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Ŕ Si en effet, reprit Socrate, un homme fort voulait être fort, un homme agile, être agile, un homme bien portant, être bien portant Ŕ peut-être pourrait-on croire que les hommes qui sont tels et possèdent ces qualités et autres sem- blables désirent encore ce qu’ils ont déjà ; c’est pour ne pas tomber dans cette illusion que j’insiste Ŕ pour ces gens-là, Aga- thon, si tu veux y réfléchir, il est nécessaire qu’ils aient au mo- ment présent chacune des qualités qu’ils ont, qu’ils le veuillent ou non ; comment donc pourraient-ils désirer ce qu’ils ont ? Et si quelqu’un soutenait qu’étant en bonne santé il désire être en bonne santé, qu’étant riche il désire être riche et qu’il désire les biens mêmes qu’il possède, nous lui répondrions : Toi, l’ami, qui jouis de la richesse, de la santé, de la force, tu veux jouir de ces biens pour l’avenir aussi, puisque dans le moment présent, que tu le veuilles ou non, tu les possèdes
Vois donc, quand tu pré- tends désirer ce que tu as, si tu ne veux pas précisément dire : je veux posséder aussi dans l’avenir les biens que je possède main- tenant
Il en tomberait d’accord, n’est-ce pas ? Ŕ Je le pense comme toi, dit Agathon
Socrate reprit : « N’est-ce pas aimer une chose dont on ne dispose pas encore, et qu’on n’a pas, que de souhaiter pour l’avenir la continuation de la possession pré- sente ? Ŕ Assurément, dit Agathon
Ŕ Cet homme donc, comme tous ceux qui désirent, désire ce qui n’est pas actuel ni présent ; ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour
Ŕ Il est vrai, répondit Agathon
Ŕ Voyons maintenant, reprit Socrate, récapitulons
N’avons-nous Ŕ 65 Ŕ pas reconnu d’abord que l’Amour est l’amour de certaines choses, ensuite de celles dont il sent le besoin ? Ŕ Si, dit Aga- thon
Ŕ Outre cela, rappelle-toi de quoi tu as dit dans ton dis- cours que l’Amour est amour
Je vais te le rappeler, si tu veux
Si je ne me trompe, tu as dit que l’ordre s’était établi chez les dieux grâce à l’amour du beau, car il n’y a pas d’amour du laid
N’est- ce pas à peu près ce que tu as dit ? Ŕ En effet, dit Agathon
Ŕ Et avec raison, camarade, reprit Socrate ; et s’il en est ainsi, l’Amour n’est-il pas l’amour de la beauté, et non de la laideur ? Il en convint
Ŕ N’avons-nous pas reconnu qu’il aime ce dont il manque, et qu’il n’a pas ? Ŕ Si, dit-il
Ŕ L’Amour manque donc de beauté, et n’en possède pas
Ŕ C’est forcé, dit-il
Ŕ Mais quoi ? ce qui manque de beauté et n’en possède en aucune ma- nière, peux-tu prétendre qu’il est beau ? Ŕ Non certes
Ŕ Main- tiens-tu, s’il en est ainsi, que l’Amour est beau ? Ŕ Je crains bien, Socrate, répondit Agathon, d’avoir parlé sans savoir ce que je disais
Ŕ Et pourtant, continua Socrate, tu as fait un discours magnifique, Agathon
Mais réponds-moi encore un peu
Ne penses-tu pas que les bonnes choses sont belles en même temps ? Ŕ Je le pense
Ŕ Eh bien, si l’Amour manque de beauté et si la beauté est inséparable de la bonté, il manque aussi de bonté
Ŕ Je ne saurais te résister, Socrate, dit Agathon ; il faut que je cède à tes raisons
Ŕ C’est à la vérité, cher Agathon, dit Socrate, que tu ne peux résister ; car à Socrate, ce n’est pas diffi- cile
XXII
Ŕ Mais je te laisse, toi, pour vous réciter le discours sur l’Amour que j’ai entendu jadis de la bouche d’une femme de Mantinée, Diotime46 laquelle était savante en ces matières et en 46 Certains ont prétendu que Diotime était un personnage de pure invention
Mais on a remarqué que Platon n’introduit dans ses dialogues Ŕ 66 Ŕ bien d’autres
C’est elle qui jadis avant la peste fit faire aux Athéniens les sacrifices qui suspendirent le fléau pendant dix ans ; c’est elle qui m’a instruit sur l’amour, et ce sont ses paroles que je vais essayer de vous rapporter, en partant des principes dont nous sommes convenus, Agathon et moi ; je le ferai, comme je pourrai, sans le secours d’un interlocuteur47
Il faut que j’explique, comme tu l’as fait toi-même, Agathon, d’abord la nature et les attributs de l’Amour, ensuite ses effets
Le plus fa- cile est, je crois, de vous rapporter l’entretien dans l’ordre où l’étrangère l’a conduit en me posant des questions
Moi aussi, je lui disais à peu près les mêmes choses qu’Agathon vient de me dire, que l’Amour était un grand dieu et qu’il était l’amour du beau ; elle me démontra alors, par les mêmes raisons que je l’ai fait à Agathon, que l’Amour n’est ni beau, comme je le croyais, ni bon
Ŕ Que dis-tu, Diotime, répliquai-je ; alors l’Amour est laid et mauvais ? Ŕ Parle mieux ; penses-tu que ce qui n’est pas beau soit nécessairement laid ? Ŕ Certes
Ŕ Crois-tu aussi que qui n’est pas savant soit ignorant, et ne sais-tu pas qu’il y a un milieu entre la science et l’ignorance ? Ŕ Quel est-il ? Ŕ Ne sais- tu pas que c’est l’opinion vraie, mais dont on ne peut rendre rai- son, et qu’elle n’est ni science Ŕ car comment une chose dont on ne peut rendre raison serait-elle science ? Ŕ ni ignorance, car ce qui par hasard possède le vrai ne saurait être ignorance ; l’opinion vraie est quelque chose comme un milieu entre la science et l’ignorance
Ŕ C’est juste, dis-je
Ŕ Ne conclus donc pas forcément que ce qui n’est pas beau est laid, et que ce qui n’est pas bon est mauvais ; ainsi en est-il de l’amour : ne crois que des personnages réels
Diotime a sans doute existé, bien que les dis- cours qu’elle tient ici soient de l’invention de Platon, comme le discours d’Aspasie dans le Ménexène
Nous avons sur elle deux témoignages an- ciens, l’un de Proclus, qui la met au nombre des Pythagoriciens, l’autre du scholiaste d’Aristide, qui raconte qu’elle fut prêtresse de Zeus lycien, adoré en Arcadie
47 La méthode de Socrate, la dialectique, a toujours besoin d’interlocuteurs pour rechercher et contrôler la vérité
Ŕ 67 Ŕ pas, parce que tu reconnais toi-même qu’il n’est ni bon ni beau, qu’il soit nécessairement laid et mauvais, mais qu’il est quelque chose d’intermédiaire entre ces deux extrêmes
Ŕ Pourtant, dis- je, tout le monde reconnaît qu’il est un grand dieu
Ŕ En disant tout le monde, est-ce des ignorants, dit-elle, que tu entends par- ler, ou des savants aussi ? Ŕ De tous à la fois
Ŕ Et comment, Socrate, reprit-elle en riant, serait-il reconnu comme un grand dieu par ceux qui prétendent qu’il n’est pas même un dieu ? Ŕ Qui sont ceux-là ? dis-je
Ŕ Toi le premier, dit-elle, moi ensuite
Et moi de reprendre : Que dis-tu là ? Ŕ Rien que je ne prouve facilement, réplique-t-elle
Dis-moi, n’est-ce pas ton opinion que tous les dieux sont heureux et beaux ? et oserais-tu soutenir que parmi les dieux il y en ait un qui ne soit pas heureux ni beau ? Ŕ Non, par Zeus, répondis-je
Ŕ Or les heureux, ne sont- ce pas, selon toi, ceux qui possèdent les bonnes et les belles choses ? Ŕ Assurément si
Ŕ Mais tu as reconnu que l’Amour, parce qu’il manque des bonnes et des belles choses, désire ces choses mêmes dont il manque
Ŕ Je l’ai reconnu en effet
Ŕ Comment donc serait-il dieu, lui qui n’a part ni aux belles, ni aux bonnes choses ? Ŕ Il ne saurait l’être, ce semble
Ŕ Tu vois donc, dit-elle, que toi non plus tu ne tiens pas l’Amour pour un dieu
XXIII
Ŕ Que serait donc l’Amour ? dis-je ; mortel ? Ŕ Pas du tout
Ŕ Alors quoi ? Ŕ Comme les choses dont je viens de parler, un milieu entre le mortel et l’immortel
Ŕ Qu’entends-tu par-là, Diotime ? Ŕ Un grand démon, Socrate ; et en effet tout ce qui est démon tient le milieu entre les dieux et les mortels48
Ŕ Et quelles sont, dis-je, les étés d’un démon ? Ŕ Il interprète et porte 48 On pense que ces idées sur les démons sont empruntées à la doc- trine des Orphiques
Ŕ 68 Ŕ aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux, les prières et les sacrifices des uns, les ordres des autres et la rémunération des sacrifices ; placé entre les uns et les autres, il remplit l’intervalle, de manière à lier ensemble les orties du grand tout ; c’est de lui que procèdent toute fa divina- tion et l’art
des prêtres relativement aux sacrifices, aux initia- tions, aux incantations, et à toute la magie et la sorcellerie
Les dieux ne se mêlent pas aux hommes ; c’est par l’intermédiaire du démon que les dieux conversent et s’entretiennent avec les hommes, soit pendant la veille, soit pendant le sommeil ; et l’homme savant en ces sortes de choses est un démoniaque, tandis que l’homme habile en quelque autre chose, art ou mé- tier, n’est qu’un artisan
Ces démons sont nombreux il y en a de toutes sortes ; l’un d’eux est l’Amour
Ŕ De quel père, dis-je, et de quelle mère est-il né ? Ŕ C’est un peu long à raconter, répon- dit Diotime ; je vais pourtant te le dire
Quand Aphrodite naquit les dieux célébrèrent un festin, tous les dieux, y compris Poros49, fis de Métis50
Le dîner fini, Pénia51, voulant profiter de la bonne chère, se présenta pour mendier, car il n’y avait pas encore de vin, sortit dans le jardin de Zeus, et, alourdi par l’ivresse, il s’endormit
Alors Pénia, poussée par l’indigence, eut l’idée de mettre à profit l’occasion, pour avoir un enfant de Poros : elle se coucha près de lui, et conçut l’Amour
Aussi l’Amour devint-il le compagnon et le ser- viteur d’Aphrodite, parce qu’il fut engendré au jour de naissance de la déesse, et parce qu’il est naturellement amoureux du beau, et qu’Aphrodite est belle
Étant fils du Poros et de Pénia, l’Amour en a reçu certains caractères en partage
D’abord il est toujours pauvre, et loin 49 Poros signifie Ressource
50 Métis, c’est la Prudence
51 Pénia, c’est la Pauvreté
Ŕ 69 Ŕ d’être délicat et beau comme on se l’imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile ; sans avoir jamais d’autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, près des portes et dans les rues ; il tient de sa mère, et l’indigence est son éternelle compagne
D’un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses tou- jours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, pas- sant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste
Il n’est par nature ni immortel ni mortel ; mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu’il est dans l’abondance, tantôt il meurt, puis renaît grâce au naturel qu’il tient de son père
Ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu’il n’est jamais ni dans l’indigence, ni dans l’opulence et qu’il tient de même le milieu entre la science et l’ignorance, et voici pourquoi
Aucun des dieux ne philosophe et ne désire de- venir savant, car il l’est ; et, en général, si l’on est savant, on ne philosophe pas ; les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent pas devenir savants ; car l’ignorance a précisément ceci de fâcheux que, n’ayant ni beauté, ni bonté, ni science, on s’en croit suffisamment pourvu
Or, quand on ne croit pas man- quer d’une chose, on ne la désire pas
Je demandai : Quels sont donc, Diotime, ceux qui philoso- phent, si ce ne sont ni les savants ni les ignorants ? Ŕ Un enfant même, répondit-elle, comprendrait tout de suite que ce sont ceux qui sont entre les deux, et l’Amour est de ceux-là
En effet, la science compte parmi les plus belles choses ; or l’Amour est l’amour des belles choses ; il est donc nécessaire que l’Amour soit philosophe, et, s’il est philosophe, qu’il tienne le milieu entre le savant et l’ignorant ; et la cause en est dans son origine, car il est fils d’un père savant et plein de ressources, mais d’une mère sans science ni ressources
Voilà, mon cher Socrate, quelle est la nature du démon
Quant à la façon dont tu te représentais l’Amour, ton cas n’a rien d’étonnant ; tu t’imaginais, si je puis le conjecturer de tes paroles, que l’Amour est l’objet aimé et non le sujet aimant : voilà pourquoi, je pense, tu te le figurais si beau ; Ŕ 70 Ŕ et, en effet, ce qui est aimable, c’est ce qui est réellement beau, délicat, parfait et bienheureux ; mais ce qui aime a un tout autre caractère, celui que je viens d’exposer »
XXIV
Ŕ Je repris : « Il faut se rendre à ton raisonnement, étran- gère, car il est juste
Mais l’Amour étant tel que tu viens de le dire, quels services rend-il aux hommes ? Ŕ C’est justement, Socrate, ce que je vais à présent tâcher de t’apprendre, dit-elle
Tu connais la nature et l’origine de l’Amour et tu reconnais toi- même qu’il est l’amour des belles choses
Mais si l’on nous de- mandait : Pourquoi, Socrate et Diotime, l’Amour est-il l’amour des belles choses ? ou, pour parler plus clairement, en aimant les belles choses, qu’aime-t-on ? Je répondis : Les avoir à soi
Ŕ Cette réponse, dit-elle, ap- pelle une autre question qui est celle-ci : Qu’est-ce qu’aura celui qui possédera les belles choses ? Je répondis que je ne pouvais répondre au pied levé à une pareille question
Ŕ Mais si, par exemple, dit-elle, substituant le mot bon au mot beau, on te demandait : Voyons, Socrate, quand en aime les bonnes choses, qu’aime-t-on ? Ŕ Les posséder, ré- pondis-je
Ŕ Et qu’est-ce qu’aura celui qui possédera les bonnes choses ? Ŕ La réponse, dis-je, est plus facile : il sera heureux
Ŕ C’est en effet, dit-elle, dans la possession des bonnes choses que consiste le bonheur, et l’on n’a plus besoin de demander pour- quoi celui qui désire le bonheur veut être heureux : on est arrivé au terme de la question, ce me semble
Ŕ C’est juste, dis-je
Ŕ Mais cette volonté et cet amour ; sont-ils, selon toi, communs à tous les hommes, et tous veulent-ils toujours posséder ce qui est bon ? qu’en penses-tu ? Ŕ Je pense, dis-je, qu’ils sont communs à tous les hommes
Ŕ Pourquoi donc, Socrate, reprit-elle, ne disons-nous pas de tous les hommes qu’ils aiment, puisqu’ils aiment tous et toujours les mêmes choses, mais que les uns ai- Ŕ 71 Ŕ ment, et les autres, non ? Ŕ Cela m’étonne aussi, dis-je
Ŕ Cesse de t’étonner, dit-elle ; car c’est à une espèce d’amour particu- lière que nous réservons le nom d’amour, lui appliquant le nom du genre entier ; pour les autres espèces, nous nous servons d’autres mots
Ŕ Un exemple ? dis-je
Ŕ En voici un
Tu sais que le mot poésie représente bien des choses
En général on appelle poésie52 la cause qui fait passer quelque chose du non-être à l’existence, de sorte que les créations dans tous les arts sont des poésies, et que les artisans qui les font sont tous des poètes
Ŕ C’est vrai
Ŕ Cependant, ajouta-t-elle, tu vois qu’on ne les ap- pelle pas poètes et qu’ils ont d’autres noms, et qu’une seule por- tion mise à part de l’ensemble de la poésie, celle qui est relative à la musique et aux mètres, est appelée du nom du genre entier ; car cette portion seule s’appelle poésie, et ceux qui la cultivent, poètes
Ŕ C’est vrai, dis-je
Ŕ Il en est ainsi de l’amour ; en géné- ral le désir du bien et du bonheur, sous toutes ses formes, voilà pour tout le monde « le grand et industrieux Amour »
Mais il y a beaucoup de manières de s’adonner à l’amour, et de ceux qui recherchent l’argent, les exercices physiques, la philosophie, on ne dit pas qu’ils aiment et sont amants ; mais il y a une espèce particulière d’amour dont les adeptes et sectateurs reçoivent les noms du genre entier amour, aimer, amant