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Et cependant nous avons fait plusieurs concessions qui ne devaient pas trouver place dans notre argumentation
Nous avons admis que la sagesse était la science de la science, bien que la raison nous le défendît et en niât la possibilité
Et à cette science nous avons de plus accordé le pouvoir de connaître les opérations des autres sciences, bien que la raison ne le permît pas davantage, afin que notre sage pût connaître qu’il sait ce qu’il sait et qu’il ne sait pas ce qu’il ne sait pas
Cette concession, nous l’avons faite avec une libéralité sans réserve et sans considérer qu’il est impossible d’avoir la moindre connaissance d’une chose qu’on ignore absolument ; car notre concession affirme qu’on sait ce qu’on ne sait pas, ce qui, à mon avis, est la chose la plus absurde du monde
Mais, en dépit de notre complaisance et de notre facilité, l’enquête n’est pas arrivée davantage à trouver la vérité ; au contraire, elle s’est si bien moquée de la vérité que, quoi que nous ayons admis ensemble et imaginé pour définir la sagesse, elle nous en a fait voir l’inutilité avec une ostentation insultante
Pour ce qui est de moi, je n’en suis pas trop dépité ; mais je le suis extrêmement pour toi, Charmide, en voyant qu’avec une telle figure et un esprit si sage, tu ne tireras aucun fruit de cette sagesse et que tu ne gagneras rien dans la vie à la posséder
Mais ce qui me donne encore plus de dépit, c’est l’incantation que j’ai apprise du Thrace, à la pensée que j’ai mis tant d’application à retenir une chose qui n’a aucune valeur
Mais non, je ne puis croire qu’il en soit ainsi ; c’est moi qui suis un piètre chercheur ; car la sagesse est un grand bien, et, si tu la possèdes, tu es un homme heureux
Vois donc si tu la possèdes et si tu n’as aucun besoin de l’incantation
En ce cas, je te conseille plutôt de me considérer comme un radoteur, incapable de rien trouver par le raisonnement, et pour toi, de t’estimer d’autant plus heureux que tu es plus sage
» XXIV
— Charmide me répondit alors : « Par Zeus, Socrate, je ne sais pas, moi, si je possède la sagesse ou si je ne la possède pas
Car comment le saurais-je, quand vous-mêmes n’êtes pas capables, dis-tu, de découvrir ce qu’elle est
Mais moi, je ne te crois guère et je suis convaincu, Socrate, que j’ai besoin de l’incantation ; aussi ne tiendra-t-il pas à moi que je ne m’y soumette tous les jours, jusqu’à ce que tu dises que c’est assez
— Bien, s’écria Critias ; fais-le, Charmide
Ce sera pour moi la preuve que tu es sage, si tu te livres aux incantations de Socrate et ne le quittes pas d’un pas
— Tu’ peux compter que je le suivrai et ne le quitterai pas
Ce serait bien mal à moi de ne pas t’obéir à toi, qui es mon tuteur, et de ne pas faire ce que tu m’ordonnes
— Oui, certes, dit-il, je te l’ordonne
— Je le ferai donc, répondit-il, et je commencerai aujourd’hui même
— Eh ! vous autres, dis-je, que projetez-vous donc ? — Rien, dit Charmide, c’est tout projeté
— Veux-tu donc, dis-je, user de contrainte, sans m’accorder le temps de réfléchir ? — Oui, de contrainte, dit-il, Critias le commande
A toi de voir quel parti tu dois prendre
— Mais, dis-je, il n’y a plus de place pour la réflexion ; car si tu te mets en tête de faire une chose et d’employer la violence, personne au monde ne sera capable de te résister
— Alors, dit-il, ne résiste pas, toi non plus
— Eh bien, dis-je, je ne résisterai pas
PLATON CRATYLE Traduction : Victor Cousin artyuiop PLATON CRATYLE OU DE LA PROPRIÉTÉ DES NOMS
Personnages : Hermogène, Cratyle, Socrate
Traduction : Victor Cousin CRATYLE 1 Cratyle Hermogène1 — Voilà Socrate ; veux-tu que nous lui fassions part du sujet de notre entretien ? Cratyle2 — Comme il te plaira
Hermogène — Cratyle que voici prétend, mon cher Socrate, qu’il y a pour chaque chose un nom qui lui est propre et qui lui appartient par nature  ; selon lui, ce n’est pas un nom que la désignation d’un objet par tel ou tel son d’après une convention arbitraire  ; il veut qu’il y ait dans les noms une certaine propriété naturelle qui se retrouve la même et chez les Grecs et chez les Barbares
Je lui demande alors si le nom de Cratyle est ou n’est pas son nom véritable : il avoue que tel est son nom
Et le nom de Socrate, lui demandai-je encore  ? C’est bien Socrate, me répond-il
Et de même, pour tous les autres hommes, leur nom n’est-il pas celui par lequel nous désignons chacun d’eux ? Non pas, me dit-il, ton nom n’est pas Hermogène, quand même tout le genre humain t’appellerait ainsi
Là-dessus, 1 - Hermogène était fils d'Hipponicus, l'un des généraux athéniens dans la guerre du Péloponnèse
Il paraît que son frère Callias avait seul recueilli la riche succession de leur père
Un trait de la vie de Socrate, raconté par Xénophon (Memorab
II, 10), atteste l'état de pauvreté dans lequel vécut Hermogène
2 - Cratyle était disciple d'Héraclite, l'obscur, et Platon l'avait entendu dans sa jeunesse, selon Aristote (Métaph
I, 6), ou après la mort de Socrate, selon Diogène de Laërte, III, 8
2 Cratyle je l’interroge, curieux de comprendre enfin quelque chose à son opinion ; mais il ne s’explique pas et se raille de moi, se donnant l’air d’avoir par devers lui sur cette matière des idées qui me forceraient bien, s’il voulait m’en faire part, de me ranger à son avis et de dire tout comme lui
Si par hasard, Socrate, il t’était possible de débrouiller les oracles de Cratyle, j’aurais du plaisir à t’entendre
Mais j’en éprouverais plus encore à savoir de toi, si tu y consens, quelle est ta façon de penser sur la propriété des noms
Socrate  — Ô Hermogène, fils d’Hipponicus, c’est un vieux proverbe que les belles choses sont difficiles à apprendre
Et vraiment ce n’est pas une petite affaire que l’étude des noms
À la bonne heure, si j’avais entendu chez Prodicus3 sa démonstration à cinquante drachmes par tête, qui nous fait connaître, à ce qu’il dit, tout ce que l’on 3 - Prodicus, rhéteur, sophiste et grammairien de l'île de Céos
Ses concitoyens le députèrent plusieurs fois à Athènes, où il se fit une grande réputation et gagna beaucoup d'argent
Il donnait des séances où l'on n'était admis qu'en payant une rétribution, souvent très élevée
Ses démonstrations, parmi lesquelles on citait un éloge d'Hercule, appartenaient surtout à cette éloquence déclamatoire qu'Aristote a classée dans le genre démonstratif
Mais il paraît aussi qu'il rendit des services réels à l'étude de la grammaire, en insistant sur la valeur propre des mots, avec une recherche minutieuse, dont Platon se moque particulièrement dans le Protagoras, t III de la trad
fr
3 Cratyle doit savoir à cet égard : il ne tiendrait à rien que tu n’apprisses à l’instant même la vérité sur la propriété des noms
Mais quoi ! je n’ai entendu que sa démonstration à une drachme ; je ne puis donc savoir ce qu’il y a de vrai sur ce sujet: néanmoins me voilà tout prêt à chercher en commun avec toi et avec Cratyle
Quant à ce qu’il dit, qu’Hermogène n’est pas véritablement ton nom, je suis tenté de croire qu’il veut plaisanter
Il entend peut-être par là que, poursuivant la richesse, elle t’échappe toujours4
Quoi qu’il en soit, la question, comme je l’ai dit, est difficile ; examinons-la, et voyons si c’est toi qui as raison ou bien si c’est Cratyle
Hermogène  — Pour moi, Socrate, après en avoir souvent raisonné avec Cratyle et avec beaucoup d’autres, je ne saurais me persuader que la propriété du nom réside ailleurs que dans la convention et le consentement des hommes
Je pense que le vrai nom d’un objet est celui qu’on lui impose ; que si à ce nom on en substitue un autre, ce dernier n’est pas moins propre que n’était le précédent : de même que si nous venons à changer les noms de nos esclaves, les nouveaux qu’il nous plaît de leur donner ne valent pas moins que les anciens
Je pense qu’il n’y a pas de nom qui soit 4 - Hermogène veut dire fils d'Hermès, dieu du gain
Un vrai fils d'Hermès devrait donc devenir riche, et Hermogène était resté pauvre
4 Cratyle naturellement propre à une chose plutôt qu’à une autre, et que c’est la loi et l’usage qui les ont tous établis et consacrés
S’il en est autrement, je suis tout disposé à m’en instruire et à écouter Cratyle, ou qui que ce soit
Socrate  — Tu peux avoir raison, Hermogène  : eh bien, examinons
Tu dis que le nom d’une chose est celui que chacun juge à propos de lui assigner ? Hermogène — C’est mon avis
Socrate — N’importe qui le fasse, soit un État, soit un particulier ? Hermogène — Oui
Socrate — Quoi, s’il me plaît de nommer un objet quelconque, par exemple, d’appeler cheval ce que d’ordinaire nous appelons homme, et réciproquement, il s’ensuivra que le nom du même objet sera homme pour tout le monde et pour moi cheval, ou bien cheval pour tout le monde et homme pour moi : n’est-ce pas ce que tu dis ? Hermogène — C’est bien cela
Socrate  — Eh bien, réponds : admets-tu qu’on puisse dire vrai, et qu’on puisse dire faux ? Hermogène — Assurément
Socrate  — Ainsi il y aura un discours vrai et un discours faux ? Hermogène — Oui certes
5 Cratyle Socrate  — Le discours vrai sera celui qui dit les choses comme elles sont, le faux comme elles ne sont pas
Hermogène — Oui
Socrate  — Il est donc possible de dire par le discours ce qui est et ce qui n’est pas5
Hermogène — Sans contredit
Socrate — Se peut-il qu’un discours soit vrai dans son entier et ne le soit pas dans ses parties ? Hermogène — Non, ses parties sont vraies aussi
Socrate  — Toutes ses parties, ou bien les plus grandes seulement, et non les plus petites ? Hermogène — Toutes à mon avis
Socrate  — Trouves-tu qu’il y ait dans le discours une partie plus petite que le nom ? Hermogène — Nullement : c’est la plus petite
Socrate  — Ainsi le nom peut faire partie d’un discours vrai
Hermogène — Oui
Socrate — Et cette partie sera vraie, de ton aveu ? Hermogène — Oui
5 - Allusion à une subtilité des sophistes, particulièrement de Protagoras, qui soutenaient l'impossibilité de dire comme de faire ce qui n'est pas, d'où ils concluaient que nul discours ne saurait être faux
Cette argutie, célèbre chez les anciens, est développée dans l’Euthydéme, p
385 de la traduction française, t
IV
6 Cratyle Socrate — Et la partie d’un discours faux n’est-elle point fausse ? Hermogène — J’en conviens
Socrate — Un nom peut donc être vrai ou faux, dès que le discours peut être l’un ou l’autre ? Hermogène — D’accord
Socrate  — Mais le nom de chaque chose est celui que chacun dit ? Hermogène — Oui
Socrate — Chaque chose aura-t-elle donc autant de noms que chacun lui en donnera, et seulement dans le temps qu’on les lui donnera ? Hermogène  — En effet, Socrate, il n’y a pas pour moi d’autre propriété dans les noms, sinon que je puis appeler une chose de tel nom que je lui donne à mon gré, et que tu l’appelleras si tu veux de tel autre, que tu lui donneras de ton côté
Ainsi je rencontre, dans des villes différentes, différents noms pour désigner un seul et même objet, et cela chez les Grecs entre eux et entre les Grecs et les Barbares
Socrate  — Voyons, Hermogène  : penses-tu aussi que les êtres n’aient qu’une existence relative à l’individu qui les considère, suivant la proposition de Protagoras6, que l’homme est la mesure de toutes choses  ; de sorte que les objets ne soient 6 - Voyez le Théétète, t
II, p
63
7 Cratyle pour toi et pour moi que ce qu’ils nous paraissent à chacun de nous individuellement  ; ou bien te semble-t-il qu’ils aient en eux-mêmes une certaine réalité fixe et permanente ? Hermogène  — Je l’avoue, Socrate, j’en suis venu autrefois, dans mes incertitudes, aux opinions de Protagoras
Néanmoins je ne puis croire qu’il en soit tout-à-fait ainsi7
Socrate — Quoi donc, en es-tu venu quelquefois à croire que nul homme n’est tout-à-fait méchant ? Hermogène  — Non, par Jupiter  ; souvent, au contraire, j’ai été dans le cas de trouver des hommes tout-à-fait méchants ; et j’en ai trouvé un bon nombre
Socrate  — Et n’en as-tu pas vu qui t’aient semblé tout-à-fait bons ? Hermogène — Pour ceux-là, bien peu
Socrate — Mais tu en as vu ? Hermogène — J’en conviens
Socrate — Et comment l’en tends-tu ? N’est-ce pas que ces derniers étaient tout-à-fait raisonnables, et que les hommes tout-à-fait méchants étaient tout- à-fait insensés ? 7 - Schleiermacher fait remarquer la répétition de cette locution tout-à-fait, qui revient toutes les fois que la discussion a trait à Protagoras
On suppose que c'était une locution familière à ce sophiste
8 Cratyle Hermogène — C’est mon sentiment
Socrate — Mais si Protagoras a raison, s’il est vrai que les choses ne sont que ce qu’elles paraissent à chacun de nous, est-il possible que les uns soient raisonnables et les autres insensés ? Hermogène — Non vraiment
Socrate — Tu es donc, à ce qu’il me semble, tout-à- fait persuadé que puisqu’il y a une sagesse et une folie, il est tout-à-fait impossible que Protagoras ait raison
En effet, un homme ne pourrait jamais être plus sage qu’un autre, si la vérité n’est pour chacun que ce qui lui semble