instruction
stringclasses
1 value
input
stringlengths
1
13.9k
output
stringclasses
1 value
— Il semble bien, dit-il
— Dès lors la sagesse ne saurait être le calme, et la vie sage n’est pas la vie calme, du moins d’après notre raisonnement, puisqu’elle doit être belle, si elle est sage
Car entre les deux sortes d’actions, jamais ou presque jamais nous n’avons vu dans la vie que les actions calmes fussent plus belles que les actions rapides et fortes
En admettant même, cher ami, que les actions calmes soient aussi souvent belles que les actions violentes et rapides, la sagesse ne consisterait pas pour cela dans le calme plutôt que dans la force et la vitesse, qu’il s’agisse de marcher, de parler ou de toute autre chose, et la vie calme ne serait pas plus sage que l’autre, puisque nous avons posé en principe au cours de notre discussion que la sagesse fait partie des belles choses et que la rapidité ne nous a pas paru moins belle que la lenteur
— Ton opinion, Socrate, dit-il, me paraît juste
» VIII
— Je repris alors : « Il faut maintenant, Charmide, que tu recommences à regarder en toi-même avec un redoublement d’attention ; puis, quand tu auras observé l’effet que la sagesse produit en toi par sa présence et ce qu’elle doit être pour te faire ce que tu es, et que tu te seras bien rendu compte de tout cela, tu nous diras nettement et bravement ce que tu crois qu’elle est
» Il garda un moment le silence, et après s’être examiné avec une attention vraiment virile : « Il me semble, dit-il, que la sagesse fait rougir de certaines choses, qu’elle rend l’homme sensible à la honte et qu’ainsi la sagesse n’est autre chose que la pudeur
— Bien, dis-je ; mais n’as-tu pas reconnu tout à l’heure que la sagesse était une belle chose ? — Si fait, dit-il
— Et les hommes sages ne sont-ils pas bons en même temps que sages ? — Si
— Peut-on appeler bonne une chose qui ne rend pas bon ? — Non, certes
— Par conséquent, la sagesse n’est pas seulement belle ; elle est bonne aussi
— C’est mon avis
— Mais quoi ? repris-je, ne crois-tu pas qu’Homère a raison de dire : « La pudeur n’est pas une bonne compagne pour un homme dans le besoin »
— Si, répliqua-t-il
— A ce compte, la pudeur est donc à la fois mauvaise et bonne
— Il paraît
— Mais la sagesse est bonne, puisqu’elle rend bons ceux chez qui elle se trouve, et ne les rend jamais mauvais
— Je ne puis qu’approuver ce que tu dis
— J’en conclus que la sagesse n’est pas la pudeur, puisque l’une est un bien et que la pudeur n’est pas plus un bien qu’un mal
IX
— Voilà qui est bien dit, Socrate, à ce qu’il me semble
Mais vois un peu ce que tu penses de cette autre définition de la sagesse
Je viens en effet de me rappeler une chose que j’ai entendu dire à quelqu’un, c’est que la sagesse est pour chacun de nous de faire ce qui le regarde
Examine donc si l’auteur de cette définition te paraît avoir touché juste
— Coquin, m’écriai-je, c’est de Critias que tu tiens cela, ou de quelque autre habile homme
— De quelque autre sans doute, dit Critias, car ce n’est certainement pas de moi
— Mais qu’importe, Socrate, dit Charmide, de qui je le tiens ? — Il n’importe en rien, dis-je ; car nous n’avons pas du tout à examiner qui l’a dit, mais si c’est vrai ou non
— En ceci tu as raison, dit-il
— Oui, par Zeus, repris-je ; mais si nous en découvrons le sens exact, j’en serai bien surpris ; car cela ressemble à une énigme
— Et en quoi ? demanda-t-il
— En ce que probablement, dis-je, l’auteur de la définition : « La sagesse consiste à faire ce qui nous regarde » pensait autrement qu’il ne parlait
Ou bien crois-tu que le maître d’école ne fait rien, lorsqu’il écrit ou qu’il lit ? — Je crois au contraire qu’il fait quelque chose, répondit-il
— Crois-tu que le maître d’école n’écrit et ne lit que son nom et ne vous enseigne à lire et à écrire que les vôtres, et n’écriviez-vous pas les noms de vos ennemis tout aussi bien que les vôtres et ceux de vos amis ? — Tout aussi bien
— Et en faisant cela, est-ce que vous vous mêliez de ce qui ne vous regardait pas et manquiez-vous de sagesse ? — Nullement
— Et cependant ce n’est pas vos propres affaires que vous faisiez, s’il est vrai qu’écrire et lire, c’est faire quelque chose
— Assurément, c’est faire quelque chose
— Et guérir, mon ami, et bâtir, et tisser, et exécuter n’importe quel ouvrage dans un métier quelconque, c’est sûrement faire quelque chose
— Sûrement
— Mais alors, dis-je, crois-tu qu’une ville serait bien gouvernée, si la loi ordonnait à chacun de tisser et de laver son vêtement, de fabriquer ses chaussures, sa burette à huile, son étrille et tout le reste de même, sans mettre la main aux affaires d’autrui, sans que chacun confectionnât et fît autre chose que ses propres affaires ? — Non, je ne le crois pas, dit-il
— Cependant, repris-je, un État serait bien gouverné s’il l’était sagement
— Sans doute, dit-il
— Alors, repris-je, en agir ainsi et faire ainsi ses propres affaires, ce n’est pas la sagesse
— Evidemment non
— Il parlait donc apparemment d’une manière énigmatique, comme je le disais tout à l’heure, celui qui prétendait que la sagesse consistait à faire ses propres affaires ; autrement il serait vraiment trop sot
Mais peut-être est-ce un nigaud qui t’a donné cette définition, Charmide ? — Pas du tout, dit-il ; il passait même pour un très habile homme
— Il ne fait donc pas de doute, à mon avis, qu’il ne t’ait proposé une énigme, dans la persuasion qu’il était difficile de savoir ce que ce peut être que de faire ses propres affaires
— C’est possible, dit-il
— Qu’est-ce donc que cela pourrait bien être, de faire ses propres affaires ? Pourrais-tu le dire ? — Moi, dit-il
Je n’en sais rien, par Zeus, mais il est bien possible que même celui qui l’a dit n’ait pas su ce qu’il voulait dire
» Et tout en disant cela, il riait malicieusement et lançait un regard à Critias
X
— Il était visible que Critias s’agitait depuis un moment et brûlait de se distinguer devant Charmide et la compagnie
Il avait eu jusqu’alors de la peine à se contenir ; à partir de ce moment il n’en fut plus le maître
Je crois que le soupçon que j’avais eu était parfaitement fondé, que c’était de Critias que Charmide tenait cette définition de la sagesse
Alors Charmide, qui n’avait pas envie d’en donner lui-même l’explication et voulait s’en décharger sur son cousin, cherchait à l’exciter et se donnait l’air d’un homme battu
Critias n’y tint plus, et je le vis s’emporter contre lui comme un poète contre un acteur qui a mal joué sa pièce
Il darda un regard sur lui et dit : « Ainsi, tu crois, Charmide, parce que tu ne comprends pas la pensée de celui qui a dit que la sagesse consistait à faire ses propres affaires, qu’il ne la comprend pas non plus, lui ? — Eh ! excellent Critias, dis-je, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce garçon, à l’âge qu’il a, ne la comprenne pas ; mais toi, il est à présumer que tu la comprends, étant donné ton âge et tes études
Si donc tu admets que la sagesse est ce qu’il dit et si tu veux bien prendre sa place dans la discussion, il me sera beaucoup plus agréable de rechercher avec toi si la définition donnée est juste ou non
— Oui, dit Critias, j’admets la définition et je prends la place de Charmide
— Tant mieux, dis-je
Maintenant dis-moi, admets-tu aussi ce que je demandais tout à l’heure, que tous les artisans font quelque chose ? — Oui
— Crois-tu qu’ils se bornent à faire leurs propres affaires ou qu’ils fassent aussi celles des autres ? — Celles des autres aussi
— Et sont-ils sages, alors qu’ils ne se bornent pas à leurs propres affaires ? — Quel empêchement y vois-tu ? demanda-t-il
— Moi ? aucun, dis-je ; mais vois s’il n’y en a pas pour celui qui, ayant admis qu’être sage, c’est faire ses propres affaires, prétend ensuite que rien n’empêche ceux qui font les affaires d’autrui d’être sages
— Mais qui sont ceux que j’ai reconnus pour sages, ceux qui font les affaires d’autrui ou ceux qui fabriquent pour autrui ? — Mais, dis-moi, répliquai-je, tu ne juges pas que c’est la même chose, fabriquer et faire ? — Non certes, répondit-il, non plus que travailler et fabriquer
J’ai appris cela d’Hésiode, qui dit que le travail n’est jamais une honte
Crois-tu que, s’il eût appliqué les termes de travailler et faire à des ouvrages comme ceux dont tu parlais tout à l’heure, il aurait dit qu’il n’y a pas de honte pour personne à fabriquer des chaussures ou à vendre des salaisons ou à se prostituer ? Ne crois pas cela, Socrate
Hésiode, selon moi, pensait que la fabrication est distincte de l’action et du travail et que la fabrication peut entraîner parfois la honte, lorsqu’elle est sans beauté, tandis que le travail ne comporte jamais de honte
Fabriquer des choses belles et utiles, voilà ce qu’il appelait travailler et c’est les fabrications de cette sorte qui étaient pour lui des travaux et des actions
Il faut affirmer que les affaires propres à chacun, c’étaient pour lui celles-là seulement, et que tout ce qui est nuisible lui paraissait étranger
Aussi faut-il penser qu’Hésiode, comme tous les hommes sensés, appelait sage celui qui fait ses propres affaires
XI
— Ah ! Critias, dis-je, dès tes premiers mots je crois avoir saisi ta pensée et que tu appelais bonnes les choses qui nous sont propres et qui nous regardent et que par action tu entendais la création des choses bonnes ; car j’ai entendu Prodicos faire mille distinctions entre les mots
Quant à moi, je te laisse libre de prendre les mots au sens que tu voudras ; montre-moi seulement à quoi tu appliques ceux que tu emploies
Maintenant reviens en arrière et donne-moi une définition plus nette ; est-ce de faire les choses bonnes ou de les fabriquer, ou quel que soit le terme qui te plaira, est-ce cela que tu appelles la sagesse ? — Oui, dit-il
— Donc celui qui fait le mal n’est pas sage, mais celui qui fait le bien
— Et toi, mon excellent ami, dit Critias, n’es-tu pas de cet avis ? — Ne t’inquiète pas de cela, dis-je ; nous n’avons pas à examiner ce que je pense, mais ce que tu dis, toi, à présent
— Eh bien, moi, dit-il, je soutiens que celui qui ne fait pas le bien, mais le mal, n’est pas sage et que celui qui fait le bien, et non le mal, est sage, et pour définir nettement la sagesse, je dis qu’elle consiste à faire le bien
— Il est bien possible que tu aies raison ; mais il y a, dis-je, une chose qui m’étonne, c’est que tu crois que des gens sages puissent ne pas savoir qu’ils sont sages
— Mais je ne le crois pas du tout, dit-il
— Tout à l’heure, repris-je, ne disais-tu pas que rien n’empêchait les artisans d’être sages, même en faisant les affaires des autres ? — Je l’ai dit en effet ; mais quelle conclusion en tires-tu ? — Aucune
Mais dis-moi : crois-tu qu’un médecin qui rend la santé à quelqu’un fasse une chose utile à lui-même et à celui qu’il soigne ? — Oui
— Et celui qui fait cela ne fait-il pas son devoir ? — Si
— Et celui qui fait son devoir n’est-il pas sage ? — Il l’est au contraire
— Or le médecin est-il forcé de savoir quand ses remèdes sont utiles et quand ils ne le sont pas ? et de même chaque artisan, s’il tirera ou non profit du travail qu’il exécute ? — Il est possible que non
— Il arrive donc, repris-je, que le médecin qui a opéré une cure, soit utile, soit nuisible, ne sache pas ce qu’il a fait
Cependant, selon toi, s’il agit utilement, il agit avec sagesse
N’est-ce pas ce que tu disais ? — Si
— Il arrive donc, comme tu vois, qu’agissant utilement, il agisse avec sagesse et qu’il soit sage, mais qu’il ne sache pas qu’il est sage
XII
— Cela, Socrate, me dit-il, c’est impossible
Mais si tu crois que mes déclarations précédentes conduisent nécessairement à cette conclusion, je préférerais en rétracter une partie, sans rougir d’avouer que je me suis mal exprimé, plutôt que d’accorder qu’on puisse être sage, si l’on ne se connaît pas
J’irais même jusqu’à dire que c’est précisément à se connaître soi-même que consiste la sagesse, d’accord en cela avec l’auteur de l’inscription de Delphes
Je m’imagine que cette inscription a été placée au fronton comme un salut du dieu aux arrivants, au lieu du salut ordinaire « réjouis-toi », comme si cette dernière formule n’était pas bonne et qu’on dût s’exhorter les uns les autres, non pas à se réjouir, mais à être sages
C’est ainsi que le dieu s’adresse à ceux qui entrent dans son temple, en des termes différents de ceux des hommes, et c’est ce que pensait, je crois, l’auteur de l’inscription à tout homme qui entre il dit en réalité : « Sois sage
» Mais il le dit, comme un devin, d’une façon un peu énigmatique ; car « Connais-toi toi-même » et « Sois sage », c’est la même chose, au dire de l’inscription et au mien
Mais on peut s’y tromper : c’est le cas, je crois de ceux, qui ont fait graver les inscriptions postérieures : « Rien de trop » et « Cautionner, c’est se ruiner
» Ils ont pris le « Connais-toi toi-même » pour un conseil et non pour le salut du dieu aux arrivants, puis, voulant offrir eux-mêmes des conseils non moins salutaires, ils les ont consacrés dans ces inscriptions
Pour quelle raison je te dis tout cela, Socrate, le voici tout ce qui a été dit précédemment, je te l’abandonne