certainement celle à laquelle je tiens le plus. Alors, du reste comme aujourd’hui, beaucoup de gens, qui me connaissaient bien pourtant, se faisaient d’étranges illusions sur mon caractère, et s’imaginaient, avec ce pauvre Delpit, que très réellement je subissais l’hypnotisme particulier des jeunes littérateurs de ce siècle, dont les yeux ne peuvent perdre de vue la coupole de l’Institut. Ils s’imaginent, les pauvres, qu’on n’est rien si on n’est pas décoré d’abord, et académicien ensuite. Aussi ai-je été assez condamné quand parut L’Immortel ! On essaya même la conspiration du silence. Je ne connais guère que Jules Lemaître qui eut assez de haute indépendance pour parler de mon œuvre comme il fallait. Leconte de Lisle lui-même, qui jadis avait été plein de mépris pour l’Académie, fut féroce quand il s’agit de défendre son futur fauteuil... Moi, j’avoue que je n’ai point la moindre faiblesse pour tous ces hochets. Peut-être vous étonnerai-je, mais ce fut une désillusion pour moi quand je fus décoré. Nous étions à la fin de l’empire, Weiss m’aimait beaucoup et Maurice Richard, le ministre des Beaux-Arts, était un esprit très libéral. Je désirais avant tout ne pas être condamné, pour manger, aux labeurs hâtifs, et je sollicitai une place de sous-inspecteur des Beaux-Arts qui pouvait me garantir le pain quotidien. Un juif, très protégé, fut nommé à ma place, et, comme compensation, on me décora — ce qui pour moi n’était pas du tout la même chose. Pauvre croix ! Je me souviens encore du premier jour où je l’accrochai sur mon uniforme de garde national ! Je faisais partie des compagnies de marche du 96e bataillon de la garde nationale, et nous défilions près de Saint-Denis devant le front de bandière du 5e régiment de ligne, qui revenait avec Vinoy du désastre de Sedan. Je levai mon képi et criai : « Vive la République ! » Tous mes camarades firent de même. Alors sur tout le front des lignards retentit ce cri, qui eut un écho lugubre dans nos cœurs : — Vive la paix ! Mais je me laisse aller à conter des souvenirs... Dites, et c’est assez, que je ne me suis jamais présenté, que je ne me présente pas, et que je ne me présenterai jamais à l’Académie. NON SIGNÉ OSCAR WILDE Les littérateurs demandent sa mise en liberté Notre enquête La libération du prisonnier Plusieurs cloches et plusieurs sons La pétition sera-t-elle signée ? hart labour On a annoncé que le directeur d’un journal littéraire, La Plume, allait prendre l’initiative d’une pétition en faveur d’Oscar Wilde, sur l’initiative d’un poète américain, M. Stuart Merrill. Il s’agit d’obtenir la signature des hommes qui, en France et en Angleterre, se sont fait une célébrité dans la littérature de ce temps. Le journal qui, le premier, a annoncé cette nouvelle, a déclaré qu’on espérait ainsi obtenir une libération anticipée du prisonnier qui en ce moment expie cruellement dans le hart labour (sic) les extravagances de son imagination. Nous avons pensé qu’il serait intéressant de faire à ce sujet une rapide enquête parmi les hommes de lettres français les plus illustres, dont les noms mêmes avaient été prononcés, à propos de cette pétition. M. A. Daudet hésite Nous n’avons pas eu la chance de rencontrer M. Émile Zola, momentanément absent, mais voici ce que nous a déclaré M. Alphonse Daudet : — Avant tout, je désire savoir en quelle compagnie il me sera possible de manifester. Certes, il n’y a pas de douanes au pays des lettres, mais c’est justement pour cela qu’il est indispensable de connaître ses compagnons. Je ne puis, à ce sujet, donner de suite, avec la précision que vous demandez, une opinion certaine. J’ai connu Oscar Wilde, il est venu me voir durant ses voyages en France. C’était incontestablement un homme de talent. Mais sa vie a été répugnante, elle désarme même la pitié. Néanmoins, il y a une longue distance entre le châtiment et la torture. Contre la torture, il est permis à tous de protester. Mais qui peut dire que nos protestations serviront à quelque chose ? Les Anglais n’aiment pas beaucoup qu’on se mêle de leurs affaires. Je crains bien que cette protestation des hommes de lettres français n’aille contre le but même qu’on se propose et n’aggrave au contraire la situation du prisonnier. Oscar Wilde est un malheureux détraqué. J’ai horreur de ses actes, mais à quoi bon aggraver inutilement ses souffrances ? M. Sardou refuse Nous sommes allé ensuite trouver M. Victorien Sardou. — C’est une boue trop immonde, nous a-t-il dit, pour que je m’en mêle, de quelque façon que ce soit. Il vient de la pitié pour ce malheureux. Mais les vices odieux dont nous voyons autour de nous le développement m’indignent. Je ne veux même pas m’occuper une seconde de tout cela. Cela ne nous regarde pas. M. Barrès se réserve C’est ensuite à M. Barrès que nous nous sommes adressé. — J’ai, en effet, connu Oscar Wilde, nous dit-il. Dans un voyage à Londres, j’avais été mis en rapport avec lui par le peintre Burne-Jones et M. Harris, le directeur de La Revue du XIXe Siècle (Nineteenth Century Review). Quand Oscar Wilde vint à Paris, je le reçus avec politesse, et je l’invitai à déjeuner chez Voisin. J’avoue qu’il ne me plaisait pas. Il avait une tournure d’esprit particulière, qui d’ordinaire, chez les commis voyageurs dans la vie vulgaire, se traduit par la recherche des combles. Il avait beaucoup lu Baudelaire et Barbey d’Aurevilly. Je préfère, et de beaucoup, les esprits plus précis. Son procès a été affreux, j’en ai lu tous les détails. Devant la précision des accusations, le malheureux s’est écroulé. C’est un fou, il ne faut pas s’étonner outre mesure de la condamnation qui l’a frappé. Nous ne pouvons nous étonner de la condamnation qui l’a frappé. Mais, si nous admettons le châtiment, nous ne pouvons admettre la torture. Seulement, à quoi peut servir notre protestation ? Nous demandons déjà aux Anglais Arton et Cornélius Herz, que penseront-ils de nous si nous leur demandons encore Oscar Wilde ? Certes, le hart labour est une chose affreuse, mais c’est une affaire anglaise dans laquelle nous n’avons pas à nous mêler. Les Anglais, qui ne veulent pas que le travail des prisonniers fasse concurrence au travail libre, l’ont imaginé pour que les prisonniers ne restent pas inoccupés. Tous les grands écrivains anglais, Dickens notamment, ont protesté contre le hart labour. Cela n’a servi à rien. Serons-nous plus heureux ? C’est douteux. Si réellement la pétition dont on a parlé est soumise à l’approbation des hommes de lettres, je réserve mon adhésion. L’auteur d’Amants signera Nous avons pensé qu’il serait intéressant de clore cette enquête par l’appréciation d’un jeune écrivain. Nous sommes allé trouver celui-là même que le succès vient de consacrer, M. Maurice Donnay, l’heureux auteur d’Amants. — Je ne sais si cette pétition servira à quelque chose, nous a-t-il dit, mais si on me la soumet, je la signerai avec joie, comme jadis j’ai signé la pétition demandant la mise en liberté de Gégout. Je trouvais tout à fait inique qu’on mît en prison les anarchistes. Oscar Wilde est un anarchiste d’un autre genre. Certes, j’ai une horreur profonde pour ce qu’a fait le poète anglais ; mais la société actuelle, en Angleterre comme en France, est-elle donc assez pure pour pouvoir ainsi non seulement frapper, mais torturer celui qui s’affranchit des règles ordinaires ? J’ai une théorie qu’on trouvera peut-être singulière, mais j’estime que la liberté de chacun doit être complète quand elle n’entrave pas la liberté d’autrui. La loi anglaise va plus loin que la loi française ; non seulement elle frappe l’outrage public, mais elle punit le vice. C’est le péché, au fond, qu’on veut punir. Ce serait fort bien si on pouvait nous montrer une société de mœurs absolument pures. Mais on ne nous propose guère pour modèle qu’une hypocrisie parfois répugnante. Je trouve donc qu’il est injuste de faire payer à un seul malheureux toutes les mauvaises mœurs de ce temps. Détraqué Nous avons transmis fidèlement les réponses qui nous ont été faites, et elles semblent prouver que la pétition en faveur d’Oscar Wilde n’aura pas un très grand succès parmi les littérateurs français. NON SIGNÉ 13 août 189513 août 1895 Gil Blas ALPHONSE DAUDET ET LE MONDE POLITIQUE De Ris-Orangis, la station de chemin de fer, à Champrosay, un vieux pont qui traverse la Seine, et duquel on voit dans sa splendeur verdoyante, toute la vallée jusqu’à Corbeil, puis une jolie route ombragée d’antiques peupliers qui grimpe la colline. — La maison de M. Alphonse Daudet ? — Là-bas, à l’entrée du village, à côté de l’église, ce grand toit d’ardoises aux cheminées rouges. Me voici chez l’auteur du Nabab et de Sapho, dans le petit cabinet d’où on aperçoit l’immense jardin, descendant vers le fleuve, qui, tout en bas, semble un large galon d’argent bordant le tapis vert des pelouses. C’est là que Daudet travaille sur un pupitre élevé, que je vois encombré de feuilles de papier couvertes de cette écriture bizarre, un peu tremblée, dans laquelle se révèlent si bien et les incertitudes du poète et la puissance de vision étrange du romancier. La douloureuse maladie nerveuse dont il souffre depuis tantôt dix ans ne l’a qu’un peu amaigri, donnant à ses yeux sombres une flamme si ardente que, par instants, elle inquiète et déconcerte. — Sans doute, mon cher ami, me dit-il, je vais mieux ; mais je souffre encore souvent, et, pour marcher, je suis obligé de m’appuyer sur cette canne. Malgré tout, il m’est arrivé de bénir ma souffrance, depuis si longtemps que je la supporte. Vous ne vous doutez pas de la lucidité extraordinaire que cette tension nerveuse a donnée parfois à mon cerveau, de la puissance d’observation, d’intuition même qu’à certains moments je me suis sentie ! Et puis, j’ai pu si bien étudier la douleur, non seulement sur moi-même mais aussi sur tous les autres souffrants au milieu desquels j’ai vécu, dans les villes d’eaux que j’ai traversées ! Quelles curieuses et passionnantes études sur la douleur ! Car la souffrance, chez chaque être humain, amène un état d’esprit différent, qui varie en quelque sorte selon la profession ou la situation du souffrant. Le prêtre, le soldat, le commerçant ne souffrent point de la même façon... Mais tout cela, c’est pour plus tard, et vous venez me demander sans doute quelques renseignements sur le livre que je fais ? — En effet, car un livre de celui qui a écrit Les Rois en exil est toujours un événement littéraire. — Un soir que j’avais à dîner chez moi Goncourt, Zola, Charpentier et quelques amis — il y a bien longtemps déjà, car c’était vers 1882, s’il m’en souvient — nous causâmes longuement des devoirs de l’écrivain, à propos d’un roman de Zola ou de moi, je ne sais plus au juste, qui venait de paraître et qui soulevait des critiques passionnées. Tout à coup m’apparut, avec une netteté qui me troubla, la responsabilité qui pèse sur les écrivains jouissant de la faveur du public. L’action morale qu’ils exercent est trop grande pour qu’ils puissent oublier en écrivant la puissance qu’ils exercent. Ce jour-là, je me suis promis de ne plus faire un livre sans but. Il me semblait qu’il y avait dans notre société tant d’innocents à venger, tant de puissants à démolir, tant de causes morales si hautes à défendre ! J’ai essayé : c’est dans cet ordre d’idées que j’ai fait L’Évangéliste, pour venger une vieille femme qui était venue me raconter comment des fanatiques lui avaient pris sa fille. La pauvre créature est morte il y a très peu de temps. Quelques amis et moi, nous lui faisions une petite pension. Quand nous l’avons enterrée, sa fille, toujours hypnotisée dans son mysticisme religieux, n’est pas même venue suivre son cercueil. J’avais rêvé de faire un livre comme La Case de l’oncle Tom, le fameux roman de madame Beecher-Stowe. Il y a tant de nègres blancs autour de nous ! Mais je me suis aperçu bien vite que tous les chemins étaient occupés et qu’il n’y avait qu’à prendre la file. Les nègres, d’eux-mêmes, cherchent à s’émanciper, et les causes les meilleures ont trop de défenseurs. J’ai horreur d’imiter les autres, et je suis revenu au procédé simple qui m’avait toujours servi — sans cependant oublier la préoccupation morale dont je viens de vous parler. Mon procédé, vous le connaissez. Je prends un fait de la vie réelle, que j’ai observé, et je le raconte ; il doit porter en lui-même sa morale et son enseignement. Le livre que je prépare, Soutien de famille, débute par la lettre rigoureusement exacte que m’a écrite un pauvre diable pour me léguer le soin de ses enfants, avant d’aller se jeter dans le canal. Mon roman, c’est l’histoire de l’aîné, qui doit faire vivre les autres, et qui, en apparence, a la responsabilité entière de la famille. Tout le monde vient à son secours : chez lui, on le choie, on lui apporte son chocolat dans son lit, pendant qu’au dehors chacun le protège. Il n’a qu’à se laisser vivre, tandis qu’à côté de lui le petit Cendrillon de la maison lutte sans trêve et se dévoue obscurément pour le grand frère, qui a toute la gloire. Voilà, en peu de mots, le canevas du livre. Mais, vous le savez, je n’ai pas oublié en même temps cette préoccupation morale dont je vous parlais. Aussi dans Soutien de famille y a-t-il une peinture, que j’espère fidèle et vécue, d’une chose que tout le monde connaît : la corruption politicienne. J’ai eu le souci de la peindre avec une préoccupation de vérité extrême. J’ai pris le moment où la Chambre est corrompue sans qu’elle le sache encore elle-même et sans que la France s’en doute, le moment où l’argent s’infiltre dans l’entourage de Gambetta — pas jusqu’à lui-même cependant — et vient déposer son virus dans les consciences qu’on croyait les meilleures. — Je comprends que, sur un semblable sujet, il est difficile de vous demander de vous étendre avant l’apparition du livre. Cependant, serait-il possible de savoir s’il est un point particulier qui vous ait spécialement tenté ? — Oui : je me suis efforcé de peindre comme elle doit l’être cette salle des Pas-Perdus du Palais-Bourbon, la veine ouverte par laquelle s’écoule le meilleur du sang de la France, et par laquelle pénètre toute corruption. N’est-ce pas là qu’ils viennent, tous les solliciteurs : villageois ou citadins, curés de campagne ou francs-maçons, soldats, vieillards ou femmes, qui ont une faveur à demander, et que le député doit accorder, sous peine de déchéance électorale ? N’est-ce pas là aussi qu’ils viennent, tous les corrupteurs ? — Y a-t-il dans Soutien de famille une partie dans laquelle vous vous servirez des notes que vous avez prises pendant votre voyage en Angleterre ? — Oh ! peu de chose ! Le séjour à Londres d’un pauvre diable, sans gîte, sans argent, qui, toutes les nuits, marche, marche douloureusement, sans s’arrêter par les rues sans fin, et passe ses journées vautré dans l’herbe haute des Parks, avec sa miche de pain et sa cruche remplie d’eau claire. Mais ce n’est pas tout ce que je suis venu demander à Daudet. Par ce temps de curiosité à outrance, pour le lecteur qui feuillette passionnément le livre de son auteur aimé, il est, avant tout, intéressant de savoir comment ce livre a été fait, comment travaille l’artiste qui a ciselé l’œuvre admirée. — Comment je travaille ? répond Daudet. D’une façon simple, sans règle, sans méthode, au hasard de ma fantaisie ou de mon inspiration. Tenez (et le romancier prend une série de petits cahiers couverts, dans tous les sens, de son écriture fine et serrée), voilà où je note, au moment même, toutes les observations que je recueille, toutes les pensées qui me viennent. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé, au milieu de mes insomnies, de me relever pour venir noter une sensation... En ce moment, j’ai un petit livre italien bien commode, intitulé Penziamentos. Il n’y a qu’une pensée par page. Je remplis le reste, et il m’a été possible d’écrire à l’auteur : votre volume ne me quitte jamais ! Je feuillette le petit carnet et, au hasard, je copie quelques notes qui donneront une idée intéressante du travail qui se fait dans le cerveau du romancier : Importance d’un bon aiguillage au moment où les existences prennent leur direction. Nos carrières d’art pleines de dévoyés, d’affolés, de trains en détresse. L’aplomb de celui qui passe, panache au vent, sûr de la route et ferme sur ses rails. Comme on l’étonnerait en lui disant qu’il ne va pas où il croit aller et qu’il tourne le dos à sa destination ! Tout y est : la pensée et l’image. Vous retrouverez les deux dans le livre de Daudet. Maintenant, une autre observation, plus laconique. Moustache coupée, mystère d’une nature jusqu’ici inexpliquée qui, tout à coup, s’explique. — Vous comprenez, me dit Daudet : on ne s’explique pas la vie d’un homme d’apparence débonnaire ; il est nommé magistrat, il coupe ses moustaches, et toute de suite apparaît une bouche d’envie. Je reprends le petit carnet : X... perd son fils unique de sept ans, ses amours ; huit jours après, je le vois arriver à la salle d’armes dans une grande voiture drapée de deuil. Il m’appelle pour me montrer son costume de tir — velours noir jusqu’au crispin — un véritable personnage de la comédie italienne. Ce personnage-là, vous le reconnaîtrez dans un roman ! Brave homme de commerçant, debout dès cinq heures du matin, ne sachant à quoi se prendre, errant dans la maison et réveillant tout le monde. Voilà comment on fait les bonnes maisons ! Cela suffit au romancier pour évoquer devant ses yeux le type qu’il veut peindre. Puis cette philosophie si vraie : Le pavillon dans l’île où l’on ne va jamais, c’est ce qu’envient tous ceux qui passent, c’est ce qui fait acheter la maison. C’est pour cela que nous l’avons achetée, et nous n’irons pas dans l’île plus que les autres. Ceci, vous le lirez dans Soutien de famille, très probablement : — Il n’y a plus de poisson dans ces verveux, dit l’ancien ministre. — Il n’y en a jamais dans cette saison. — Mais il y en avait l’an dernier, à pareille époque. — Bédame ! Monsieur, l’an dernier, vous étiez ministre. Quand vous veniez, on en mettait pour vous faire plaisir. Cett’ année, vous n’êtes p’us que député. — Quand j’écris mon scénario, reprend Daudet, j’ai tous mes cahiers sous la main. Je n’ai aucun répertoire, mais je sais où trouver tout ce dont j’ai besoin. — Mais quand le scénario est fini ? — J’écris une première fois, puis je corrige moi-même, et je récris sur du papier plié en deux. Cette copie-là, c’est madame Daudet qui la revoit ; elle récrit à côté la phrase qu’elle trouve mal faite. Oui, jamais je n’ai fait un livre sans que ma femme le revît et le corrigeât depuis la première ligne jusqu’à la dernière. Quand elle a tout revu, je dicte sur sa copie à mon secrétaire, et c’est fini. Il y a quelque chose de profondément touchant dans la joie qu’éprouve le grand écrivain qu’est Daudet à bien affirmer que c’est en quelque sorte à la censure de sa femme qu’il soumet ses œuvres. Il ajoute même, en riant : — Par exemple, quand je veux faire la même chose pour ses livres à elle, elle se fâche et m’envoie promener. Et Alphonse Daudet reprend la grosse plume avec laquelle il écrit d’une si fine écriture. — Au revoir, mon camarade, me dit-il. Dans Soutien de famille, j’ai mis en présence un républicain de 48, un homme de l’Empire et un républicain d’aujourd’hui. J’espère que le contraste sera frappant. Les hommes politiques d’aujourd’hui sont arrivés à ne plus croire qu’à l’éloquence. Les principes, le devoir, la patrie, tout cela ne compte plus. Les mots valent par leur sonorité, et non par les idées qu’ils expriment. De notre temps, l’éloquence tient lieu du reste. Vous trouverez beaucoup d’hommes dicendi periti, mais cherchez parmi eux le vir bonus! GANTEAIRE 19 mai 189519 mai 1895 Le Figaro ALPHONSE DAUDET À LONDRES De notre envoyé spécial. Londres, jeudi. Je m’étais déjà dit, en voyant Alphonse Daudet partir pour l’Angleterre : « comme ce serait amusant de suivre le père du Nabab, de Numa Roumestan et de Tartarin chez Dombey and Son ! Daudet, ce rayon de soleil, au pays du brouillard ! Cet amoureux du ciel bleu et des rocs brûlés, parfumés de lavande, à qui la simple vue d’une pelouse normande donne des rhumatismes, le voir traversant les grasses prairies toujours mouillées, puis, dans la fumée de Londres, rêver de bouillabaisse et d’aïoli, et tomber sur le mutton-chop et le roastbeef cru, boire, au lieu du vin doux de Pampérigouste, l’ale amère et le whisky d’Écosse ! Quelle aubaine ! » Mais quand j’appris que Daudet allait se rencontrer dans Albion avec Stanley, il m’eût fallu une discrétion de chartreux pour ne pas me décider à assister à cette rencontre... et je me suis embarqué. Dans le quartier de Piccadilly, Dover Street, Brown’s Hotel, un hôtel confortable dans une rue élégante, c’est là que depuis plus d’une semaine déjà habitent Alphonse Daudet et son aimable famille. Je frappe au n° 36, et une voix connue me répond — Entrez ! J’entre. — Alors, c’est vous ! me dit de sa voix de bon accueil, et le sourire aux lèvres, le maître assis devant une table, en train de décacheter un tas de lettres, pendant que, à l’écart, une jeune et jolie miss, de tenue discrète, tout en interrogeant Léon Daudet sur ses prochains ouvrages, prend des notes sur un carnet. Et, tout de suite, il s’écrie : — Ah ! Si vous saviez quel voyage délicieux nous avons fait là !... Figurez-vous qu’il y a deux choses que j’aime par-dessus tout au monde : la mer et la musique tzigane ; la mer, que les médecins me défendent depuis huit ans d’approcher, — même de loin. Or, embarqué par un temps superbe, je retrouvais sur le bateau l’intense volupté dont j’étais si cruellement privé, et je me laissais aller à la joie profonde de vivre, quand, tout à coup, comme dans un rêve, sortant pour ainsi dire du tréfonds de l’Océan, voilà que j’entends les premiers accords de la marche de Rackowsky, et rrron... rrron... rrron... Parole d’honneur, je croyais rêver... Pas du tout. C’était un doux maniaque de musique, comme moi, un richard qui s’était payé ce luxe de faire accompagner sa traversée par mon orchestre favori. Et pendant tout le voyage j’ai joui de ce double enchantement d’être bercé par la mer et par la plainte délicieuse des violons tziganes. Bon début, n’est-il pas vrai ? — Et depuis ? — Depuis, ça a continué ainsi. J’étais venu ici, non pour me montrer, vous pensez bien, mais pour voir, et aussi pour donner un peu de distraction aux miens que ma maladie et mes travaux retiennent et emprisonnent, pour ainsi dire, autour de moi. Grâce à un ami dévoué et charmant, l’érudit et délicat écrivain Henry James, je peux réaliser mon programme. Il m’aide à éviter poliment les manifestations et les délégations à bannières, les banquets et les réceptions que ma santé ne pourrait d’ailleurs supporter, et ses avis me guident à travers tout ce qu’il y a de curieux et de typique à Londres. Eh bien ! Voulez-vous savoir l’impression première, la plus forte, la plus saisissante que j’aie ressentie en arrivant ici, celle qu’on reçoit, sans analyse, dans la chambre obscure du cerveau, comme un coup de soleil frappe la plaque photographique, qui ne s’efface jamais, et qu’on ne retrouve plus, même à la deuxième vision des choses ? Cette impression pour moi ça été, malgré l’activité énorme et sans égale des rues, du mouvement fantastique des omnibus éclatant de couleurs éperdues, des voitures innombrables, des camions, des charrettes, malgré cette foule sans cesse renouvelée courant dans tous les sens — ç’a été le silence ! Un silence absolu — car le grondement sourd et monotone de la marée n’est pas le bruit — un silence inquiétant, troublant, qui faisait de la vie monstrueuse au milieu de laquelle j’arrivais tout à coup comme le rêve réalisé de millions d’automates taciturnes se mouvant dans un décor de rêve sur un sol de caoutchouc ! Mais que d’autres choses différentes et imprévues ! Tenez, ce pont de Londres, cette masse gigantesque qui, à chaque instant, comme on ouvre une barrière aux passages à niveau, se sépare et s’élève au ciel pour laisser passer les navires ; je regardais cela l’autre jour, cette masse de bois et de fer se désagréger lentement, formidablement, avec les traces des roues de camion et le crottin des chevaux, puis se replier lourdement et reprendre sa place primitive : c’est bien là la plus colossale signification de ce que peut l’effort humain. La caractéristique de Londres est l’abondance, une abondance exagérée, folle. Voyez leurs monuments : il y en a trop. On a la sensation d’une immense boîte de joujoux monumentaux renversée dans une plaine au hasard, pêle-mêle. Tiens, voilà une tour, deux tours, dix tours. Vous aimez les obélisques ? En voilà encore, encore, et des socles, et des statues, et des palais, et des colonnades, et des coupoles, et des clochers et jamais assez grands, jamais assez hauts, jamais assez fastueux ! Avoir feuilleté toute une soirée des albums de Gustave Doré, moyenâgeux et fantastiques, manger ensuite de l’opium, s’endormir là-dessus, et rêver ! Le rêve, ce sera Londres ! Aussi, à distance, Paris m’apparaît-il comme un bijou, très délicat et très artistique ; je pense à l’ensemble harmonieux de ses quais, aux belles proportions du Louvre, au commencement des Champs-Élysées... Oh ! on ne trouve pas cette sensation-là ici ! Assis sur son fauteuil, une canne avec un bout en caoutchouc à la main, Daudet parlait ainsi de sa voix musicale et joyeuse, d’un jet savoureux et abondant ; le teint animé, l’éclat caressant de ses beaux yeux de myope filtrant à travers sa chevelure de saule pleureur. Sa main, tremblante un peu, suivait, en les dessinant, en les modelant plutôt, ses phrases toujours cadencées. — Et les gens, mon cher ! Les gens ! reprit-il. Ce flegme et cette cordialité tout ensemble. J’en connais de charmants, et j’ai ici des amis sûrs et dévoués. Mais tout de même, comme en général ils nous ressemblent peu ! Tenez, l’autre jour, je passais en cab, avec mon fils Léon, dans Piccadilly ; ma voiture allait au pas et je regardais les passants. Je vois arriver de loin un soldat, un horse guard quelconque ; on parle de l’insolence du soldat allemand, n’est-ce pas ? Eh bien, je soutiens que rien n’est comparable à l’arrogance, à l’orgueil vainqueur du soldat anglais. Celui-ci s’avançait sur le trottoir, en plein milieu, droit comme un I, avec sa petite calotte sur le coin de l’oreille, la jugulaire nouée sous la lèvre inférieure, et dans cette emphatique carrure, dans cette tête en plein soleil qui ne sourcillait pas, sur cette face outrecuidante où ne pouvait se lire que du mépris pour le reste de l’humanité, je vis un tel outrage à la modestie, à la douceur civilisatrice, au respect qu’on doit aux autres, que je ne pus m’empêcher de dire à Léon : — Tu vois ce horse guard superbe avec sa badine sous le bras, eh bien, quand j’avais vingt ans, si je l’avais rencontré sur mon chemin, je me serais posé devant lui pour le forcer à obliquer... ou bien je l’aurais bousculé... enfin, je lui aurais cherché querelle, pour lui faire comprendre que je le détestais ! Le maître riait lui-même de sa fureur passée. — C’est vrai ! reprit-il. Je sais bien que ce n’est qu’une sensation et qu’on s’habitue à tout, mais ce tableau-là, vraiment, m’a fait un effet que je n’oublierai jamais. Sautant aussitôt à un autre ordre d’impressions, il continua : — J’étais venu ici comme un monsieur assez mal préparé, qui détestait la race, mais, à présent, malgré l’horrible cuisine de grosses viandes, malgré le thé, auxquels je ne peux pas me faire, je commence à m’apprivoiser. Une chose particulièrement me frappe, c’est la cordialité des gens envers la France, qui se manifeste dans les lettres que je reçois, dans les égards qu’on me témoigne partout où je peux aller, sans mise en scène et sans fla-fla. Je ne vous parle pas des invitations qui nous pleuvent de tous les côtés, et que nous sommes forcés de refuser, de parti pris... Mais le flot augmente et il va falloir filer en Écosse, le plus tôt possible. — Pas sans voir Stanley ? interrompis-je. Vivement, le maître répondit : — Oh non ! J’y tiens trop ! Stanley, savez-vous que c’est le plus grand réservoir d’énergie humaine que je connaisse depuis Napoléon ? C’est un homme que j’admire plus que tout au monde, je crois. Il dînera ce soir avec nous. Voulez-vous venir ? Il ne parle pas beaucoup, m’a-t-on dit... Songez donc ! Cet homme qui a passé tant de jours et tant de nuits sans proférer un mot, dans les solitudes de l’Afrique, pensez-vous ? Sans parler ! *** J’avais accepté, comme bien on pense, l’aimable invitation du maître. J’arrivai un peu avant huit heures, Il y avait déjà là, autour de M. et de Mme Alphonse Daudet, M. Henry James, le très connu écrivain anglais, ami de Daudet ; M. Maxse, amiral de la marine anglaise en retraite ; M. Philipps, un autre écrivain et critique londonien ; M. et Mme Georges Hugo, encore quelques amis très intimes et les deux fils, Léon et Lucien Daudet. On annonça bientôt mistress Stanley, mistress Tennant (sa mère) et Stanley lui-même. Les deux dames, d’une grâce très élégante, Mme Stanley en bleu, Mme Tennant en noir, saluèrent en français très pur. Stanley venait derrière, petit, engoncé les bras ballants, balançant un peu lourdement son buste court sur ses courtes jambes, à la manière des marins ; ses cheveux, séparés par une raie à gauche, sa moustache aux pointes courtes et tombantes sont tout blancs ; la figure est celle d’un homme de quarante-cinq ans. Les yeux gris-bleu, petits, au regard direct et rapide, animent seuls cette figure dont l’expression n’est que sérieuse et froide. Tête de boxeur entêté, aux maxillaires proéminents. Au café, les conversations commencèrent. Daudet, assis sur un canapé, avait devant lui Stanley et sa femme. Il se mit à parler, comme toujours, avec cette verve sans égale, et ce charme auquel personne ne peut échapper. Mme Stanley traduisait à son mari, bribe par bribe, toutes les phrases de la conversation, et c’était un tableau plein de saveur et de pittoresque que le côte-à-côte de ces deux hommes si dissemblables. Je les regardais, de loin d’abord, comme j’eusse regardé un tableau. L’un, Tartarin héroïque qui pendant vingt ans fouilla l’Afrique équatoriale, passa dix fois pour mort, faillit mille fois mourir, tua des nègres, dut être mangé par des cannibales, fonda des colonies qui deviennent des royaumes, représente l’énergie humaine et les qualités d’action portées à leur summum. L’autre, efflorescence suprême de la race latine, reflète dans son regard chaud, tour à tour railleur, pitoyable et tendre, la vie facile des pays heureux. Autant l’un est froid et concentré, autant l’autre paraît avoir du plaisir à laisser libre cours au charme de son exubérance. Daudet dit tout haut son admiration sans bornes pour l’œuvre de Stanley, qu’il a suivie dans ses moindres détails ; pas une ligne signée Stanley qui ne lui soit connue, il a lu et relu tous ses livres de voyage et il cite les épisodes qui l’ont le plus frappé : par exemple, les voix qu’on entendit une nuit autour du camp ; un sauvage, voulant faire croire à un avertissement surnaturel, criait : — Étranger, que viens-tu faire ici ? et une autre voix, partie de l’extrémité opposée de la forêt, répondait en écho, pour donner plus de vraisemblance à la chose : faire ici... ; Étranger, va-t’en ! — Va-t’en reprenait l’écho sur le même ton, atténué à dessein... — Pensez-vous, disait Daudet un peu rêveur, pensez-vous à l’opinion de cet homme sur la vie, à sa conception de l’univers, lui qui mille fois a vu la mort le menacer, qui, chaque fois, le savait et l’avait voulu ! Oh ! disait Daudet s’adressant à Stanley, comme vous avez senti la grandeur des solitudes, et comme souvent dans vos livres vous avez atteint à l’éloquence du poète ! Stanley, les mains sur ses genoux, l’écoutait silencieusement, avec sur ses lèvres un sourire de remerciement à peine dessiné. — Dans mes nuits d’insomnie, reprenait l’écrivain, combien de fois n’ai-je pas pensé à vous, n’imaginant pas de bonheur plus grand pour moi, privé de mes jambes, que de vous rejoindre et de vous suivre ! Et je me disais que vous étiez un de ces hommes prédestinés, un être astré, à qui tout doit réussir ! Oui, explique Daudet, un astre a présidé à votre naissance, vous avez votre étoile ! Stanley, à qui sa femme traduisait mot à mot toutes les paroles de son interlocuteur, secouait négativement la tête avec insistance et répétait : — Non, non ! — Si, si ! insistait Daudet, vous avez l’étoile ! — Non, non, répétait Stanley en souriant placidement. Et, pour la première fois, il parla. Il avait commencé en anglais, mais sa femme l’arrêta et lui dit : — Stanley, parlez français à M. Daudet, vous savez assez. Alors lui, lentement, cherchant ses mots : — Non, non. On peut pas jamais être sûr. Jamais il faut parler avant le bétell (bataille), jamais ! Quand Napoléon a dit : — J’irai Roussie, il n’a pas victoire ; quand Napoléon III a dit : — Irai Berlin, pas été à Berlin. Faut jamais, jamais (et son geste lourd appuyait ses paroles) banquouëtt avant ; après, oh ! oui ; avant, jamais ! Quelqu’un fit allusion à l’ambition de Stanley, de se présenter bientôt comme candidat à la Chambre des communes. — À quoi bon la politique ? disait Daudet. Mme Stanley répondit vivement : — La politique, mais c’est le pain ! Il faut manger ! L’Angleterre est en Afrique, mais comment la conserver ? Comment aussi développer notre commerce ? Voilà ce que M. Stanley peut et doit dire tout haut, à la Chambre des communes et dans la presse ! — Oui, concéda Daudet ; mais c’est qu’au milieu de tout cela, je me sens tellement inutile ! ajouta-t-il en riant. Et ce qu’il y a de terrible dans la politique, c’est l’ingratitude des gens, c’est de se dire : nous allons faire le bien des gens malgré eux, de gens qui nous insulteront après... La conversation roulait maintenant à bâtons rompus. Mme Daudet causait avec les écrivains anglais des modes de Londres, élégantes mais inharmonieuses, de l’ameublement des maisons dont les meubles, très pratiques, avaient l’air de meubler des cabines, et s’extasiait sur la beauté extraordinaire des fleurs : — On en voit partout à foison, disait-elle, à toutes les façades ; à tous les balcons, et des lierres et des glycines ! C’est absolument ravissant. Elle racontait qu’elle était invitée à visiter un club de femmes de lettres et s’amusait à l’avance, mais sans aucune ironie, de cette visite. — Il n’y a qu’en France, remarquait-elle, que la mode est de médire des femmes-littérateurs ! Et je suis enchantée de voir qu’en Angleterre on trouve naturel et légitime que la femme se libère avec son art et sa pensée. Dans le cercle Stanley-Daudet, quelqu’un venait de prononcer le mot : exactitude. À quoi Daudet répondait vivement : — Il n’y a pas d’exactitude ! Stanley, qui avait compris, dit : — Oh ! Pardon ! Si on vous demande : combien de personnes ici ? — Eh bien, moi, homme du Midi, je réponds : cinq cents ! Mais, comme je me connais, je réfléchis et je rectifie à part moi : « Ça veut dire... mettons quinze ! » Tout le monde rit ; Stanley, évidemment un peu dérouté par cette saillie méridionale, rit aussi, mais objecta : — Mais s’il ne s’agit pas de chiffres, si on dit devant vous : ce livre est le plus beau livre... — Eh bien ! s’exclame Daudet, c’est la pédale, cela, c’est l’enthousiasme ! Mais c’est charmant, cette formule passionnée de notre admiration présente ! Quand on dit : c’est la plus jolie femme que je connaisse ! on comprend ce que cela signifie... C’est le Français, cela, et c’est la France ! Que voulez-vous ? Nous sommes ainsi faits, et ces défauts, si cela en est, n’empêchent pas nos autres qualités. Mais ce qui nous manque, par exemple, c’est le Génie conducteur, un homme de notre race qui aurait vos qualités énormes d’initiative, des épaules solides prêtes à supporter le poids des grandes responsabilités. Car nous avons le sang, beaucoup de sang, et un sang valeureux, mais l’homme, l’homme, nous ne l’avons pas... Stanley écoutait, dans la même position, les mains sur les genoux. Sa femme lui traduisait, toujours, de sorte que lorsqu’il avait finalement compris, la conversation avait déjà sauté plus loin. On parla de la guerre, de la peur. Daudet racontait des épisodes de la guerre de 1870 où il fut combattant. Quand il eut fini, Mme Stanley dit à son mari : — Stanley, racontez à M. Daudet un souvenir de la guerre d’Amérique, en français, vous pouvez. — Well, dit Stanley. C’était en 1862, avril, j’étais soldat dans le guerre d’Amérique ; il était un sergent de mon compagnie que moi pas aimer du tout, canaille, vilain, méchant, enfin mon « hennemi ». Ce jour, avril 1862, batelle (bataille) terrible ; dix mille soldats dévant nous, et canons, et fousils, et tout, pif, paf ! (De ses doigts secs frottés violemment l’un contre l’autre en castagnettes, il imite le bruit des pétarades.) Lé commandant dé lé compégné il crie aux soldats : — En avant ! On entendait lé brouit : toc, toc, toc, qu’est-ce qué c’est ? Les balles ils entraient dans les chairs, et les soldats ils tombaient partout. En avant ! crioit lé commandant ; personne pas bougé. En avant ! En avant ! Tout lé monde caché derrière les arbres, ou allongé par terre voulait pas bouger... Alors, mon « hennemi », le sergent, partir le premier, et dire : — Vénez ! vénez !... — Personne pas bougé. — Vénez donc, vénez ! Vous voulez pas ! Eh bien ! jé vais toute seul... — Alors... Ici Daudet interrompt et demande à Stanley : — Vous l’aviez suivi, naturellement ? Et, tout naturellement, Stanley répondit : — Moi ? Non, pas di tout ; moi restais caché derrière l’arbre avec les autres. Alors, quand nous voyons qué lé sergent, loin déjà, et pas toué, tout le monde se lévé, et partir avec le sergent... Oh ! Beaucoup dé coups dé fousil autour dé nous, mais ça fait rien, on était parti, et nous avons gagné le bételle... C’est tout... Stanley s’était arrêté. Nous étions tous suspendus aux lèvres du narrateur, et ce langage franco-anglo-espagnol, par moment un peu nègre — du sabir, remarquait Daudet — avait pris dans la bouche de Stanley une saveur de simplicité et de grandeur extraordinaires, qui nous avait tous frappés. — Alors, interrogea le maître, vous n’étiez plus ennemis, après cette affaire, le sergent et vous ? — Aoh ! Non, répondit gravement Stanley, — contraire, amis, toujours. Il était tard. On se sépara. JULES HURET Mort d’Alexandre Dumas Chez Alphonse Daudet — J’ai, à la vérité, peu connu Dumas, me dit Daudet. Je l’ai rencontré à dîner, souvent, et en particulier chez Labiche, où je me souviens qu’on nous avait mis côte à côte pour que nous fassions feu l’un sur l’autre, et où nous avons passé tout le temps à nous faire des niches. Mais comme tout se rapetisse en face de la mort !... Avec Dumas et Augier, il me semble que les deux grandes lumières du théâtre contemporain se sont éteintes. J’ai déjà eu cette impression au lendemain de la mort d’un autre grand homme, cette impression presque physique d’une éclipse... Il me semble qu’il n’y a plus qu’une demi-clarté, le demi-feu de la rampe pendant l’entracte, et cet intraduisible silence qui, pendant une seconde à peine, contient comme l’étonnement de ce qui vient de finir, et précède la reprise de la vie, l’agitation, les papotages des couloirs. Pendant que tombe sur lui, dans le cercle de l’abat-jour, la lumière sourde et douce d’une lampe qu’on vient d’allumer, Daudet reste pensif une seconde, le front dans sa main pâle et nerveuse, qui bientôt se déplace, bouge, furette sur la table, revient tirer sa barbe qui grisonne. Et dans ses yeux qui ont la douceur brouillée de la myopie, dans sa physionomie toute magnétique d’intelligence, passe en un éclair comme le regret de choses menues et spirituelles, que le causeur aimerait à dire, mais sait taire par bienséance. L’impression particulière que m’a toujours donnée Dumas est celle de la combativité. Je ne pouvais le voir sans avoir aussitôt envie de discuter, de jouter avec ce merveilleux esprit que je sentais comme à l’antipode de mes idées. Ainsi, ce qui chez lui me donnait envie de batailler, c’était sa haine de Goethe. Je n’ai jamais compris comment il pouvait nier Goethe. Et tenez, c’est comme son ignorance de la famille... Ah ! Cela, par exemple, me blessait, moi, dont c’est le côté provincial, ce sentiment du foyer que j’ai toujours gardé et qui s’éteindra avec moi. Dumas ne l’avait pas, lui, il ne comprenait pas la famille ; et c’était là une marque de son parisianisme. Et après un court silence : — J’ai encore le souvenir d’une discussion terrible entre Gambetta et moi, au sujet de Dumas. Gambetta ne pouvait lui pardonner de l’avoir appelé Gaudissart, et moi je trouvais une telle rancune indigne d’un homme de sa trempe. Alors Gambetta : — Fais donc le malin, toi ; j’étais, hier, ton voisin, à une première de Dumas, et tu avais tout le temps ta tête de Christ de campagne. Ah ! tu avais l’air de t’ennuyer ! Eh ! bien, c’était vrai, j’avais, ce soir-là, la tête à l’envers, parce que je venais d’apprendre la mort de ce grand Flaubert, et ce fut la seule fois où, contraint, par nécessité professionnelle, d’écouter une pièce de Dumas dont je devais faire la critique au Journal Officiel, je n’en écoutai pas un seul mot, et demeurai toute la soirée l’esprit absent... Mais je vous parle, je vous parle... Et je m’aperçois que tout cela est bien déplacé à cet instant. Il y a dans cette fabrication à la grosse de couronnes mortuaires, dans cette utilisation hâtive de verroteries funèbres, quelque chose qui choque et gêne la pensée. Vous me comprenez ? Mais Daudet, qui visiblement, a présent à la mémoire quelques traits saillants de Dumas, que son observation subtile a su saisir, ne serait pas le fin causeur qu’il est s’il m’avait laissé partir sans m’en citer un entre cent : — Tenez, pour finir avec toutes ces choses décousues. Une manie que je surpris chez lui, était d’essayer son quatrième acte sur un auditoire. Il vous racontait comme un fait récent de la vie le sujet de sa pièce. Telle femme du monde était dans tel cas. Puis il s’arrêtait : — Et que croyez-vous qu’il est advenu ? Il attendait un instant qu’on répondît. Et je me disais : toi, mon bonhomme, tu cherches ton dénouement ! Mais Daudet s’arrête : — Qu’est-ce que je vous dis là ? Voulez-vous bien vous en aller, vous m’en faites dire de belles ! A-t-on jamais vu ? Vous êtes là, les oreilles ouvertes, et je bavarde ! Non, ces reporters, c’est extraordinaire ! HENRI CLERGÉ Les défenseurs de la femme Sur un article de M. Strindberg De M. Alphonse Daudet, ces trois lignes : — Pour moi, la femme, c'est la mère. Le paradoxe de Strindberg est donc monstrueux. EDMOND LE ROY DAUDET À L’ÉTRANGER CONVERSATION AVEC M. ALPHONSE DAUDET Cette fois, c’est convenu : M. Alphonse Daudet va traverser la Manche. Que de fois, cependant, n’a-t-on pas fait courir ce bruit ! Pour notre part, nous l’avons entendu si souvent que nous avons voulu en avoir la confirmation de la bouche même du principal intéressé. Nous trouvant, hier, chez l’éminent écrivain, nous l’avons interrogé à ce sujet : — Mais oui, c’est exact, nous répond M. Alphonse Daudet. Je me suis enfin décidé et je pars dans un avenir très prochain. Ce n’est pas un voyage d’agrément que je vais faire, c’est un voyage d’étude : toute une partie du livre auquel je travaille en ce moment, Soutien de famille, se passe à Londres. J’ai voulu, puisque cela m’était relativement facile, vivre pendant quelque temps dans le milieu où vont se mouvoir, à un certain moment, quelques-uns de mes personnages. On me dit que Londres est une des villes les plus curieuses du monde. Je ne suis pas fâché d’en vérifier l’exactitude. Et puis, il y a une sensation toute neuve a éprouver. C’est tentant, avouez-le, surtout si cette sensation est telle que je la souhaite pour mon livre. Ce voyage me séduit d’autant plus que je n’aurai à m’occuper de rien. Mon excellent ami Henry James s’est mis a ma disposition avec une obligeance infinie. Il va tout disposer, tout préparer en vue de notre séjour qui promet ainsi d’être des plus agréables. Car je n’ai pas besoin de vous dire que je pars avec ma femme et mes enfants. Combien de temps resterai-je à Londres ? Je n’en sais rien. Ce que je puis vous dire, c’est que j’accepterai le moins d’invitations possible. Je veux bien voyager et me distraire, mais non point me fatiguer. Mes amis le comprendront du reste. Et puis — c’est que je ne vous ai pas tout dit — après ce séjour à Londres, j’irai visiter l’Écosse. Voir les lacs d’Écosse ! Un rêve que je caresse depuis de longues années. *** — Ce sera une vraie fête pour vous que ce séjour que vous ferez chez nos voisins, car vous y êtes fort apprécié, puisqu’on vous y a surnommé le « Dickens français ». — Bon ! voilà que vous allez me parler de Dickens, vous aussi ! J’ai la plus haute estime pour le célèbre romancier anglais, cela va sans dire, mais voyez-vous une analogie si frappante entre l’auteur de Pickwick et de David Copperfield et l’auteur de Fromont jeune et Risler aîné, du Nabab, des Rois en exil, de Sapho et de L’Immortel ? Je veux bien qu’on se soit souvenu de Dickens en lisant Le Petit Chose et même en lisant Jack ; mais, comme je l’ai déjà dit, un écrivain consciencieux n’a rien à répondre a cela, sinon qu’il y a certaines affinités intellectuelles dont on n’est pas responsable. Comme Dickens, j’ai une tendresse infinie pour les disgraciés et les pauvres, les enfants qui ont eu à lutter contre les misères et les tentations des grands centres. Comme lui, j’ai eu à combattre l’adversité tout jeune et à gagner mon pain avant seize ans. C’est peut-être là notre plus grande ressemblance. Voulez-vous que je vous dise la vérité ? Je n’ai lu Dickens que très tard. Je me souviens de ma surprise et de mon grand chagrin quand, en racontant la trame de Fromont jeune et Risler aîné à André Gill, j’appris de ce dernier que mon type de Désirée Delobelle rappelait beaucoup une héroïne de Dickens dans L’Ami commun et qui, coïncidence curieuse, était infirme comme elle et comme elle habilleuse de poupées ! Et je n’avais pas encore lu une seule ligne du romancier anglais ! Je n’écrivis pas moins mon livre. L’accueil bienveillant qu’on fait a mon œuvre depuis quelque temps en Angleterre est-il dû à cette parenté d’esprit qui a existé entre Dickens et moi ? Je ne le pense pas, car cet accueil favorable ne date que depuis fort peu de temps, deux ou trois ans à peine. Et c’est par les petits côtés que j’ai fait mon entrée chez les Anglais, par mes contes. La raison en est bien simple. Mes contes sont chastes. Les jeunes filles peuvent les lire. C’est donc par la famille que je me suis peu à peu imposé à l’attention bienveillante du public anglais. *** En Amérique, cette implantation s’est produite d’une façon bien plus rapide. Mais, détail singulier, c’est par les Allemands que la chose s’est faite. Vous savez que les États-Unis sont peuplés d’Allemands et que beaucoup d’Américains du Nord sont de race germanique. Or, l’Allemagne est peut-être le pays où mes livres ont été accueillis jusqu’ici avec le plus de curiosité. Et cela, dès la première heure. J’ai reçu de Berlin, de Leipzig, des études tout à fait singulières et très fouillées sur mon œuvre, où on racontait des détails d’ordre secondaire sur ma vie, que je croyais parfaitement inconnus. Tout cela très bienveillant d’ailleurs, bienveillant jusqu’à mettre sur le compte d’un patriotisme « très compréhensible » ceux de mes contes relatifs à la guerre, où je dis leur fait à nos voisins d’outre-Rhin. D’ailleurs, j’ai retrouvé cette sympathie dans la plupart des pays du monde. Il n’en est pas tout à fait ainsi du Midi. L’Italie, par exemple, est un des pays où on me lit le moins. Mais je me rattrape en Espagne. N’est-ce pas curieux ? À propos de l’Espagne, voici une aventure assez bizarre qui m’est arrivée tout dernièrement et dont l’origine remonte d’ailleurs à deux ans. C’était à l’époque de l’Exposition de Chicago. Un jour, je reçois d’Espagne une lettre d’un monsieur qui, se disant fort riche et très épris de mon œuvre, me propose de me conduire à Chicago dans son yacht, un yacht aménagé comme un transatlantique, qu’il met à ma disposition et à la disposition de ma famille. Je n’aurai à m’occuper de rien, me dit-il. Tout sera à ses frais. Le yacht me déposera au seuil même de l’exposition, que je visiterai comme bon me semblera. Et le retour se fera dans les mêmes conditions. Tout cela, le plus sincèrement et le plus honnêtement du monde, avec des indications et des renseignements sur lesquels il n’y avait pas de mécompte possible. Avouez que c’était tentant ! Je refuse. Il va sans dire que je refuse avec toute la politesse et toute la courtoisie qu’on doit à un homme qui vous fait une pareille proposition. L’Exposition de Chicago a lieu et je n’entends plus parler de mon Espagnol. Je ne songeais même plus à cette curieuse aventure lorsque, il y a deux mois à peine, au moment où allait paraître La Petite Paroisse, je reçois une nouvelle lettre du richissime Espagnol qui me fait une nouvelle proposition, et celle-là encore plus singulière : — Voulez-vous me dédier votre roman ? m’écrit-il. Je vous paie cette dédicace cent cinquante mille francs. Qu’auriez-vous fait à ma place ? Je vous avoue que j’ai hésité ; pas longtemps, mais enfin j’ai hésité. Pensez donc, cent cinquante mille francs ! Un beau denier ! Huit jours après, le livre paraissait sans dédicace. J’ai raconté l’aventure à des amis, qui l’ont racontée à leur tour. Un d’eux m’a rapporté ce mot charmant. On discutait entre gens de lettres sur la réponse à faire à une pareille proposition : — Entre nous, fit quelqu’un, Daudet a poussé la délicatesse un peu loin. Cent cinquante mille francs ! Est-ce qu’on ne pourrait pas avoir l’adresse ? PAUL ROCHE 6 janvier 18956 janvier 1895 L’Écho de Paris LES ROIS EN EXIL La mort du roi de Naples, François II, survenue ces jours derniers, a fourni l’occasion de reparler du roman de M. Alphonse Daudet, Les Rois en exil. On a dit et répété que François II avait servi de modèle au grand romancier pour son principal personnage, Christian II, le roi détrôné d’Illyrie. Après avoir feuilleté à nouveau le joli volume de la collection Guillaume, je suis allé demander à M. Alphonse Daudet ce qu’il y avait de vrai dans cette assertion. Le maître me reçoit dans son cabinet de travail, derrière son bureau encombré de livres et de brochures. Je lui expose le motif de ma visite. M. Daudet paraît quelque peu surpris. — C’est bien loin, tout cela, me dit-il ; mon roman a paru en 1879, et, depuis, ma mémoire peu fidèle en a quelque peu oublié les détails. Cependant je puis vous dire que si François II de Naples m’a servi de canevas pour mon roman, le personnage de Christian II est loin d’en être le portrait. Je ne fais pas de roman historique. Je prends mes types un peu partout et je les façonne à ma convenance. J’étudie, j’observe, car je ne veux rien inventer, je retiens de chaque sujet ce qui me paraît utile, je rapproche tous ces morceaux ; à l’un je prends la bouche, à l’autre le nez, à un troisième les yeux, et je forme ainsi mes principaux personnages. Dans Les Rois en exil, j’ai voulu peindre un monde qui s’en va, les rois selon l’ancienne mode, avec la rigoureuse étiquette des cours moyenâgeuses. Il m’a paru intéressant de mettre les inflexibles règles de cette étiquette aux prises avec la vie moderne surtout la vie de Paris. C’est pourquoi il me fallait un roi enclin à la « noce », avide de plaisirs. Or, ce n’était pas là le tempérament de François II qui a toujours été un homme austère. J’avouerai que les escapades de certain prince espagnol, dont les bijoux ont fait maint voyage au Mont-de-Piété, m’a servi quelque peu de modèle pour mon roi Rigolo qui envoie ses ouistitis P. P. C. Quant à la scène de l’abdication, je l’ai racontée — je puis le dire maintenant — d’après un récit qui m’a été fait par le duc Decazes de l’abdication du roi d’Espagne durant son exil. Ce qui a surtout fait croire que le personnage de Christian était copié sur le roi de Naples, c’est que celui-ci a réellement été l’objet d’une offre d’argent en échange de son renoncement au trône. J’ai vu là un fait intéressant qui pouvait faire le fond d’un beau chapitre. Et puis il y a l’épisode du siège de Raguse, qui n’est autre que le siège de Gaète soutenu par François II et sa femme. Celle-ci, par les renseignements intimes qui m’ont été fournis sur son compte, ne pouvait guère convenir à mon personnage de Frédérique que je voulais mettre en opposition avec celui de Christian. Mais comme, je vous le répète, je n’invente rien, on pourrait facilement reconnaître dans la reine d’Illyrie une princesse de Hanovre. Il n’est pas jusqu’au Ruy Blas de cette reine détrônée, l’étudiant Élysée Méraut, que je n’aie pris sur le vif. Méraut a réellement vécu ; je l’ai connu, au quartier Latin où sa renommée d’orateur était grande ; jeune encore, il a été appelé a la cour d’Autriche pour y faire l’éducation d’un prince ; mais la vue de toutes les compromissions, de toutes les lâchetés qui signalent la fin d’une race et d’un principe, le principe du droit divin qu’il défendait, l’eût vite dégoûté ; il revint à Paris où il est mort. Son frère l’a si bien reconnu dans mon roman qu’il est venu me remercier de l’honneur que j’avais fait à sa famille, disait- il. En somme, pour en revenir à François II, ce prince ne m’a servi que vaguement de modèle, ou plutôt de sujet ; mais ce que je puis vous affirmer, c’est la véracité des détails, l’exactitude dans les moindres descriptions ; je n’ai voulu rien imaginer pour peindre un monde où l’étiquette jouait un si grand rôle que la forme d’une table, la position d’un tabouret devenaient questions de haute importance. Vous n’êtes pas sans connaître ce fait qui donne une idée précise de l’inflexibilité de l’étiquette : Charles X, pendant sa fuite, refusant de prendre son repas parce que la table où il était servi ne permettait pas de lui attribuer une place d’honneur. François de Naples avait gardé ces mœurs, ce respect de l’étiquette ancienne ; à ce point de vue, il était toujours roi, le modèle des rois... en exil. En quittant le Maître, je songeais, malgré moi, aux aventures de ces souverains errants qui se sont montrés incapables de soutenir ce grand rôle qui les dépasse, les écrase tous, comme ces armures Moyen-Âge restées dans les vieilles salles d’armes pour humilier nos épaules et nos poitrines étriquées, et qui s’en vont mourir un peu partout, le plus souvent d’une de ces maladies étranges et sans nom qui résument l’épuisement d’un sang et la fin d’une race. P. CIAIS RETOUR DE LONDRES UN ENTRETIEN AVEC M. ALPHONSE DAUDET Voyage interrompu Trop de célébrité nuit Faubourg Saint-Germain d’outre-Manche Jugement par comparaison Vivent les Parisiennes ! M. Alphonse Daudet est rentré de Londres lundi soir, à sept heures et demie. Ce retour subit et que rien ne faisait prévoir a produit une certaine émotion parmi les amis et les admirateurs de l’illustre écrivain. On craignait quelque accident fâcheux, quelque mauvaise nouvelle et, bien que de temps à autre nos confrères anglais eussent pris le soin de nous tenir au courant des faits et gestes de leur hôte, nous n’avons été complètement rassurés qu’en pénétrant, hier, dans le cabinet de travail du maître, où nous l’avons trouvé en excellente santé, et d’humeur fort gaie, quoique légèrement fatigué de son voyage. M. Daudet nous fait asseoir en face de lui et, sans nous laisser le temps de lui poser une question, nous raconte avec beaucoup d’amabilité les causes qui ont précipité son retour. — Nous devions, dit-il, quitter Londres, et nous rendre en Écosse dans un yacht que j’avais frété ; cette promenade le long des côtes, avec escales dans les principaux ports, promettait d’être très intéressante et me réservait, à moi en particulier, qui n’avais jamais mis le pied en Angleterre, des surprises et des impressions dont je me réjouissais fort, lorsque subitement ma petite fille a été prise de violents maux de gorge. Nous embarquer dans ces conditions devenait difficile et désagréable ; ou bien nous aurions dû nous résigner à ne jamais mettre le nez dehors et à vivre quinze jours au fond de nos cabines ; ou bien il aurait fallu gagner l’Écosse en chemin de fer et par conséquent renoncer à tous les charmes du voyage projeté. Vous savez, de plus, que dans ces pays de montagnes la saison n’est guère favorable aux excursions et aux promenades avant le 15 juin ; en attendant, il aurait fallu vivre à l’hôtel et on nous avait prévenus que les hôtels d’Écosse étaient loin de réaliser le confortable, même le plus élémentaire. Une troisième alternative se présentait à nous : rester à Londres et y attendre le rétablissement de ma petite fille... — Et pourquoi n’avez-vous pas choisi cette alternative, mon cher maître ? — C’est que le séjour à Londres m’était devenu insupportable. L’envers de la gloire — Malgré toutes les précautions que j’avais prises pour demeurer dans mon coin et pour me concentrer uniquement dans l’observation des choses nouvelles que j’étais venu voir et étudier, dès qu’on a su que j’étais à Londres, une foule de reporters, munis tous de lettres de recommandation, ont assiégé mon antichambre ; leur amabilité et leur insistance me mettaient dans l’obligation de les recevoir. Quand ils sortaient de chez moi, c’est à peine s’il me restait le temps de dépouiller la nombreuse correspondance que je recevais journellement et qui se composait presque exclusivement de lettres d’invitation à des dîners, à des soirées, à des lunchs, à des concerts, à des garden-parties... que sais-je encore ? Tous les soirs, il me fallait mettre mon habit et ma cravate blanche, courir de l’un chez l’autre et sourire à tous. Je n’avais passé le détroit que pour me retrouver dans un nouveau faubourg Saint-Germain ! — Mais toutes ces relations, toutes ces marques de sympathie, nous pouvons dire d’admiration, ont dû flatter votre légitime amour-propre ? — Je vous avoue, sans ambages, que j’ai été aussi surpris qu’heureux de rencontrer à Londres, où je me croyais tout à fait ignoré, la célébrité réservée aux hommes connus. Je savais fort bien qu’en Allemagne je jouissais d’une certaine réputation ; car cette réputation se traduit annuellement par la vente d’un grand nombre d’éditions de mes œuvres, pour lesquelles je touche de respectables droits d’auteur. Mais en Angleterre, où la protection littéraire n’existe pas, on a traduit, remanié, illustré, popularisé mes œuvres sans que jamais j’en aie rien su, et, je vous le répète, mon étonnement a été grand en constatant que j’étais lu et connu autant en Angleterre qu’en Allemagne et en France. — Alors, vous n’avez guère eu le loisir de recueillir des notes suffisantes pour nous faire espérer l’apparition d’un nouveau volume ? Tout au moins la fréquentation de la haute société anglaise vous a-t-elle fourni matière à un roman, à des nouvelles ? Un livre prochain — Certes ! je me propose bien de réunir mes impressions et de les soumettre au public. — Peut-on, sans crainte de déflorer votre sujet, vous demander ce que vous pensez des Anglais ? — Je les ai surtout jugés par comparaison, et ce que je n’ai pas osé leur dire, de peur d’être taxé de flagornerie, je vous le dis à vous. Le peuple anglais est un peuple merveilleux, et j’ai souffert horriblement en constatant sa supériorité sur le peuple français. Les Anglais, moins bien doués que les Français, moins intelligents, moins habiles, ont, outre leur sens pratique, un orgueil et une volonté qui les font réussir partout où nous échouons ; le Français se dégoûte vite de tout, et les aptitudes extraordinaires dont il est doué, il ne les utilise que pour se faire du tort. Savez-vous à quoi j’ai pensé en comparant l’Anglais et le Français ? Je me suis représenté ce dernier comme un bel enfant qui s’amuserait à se défigurer en s’arrachant un œil, en se brisant une dent, en se cognant le nez contre un mur. — Et les femmes ? — Ah ! nous répond le maître avec un sourire de satisfaction, cela c’est une autre affaire. Je ne crois pas qu’on puisse comparer aucune femme à la Française ; mais, à coup sûr, ce n’est pas l’Anglaise qui lui fera jamais du tort. Sévère, mais juste — Non seulement elle n’est pas belle et n’a rien de séduisant dans sa forme physique, mais elle n’a ni goût ni élégance. L’Anglaise que vous rencontrez à Paris dans les voitures de l’agence Cook, celle que vous frôlez dans les musées avec ses lunettes, son chignon plat et ses grands pieds, ne diffère en rien de la grande dame anglaise avec laquelle vous vous trouvez dans les salons, sur le turf ou dans les théâtres. En débarquant à Paris lundi soir, j’ai éprouvé un véritable sentiment de plaisir en considérant nos jolies Parisiennes, avec leurs toilettes ravissantes qu’éclairaient des rayons de soleil inconnus à Londres. Et je les préfère à toutes les Anglaises, quand bien même celles-ci sont plus sérieuses, lisent davantage et dépensent moins ! — Enfin, cher maître, avez-vous profité de votre séjour dans le Royaume-Uni pour apprendre l’anglais ? — Je crois bien ! Hier, en descendant de mon wagon, j’ai dit pour la première fois yes. Qui ne reconnaîtrait, à cette réponse, l’aimable historien des Tartarins de Tarascon ? NON SIGNÉ 27 février 189527 février 1895 Le Gaulois GONCOURT ET DAUDET C’est M. Alphonse Daudet qui parlera après-demain, au nom des amis, au banquet offert à M. de Goncourt. Nul n’est mieux qualifié que l’auteur de La Petite Paroisse pour cette aimable tâche, car l’amitié qui unit les deux écrivains est devenue célèbre. Nous trouvant, hier, chez M. Alphonse Daudet, nous avons demandé au maître de nous raconter comment il fit la connaissance de M. de Goncourt. — Au Théâtre-Français, nous dit-il, à la cinquième représentation d’Henriette Maréchal. Jamais je n’avais assisté à un tumulte pareil. Les sifflets étaient partis, dès le lever du rideau, sur Les Précieuses ridicules qu’on prenait pour le prologue écrit par Gautier. Indignés, nous ripostions, mes amis et moi, par des applaudissements vigoureux. Je me vois encore dans une troisième loge faisant un vacarme de tous les diables et attirant les regards par mes cheveux en désordre et ma veste d’argent, car je portais une veste en argent, éclatante sous les lumières. C’était mon gilet rouge à moi. Il faut vous dire que j’avais alors vingt-cinq ans. Le comte d’Osmoy, celui-là même qui vient de mourir à Nice, un ami des Goncourt, occupait une loge de balcon avec des personnes de sa connaissance. Parmi ces personnes, se trouvait une jeune fille dont l’œil se divertissait aux éclats mouvants de ma veste en métal. Elle interrogea d’Osmoy à mon sujet, non sans quelque inquiétude pour ma raison. D’Osmoy lui dit mon nom, car j’étais connu de quelques-uns, ayant fait déjà représenter un acte au Théâtre-Français : L’Œillet blanc. La jeune fille s’appelait Mlle Julia Allard. Elle est devenue Mme Alphonse Daudet. Dans un entr’acte, on me proposa de me présenter aux Goncourt. Je me rendis au foyer des artistes où les deux frères se tenaient tout seuls, pâles et défaits sous la lumière des lustres, muets de surprise devant ce déchaînement de colères. Et comme ils me serraient les mains, pleins de gratitude : — Mais qu’est-ce que nous avons donc fait pour être traités de la sorte ? demanda Edmond de Goncourt. Je répondis par une étreinte de la main, encore plus forte, encore plus cordiale, qui voulait dire : « Ne craignez rien, nous sommes là ! » Ah ! la jeunesse ! Mais, malgré mes illusions d’alors, je ne me doutais pas que j’étais destiné à nouer, dix ans après, avec l’aîné des deux frères, une amitié qui allait être une des grandes joies de ma vie. On sait qu’Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet se retrouvèrent chez Gustave Flaubert. G. 31 août 189531 août 1895 Le Figaro COURRIER DES THÉÂTRES Le Comité formé pour l’érection d’une statue à Florian a pensé, pour la soirée à bénéfice qu’il organise à l’Odéon, à remonter L’Œillet blanc, de M. Alphonse Daudet. Nous avons demandé au poète des Amoureuses ce qu’il y avait de certain dans cette nouvelle. — Mais, je ne sais rien, nous a répondu M. Alphonse Daudet. Je ne sais absolument rien. L’on ne m’a rien demandé. Tout ce que je sais, c’est que je songe à faire reprendre ce petit acte par la Comédie-Française. Mais s’il est repris, il ne le sera pas tel quel. L’Œillet blanc, en effet, a une histoire, encore inédite, et si vous le voulez, je vais vous la conter. Et M. Alphonse Daudet nous conta l’histoire de L’Œillet blanc. Cet ouvrage est de MM. Alphonse Daudet et Ernest Lépine. Lorsque les auteurs, en 1863, l’eurent achevé, ils le présentèrent à la Comédie-Française sous le titre suivant : Le Lys. La censure supprima ce titre et proposa celui de : Le Dahlia. Alphonse Daudet préféra intituler sa pièce L’Œillet blanc, la censure accepta. Mais ici, nouveaux ennuis. On connaît le sujet de la pièce. Un jeune marquis émigré a promis à une comtesse de lui rapporter un œillet blanc de France. Il passe la mer, vient en France, est découvert par la fille d’un conventionnel qui le sauve. Dans le principe, la pièce n’était pas aussi simple que cela, et le petit marquis n’était pas sauvé. Après que la fille du conventionnel l’avait fait échapper, on entendait un coup de feu. L’émigré venait d’être tué en sautant par-dessus une muraille. On le rapportait en scène, baigné dans son sang, et tout à coup la fille du conventionnel se penchait sur lui pour voir si tout était fini et, le voyant mort, se redressait, bouleversée, et criait Vive le Roy !... Et le rideau tombait. Ce cri de : Vive le Roy ! qui était presque synonyme de : Vive l’amour ! dans la pensée des auteurs de L’Œillet blanc, le directeur de la Comédie-Française exigea sa suppression. On dut donc modifier tout le dénouement. M. Alphonse Daudet a l’intention, si on lui demande de reprendre L’Œillet blanc, de lui restituer sinon son titre primitif, du moins son premier dénouement. Il n’autorisera, sans cela, aucune reprise. À la Comédie-Française, en 1865, L’Œillet blanc fut créé par Mlle Ponsin (Virginie), Mme Victoria Lafontaine (le marquis), M. Maubant (le conventionnel), M. Coquelin cadet(Vincent). La pièce était signée Alphonse Daudet et Ernest Manuel. Ernest Manuel, c’était Lépine, et Lépine c’était aussi Quatrelles, le spirituel écrivain de Un An de règne, mort voici un an. GEORGES BOYER 8 décembre 18958 décembre 1895 L’Écho de Paris ALPHONSE DAUDET ET L’ACADÉMIE Que le souhait formé par notre confrère se réalise ou non, qu’Alphonse Daudet persiste dans sa répugnance de la cuisine pré-académique ou que, au contraire, il cède un jour à la crainte de paraître boudeur ou grincheux, — quoiqu’il en advienne, personne, le maître y compris, ne saurait qu’applaudir à la façon discrète dont le rédacteur des Débats vient d’indiquer combien l’opinion serait heureuse, au lendemain de la mort de Dumas, de voir l’auteur de L’Immortel et ces immortels mêmes se tendre la main pour le seul amour des « bonnes lettres ». Ce qu’en dit Daudet ? D’abord, que cet article vient d’être pour lui la cause d’un assez piquant malentendu. Avant-hier, en effet, sitôt paru le numéro du journal en question,— que Daudet n’avait pas lu,— visites imprévues et successives, rue de Bellechasse, de plusieurs académiciens et d’un candidat, Émile Zola, particulièrement intrigué par la nouvelle. Les conversations sur l’Académie vont leur train, les allusions à l’article des Débats fourmillent, et le Maître, pensant qu’on veut parler d’un autre article du même journal touchant le succès récent de La Petite Paroisse en Allemagne, de répondre de son mieux, mais de façon forcément indirecte, aux insinuations. Si bien que les visiteurs se sont retirés certainement frappés de la réserve calculée et de la dissimulation de leur confrère et que Daudet, connaissant enfin la nouvelle, a dû écrire notamment à son ami Zola pour effacer l’impression d’hypocrisie qu’il avait dû donner. — Et, me disait-il, ai-je bien réussi à me disculper ? On en pourrait douter quand on connaît bien l’état d’esprit de ces hommes pour qui « refuser d’entrer à l’Académie » constitue l’acte le plus incompréhensible, sinon le moins sincère, qui se puisse rêver. J’ai failli autrefois me brouiller à ce propos avec Pailleron qui, un jour, — nous faisions ensemble, je m’en souviens, une partie de billard, — me soutint mordicus qu’il était impossible que je fusse guidé par un autre sentiment que la crainte d’un échec. C’est chose inouïe, voyez-vous, que la hantise de l’Académie pour certains esprits, même les plus grands, et non seulement quand ils veulent en être, mais aussi lorsqu’ils se croient sollicités par quelque candidat éventuel : — tenez, Dumas fils, lui-même, m’en donna il y a quelque quinze ans un singulier exemple. Le soir même de l’élection de Cherbuliez, il m’avait dit : — Quand on songe, mon cher Daudet, que, sur une simple lettre, c’était vous qui entriez aujourd’hui à l’Académie ! Et ce n’est pas moi seul qui vous le dis : c’est l’Académie entière qui vous parle par ma bouche. Trois semaines après, nouvelle vacance, nouvelle élection en perspective ; on parlait beaucoup de ma candidature... que je n’avais jamais posée du reste. Je me rendis à une soirée que donnait Pierre Véron et où les académiciens étaient nombreux. Eh bien ! si je vous disais que je ne pouvais me diriger vers l’un d’eux sans le voir s’enfuir précipitamment en face du solliciteur supposé. Ce que je me suis amusé ce soir-là à en pourchasser de la sorte une demi-douzaine !... J’aperçus enfin Dumas ; je ne m’étais pas plutôt approché, ne songeant guère, je vous assure, à parler de l’Académie : — Mon cher ami, s’écrie-t-il, je regrette, mais je vote pour Jules Verne ! — Ça me fait grand plaisir, je vous assure, répondis-je ; seulement, je ne savais même plus qu’il y eût un fauteuil vacant à l’Institut. Et le mot du père Labiche pour qui je fis, à la prière d’Augier, dans mon feuilleton du Journal officiel, un panégyrique non moins officiel qui le bombarda académicien — et qui, me rencontrant plus tard en temps d’élection aussi, vint de lui-même au-devant de moi pour me souffler mystérieusement, avant que j’eusse le temps d’ouvrir la bouche : — Un conseil, mon ami ; faites-vous désirer ! C’est tout bonnement superbe ; mais on ne comprend que trop que Daudet n’ait guère été mis en appétit académique par cet avant-goût peu engageant. Il ne manquait plus à cela que le singulier Dialogue des Morts que publia Albert Delpit et qui lui valut de la part de Daudet, outragé, un magistral coup d’épée, et qu’une visite faite par hasard à Camille Doucet, — dans laquelle ce brave « homme d’affaires » expliqua qu’il fallait savoir revenir jusqu’à onze fois chez un même immortel, comme lui-même l’avait fait autrefois chez Dufaure sans être seulement reçu, — il ne manquait plus que cet odieux tableau pour écœurer complètement l’auteur de Numa Roumestan et le décider à écrire aux journaux une lettre, préface de L’Immortel, où il déclarait qu’il « n’était pas, qu’il n’avait jamais été, qu’il ne serait jamais candidat à l’Académie française ». L’Immortel en personne vint ensuite, plein de documents vrais fournis par un académicien peut-être heureux, au fond, d’enferrer son ami Daudet. — Ça m’a vraiment soulagé à cette époque-là, m’affirme le maître, et j’avoue que j’ai dépeint le brave Doucet avec une cruauté telle que le pauvre homme en a patronné du coup la candidature de Zola, croyant me faire pièce, alors que je souhaite au contraire de tout mon cœur le succès de mon confrère. Vous voyez, je ne cache pas les véritables sentiments qui me guidèrent alors. Aussi me croirez-vous sincère quand je vous affirmerai que je trouve l’Académie bien changée à son avantage depuis dix ans. Quand je songe à la façon dont fut faite l’élection de Loti, venu dîner chez moi un soir que j’avais une première à l’Odéon,— l’idée en surgissant dans mon cerveau, à table même, la lettre rédigée au premier entracte, recopiée par lui au second, expédiée au troisième, l’élection accomplie un mois après, — quand je vois admis à l’Institut plus d’un jeune talent, plus d’un esprit libéral, quand je pense aussi qu’on n’a plus le désavantage d’avoir « affaire » à M. Doucet. — eh ! je suis bien obligé de reconnaître qu’en dix ans les choses ont changé en mieux, au Palais Mazarin... — Alors ?... — Alors, je me dis que mon vieil ami de Goncourt a plus de soixante-dix ans, qu’en effet le fauteuil vide de Dumas réclame un maître des lettres, — que si la vieille dame lui tendait la main, j’irais moi-même lui dire qu’il faut craindre l’ostentation en tout, même dans la dignité. ANDRÉ JAKSON