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Ŕ Eh quoi ! Socrate, dit Agathon, tu ne me crois pourtant pas si entêté de théâtre que j’aille jusqu’à ignorer que pour un homme sensé un petit nombre d’hommes sages est plus à craindre qu’une multitude d’ignorants
Ŕ J’aurais grand tort, Agathon, dit Socrate, de te croire si peu de goût ; je sais bien, au contraire, que, si tu te trouvais avec un nombre restreint de gens qui te paraîtraient sages, tu aurais plus d’égard à leur jugement qu’à celui de la foule
Mais peut- Ŕ 56 Ŕ être ne sommes-nous pas de ces sages ; car enfin nous étions, nous aussi, au théâtre et faisions partie de la foule
Mais si tu te trouvais avec d’autres qui fussent des sages, peut-être crain- drais-tu leur jugement si tu croyais faire quelque chose de hon- teux, est-ce vrai ? Ŕ C’est vrai, répondit Agathon
Ŕ Et ne crain- drais-tu pas celui de la foule si tu pensais commettre une action répréhensible ? » Ici Phèdre, prenant la parole, dit : « Mon cher Agathon, si tu réponds à Socrate, peu lui importe où s’en ira notre entretien, pourvu qu’il ait un interlocuteur, surtout si c’est un beau garçon
J’ai moi-même plaisir à entendre discuter So- crate ; mais je dois veiller à l’éloge d’Éros et recueillir le tribut de louanges de chacun de vous : payez l’un et l’autre votre dette au dieu, vous discuterez ensuite
Ŕ Tu as raison, Phèdre, dit Agathon ; rien ne m’empêche de prendre la parole ; car je re- trouverai bien d’autres occasions de causer avec Socrate
XVIII
Ŕ « Je veux d’abord indiquer comment il faut, à mon sens, louer Éros, puis je ferai son éloge
Il me semble en effet que tous ceux qui ont parlé avant moi n’ont pas loué le dieu, mais félicité les hommes des biens dont ils lui sont redevables ; ce qu’est en lui-même l’auteur de ces biens, on ne l’a pas expliqué
Or en fait de louange, quel qu’en soit le sujet, il n’y a qu’une méthode exacte, c’est d’expliquer la nature, puis les bienfaits de celui dont il est question
Selon cette méthode, il convient, pour louer Éros, de faire connaître d’abord sa nature, puis les présents qu’il nous donne
Or j’affirme que, parmi tous les dieux bienheureux, Éros est, si l’on peut le dire sans blesser Némésis, le plus heureux de tous, comme étant le plus beau et le meilleur
C’est le plus beau, et voici pourquoi
D’abord c’est le plus jeune des dieux, Phèdre ; lui-même en fournit une preuve convaincante par le fait qu’il échappe à la vieillesse, qui est pourtant, on le sait, bien rapide, car elle vient à nous plus vite qu’il ne faudrait ; or Éros a pour Ŕ 57 Ŕ elle une horreur innée et n’en approche même pas de loin
Jeune, il est toujours avec la jeunesse et ne la quitte pas ; car le vieux dicton a raison : Qui se ressemble s’assemble
Aussi, d’accord avec Phèdre sur beaucoup d’autres points, je ne puis lui accorder celui-ci, qu’Éros est plus ancien que Cronos et que Japet
Je soutiens, au contraire, que c’est le plus jeune des dieux, qu’il est éternellement jeune, et que ces vieilles querelles des dieux, dont parlent Hésiode38 et Parménide, sont l’œuvre de la Nécessité, et non d’Éros, si tant est que ces écrivains aient dit la vérité ; car ces castrations, ces enchaînements mutuels39 et tant d’autres violences ne seraient point arrivés si Éros eût été parmi eux ; au contraire, ils auraient vécu dans l’amitié et dans la paix, comme aujourd’hui qu’Éros règne sur les dieux
Éros est donc jeune
Il est aussi délicat ; mais il faudrait un Homère pour peindre la délicatesse de ce dieu
Homère dit d’Atè qu’elle est déesse et délicate, ou du moins que ses pieds sont délicats : « Elle a des pieds délicats, dit-il ; car elle ne touche point le sol, mais elle marche sur les têtes des hommes40
» C’est, ce me semble, donner une belle preuve de sa délica- tesse que de dire qu’elle ne marche pas sur ce qui est dur, mais sur ce qui est mou
Nous appliquerons le même argument à Éros pour montrer sa délicatesse : il ne marche pas sur la terre, ni sur les têtes, point d’appui qui n’est pas des plus mous ; mais il marche et habite dans les choses les plus molles qui soient au monde ; c’est en effet dans les cœurs et les âmes des dieux et des 38 Hésiode, Théogonie, 176 sqq
, ŕ Les fragments de Parménide ne contiennent aucune de ces histoires
39 Cf
Euthyphron, 6 a : Les hommes croient que Zeus a enchaîné son père, parce qu’il dévorait ses enfants sans cause légitime et que ce père, lui aussi, avait mutilé le sien pour d’autres raisons du même genre
40 Homère, Iliade, XIX, 92-93
Ŕ 58 Ŕ hommes qu’il établit son séjour, et encore n’est-ce pas dans toutes les âmes indistinctement ; s’il en rencontre qui soient d’un caractère dur, il s’en écarte, et n’habite que celles qui sont douces
Or, puisqu’il touche toujours de ses pieds et de tout son être les choses les plus moues entre les plus molles, il faut bien qu’il soit doué de la plus exquise délicatesse
Ainsi donc il est le plus jeune et le plus délicat
Il est en outre souple de forme, car il ne pourrait, s’il était rigide, envelopper de tous côtés son objet, ni entrer d’abord dans toute âme et en sortir sans qu’on s’en aperçoive
Une forte preuve qu’il est flexible et souple est sa grâce, attribut que, de l’aveu de tous, Éros possède à un degré supérieur ; car Éros et la difformité sont en hostilité perpétuelle
Qu’il ait un beau teint, sa vie passée au milieu des fleurs l’indique assez ; car Éros ne s’établit pas sur les objets sans fleur ou défleuris, que ce soit un corps, une âme ou toute autre chose ; mais là où il y a des fleurs et des parfums, là il se pose et demeure
XIX
Ŕ Sur la beauté du dieu, j’en ai assez dit, bien qu’il reste en- core beaucoup à dire
Il me faut parler maintenant de la vertu d’Éros
Un très grand avantage est qu’Éros ne fait aucun tort à personne, soit dieu, soit homme, comme il n’en reçoit d’aucun dieu ni d’aucun homme ; en effet, s’il endure quelque chose, ce n’est point par force ; car la violence n’attaque pas Éros, et s’il fait quelque chose, il le fait sans contrainte ; en tout et partout, c’est volontairement qu’on se met au service d’Éros ; or quand Ŕ 59 Ŕ on se met d’accord volontairement de part et d’autre, les lois, « reines de la Cité »41, déclarent que c’est justice
Outre la justice, il a eu en partage la plus grande tempé- rance
On convient, en effet, qu’être tempérant c’est dominer les plaisirs et les passions ; or aucun plaisir n’est au-dessus de l’amour ; s’ils lui sont inférieurs, ils sont vaincus par lui, et il est leur vainqueur ; or étant vainqueur des plaisirs et des passions, il est supérieurement tempérant
Quant au courage, Arès lui- même ne peut tenir tête à Éros ; car ce n’est pas Ares qui maî- trise Éros, c’est Éros qui maîtrise Arès, amoureux, dit-on, d’Aphrodite ; or celui qui maîtrise l’emporte sur celui qui est maîtrisé, et celui qui l’emporte sur le plus brave doit être le plus brave de tous
J’ai parlé de la justice, de la tempérance et du courage du dieu : il me reste à parler de son habileté, en tâ- chant, dans la mesure de mes forces, de ne pas rester au- dessous de mon sujet
Tout d’abord, afin d’honorer, moi aussi, notre art, comme Eryximaque a fait le sien, je dirai que le dieu est un poète si habile qu’il rend poète qui il veut ; tout homme en effet, fût-il étranger aux Muses, devient poète42 quand Éros l’a touché, excellente preuve qu’Éros est habile en général dans toutes les œuvres des Muses : car ce qu’on n’a pas ou ce qu’on ne sait pas, on ne saurait ni le donner ni l’enseigner à un autre
Si nous passons à la création de tous les animaux, peut-on prétendre que ce n’est pas le savoir-faire d’Éros qui les fait naître et croître tous ? Quant à la pratique des arts, ne savons-nous pas que celui qui a pour maître ce dieu devient célèbre et illustre, et que celui 41 Ces mots « reines de la cité » sont probablement une citation d’Alcidamas, rhéteur de l’école de Gorgias
Cf
Aristote, Rhét
, III, 1406 a
Pindare appelle aussi la loi la reine des hommes et des dieux
42 C’est un mot d’Euripide, tiré de la Sténéboée fr
663 (Nauck) : « Éros fait un poète d’un homme jusque-là étranger aux Muses
» Ŕ 60 Ŕ qu’Éros n’a pas touché reste obscur
Si Apollon a inventé l’art de tirer de l’arc, la médecine, la divination, c’est en prenant pour guide le désir et l’amour, en sorte qu’on peut voir en lui aussi un disciple d’Éros
Il en est de même des Muses pour la musique, d’Héphaïstos pour l’art du forgeron, d’Athéna pour l’art de tis- ser et de Zeus pour le gouvernement des dieux et des hommes
Ainsi l’ordre s’établit parmi les dieux sous l’influence d’Éros, c’est-à-dire de la beauté ; car Éros ne s’attache pas à la laideur
Jadis, comme je l’ai dit en commençant, bien des atrocités se commirent chez les dieux, au dire de la légende, sous l’empire de la Nécessité ; mais quand Éros fut né, de l’amour du beau sortirent des biens de toutes sortes pour les dieux et pour les hommes
C’est mon sentiment, Phèdre, qu’Éros étant d’abord lui- même le plus beau et le meilleur de tous ne peut dès lors man- quer de procurer aux autres les mêmes avantages
Disons, en pliant à la mesure la pensée qui me vient, que c’est lui qui donne « la paix aux hommes, le calme à la mer, le silence aux vents, la couche et le sommeil au souci »
C’est lui qui nous délivre de la sauvagerie et nous inspire la sociabilité, qui forme toutes ces réunions comme la nôtre et nous guide dans les fêtes, dans les chœurs dans les sacrifices
Il nous enseigne la douceur, il bannit la rudesse ; il nous donne la bienveillance, il nous ôte la malveillance ; il est propice aux bons, approuvé des sages, admiré des dieux ; envié de ceux qui ne le possèdent pas, précieux à ceux qui le possèdent ; père du luxe, de la délicatesse, des délices, des grâces, de la passion, du désir, il s’intéresse aux bons, néglige les méchants ; dans la peine, dans la crainte, dans le désir, dans la conversation, il est notre pilote, notre champion, notre soutien, notre sauveur par excellence ; il est la gloire des dieux et des hommes, le guide le plus beau et le meilleur, que tout homme doit suivre, en chan- tant de beaux hymnes et en répétant le chant magnifique qu’il chante lui-même pour charmer l’esprit des dieux et des hommes
Voilà, Phèdre, le discours que je consacre au dieu, dis- Ŕ 61 Ŕ cours que j’ai mêlé de jeu et de sérieux, aussi bien que j’ai pu le faire »
XX
Ŕ Quand Agathon eut fini de parler, tous les assistants, au rapport d’Aristodème, applaudirent bruyamment, déclarant que le jeune homme avait parlé d’une manière digne de lui et du dieu tout ensemble
Alors Socrate, se tournant vers Eryximaque, lui dit « Trouves-tu, fils d’Acoumène, que ma crainte de tout à l’heure était vaine, et n’ai-je pas été bon prophète quand j’ai dit il y a un instant qu’Agathon parlerait merveilleusement et me jetterait dans l’embarras » ? Eryximaque répondit : « Pour le premier point, qu’Agathon parlerait bien, je reconnais que tu as été bon prophète ; mais pour l’autre, que tu serais embarrassé, ce n’est pas mon avis
Ŕ Et comment, bienheureux homme, re- prit Socrate, ne serais-je pas embarrassé, et tout autre à ma place, ayant à parler après un discours si beau et si riche ? Sans doute tout n’y mérite pas une égale admiration ; mais à la fin qui n’aurait pas été émerveillé de la beauté des mots et des tournures ? Pour moi, reconnaissant que je ne saurais rien dire qui approchât de cette beauté, je me serais presque caché de honte si j’avais su où fuir
Le discours en effet m’a rappelé Gor- gias, à tel point que j’ai absolument éprouvé ce que dit Homère : j’ai craint qu’Agathon en finissant son discours, ne lançât sur le mien la tête de ce monstre d’éloquence qu’était Gorgias et ne m’ôtât la voix en me pétrifiant43
Et puis je me suis rendu compte aussi que j’étais ridicule en vous promettant de faire ma partie avec vous dans l’éloge d’Éros et en me vantant d’être ex- pert en amour, alors que je n’entendais rien à la manière de 43 Homère, Odyssée, XI, 633-635 : « La peur blême me saisissait : la vénérable Perséphone n’allait-elle pas m’envoyer de chez Hadès la tête de Gorgo, le terrible monstre ? » Ŕ 62 Ŕ louer quoi que ce soit
Je pensais en effet, dans ma simplicité qu’il fallait dire la vérité sur l’objet, quel qu’il soit, que l’on loue, que la vérité devait être le fondement, et qu’il fallait choisir dans la vérité même ce qu’il y avait de plus beau, et le disposer dans l’ordre le plus convenable, et j’étais très fier à la pensée que j’allais bien parler, parce que je savais le vrai procédé qu’il faut appliquer à toute louange ; mais il parait que ce n’était pas la bonne méthode, que c’était, au contraire, d’attribuer au sujet les qualités les plus grandes et les plus belles possible, vraies ou non, la fausseté n’ayant aucune importance ; car on est conve- nu, paraît-il, que chacun aurait l’air de louer Éros, et non qu’il le louerait réellement
C’est pour cela, je pense, que vous remuez ciel et terre pour charger d’éloges Éros et que vous affirmez qu’il est si grand et si bienfaisant : vous voulez qu’il paraisse le plus beau et le meilleur possible, aux ignorants, s’entend, mais non certes aux gens éclairés
Et c’est quelque chose de beau et d’imposant qu’un tel éloge ; mais moi, je ne connaissais pas cette manière de louer, et c’est parce que je ne la connaissais pas que j’ai promis de tenir ma partie dans l’éloge : « c’est donc ma langue qui a pris l’engagement, non mon esprit44 »
« Au diable l’engagement ! je ne loue pas de cette façon-là : je ne pourrais pas
Cependant je consens, si vous voulez, à parler suivant la vérité, à ma manière, sans m’exposer au ridicule de lutter d’éloquence avec vous
Vois donc, Phèdre, si tu veux d’un tel discours, c’est-à-dire entendre la vérité sur Éros, avec des mots et des tours tels qu’ils se présenteront
» Phèdre et les autres le prièrent de parler, à la manière qui lui conviendrait
« Permets-moi encore, Phèdre, dit Socrate, de poser quelques petites questions à Agathon, afin que, m’étant mis d’accord avec lui, je parte de là pour faire mon discours
Ŕ Je te le permets, dit Phèdre, questionne-le
» 44 Citation d’Euripide, Hippolyte, v
612
Cf
Cicéron, De Officiis, III, 29 : « Juravi lingua, mentem injuratam gero
» Ŕ 63 Ŕ Après cela, mon ami me dit que Socrate avait commencé à peu près ainsi : XXI
Ŕ « C’est mon avis, cher Agathon, que tu as bien débuté en disant qu’il fallait montrer d’abord ce qu’est Éros, puis ce qu’il est capable de faire
J’aime fort ce début
Voyons donc, après tout ce que tu as dit de beau et de magnifique sur la nature d’Éros, que je te pose une question sur ce point
Est-il dans la nature de l’Amour45 qu’il soit l’amour de quelque chose ou de rien ? Je ne demande pas s’il est l’amour d’une mère ou d’un père ; il serait ridicule de demander si l’Amour est l’amour qu’on a pour une mère ou un père ; mais si, par exemple, je de- mandais si un père, en tant que père, est le père de quelqu’un ou non, tu me dirais sans doute, si tu voulais répondre comme il faut, qu’un père est père d’un fils ou d’une fille, n’est-ce pas ? Ŕ Oui, répondit Agathon
Ŕ Ne dirais-tu pas la même chose d’une mère ? Agathon en convint aussi
Ŕ Laisse-moi donc, ajouta So- crate, te poser encore quelques questions afin de te rendre ma pensée plus sensible
Si je demandais : Voyons, un frère, en tant que frère, est-il ou n’est-il pas frère de quelqu’un ? Ŕ Il est frère de quelqu’un
Ŕ D’un frère ou d’une sœur ? Ŕ Sans doute, avoua- t-il
Ŕ Essaye donc aussi, reprit Socrate, à propos de l’Amour, de nous dire s’il est l’amour de quelque chose ou de rien
Ŕ Il est certainement l’amour de quelque chose
Ŕ Garde donc dans ta mémoire, dit Socrate, de quoi il est amour, et réponds seule- ment à ceci : l’Amour désire-t-il ou non l’objet dont il est amour ? Ŕ Il le désire, répondit-il
Ŕ Mais, reprit Socrate, quand 45 Le même mot grec désigne à la fois le dieu et le sentiment de l’amour
C’est de la confusion de ces deux idées que vient l’erreur d’Agathon sur le dieu
Afin de reproduire l’équivoque grecque, nous dési- gnerons ici le dieu Éros par son nom français, l’Amour
Ŕ 64 Ŕ il désire et aime, a-t-il ce qu’il désire et aime, ou ne l’a-t-il pas ? Ŕ Vraisemblablement il ne l’a pas, dit Agathon
Ŕ Vois, continua Socrate, si, au lieu de vraisemblablement, il ne faut pas dire né- cessairement que celui qui désire, désire une chose qui lui manque et ne désire pas ce qui ne lui manque pas
Pour ma part, c’est merveille comme je trouve cela nécessaire, et toi ? Ŕ Moi aussi, dit Agathon
Ŕ Fort bien
Donc un homme qui est grand ne saurait vouloir être grand, ni un homme qui est fort, être fort ? Ŕ C’est impossible, d’après ce dont nous sommes con- venus
Ŕ En effet, étant ce qu’il est, il ne saurait avoir besoin de le devenir
Ŕ C’est vrai