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SOCRATE Il s’en faut donc de beaucoup que les laboureurs et les autres artisans se connaissent eux-mêmes ; car ils ne connaissent même pas, semble-t-il, ce qui est à eux, mais, du fait de leur profession, des choses encore plus étrangères à celles qui leur appartiennent, puisqu’en ce qui regarde le corps, ils ne connaissent que ce qui sert à l’entretenir
ALCIBIADE Tu dis vrai
SOCRATE Si donc la sagesse consiste à se connaître soi-même, aucun d’eux n’est sage du fait de sa profession
ALCIBIADE Il me semble que non
SOCRATE Voilà pourquoi ces arts passent pour vulgaires et indignes de l’étude d’un honnête homme
ALCIBIADE C’est tout à fait juste
SOCRATE Donc, encore une fois, quiconque soigne son corps, soigne ce qui est à lui, et non lui-même
ALCIBIADE On peut le croire
SOCRATE Celui qui prend soin de sa fortune ne prend soin ni de lui-même, ni de ce qui est à lui, mais de choses encore plus étrangères à celles qui sont à lui
ALCIBIADE Je le crois
SOCRATE Donc le banquier ne fait pas encore ses propres affaires
ALCIBIADE C’est juste
SOCRATE Dès là, si quelqu’un a été amoureux du corps d’Alcibiade, ce n’était pas d’Alcibiade qu’il était épris, mais d’une chose appartenant à Alcibiade
ALCIBIADE Tu dis vrai
SOCRATE Celui qui t’aime est celui qui aime ton âme
ALCIBIADE C’est la conséquence évidente de ce qui a été dit
SOCRATE Aussi celui qui aime ton corps, quand ce corps a perdu sa fleur de jeunesse, s’éloigne et te quitte
ALCIBIADE Evidemment
SOCRATE Mais celui qui aime ton âme ne s’en ira pas, tant qu’elle marchera vers la perfection
ALCIBIADE C’est vraisemblable
SOCRATE Eh bien, moi je suis celui qui ne s’en va pas, mais qui demeure, quand le corps perd sa fleur et que les autres se sont retirés
ALCIBIADE Tu fais bien, Socrate ; puisses-tu ne pas me quitter ! SOCRATE Fais donc effort pour être le plus beau possible
ALCIBIADE J’y tâcherai
SOCRATE XXVII
— Car voici ce qui en est à ton égard : il n’y a point eu, à ce que nous avons vu, et il n’y a point d’amoureux d’Alcibiade, fils de Clinias, à l’exception d’un seul qui est, celui-là, digne d’être aimé : c’est Socrate, fils de Sophronisque et de Phénarète
ALCIBIADE C’est vrai
SOCRATE Ne disais-tu pas que je t’avais prévenu de peu en t’abordant, puisque tu pensais à venir à moi le premier pour savoir par quel motif je suis le seul qui ne te quitte pas ? ALCIBIADE J’y pensais effectivement
SOCRATE Eh bien, ce motif, c’est que j’étais seul amoureux de toi, tandis que les autres l’étaient de ce qui est à toi
Or ce qui est à toi perd sa fleur, mais toi, tu commences à fleurir
Et maintenant, si tu ne te laisses pas gâter par le peuple d’Athènes et si tu n’enlaidis pas, il n’y a pas de risque que je t’abandonne
Ce que je crains en effet le plus, c’est que, devenu amoureux du peuple, tu ne te gâtes
C’est ce qui est arrivé déjà à beaucoup d’Athéniens de valeur ; car « le peuple du magnanime Erechthée » [27] a belle apparence, mais il faut le voir nu
Prends donc les précautions que je te conseille
ALCIBIADE Lesquelles ? SOCRATE Exerce-toi d’abord, bienheureux Alcibiade, et apprends ce qu’il faut savoir pour aborder la politique, et attends d’en être instruit, si tu veux l’aborder avec les contrepoisons voulus pour qu’il ne t’arrive rien de fâcheux
ALCIBIADE Il me semble que tu as raison, Socrate
Et maintenant essaye de m’expliquer de quelle façon nous pourrions prendre soin de nous-mêmes
SOCRATE Nous avons déjà fait un pas en avant, quand nous avons à peu près reconnu ensemble ce que nous sommes, tandis que nous avions peur que, venant à nous tromper sur ce point, nous ne nous occupions à notre insu d’autre chose que de nous-mêmes
ALCIBIADE C’est exact
SOCRATE Nous sommes convenus ensuite que c’est de l’âme qu’il faut prendre soin et que c’est cela qu’il faut avoir en vue
ALCIBIADE Evidemment
SOCRATE Et que pour le corps et les richesses, il faut en laisser le soin à d’autres
ALCIBIADE C’est incontestable
SOCRATE Comment faire pour nous en rendre compte le plus clairement ? Nous avons reconnu en effet que, si nous connaissons cela, nous nous connaîtrons aussi nous-mêmes
Au nom des dieux, cette sage inscription de Delphes, que nous avons mentionnée tout à l’heure, la comprenons-nous bien ? ALCIBIADE Que veux-tu dire par là, Socrate ? SOCRATE Je vais t’expliquer ce que je soupçonne que signifie et recommande cette inscription
Je ne vois guère d’exemples propres à l’éclaircir, en dehors de la vue
ALCIBIADE Comment dis-tu cela ? SOCRATE XXVIII
— Réfléchis avec moi
Si ce précepte s’adressait à notre oeil comme à un homme et lui disait : « Vois-toi toi-même », comment interpréterions-nous ce conseil ? Ne serait-ce pas de regarder un objet où l’oeil se verrait lui-même ? ALCIBIADE Evidemment
SOCRATE Cherchons donc parmi les objets celui qu’il faut regarder pour voir en même temps cet objet et nous-mêmes ? ALCIBIADE C’est évidemment, Socrate, un miroir ou un objet semblable
SOCRATE C’est juste
Et dans l’oeil par lequel nous voyons, n’y a-t-il pas aussi quelque chose de cette sorte ? ALCIBIADE Assurément
SOCRATE Eh bien, as-tu remarqué que le visage de celui qui regarde dans l’oeil d’un autre se montre dans la partie de l’oeil qui lui fait face, comme dans un miroir
C’est ce que nous appelons pupille [28] , parce que c’est une sorte d’image de celui qui regarde dedans
ALCIBIADE C’est exact
SOCRATE Donc un oeil qui regarde un autre oeil et qui se fixe sur ce qu’il y a de meilleur en lui, ce par quoi il voit, peut ainsi se voir lui-même
ALCIBIADE Evidemment
SOCRATE Mais s’il regarde quelque autre partie du corps ou quelque autre objet, hors celui auquel il ressemble, il ne se verra plus
ALCIBIADE Tu dis vrai
SOCRATE Si donc l’oeil veut se voir lui-même, il faut qu’il regarde un autre oeil et dans cet endroit de l’oeil où se trouve la vertu de l’oeil, c’est-à-dire la vision ? ALCIBIADE C’est bien cela
SOCRATE Eh bien, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se reconnaître, devra, n’est-ce pas ? regarder une âme et surtout cet endroit de l’âme où se trouve la vertu de l’âme, la sagesse, ou tout autre objet qui lui est semblable
ALCIBIADE Il me le semble, Socrate
SOCRATE Or, dans l’âme, pouvons-nous trouver une partie plus divine que celle où résident la connaissance et la pensée ? ALCIBIADE Nous ne le pouvons pas
SOCRATE C’est donc au divin que ressemble cette partie de l’âme et, si l’on regarde cette partie et qu’on y voie tout ce qu’elle a de divin, Dieu et la pensée, c’est alors qu’on est le mieux à même de se connaître
ALCIBIADE Il y a bien de l’apparence, Socrate
SOCRATE [N’est-ce point parce que, comme les miroirs sont plus clairs, plus purs et plus lumineux que le miroir de l’oeil, de même Dieu est plus pur et plus lumineux que la partie la meilleure de notre âme ? ALCIBIADE Il le semble, Socrate
SOCRATE C’est donc en regardant Dieu que nous trouverons le plus beau miroir des choses humaines pour reconnaître la vertu de l’âme, et c’est ainsi que nous pourrons le mieux nous voir et nous connaître nous-mêmes
ALCIBIADE Oui [29]
] SOCRATE Mais se connaître soi-même, ne convenons-nous pas que c’est être sage ? ALCIBIADE Certainement
SOCRATE XXIX
— Mais alors, si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes et si nous ne sommes pas sages, pouvons-nous connaître les choses qui nous appartiennent, mauvaises ou bonnes ? ALCIBIADE Comment pourrions-nous les connaître, Socrate ? SOCRATE C’est que sans doute tu vois qu’il est impossible à qui ne connaît pas Alcibiade de savoir si ce qui appartient à Alcibiade est bien à lui
ALCIBIADE Oui, par Zeus, c’est impossible
SOCRATE Ni si ce qui est à nous est bien à nous, si nous ne nous connaissons même pas nous-mêmes
ALCIBIADE Assurément
SOCRATE Et si nous ne connaissons même pas ce qui est à nous, nous ne connaissons pas non plus ce qui en dépend
ALCIBIADE Evidemment non
SOCRATE Nous n’avons donc pas trop bien raisonné, quand nous sommes convenus qu’il y a des gens qui ne se connaissent pas eux-mêmes, mais qui connaissent les choses qui sont à eux, et d’autres qui connaissent ce qui dépend des choses qui sont à eux
Car il semble bien qu’il appartient au même homme et au même art de discerner ces trois choses : soi-même, ce qui est à soi-même et les choses qui dépendent de ce qui est à soi-même
ALCIBIADE Il semble que oui
SOCRATE Mais tout homme qui ignore ce qui est à lui, ignore de même aussi ce qui est aux autres
ALCIBIADE Sans doute
SOCRATE Et s’il ignore ce qui est aux autres, il ignorera aussi ce qui est à l’Etat
ALCIBIADE Nécessairement
SOCRATE Un tel homme ne saurait donc devenir un homme d’Etat
ALCIBIADE Non, certes
SOCRATE Ni bon économe non plus
ALCIBIADE Non, certes
SOCRATE Il ne saura même pas ce qu’il fait
ALCIBIADE Non, en effet
SOCRATE Mais celui qui ne sait pas ne se trompera-t-il pas ? ALCIBIADE Si fait
SOCRATE En se trompant, n’agira-t-il pas mal à la fois dans la vie privée et dans la vie publique ? ALCIBIADE Il ne saurait en être autrement
SOCRATE Et en agissant mal, ne sera-t-il pas malheureux ? ALCIBIADE Assurément
SOCRATE Et ceux dont il gère les affaires ? ALCIBIADE Eux aussi
SOCRATE Il n’est donc pas possible, si l’on n’est pas sage et bon, d’être heureux ? ALCIBIADE Cela n’est pas possible
SOCRATE Alors les hommes vicieux sont malheureux
ALCIBIADE Sûrement
SOCRATE XXX
— Ce n’est donc pas non plus en devenant riche qu’on se délivre du malheur, c’est en devenant sage
ALCIBIADE Evidemment
SOCRATE Ce n’est donc pas de murailles, de trières, ni d’arsenaux que les villes ont besoin, Alcibiade, si elles veulent être heureuses ; ce n’est pas non plus de population ni de grandeur, si la vertu leur manque
ALCIBIADE Assurément non