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Ŕ À partir de ce moment, vous pouvez penser dans quel état j’étais
Je me croyais méprisé, et j’admirais néanmoins son ca- ractère, sa continence et sa force d’âme ; j’avais rencontré un homme introuvable à mes yeux pour la sagesse et la fermeté
Le fait est que je ne pouvais lui en vouloir et renoncer à sa compa- gnie, et que d’autre part je ne voyais pas le moyen de le gagner ; car je le savais bien plus complètement invulnérable à l’argent qu’Ajax ne l’était au fer, et la seule amorce par laquelle j’espérais le prendre n’avait pu le retenir
J’étais donc embarrassé et j’allais, asservi à cet homme, comme nul ne le fut jamais à per- sonne
Voilà ce qui m’était arrivé, quand vint l’expédition de Potidée66 : nous y prîmes part tous deux et il se trouva que nous mangions ensemble
Tout d’abord pour les travaux de la guerre, il se montra supérieur non seulement à moi, mais encore à tous les autres
Par exemple, quand nous étions coupés de nos ravi- taillements, comme il arrive à la guerre, et réduits à jeûner, les autres n’étaient rien auprès de lui pour supporter les privations
En revanche, faisions-nous bombance, il était homme à en jouir mieux que personne, et, si on le forçait à boire, quoiqu’il ne boive pas volontiers, il avait raison de tout le monde, et, ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que jamais personne ne l’a vu ivre : vous en aurez la preuve tout à l’heure, je pense
Pour endurer le froid Ŕ les hivers sont terribles en ce pays-là Ŕ il se montrait 66 Potidée essaya en - 435 de secouer le joug d’Athènes ; elle fut ré- duite en - 430 après cinq ans de guerre
Ŕ 91 Ŕ étonnant ; c’est ainsi qu’un jour par la gelée la plus forte qui se puisse voir, alors que personne ne mettait le pied dehors ou ne sortait que bien emmitouflé, chaussé, les pieds enveloppés de feutre et de peaux d’agneau, on le vit sortir avec le même man- teau qu’il avait l’habitude de porter et marcher pieds nus sur la glace plus aisément que les autres avec leurs chaussures, et les soldats le regardaient de travers, croyant qu’il les bravait
XXXVI
Ŕ Et voilà ce que j’avais à dire sur son endurance ; « mais ce que fit et supporta ce vaillant67 », en campagne, là-bas, il vaut la peine de l’entendre
Il s’était mis à méditer et il était debout à la même place depuis le point du jour, poursuivant une idée, et, comme il n’arrivait pas à la démêler, il restait debout, obstiné- ment attaché à sa recherche
Il était déjà midi ; les soldats l’observaient et se disaient avec étonnement les uns aux autres : Socrate est là debout à méditer depuis le point du jour
Enfin, sur le soir, quelques Ioniens, après avoir dîné, apportèrent leurs lits de camp dehors, car on était alors en été, pour coucher au frais, tout en observant Socrate, pour voir s’il resterait encore debout la nuit ; et lui se tint en effet dans cette posture jusqu’à l’apparition de l’aurore et le lever du soleil ; puis il s’en alla, après avoir fait sa prière au soleil
Voulez-vous savoir ce qu’il était dans les combats ? car ici aussi il faut lui rendre justice
Dans la bataille à la suite de laquelle les stratèges m’attribuèrent le prix du courage, je ne dus mon salut qu’à Lui seul
J’étais blessé, il ne voulut pas m’abandonner, et il sauva tout ensemble et mes armes et moi-même
Pour moi, Socrate, en ce temps-là même je priai les stratèges de te donner le prix
Sur ce point non plus je ne crains ni reproche ni démenti de ta part ; mais les stratèges étant décidés, par égard pour mon rang, à m’accorder 67 Homère, Odyssée, IV, 242 : c’est Hélène qui parle ainsi d’Ulysse
Ŕ 92 Ŕ le prix, toi-même tu insistas plus qu’eux-mêmes pour qu’il me fût donné plutôt qu’à toi
Voici encore, Messieurs, une autre rencontre où la conduite de Socrate mérite votre attention
C’était lors de la déroute de l’armée à Délion68 ; le hasard m’amena près de lui ; j’étais à cheval, lui à pied, en hoplite ; nos soldats étant en pleine dé- route, il se retirait avec Lachès
Je les rencontre par hasard, et aussitôt que je les aperçois je les exhorte à avoir bon courage, et les assure que je ne les abandonnerai pas
En cette occasion je pus observer Socrate mieux encore qu’à Potidée ; car j’avais moins à craindre, étant à cheval
Je remarquai d’abord combien il était supérieur à Lachès pour le sang-froid ; je le vis ensuite, qui là, comme dans les rues d’Athènes s’avançait, suivant ton expression, Aristophane, « en plastronnant et jetant les yeux de côté »69, et qui observait froidement amis et ennemis, et il sau- tait aux yeux, même de loin, que si l’on s’attaquait à un tel homme il se défendrait vaillamment
Aussi s’éloignait-il sans être inquiété, lui et son compagnon : généralement, à la guerre, en n’attaque même pas les hommes qui montrent de telles dis- positions ; on poursuit plutôt ceux qui fuient à la débandade
On pourrait citer encore beaucoup d’autres traits admi- rables à la louange de Socrate ; cependant, en ce qui concerne sa conduite en général, peut-être en pourrait-on dire autant d’un autre
Mais voici qui est tout à fait extraordinaire : c’est qu’il ne ressemble à aucun homme ni du temps passé, ni du temps pré- sent
Achille a des pareils : on peut lui comparer Brasidas et d’autres ; Périclès a les siens, par exemple Nestor, Anténor et d’autres encore ; à tous les grands hommes en trouverait des pairs en chaque genre ; mais un homme aussi original que celui- 68 Fameuse bataille (- 424), où les Athéniens, commandés par Hip- pocrate, furent battus par les Thébains, commandés par Pagondas
69 Nuées, 301
Ŕ 93 Ŕ ci et des discours pareils aux siens, on peut les chercher, on n’en trouvera pas d’approchants ni dans le temps passé, ni dans le temps présent, à moins de le comparer à ceux que j’ai dits, aux Silènes et aux Satyres ; car lui et ses discours n’admettent au- cune comparaison avec les hommes
XXXVII
Ŕ Effectivement c’est une chose que j’ai omis de dire en commençant, que ses discours ressemblent exactement à des silènes qui s’ouvrent
Si en effet l’on se met à écouter les dis- cours de Socrate, on est tenté d’abord de les trouver grotesques : tels sont les mots et les tournures dont il enveloppe sa pensée qu’on dirait la peau d’un injurieux satyre
Il parle d’ânes bâtés, de forgerons, de cordonniers, de tanneurs, et il semble qu’il dit toujours les mêmes choses dans les mêmes termes, en sorte qu’il n’est lourdaud ignorant qui ne soit tenté d’en rire ; mais qu’on ouvre ces discours et qu’on pénètre à l’intérieur, on trou- vera d’abord qu’ils renferment un sens que n’ont point tous les autres, ensuite qu’ils sont les plus divins et les plus riches en images de vertu, qu’ils ont la plus grande portée ou plutôt qu’ils embrassent tout ce qu’il convient d’avoir devant les yeux pour devenir honnête homme
Voilà, Messieurs, ce que je trouve à louer dans Socrate ; j’y ai mêlé mes reproches pour l’injure qu’il m’a faite
Et je ne suis pas le seul qu’il ait ainsi traité : il en a fait autant à Charmide, fils de Glaucon, à Euthydème, fils de Dioclès, et à nombre d’autres, qu’il trompe en se donnant comme amant, tandis qu’il prend plutôt le rôle du bien-aimé que de l’amant
Je t’avertis toi aussi, Agathon, pour que tu ne te laisses pas duper par cet homme-là et qu’instruit par notre expérience tu prennes garde à toi et n’imites pas l’enfant qui, au dire du proverbe, est pris pour être appris
» Ŕ 94 Ŕ XXXVIII
Ŕ Quand Alcibiade eut fini de parler, on rit de sa franchise, et de ce qu’il paraissait encore épris de Socrate
XXXVIII
Ŕ Quand Alcibiade eut fini de parler, on rit de sa franchise, et de ce qu’il paraissait encore épris de Socrate
« On ne dirait pas que tu as bu, Alcibiade, reprit Socrate ; car tu n’aurais ja- mais tourné si subtilement autour de ton sujet pour essayer de couvrir le but de ton discours, but dont tu n’as parlé qu’à la fin, comme d’une chose accessoire, comme si tu n’avais pas pris la parole dans l’unique but de jeter la brouille entre Agathon et moi, en prétendant que je dois t’aimer et n’aimer que toi, et qu’Agathon doit être aimé de toi, et de toi seul
Mais tu ne nous as pas trompés : nous voyons clair dans ton drame satyrique et dans tes Silènes
Mais faisons en sorte, cher Agathon, qu’il ne gagne rien à ce jeu, et arrange-toi pour ne pas souffrir qu’on nous désunisse
Ŕ Tu pourrais bien avoir raison, Socrate, dit Agathon
J’en juge par le simple fait qu’il a pris place entre toi et moi pour nous séparer ; mais il n’y gagnera rien, et je vais me mettre près de toi
Ŕ C’est cela, dit Socrate, viens t’asseoir à ma droite
Ŕ Ô Zeus, s’écria Alcibiade, que me faut-il encore endu- rer de cet homme ! Il prétend me faire la loi partout
Tout au moins, étonnant Socrate, laisse Agathon s’asseoir entre nous deux
Ŕ Impossible, dit Socrate ; car tu viens de me louer ; il faut à mon tour que je loue celui qui est à ma droite ; or si Agathon s’assied à ta droite, il ne me louera pas à nouveau, n’est-ce pas ? avant d’avoir été loué par moi
Laisse-le donc faire, mon divin ami, et n’envie pas au jeune homme les louanges que je vais lui donner ; car je désire vivement faire son éloge
Ŕ Ah ! ah ! dit Agathon, il est impossible, Alcibiade, que je reste à cette place : je veux absolument changer, afin d’être loué par Socrate
Ŕ C’est toujours ainsi, dit Alcibiade : quand Socrate est là, il est impos- sible à tout autre d’approcher des beaux garçons
Voyez à pré- Ŕ 95 Ŕ sent encore comme il a trouvé facilement une raison plausible de faire asseoir celui-ci près de lui ! » XXXIX
Ŕ Agathon se levait donc pour aller s’asseoir près de So- crate, quand soudain une grosse bande de buveurs se présenta à la porte, et, la trouvant ouverte par quelqu’un qui sortait, entra droit dans la salle du festin et prit place à table
Tout s’emplit de tumulte ; les convives n’obéirent plus à aucune règle et furent contraints de boire du vin à profusion
Alors Eryximaque, Phèdre et d’autres, dit Aristodème, se retirèrent
Quant à lui, cédant au sommeil, il dormit fort longtemps ; car les nuits étaient longues, et les coqs chantaient déjà, et le jour naissait quand il s’éveilla
En rouvrant les yeux, il s’aperçut que les autres dormaient ou étaient partis, et que, seuls, Agathon, Aris- tophane et Socrate étaient encore éveillés et buvaient à une large coupe qui circulait de gauche à droite
Socrate s’entretenait avec eux
Le reste de l’entretien avait échappé à Aristodème, car il ne l’avait pas suivi dès le commencement, parce qu’il s’était endormi ; mais en somme, dit-il, Socrate les avait amenés à reconnaître qu’il appartient au même homme de savoir traiter la comédie et la tragédie, et que, quand on est poète tragique par art, on est aussi poète comique
Forcés de le reconnaître, mais ne suivant plus qu’à demi, ils dodelinaient de la tête ; Aristophane s’endormit le premier, puis, comme il fai- sait déjà grand jour, Agathon
Socrate, les ayant ainsi endormis, se leva et s’en alla
Aristodème le suivit, comme il en avait l’habitude
Socrate se rendit au Lycée, et, après s’être baigné, y passa toute la journée à ses occupations ordinaires, puis il ren- tra chez lui pour se reposer
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PLATON Charmide (sur la Sagesse) Traduction Émile Chambry PERSONNAGES : SOCRATE, KHAIRÉPHON, CRITIAS, CHARMIDE, SOCRATE I
— J’étais revenu la veille au soir de l’armée de Potidée, et, comme j’arrivais après une longue absence, je pris plaisir à revoir les endroits que j’avais l’habitude de fréquenter, entre autres la palestre de Tauréas, en face du sanctuaire de Basilè
J’entrai et j’y trouvai beaucoup de gens, les uns inconnus, mais la plupart de ma connaissance
En me voyant entrer, ils furent surpris et aussitôt me saluèrent de tous les points de la salle
Khairéphon, toujours exalté, bondit même du milieu des autres et, courant à moi, me prit la main et dit « O Socrate, comment t’es-tu tiré de la bataille ? » Peu de temps avant notre départ, nous avions en effet livré une bataille, et la nouvelle venait d’en arriver à Athènes
— Comme tu vois, lui dis-je
— On nous a rapporté ici, ajouta-t-il, que l’affaire a été chaude et qu’elle a coûté la vie à beaucoup de gens de notre connaissance
— Le rapport est assez juste, dis-je
— Tu as pris part à la bataille ? demanda-t-il
— J’y ai pris part
— Viens t’asseoir ici, dit-il, et raconte-nous la chose ; car nous n’avons pas encore de renseignements exacts
» En disant cela, il m’entraîne et me fait asseoir près de Critias, fils de Callaischros
Je m’assis donc en saluant Critias et les autres ; puis je donnai des nouvelles de l’armée, en réponse aux questions qui me venaient de tous côtés
II
— Quand nous en eûmes assez de parler de la guerre, je les questionnai à mon tour sur ce qui se passait à Athènes : où en était à présent la philosophie ? et parmi les jeunes gens, y en avait-il qui se distinguaient par leur savoir ou leur beauté ou par les deux à la fois ? Alors Critias, tournant les yeux vers la porte et voyant entrer quelques jeunes gens qui se disputaient et derrière eux une autre bande : « Quant aux beaux garçons, Socrate, me dit-il, je crois que tu vas être renseigné tout de suite ; car ceux qui entrent sont les précurseurs et les amants de celui qui, à présent du moins, passe pour le plus beau, et je suis sûr que lui-même n’est pas loin et qu’il vient ici
— Qui est-ce, demandai-je, et de qui est-il fils ? — Tu le connais, dit-il ; mais ce n’était encore qu’un enfant avant ton départ ; c’est Charmide, fils de mon oncle Glaucon, et mon cousin
— Oui, par Zeus, je le connais, repris-je ; il n’était déjà pas mal en ce temps-là, bien qu’il ne fût encore qu’un enfant ; mais ce doit être aujourd’hui un jeune homme tout à fait formé
— Tu vas t’assurer tout de suite, reprit-il, de sa taille et de son air
» Et comme il disait cela, Charmide fit son entrée
III
— Pour moi, camarade, je ne sais rien mesurer ; en cela j’ai tout juste la valeur d’un cordeau blanc (sur une pierre blanche)
Presque tous ceux qui sont à la fleur de l’âge me paraissent beaux
Cependant, cette fois, le jeune homme me parut d’une taille et d’une beauté admirables et tous les autres me semblèrent épris de lui, tant ils furent saisis et troublés quand il entra ; et il avait encore beaucoup d’amoureux dans le groupe qui le suivait