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Tu as sans doute entendu chanter dans les banquets cette chanson qui, dans l’énumération des biens, dit que le meilleur est la santé, que le second est la beauté et que le troisième est, selon l’expression de 9 l’auteur de la chanson, la richesse acquise sans fraude
GORGIAS Je l’ai entendue en effet, mais où veux-tu en venir ? SOCRATE C’est que tu pourrais bien être assailli tout de suite par les artisans de ces 10 biens vantés par l’auteur de la chanson, le médecin, le pédotribe et le financier, et que le médecin le premier pourrait me dire : « Socrate, Gorgias te trompe
Ce n’est pas son art qui a pour objet le plus grand bien de l’humanité, c’est le mien
» Et si je lui demandais : « Qui es-tu, toi, pour parler de la sorte ? », il me répondrait sans doute qu’il est médecin
– « Que prétends-tu donc ? Que le produit de ton art est le plus grand des biens ? » il me répondrait sans doute : « Comment le contester, Socrate, puisque c’est la santé ? Y a-t-il pour les hommes un bien plus grand que la santé ? » Et si, après le médecin, le pédotribe à son tour me disait : « Je serais, ma foi, bien surpris, moi aussi, Socrate, que Gorgias pût te montrer de son art un bien plus grand que moi du mien », je lui répondrais à lui aussi : « Qui es-tu, l’ami, et quel est ton ouvrage ? – Je suis pédotribe, dirait-il, et mon ouvrage, c’est de rendre les hommes beaux et robustes de corps
» Après le pédotribe, ce serait, je pense, le financier qui me dirait, avec un souverain mépris pour tous les autres : « Vois donc, Socrate, si tu peux découvrir un bien plus grand que la richesse, soit chez Gorgias soit chez tout autre
– Quoi donc ! lui dirions-nous
Es-tu, toi, fabricant de richesse ? – Oui
– En quelle qualité ? – En qualité de financier
– Et alors, dirions-nous, tu juges, toi, que la richesse est pour les hommes le plus grand des biens ? – Sans contredit, dirait-il
– Voici pourtant, Gorgias, répondrions-nous, qui proteste que son art produit un plus grand bien que le tien
» Il est clair qu’après cela il demanderait : « Et quel est ce bien ? Que Gorgias s’explique
» Allons, Gorgias, figure-toi qu’eux et moi, nous te posons cette question
Dis-nous quelle est cette chose que tu prétends être pour les hommes le plus grand des biens et que tu te vantes de produire
GORGIAS C’est celle qui est réellement le bien suprême, Socrate, qui fait que les hommes sont libres eux-mêmes et en même temps qu’ils commandent aux autres dans leurs cités respectives
SOCRATE Que veux-tu donc dire par là ? GORGIAS Je veux dire le pouvoir de persuader par ses discours les juges au tribunal, les sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l’assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens
Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe, et, quant au fameux financier, on reconnaîtra que ce n’est pas pour lui qu’il amasse de l’argent, mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules
SOCRATE VIII
– À présent, Gorgias, il me paraît que tu as montré d’aussi près que possible quelle est pour toi la rhétorique, et, si je comprends bien, ton idée est que la rhétorique est l’ouvrière de la persuasion et que tous ses efforts et sa tâche essentielle se réduisent à cela
Pourrais-tu en effet soutenir que son pouvoir aille plus loin que de produire la persuasion dans l’âme des auditeurs ? GORGIAS Nullement, Socrate, et tu me parais l’avoir bien définie, car telle est bien sa tâche essentielle
SOCRATE Écoute-moi, Gorgias ; je veux que tu saches, comme j’en suis persuadé moi-même, que, s’il y a des gens qui en conversant ensemble soient jaloux de se faire une idée claire de l’objet du débat, je suis moi-même un de ceux-là, et toi aussi, je pense
GORGIAS À quoi tend ceci, Socrate ? SOCRATE Je vais te le dire : Cette persuasion dont tu parles, qui vient de la rhétorique, qu’est-elle au juste et sur quoi porte-t-elle ? Je t’avoue que je ne le vois pas bien nettement, bien que je soupçonne ce que tu penses et de sa nature et de son objet ; mais je ne t’en demanderai pas moins quelle est, à ton jugement, cette persuasion produite par la rhétorique et à quels objets tu crois qu’elle s’applique
Quelle raison me pousse, alors que je devine ta pensée, à t’interroger, au lieu de l’exposer moi-même ? Ce n’est pas à cause de toi que je le fais ; c’est en vue de notre discours, afin qu’il progresse de manière à nous faire voir sous le jour le plus clair l’objet dont nous discutons
Vois donc si je n’ai pas raison de t’interroger encore
Si, par exemple, je t’avais 11 demandé dans quelle classe de peintres est Zeuxis et que tu m’eusses répondu que c’est un peintre d’êtres animés, n’aurais-je pas été en droit de te demander quels êtres animés il peint ? N’est-ce pas vrai ? GORGIAS Si
SOCRATE Et cela, parce qu’il y a d’autres peintres qui peignent une foule d’autres figures animées que les siennes
GORGIAS Oui
SOCRATE Au lieu que, si Zeuxis était le seul qui en peignît, tu aurais bien répondu
GORGIAS Assurément
SOCRATE Eh bien, à propos de la rhétorique, dis-moi, crois-tu qu’elle soit seule à créer la persuasion ou si d’autres arts la produisent également ? Je m’explique
Quand on enseigne une chose, quelle qu’elle soit, persuade-t-on ce qu’on enseigne, oui ou non ? GORGIAS Oui, Socrate, on le persuade très certainement
SOCRATE Revenons maintenant aux arts dont nous parlions tout à l’heure
L’arithmétique ne nous enseigne-t-elle pas ce qui se rapporte au nombre, ainsi que l’arithméticien ? GORGIAS Certainement
SOCRATE Donc elle persuade aussi
GORGIAS Oui
SOCRATE C’est donc aussi une ouvrière de persuasion que l’arithmétique ? GORGIAS Évidemment
SOCRATE Par conséquent, si l’on nous demande de quelle persuasion et à quoi elle s’applique, nous répondrons, je pense, d’une persuasion qui enseigne la grandeur du nombre, soit pair, soit impair
De même pour les autres arts que nous avons mentionnés tout à l’heure, nous pourrions montrer qu’ils produisent la persuasion, quel genre de persuasion et à propos de quoi
N’est- ce pas vrai ? GORGIAS Si
SOCRATE Par conséquent la rhétorique n’est pas la seule ouvrière de persuasion
GORGIAS Tu dis vrai
SOCRATE IX
– Puis donc qu’elle n’est pas la seule à produire cet effet et que d’autres arts en font autant, nous sommes en droit, comme à propos du peintre, de demander encore à notre interlocuteur de quelle persuasion la rhétorique est l’art et à quoi s’applique cette persuasion
Ne trouves-tu pas cette nouvelle question justifiée ? GORGIAS Si
SOCRATE Réponds-moi donc, Gorgias, puisque tu es de mon avis
GORGIAS Je dis, Socrate, que cette persuasion est celle qui se produit dans les tribunaux et dans les autres assemblées, ainsi que je l’indiquais tout à l’heure, et qu’elle a pour objet le juste et l’injuste
SOCRATE Je soupçonnais bien moi-même, Gorgias, que c’était cette persuasion et ces objets que tu avais en vue
Mais pour que tu ne sois pas surpris si dans un instant je te pose encore une question semblable sur un point qui paraît clair et sur lequel je veux néanmoins t’interroger, je te répète qu’en te questionnant je n’ai d’autre but que de faire progresser régulièrement la discussion et que je ne vise point ta personne
Il ne faut pas que nous prenions l’habitude, sous prétexte que nous nous devinons, d’anticiper précipitamment nos pensées mutuelles, et il faut que toi-même tu fasses ta partie à ta manière et suivant ton idée
GORGIAS Ta méthode, Socrate, me paraît excellente
SOCRATE Alors continuons et examinons encore ceci
Y a-t-il quelque chose que tu appelles savoir ? GORGIAS Oui
SOCRATE Et quelque chose que tu appelles croire ? GORGIAS Certainement
SOCRATE Te semble-t-il que savoir et croire, la science et la croyance, soient choses identiques et différentes ? GORGIAS Pour moi, Socrate, je les tiens pour différentes
SOCRATE Tu as raison, et je vais t’en donner la preuve
Si l’on te demandait : « Y a- t-il, Gorgias, une croyance fausse et une vraie ? » tu dirais oui, je suppose
GORGIAS Oui
SOCRATE Mais y a-t-il de même une science fausse et une vraie ? GORGIAS Pas du tout
SOCRATE Il est donc évident que savoir et croire ne sont pas la même chose
GORGIAS C’est juste
SOCRATE Cependant ceux qui croient sont persuadés aussi bien que ceux qui savent
GORGIAS C’est vrai
SOCRATE Alors veux-tu que nous admettions deux sortes de persuasion, l’une qui produit la croyance sans la science, et l’autre qui produit la science ? GORGIAS Parfaitement
SOCRATE De ces deux persuasions, quelle est celle que la rhétorique opère dans les tribunaux et les autres assemblées relativement au juste et à l’injuste ? Est-ce celle d’où naît la croyance sans la science ou celle qui engendre la science ? GORGIAS Il est bien évident, Socrate, que c’est celle d’où naît la croyance
SOCRATE La rhétorique est donc, à ce qu’il paraît, l’ouvrière de la persuasion qui fait croire, non de celle qui fait savoir relativement au juste et à l’injuste ? GORGIAS Oui
SOCRATE À ce compte, l’orateur n’est pas propre à instruire les tribunaux et les autres assemblées sur le juste et l’injuste, il ne peut leur donner que la croyance
Le fait est qu’il ne pourrait instruire en si peu de temps une foule si nombreuse sur de si grands sujets
GORGIAS Assurément non
SOCRATE X
– Allons maintenant, examinons la portée de nos opinions sur la rhétorique, car, pour moi, je n’arrive pas encore à préciser ce que j’en pense
Lorsque la cité convoque une assemblée pour choisir des médecins, des constructeurs de navires ou quelque autre espèce d’artisans, ce n’est pas, n’est-ce pas, l’homme habile à parler que l’on consultera ; car il est clair que, dans chacun de ces choix, c’est l’homme de métier le plus habile qu’il faut prendre
Ce n’est pas lui non plus que l’on consultera, s’il s’agit de construire des remparts ou d’installer des ports ou des arsenaux, mais bien les architectes
De même encore, quand on délibérera sur le choix des généraux, l’ordre de bataille d’une armée, l’enlèvement d’une place forte, c’est aux experts dans l’art militaire qu’on demandera conseil, et non aux experts dans la parole
Qu’en penses-tu, Gorgias ? Puisque tu déclares que tu es toi-même orateur et que tu es capable de former des orateurs, il est juste que tu nous renseignes sur ce qui concerne ton art
Sois persuadé qu’en ce moment moi- même je défends tes intérêts
Peut-être en effet y a-t-il ici, parmi les assistants, des gens qui désirent devenir tes disciples
Je devine qu’il y en a, et même beaucoup, mais qui peut-être n’osent pas t’interroger
Figure-toi donc, lorsque je te questionne, qu’ils te posent la même question que moi : « Que gagnerons-nous, Gorgias, si nous suivons tes leçons ? Sur quelles affaires serons-nous capables de conseiller la cité ? Sera-ce uniquement sur le juste et l’injuste ou aussi sur les sujets mentionnés tout à l’heure par Socrate ? » Essaye donc de leur répondre
GORGIAS Oui, Socrate, je vais essayer de te dévoiler clairement la puissance de la rhétorique dans toute son ampleur ; car tu m’as toi-même fort bien montré la voie
Tu sais, je pense, que ces arsenaux et ces remparts d’Athènes et l’organisation de ses ports sont dus en partie aux conseils de Thémistocle, en partie à ceux de Périclès, et non à ceux des hommes de métier
SOCRATE C’est ce qu’on dit de Thémistocle, Gorgias
Quant à Périclès, je l’ai entendu moi-même, quand il nous conseilla la construction du mur 12 intérieur
GORGIAS Et quand il s’agit de faire un de ces choix dont tu parlais tout à l’heure, Socrate, tu vois que les orateurs sont ceux qui donnent leur avis en ces matières et qui font triompher leurs opinions
SOCRATE C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et c’est pourquoi je te demande depuis longtemps quelle est cette puissance de la rhétorique
Elle me paraît en effet merveilleusement grande, à l’envisager de ce point de vue
GORGIAS XI
– Que dirais-tu, si tu savais tout, si tu savais qu’elle embrasse pour ainsi dire en elle-même toutes les puissances
Je vais t’en donner une preuve frappante
J’ai souvent accompagné mon frère et d’autres médecins chez quelqu’un de leurs malades qui refusait de boire une potion ou de se laisser amputer ou cautériser par le médecin
Or tandis que celui-ci n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la rhétorique
Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s’il faut discuter dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le veut
Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera choisir préférablement à tout autre ; car il n’est pas de sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus persuasive que n’importe quel artisan
Telle est la puissance et la nature de la rhétorique
Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les autres arts de combat
Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer contre tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace, l’escrime avec des armes véritables, de manière à s’assurer la supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est pas une raison pour battre ses amis, les transpercer et les tuer
Ce n’est pas une raison non plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a fréquenté la palestre et qui est devenu robuste et habile à boxer aura ensuite frappé son père et sa mère ou tout autre parent ou ami, ce n’est pas, dis-je, une raison pour prendre en aversion et chasser de la cité les pédotribes et ceux qui montrent à combattre avec des armes : car si ces maîtres ont transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user avec justice contre les ennemis et les malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour attaquer
Mais il arrive que les élèves, prenant le contrepied, se servent de leur force et de leur art contre la justice
Ce ne sont donc pas les maîtres qui sont méchants et ce n’est point l’art non plus qui est responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis, ceux qui en abusent
On doit porter le même jugement de la rhétorique
Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et sur toute chose de manière à persuader la foule mieux que personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte qu’il pourrait le faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec justice comme de tout autre genre de combat