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— Je ne conteste pas, répliquai-je, que celui qui possède ce qui se connaît soi-même ne se connaisse aussi lui-même, mais si, quand on possède cette science, on connaît nécessairement ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas
— Oui, Socrate, parce que les deux sciences n’en font qu’une
— C’est possible, dis-je ; mais moi, j’ai bien peur d’être toujours le même ; car je ne comprends pas non plus comment se connaître soi-même est la même chose que savoir ce qu’on sait et savoir ce qu’on ne sait pas
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il
— Voici, répondis-je : s’il y a une science de la science, est-elle capable d’aller plus loin que cette distinction de ces deux choses, celle-ci est science, celle-là ignorance ? — Non, elle ne peut aller au-delà
— Maintenant, la science et l’ignorance de la santé, et la science et l’ignorance du juste, est-ce la même chose ? — Nullement
— La première est, je pense, la médecine ; la seconde la politique ; l’autre est tout simplement la science
— Sans doute
— Donc, si un homme ne connaît que la science et qu’il n’y joigne pas la connaissance de ce qui est sain et de ce qui est juste, parce qu’il n’a la science que d’une chose, à savoir qu’il sait quelque chose et qu’il possède une science particulière, il est naturel qu’il ait cette connaissance sur soi et sur les autres, n’est-ce pas ? — Oui
— Mais ce qu’il sait, comment cette science le lui apprendrait-elle ? Il connaît en effet ce qui est sain par la médecine, et non par la sagesse, l’harmonie par la musique, et non par la sagesse, l’art de bâtir par l’architecture, et non par la sagesse, et tout le reste de même ; n’est-ce pas vrai ? — Evidemment si
— Mais par la sagesse, si elle n’est que la science des sciences, comment saura-t-il qu’il connaît ce qui est sain et ce qui concerne la bâtisse ? — Il ne le saura pas du tout
— Celui qui ignore ces sciences ne connaît donc pas ce qu’il sait, mais seulement qu’il sait ? — Il y a apparence
XVIII
— Par conséquent la sagesse et être sage ne serait pas de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, mais seulement, à ce qu’il paraît, qu’on sait et qu’on ne sait pas
— C’est vraisemblable
— Et si un autre prétend savoir quelque chose, le sage sera tout aussi impuissant à reconnaître si cet homme sait ce qu’il prétend savoir ou s’il ne le sait pas
Tout ce qu’il saura, semble-t-il, c’est que cet homme possède une science, mais de quoi, la sagesse ne saurait le lui apprendre
— Il ne semble pas
— Ainsi donc, si un homme se donne pour médecin, sans l’être, le sage ne sera pas capable de le distinguer de celui qui l’est effectivement, ni en général les savants des ignorants
Examinons ce point de la manière que voici
Si le sage ou tout autre homme veut distinguer le vrai médecin du faux, ne s’y prendra-t-il pas ainsi ? A coup sûr, il ne lui parlera pas sur la science médicale ; car le médecin, nous l’avons dit, ne connaît rien en dehors de ce qui est sain ou malade, n’est-il pas vrai ? — Si, c’est vrai
— Mais il n’entend rien à la science, car nous l’avons attribuée uniquement à la sagesse ? — Oui
— Donc la médecine non plus n’est pas connue du médecin, puisque la médecine est une science
— C’est vrai
— Que le médecin ait une science, le sage le reconnaîtra bien ; mais, s’il faut essayer de connaître quelle est cette science, ne devra-t-il pas chercher de quoi elle est la science ? N’est-il pas vrai que l’on définit chaque science, en disant non seulement qu’elle est une science, mais une science particulière avec un objet particulier ? — C’est exact
— Ainsi la définition que nous avons donnée de la médecine, distinguée des autres sciences, c’est qu’elle est la science du sain et du malade
— Oui
— Donc, si l’on veut examiner la valeur de la médecine, il faut le faire sur les objets qui lui sont propres, et non pas, n’est-ce pas, sur ceux qui lui sont étrangers et ne la concernent pas ? — Certainement
— C’est donc sur le sain et le malade qu’on interrogera le médecin, en tant que médecin, si l’on veut l’examiner comme il convient
— Il me le semble
— C’est donc ce qu’il dit ou fait à ce titre qu’il faut examiner, pour voir si ses paroles sont vraies et ses actes convenables ? — Nécessairement
— Mais peut-on, si l’on ne connaît pas la médecine, observer les unes ou les autres ? — Non, certes
— Ni personne autre qu’un médecin, semble-t-il, ni le sage lui-même, à moins qu’il ne soit médecin, en même temps que sage
— C’est exact
— Il est donc absolument certain que si la sagesse est uniquement la science de la science et de l’ignorance, le sage sera également incapable de distinguer le médecin qui connaît son art de celui qui l’ignore et qui en impose aux autres ou à lui-même, comme il sera incapable de reconnaître tout autre homme qui sait quelque chose, à moins qu’il ne soit lui-même du métier, comme les autres artisans
— C’est évident, dit-il
XIX
— Dès lors, Critias, dis-je, quel fruit pouvons-nous encore attendre de la sagesse, si telle est sa nature ? Si, comme nous le supposions en commençant, le sage savait ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, qu’il sait telle chose, qu’il ignore telle autre, et s’il était capable de reconnaître la même science en d’autres hommes, alors, je le déclare, nous aurions un immense avantage à être sages ; car nous passerions notre vie sans faire de fautes, nous, les sages, et tous ceux qui seraient sous notre autorité
Nous nous garderions nous-mêmes d’entreprendre ce que nous ne saurions pas faire ; nous nous mettrions en quête de ceux qui le sauraient et nous leur en laisserions le soin, et nous ne laisserions faire à nos subordonnés que ce qu’ils seraient à même de bien faire, c’est-à-dire ce dont ils auraient la science
Ainsi, sous le régime de la sagesse, on pourrait s’attendre qu’une maison fût bien administrée, un État bien gouverné, et il en serait de même de toute entreprise où la sagesse présiderait ; car, l’erreur étant supprimée, les hommes suivraient la droite raison et, dans ces conditions, réussiraient nécessairement toutes leurs entreprises, et la réussite leur assurerait le bonheur
N’est-ce pas là, Critias, dis-je, ce que nous disions de la sagesse pour montrer quel avantage il y avait à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas ? — C’est bien cela en effet, dit-il
— Mais à présent, repris-je, tu vois que nous n’avons trouvé nulle part aucune science de cette nature
— Je le vois, dit-il
— Mais alors, repris-je, voici peut-être un avantage que nous offrirait la sagesse telle que nous la concevons à présent, c’est-à-dire comme la connaissance de la science et de l’ignorance : c’est que celui qui la posséderait, quoi qu’il étudiât, l’apprendrait plus facilement et que tout lui paraîtrait plus clair parce qu’il l’étudierait toujours à la lumière de la science, et qu’il jugerait mieux les autres sur les choses qu’il aurait apprises lui-même, tandis que ceux qui en jugeraient sans la sagesse en porteraient des jugements moins fermes et moins fondés
Est-ce là, mon ami, le genre d’avantages que la sagesse nous procurera ? ou avons-nous d’elle une vue trop haute et lui cherchons-nous une valeur qu’elle n’a pas réellement ? — Il se pourrait, dit-il
XX
— Peut-être, repris-je ; mais peut-être aussi avons-nous fait une recherche totalement inutile
Ce qui me le fait croire, ce sont certaines conséquences qui m’apparaissent et qui seraient bien étranges, si la sagesse est ce que nous avons dit
Examinons-les, si tu veux
Supposons qu’il puisse exister une science de la science, et, ce que nous avons admis au début, que la sagesse consiste à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, ne l’en dépouillons pas, accordons-le-lui, et, après lui avoir accordé tout cela, examinons avec une attention redoublée si elle peut, dans ces conditions, nous servir à quelque chose
Nous disions tout à l’heure que la sagesse, telle que nous l’avons définie, serait un grand bien si elle dirigeait l’administration d’une maison ou d’un État ; or il me semble à présent, Critias, que nous avons eu tort d’en convenir
— Comment donc ? dit-il
— C’est que, répondis-je, nous avons trop facilement accordé que ce serait un grand bien pour l’humanité, si chacun de nous faisait les choses qu’il sait et s’en remettait, pour,-ce qu’il ne sait pas, à ceux qui savent
— Eh bien, dit-il, n’avions-nous pas raison ? — Il me semble que non, dis-je
— Ce que tu dis là, Socrate, reprit-il, est véritablement étrange
— Par le chien, m’écriai-je, je suis bien de ton avis, et c’est en considérant cela tout à l’heure que je disais que certaines conséquences étranges m’apparaissaient et que j’avais peur d’avoir mal conduit notre enquête
Car, en vérité, quand même la sagesse serait ce que nous avons dit, je ne vois pas du tout quel bien elle nous fait
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il
Parle, que nous sachions ce que tu penses
— Je pense, répondis-je, que j’extravague
Néanmoins, quand une idée se présente, il faut l’examiner et ne pas la lâcher légèrement, si l’on a quelque souci de soi-même
— Tu as raison, dit-il
XXI
— Ecoute donc mon songe, dis-je, qu’il soit venu par la porte de corne ou par la porte d’ivoire
En supposant que la sagesse, telle que nous la définissons à présent, exerce sur nous un empire absolu, qu’en résulterait-il ? Que tous nos actes seraient conformes aux sciences, qu’aucun homme, se donnant pour pilote sans l’être, ne pourrait nous tromper, qu’aucun médecin, en général, ni personne autre, simulant un savoir qu’il n’a pas, ne pourrait nous abuser
Si les choses en allaient ainsi, qu’en résulterait-il pour nous, sinon d’être mieux portants qu’à présent, d’échapper plus sûrement aux dangers de la mer et de la guerre, d’avoir toujours des ustensiles, des vêtements, des chaussures, bref toutes nos affaires, et beaucoup d’autres choses encore, artistement fabriquées, parce que nous n’emploierions que de vrais artisans ? Si tu veux même, accordons encore que la divination est la science de l’avenir et que, si la sagesse la guidait, elle écarterait les charlatans et donnerait place aux vrais devins pour annoncer l’avenir
Que, dans ces conditions, le genre humain se conduisît et vécût selon la science, je le conçois ; car la sagesse, toujours en éveil, ne laisserait pas l’ignorance se glisser parmi nous et collaborer à nos travaux
Mais que vivre suivant la science soit vivre bien et être heureux, c’est ce que je ne peux pas encore savoir, mon cher Critias
XXII
— Cependant, reprit-il, tu auras de la peine à trouver un, autre moyen d’atteindre le bonheur, si tu rejettes la science
— Encore un mot d’explication, repris-je
Quel est l’objet de cette science ? Est-ce le découpage du cuir ? — Non, par Zeus
— Est-ce le travail de l’airain ? — Pas du tout
— Est-ce le travail de la laine, du bois ou de quelque autre matière du même genre ? — Non, certes
— Alors, nous nous écartons de notre principe qu’être heureux c’est vivre selon la science, puisque tu ne veux pas convenir que ces artisans qui vivent selon la science soient heureux, et que tu ne reconnais pour tel que celui qui vit selon certaines sciences
Peut-être as-tu en vue celui dont je parlais tout à l’heure, celui qui sait tout ce qui doit arriver, le devin
Est-ce de lui ou d’un autre que tu veux parler ? — De celui-là et d’un autre, dit-il
— Lequel ? demandai-je
Ne serait-ce pas d’un homme qui, outre l’avenir, connaîtrait tout le passé et le présent et à qui rien n’échapperait ? Supposons qu’un tel homme existe
Je ne crois pas que tu puisses en citer un autre qui vive plus conformément à la science
— Non, assurément
— Il y a une chose que je voudrais savoir encore : quelle est, parmi les sciences, celle qui le rend heureux ? ou bien y contribuent-elles toutes également ? — Non, pas également, dit-il
— Alors quelle est celle qui y contribue le plus ? et que sait-elle, parmi les choses présentes, passées et futures ? Est-ce la science du trictrac ? — Que parles-tu de trictrac ? — Ou le calcul ? — Pas du tout
— Ou la science de la santé ? — Plutôt, dit-il
— Mais cette science que je cherche, qui contribue le plus au bonheur, quelle est-elle ? — C’est celle du bien et du mal, répliqua-t-il
— Malheureux ! m’écriai-je, voilà longtemps que tu me fais tourner dans un cercle, sans vouloir me dire que ce n’est pas de vivre selon la science qui fait qu’on agit bien et qu’on est heureux, ni selon toutes les sciences ensemble, mais selon celle-là seule qui a pour objet le bien et le mal
Et en effet, Critias, si tu veux retirer cette science du nombre des autres, la médecine réussira-t-elle moins à nous donner la santé, l’art du cordonnier, des chaussures, le tissage, des habits, le pilotage, à nous empêcher de mourir en mer et la science du général, de mourir à la guerre ? — Ces sciences n’y réussiront pas moins bien, dit-il
— Mais, mon cher Critias, il nous faut renoncer à voir exécuter chacune de ces choses d’une manière convenable et utile, si cette science du bien et du mal nous fait défaut
— C’est vrai
— Or cette science-là, qui a pour tâche de nous être utile, n’est pas, ce semble, la sagesse ; car ce n’est pas la science des sciences et de l’ignorance, mais la science du bien et du mal, en sorte que, si c’est cette dernière qui nous est utile, la sagesse est pour nous autre chose
— Comment ? s’écria-t-il ; la sagesse ne nous serait pas utile ! Si la sagesse est la science des sciences et si elle préside à toutes les autres, il est certain qu’elle commande aussi à la science du bien, et par là, nous est utile
— Est-ce donc elle, repris-je, qui nous procure la santé, et non pas la médecine ? Est-ce elle qui peut exécuter les travaux des différents arts et ceux-ci n’ont-ils pas tous leur besogne propre ? N’avons-nous pas depuis longtemps attesté qu’elle est simplement la science de la science et de l’ignorance et rien de plus ? N’est-ce pas vrai ? — Il semble bien
— Elle ne saurait donc nous procurer la santé ? — Non, assurément
— Car la santé relève d’un autre art, n’est-ce pas ? — Oui
— Elle est donc incapable aussi de nous être utile, camarade, puisque c’est à un autre art que nous venons d’attribuer cet office
Est-ce vrai ? — Sans doute
— Comment donc la sagesse nous serait-elle utile, si elle ne nous procure aucune utilité ? — Elle ne saurait l’être, Socrate, à ce qu’il me semble
XXIII
— Vois-tu maintenant, Critias, combien j’avais raison de craindre depuis un bon moment et combien j’étais fondé à m’accuser moi-même de ne rien tirer de bon de mon enquête sur la sagesse ? Autrement nous n’aurions pas trouvé que la plus belle des choses, de l’aveu de tous, nous est inutile, si j’étais tant soit peu habile à conduire une enquête
A présent, nous voilà battus sur toute la ligne et nous sommes hors d’état de découvrir à quelle réalité le créateur du langage a appliqué ce mot de sagesse