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Peut-être était-ce toi qui as vu le plus juste, peut-être était-ce moi ; en tout cas nous n’avons rien dit de bien clair
Mais à présent, je suis prêt à m’expliquer avec toi, si tu n’admets pas qu’être sage, c’est se connaître soi-même
XIII
— Eh mais ! Critias, tu me parles comme si je prétendais connaître les choses sur lesquelles je pose des questions et comme s’il ne tenait qu’à moi d’être de ton avis
Il n’en est rien : j’examine avec toi les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent, parce que je n’en connais pas la solution
Quand je les aurai examinés, je te dirai volontiers si je suis d’accord avec toi ou non, mais attends que j’aie terminé mon enquête
— Commence-la donc, dit-il
— Je commence, dis-je
Si la sagesse consiste à connaître quelque chose, nul doute qu’elle ne soit une science, la science de quelque chose, n’est-ce pas ? — C’est, dit-il, la science de soi-même
— Et la médecine, repris-je, est la science de la santé ? — Oui
— Et maintenant, dis-je, si tu demandais : la médecine, qui est la science de la santé, à quoi sert-elle et que produit-elle ? je te répondrais qu’elle n’est pas de mince utilité, puisqu’elle produit la santé, ce qui est un beau résultat
M’accordes-tu cela ? — Je te l’accorde
— Et si à propos de l’architecture, qui est la science de bâtir, tu me demandais quelle oeuvre je prétends qu’elle produit, je te répondrais : des maisons, et de même pour les autres arts
A ton tour maintenant de t’expliquer sur la sagesse
Puisque tu affirmes qu’elle est la science de soi-même, tu dois pouvoir répondre à cette question, Critias : qu’est-ce que la sagesse, science de soi-même, produit pour nous de beau et de digne de son nom ? Allons, parle
— Tu conduis mal ton enquête, Socrate
Cette science est par nature bien différente des autres, qui elles-mêmes ne se ressemblent pas entre elles, et tu raisonnes comme si elles se ressemblaient
Dis-moi, par exemple, poursuivit-il, si le calcul et la géométrie produisent quelque oeuvre du même genre que les maisons bâties par l’architecture ou les habits produits par le tissage ou beaucoup d’autres produits de beaucoup d’arts qu’on pourrait citer
Peux-tu, toi, montrer de tels produits de ces deux sciences ? Mais non, tu ne le peux pas
Je lui répondis : « Tu as raison ; mais il y a une chose que je puis te montrer : c’est l’objet particulier de chacune de ces sciences, lequel est distinct de la science elle-même
Ainsi le calcul a pour objet le pair et l’impair, la qualité numérique qui leur est propre et les rapports qu’ils ont entre eux
N’est-ce pas vrai ? — Très vrai, dit-il
— Et tu accordes que le pair et l’impair sont différents de la science même du calcul ? — Sans doute
— Et de même la statique est la science du plus lourd et du plus léger, et le lourd et le léger sont différents de la statique même
L’accordes-tu ? — Oui
— Dis-moi donc aussi quel est l’objet dont la sagesse est la science et qui diffère de la sagesse elle-même
XIV
— T’y voilà, Socrate ; tu es tombé dans ta recherche sur le point capital, sur la différence de la sagesse par rapport aux autres sciences, tandis que tu t’obstines à chercher une ressemblance de la sagesse aux autres sciences
Cette ressemblance n’existe pas : toutes les autres sciences sont des sciences de quelque autre chose qu’elles-mêmes, au lieu que la sagesse est la science des autres sciences et d’elle-même en même temps
Tu ne l’ignores pas, tant s’en faut ; mais en réalité tu fais, je crois, ce dont tu te défendais tout à l’heure : tu ne cherches qu’à me réfuter, sans te préoccuper de l’objet de la discussion
— Quelle idée te fais-tu là ? m’écriai-je
Tu t’imagines que, si je mets tant d’application à te réfuter, c’est en vue d’un autre but que de m’examiner moi-même pour me rendre compte de ce que je dis, de peur de croire aveuglément que je sais une chose que je ne sais pas
Et c’est ce qu’en ce moment même je fais encore, tu peux m’en croire : si je fais cette enquête, c’est avant tout dans mon propre intérêt, et peut-être aussi dans l’intérêt de mes amis
N’est-ce pas en effet un bien qu’on peut dire commun à tout le monde de connaître clairement la nature de chaque chose ? — J’en suis persuadé, Socrate, dit-il
— Rassure-toi donc, bienheureux Critias, repris-je, et réponds à mes questions selon ce qui te paraît être la vérité, sans t’inquiéter si c’est Critias ou Socrate qui a le dessus
Applique ton attention à la question même et ne considère que le résultat auquel aboutira notre examen
— C’est ce que je vais faire, dit-il, car ce que tu dis me paraît juste
— Dis-moi donc, repris-je, ce que tu penses de la sagesse
XV
— Eh bien, je pense, reprit-il, que seule de toutes les sciences, la sagesse est la science d’elle-même et des autres sciences
— Donc, repris-je, elle serait aussi la science de l’ignorance, si elle l’est de la science
— Assurément, dit-il
— En ce cas, le sage seul se connaîtra lui-même et sera seul capable de juger et ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, et il sera de même capable d’examiner les autres et de voir ce qu’ils savent et croient savoir, le sachant réellement, et ce qu’ils croient savoir, alors qu’ils ne le savent pas, tandis qu’aucun autre n’en sera capable
En réalité, donc, être sage, la sagesse et la connaissance de soi-même, c’est savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas
Est-ce bien là ta pensée ? — Oui, dit-il
— Revenons maintenant en arrière, dis-je, et, faisant notre troisième libation à Zeus Sauveur, examinons, comme si nous commencions, s’il est possible, oui ou non, de savoir qu’on a ou qu’on n’a pas la connaissance de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas, et, ensuite, à supposer qu’à la rigueur cela soit possible, à quoi il nous servirait de le savoir
— Eh bien, examinons, dit-il
— Allons, Critias, dis-je, vois si tu as en ces matières des clartés que je n’ai pas
je suis en effet embarrassé
Veux-tu en savoir la cause ? — Oui, dit-il
— Si tout ce que tu viens de dire est exact, est-ce que cela ne revient pas à dire qu’il existe une science qui n’a d’autre objet qu’elle-même et les autres sciences et qui est en même temps la science de l’ignorance ? — Si, dit-il
— Vois donc, camarade, quelle étrange théorie nous nous chargeons de soutenir
Essaye de l’appliquer à d’autres objets et tu verras, je pense, qu’elle est insoutenable
— Comment cela, et à quels objets ? — Voici
Demande-toi si tu peux concevoir une vue qui ne soit pas la vue des choses qu’aperçoivent les autres vues, mais qui serait la vue d’elle-même et des autres vues et aussi de ce qui n’est pas vue, qui ne verrait aucune couleur, bien qu’elle soit une vue, mais qui se percevrait elle-même et les autres vues
Crois-tu qu’une pareille vue puisse exister ? — Non, par Zeus
— Conçois-tu aussi une ouïe qui n’entendrait aucune voix, mais s’entendrait elle-même et les autres ouïes et ce qui n’est pas ouïe ? — Pas davantage
— En un mot, prends toutes les sensations et cherche si tu en trouves une qui soit la sensation d’elle-même et des autres sensations et qui ne perçoive rien de ce que les autres perçoivent
— Je ne crois pas qu’il y en ait
— Et parmi les désirs, en vois-tu un qui ne soit le désir d’aucun plaisir, mais de lui-même et des autres désirs ? — Non, certes
— Pas plus, je crois, qu’une volonté qui ne voudrait aucun bien, mais se voudrait elle-même et les autres volontés ? — Non, en effet
— Et pourrais-tu citer un amour qui ne serait l’amour d’aucune beauté, mais de lui-même et des autres amours ? — Non, dit-il
— As-tu déjà vu une crainte qui se craigne elle-même et les autres craintes, mais ne craint aucun danger ? — Non, je n’en ai pas vu, dit-il
— Ou une opinion qui soit l’opinion des opinions et d’elle-même et qui n’ait aucune opinion des objets dont opinent les autres ? — Pas du tout
— Mais à propos de science, nous affirmons, à ce qu’il paraît, qu’il en est une qui n’est la science d’aucune connaissance, mais la science d’elle-même et des autres sciences
— Nous l’affirmons, en effet
— N’est-ce pas une chose étrange, si réellement elle existe ? car il ne faut pas encore affirmer qu’elle n’existe pas, mais rechercher si elle existe
— Tu as raison
XVI
— Voyons donc : cette science est science de quelque chose et elle a la propriété de se rapporter à quelque chose, n’est-ce pas ? — Assurément
— Et en effet, nous disons que ce qui est plus grand a la propriété d’être plus grand que quelque chose ? — Il l’a, en effet
— Que quelque chose de plus petit, s’il est vrai qu’il soit plus grand ? — Nécessairement
— Si donc nous trouvions une grandeur plus grande, qui fût plus grande que les autres grandeurs et qu’elle-même, mais pas plus grande qu’aucune des grandeurs en comparaison desquelles les autres sont plus grandes, elle aurait à coup sûr cette particularité, étant plus grande qu’elle-même, d’être en même temps plus petite qu’elle-même, n’est-ce pas ? — De toute nécessité, Socrate
— Et si une chose était le double des autres doubles et d’elle-même, elle serait, n’est-ce pas ? le double de la moitié qui la constitue et des autres doubles ; car il ne saurait y avoir de double que d’une moitié
— C’est juste
— Mais étant plus grande qu’elle-même, elle serait moindre en même temps, le plus lourd que soi-même serait plus léger ; le plus vieux serait plus jeune et de même pour le reste
Tout ce qui aurait la propriété de se rapporter à soi-même n’aurait-il pas aussi l’essence à laquelle sa propriété se rapporte ? Je m’explique par un exemple : nous avons dit que l’ouïe ne pouvait être l’ouïe d’autre chose que de la voix, n’est-ce pas ? — Oui
— Si donc elle doit s’entendre elle-même, il faudra qu’elle ait une voix pour cela ; autrement elle ne s’entendra pas
— C’est de toute nécessité
— Et la vue, excellent Critias, si elle doit se voir elle-même, aura nécessairement une couleur, car la vue ne saurait rien voir d’incolore
— Non, en effet
— Tu vois donc, Critias, que, parmi les choses que nous avons énumérées, il nous apparaît, pour les unes, qu’il est impossible, pour les autres, fort douteux qu’elles exercent leur vertu propre sur elles-mêmes
En effet, pour les grandeurs, les nombres et les choses du même genre, c’est absolument impossible, n’est-ce pas ? — Oui
— Quant à la vue, à l’ouïe et aussi au mouvement qui se mouvrait lui-même, à la chaleur qui se brûlerait et à toutes les hypothèses de ce genre, elles semblent généralement insoutenables ; mais peut-être y a-t-il des gens qui croient le contraire
Il faudrait un homme de génie, mon ami, pour distinguer nettement, dans tous les cas, si la nature a voulu qu’aucun être n’exerçât sur lui-même sa vertu propre, mais sur un autre, ou si les uns en sont capables et les autres non, et, au cas où il y en aurait qui l’exerçassent sur eux-mêmes, s’il faut y ranger la science que nous déclarons être la sagesse
Pour moi, je ne me crois pas capable de faire ces distinctions
Aussi, je ne puis ni affirmer s’il est possible qu’il existe une science de la science, ni, en supposant qu’elle existe bien réellement, admettre que ce soit la sagesse, avant d’avoir examiné si, ainsi comprise, elle nous est, ou non, de quelque utilité
Car je présume que la sagesse est une chose utile et bonne
C’est donc à toi, fils de Callaischros, puisque tu admets que la sagesse est la science de la science et aussi de l’ignorance, c’est à toi de démontrer d’abord que ce que tu disais tout à l’heure est possible, ensuite qu’à la possibilité se joint l’utilité
Il se peut alors que je me déclare satisfait et reconnaisse que tu définis exactement la nature de la sagesse
» XVII
— Critias, ayant entendu ces paroles et me voyant embarrassé, fit comme ceux qui, voyant bâiller des gens en face d’eux, se mettent à bâiller aussi : il me parut en proie au même embarras que moi
Mais, en homme toujours applaudi, il craignait de se déconsidérer devant l’assistance et ne voulait pas avouer qu’il était incapable de trancher les questions que je lui proposais
Aussi il parla, pour dissimuler son embarras, mais sans rien dire de clair
Alors, pour faire avancer la discussion, je lui dis : « Eh bien, Critias, admettons pour le moment, si tu veux, qu’il puisse y avoir une science de la science ; nous examinerons une autre fois s’il en est ainsi ou non
Supposé donc que cela soit parfaitement possible, dis-moi en quoi il devient plus facile de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas
Car c’est bien en cela que nous avons fait consister la connaissance de soi-même et la sagesse, n’est-ce pas ? — Sans doute, dit-il, et c’est une conséquence naturelle, Socrate
Car si un homme possède la science qui se connaît elle-même, il sera lui-même tel que ce qu’il possède
A-t-il par exemple de la vitesse, il est rapide ; de la beauté, il est beau ; de la science, il est savant
Et s’il a la science qui se connaît elle-même, alors il doit se connaître lui-même