instruction
stringclasses
1 value
input
stringlengths
1
13.9k
output
stringclasses
1 value
Il n’est donc ni puissant, ni heureux
– Cependant, réplique Polos, tout le monde tient pour un homme heureux le roi de Macédoine Archélaos, qui est parvenu au trône à force de crimes
– L’opinion du grand nombre ne compte pas ici, dit Socrate ; et pour dire si le grand roi lui-même est heureux, il faut connaître le fond de son âme et savoir s’il pratique la justice
Dans sa discussion avec Polos, Socrate insiste particulièrement sur ces deux points : qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre et que le plus grand des maux est de n’être pas puni quand on a mérité de l’être
Pour démontrer qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la faire, Socrate part de l’identité du mal et du laid, du beau et du bien, et voici comme il raisonne
C’est à cause du plaisir ou de l’utilité ou des deux à la fois que les belles choses sont réputées belles, et c’est par les contraires, le douloureux et le mauvais, ou par les deux à la fois que les laides sont telles
Par suite une chose est plus belle qu’une autre en ce qu’elle procure plus de plaisir ou plus de bien ou plus de plaisir et de bien, et une chose est plus laide qu’une autre parce qu’elle cause, plus de douleur ou de mal, ou de douleur et de mal
Or, si le grand nombre croit qu’il est plus avantageux de commettre l’injustice que de la subir, tout le monde, et Polos lui-même, admet qu’il est plus laid de la commettre que de la subir
Comme ce n’est ni par la douleur, ni par la douleur et le mal réunis que l’injustice commise surpasse l’injustice reçue, il reste que ce soit par le mal, d’où la conclusion s’impose qu’il est plus mauvais de commettre l’injustice que de la recevoir
Quant au second point, qu’il y a plus de mal encore à n’être pas puni d’une faute qu’à la commettre, voici comment Socrate en démontre la justesse
Payer sa faute et être châtié justement, quand on est coupable, c’est la même chose
Or ce qui est juste est beau et ce qui est beau est bon et utile
L’utilité consiste ici à être débarrassé de l’injustice et de la méchanceté de l’âme, qui est le plus grand des maux
Aussi, comme on a recours au médecin pour se délivrer des maux du corps, il faut se rendre chez le juge pour payer ses fautes, parce que la punition améliore et rend plus juste et que la justice est comme la médecine de la méchanceté
Le plus heureux est donc celui qui n’a point de vice dans l’âme ; au second rang vient celui qu’on délivre du vice, et le plus malheureux est celui qui garde son injustice au lieu de s’en débarrasser, ce qui est le cas du tyran chargé de crimes qui est au-dessus de la punition
Mais, si cela est, où est la grande utilité de la rhétorique ? Elle ne sert à rien, à moins qu’on ne s’en serve pour s’accuser soi-même devant le juge, lorsqu’on a commis une injustice
Si au contraire on veut faire du mal à un ennemi, il faut bien se garder de l’accuser ; il faut le laisser vivre dans son vice, ce qui est le plus grand des malheurs
En entendant développer des idées si nouvelles, Calliclès n’en croit pas ses oreilles
Socrate parle-t-il sérieusement ? demande-t-il
– Le plus sérieusement du monde, répond Khairéphon
Alors Calliclès, imbu des théories sophistiques qui opposaient la nature à la loi, reproche à Socrate sa manière de discuter qui est, dit-il, captieuse
Quand on parle en se référant à la loi, tu interroges en te référant à la nature, et, si l’on parle de ce qui est dans l’ordre de la nature, tu interroges sur ce qui est dans l’ordre de la loi
C’est ce que tu viens de faire au sujet de l’injustice commise ou reçue
Polos parlait de ce qui est le plus laid en ce genre, à consulter la nature ; toi, au contraire, tu t’es attaché à la loi
Selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid
Souffrir une injustice est donc une chose plus laide, tandis que, selon la loi, il est plus laid de la commettre
Mais les lois sont faites par les faibles et le plus grand nombre, et c’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils le font, et qu’ils déclarent que c’est une chose laide et injuste de prétendre avoir plus que les autres
Au contraire, la nature proclame que partout, chez les hommes comme chez les animaux, c’est au plus fort à commander au plus faible
La philosophie tient un autre langage ; mais crains qu’elle ne te laisse désarmé devant un accusateur puissant ; étudie plutôt la rhétorique et lance- toi dans la vie publique
Socrate se félicite d’abord d’avoir trouvé en Calliclès un conseiller qui joint à la science la bienveillance et la franchise dans la question la plus importante, celle du genre de vie qu’il faut choisir pour être heureux
Aussi va-t-il l’interroger pour s’éclairer là-dessus
Qu’entends-tu par les plus forts ? demande-t-il
Sont-ce les meilleurs et les plus puissants ? Dans la société, c’est le grand nombre qui fait les lois ; c’est donc lui le plus puissant
Or s’il fait des lois contre l’injustice, c’est qu’il est persuadé qu’il est plus mauvais de commettre l’injustice que de la subir
Calliclès se reprend alors et, pressé par Socrate, il définit successivement les plus forts par les meilleurs, puis par les plus sages et enfin par les hommes qui s’entendent aux affaires publiques et qui sont courageux
Ceux-ci doivent commander et avoir une plus grosse part que les autres
– Ne doivent-ils pas commencer par se commander à eux- mêmes et être tempérants ? – Au contraire, répond Calliclès : pour être heureux, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible et les satisfaire ensuite
– Il s’ensuit, réplique Socrate, que, quand on a la gale et qu’on peut se gratter à son aise, on est heureux, et de même quand on satisfait les désirs les plus honteux
Ta théorie suppose que l’agréable et le bon sont identiques, ce qui n’est pas
Il y a en effet des choses contraires entre elles qui ne peuvent coexister ensemble dans le même sujet, comme le bonheur et le malheur, la santé et la maladie : quand la maladie vient par exemple, la santé s’en va et réciproquement
Si cela est vrai, il s’ensuit que les choses qui peuvent se trouver ensemble dans le même objet, qui y viennent et s’en retirent en même temps, ne peuvent pas être les bonnes et les mauvaises, puisque le bien et le mal s’excluent réciproquement
Or, quand on satisfait un désir, la perception du plaisir est simultanée au besoin et par conséquent à la peine que cause le désir
Le plaisir et la peine coexistent ensemble, le bien et le mal, jamais
Le plaisir et la peine diffèrent donc du bien et du mal
Une autre preuve que l’agréable et le bon ne sont pas la même chose, c’est que le méchant jouit ou souffre des mêmes objets autant que le bon
Ainsi le lâche, à l’approche ou à la retraite de l’ennemi, ressent autant, peut-être même plus, d’anxiété ou de joie que le brave
Si l’agréable et le bon étaient identiques, le méchant serait aussi bon, parfois même meilleur que l’homme sage et tempérant
Calliclès est battu, mais ne se rend pas
Crois-tu donc, réplique-t-il, que je ne sache pas qu’il y a des plaisirs meilleurs que d’autres ? Mais cet aveu va tourner à sa confusion, car admettre qu’il y a des plaisirs bons et des plaisirs mauvais, c’est admettre que les uns sont utiles et procurent du bien et que les autres sont nuisibles et font du mal
La conséquence est qu’il faut tout faire, même l’agréable en vue du bien, et non le bien en vue de l’agréable
C’est d’après ce principe qu’il faut juger les diverses professions et en particulier la rhétorique
Certaines, comme la médecine, visent au bien ; d’autres, comme la cuisine, l’art du joueur de flûte ou de cithare, celui du poète dithyrambique ou tragique ne visent qu’au plaisir, et par conséquent sont plus nuisibles qu’utiles
Telle est aussi la rhétorique, quand, au lieu de viser au bien, elle ne cherche qu’à plaire
Malheureusement c’est le seul but que nos orateurs se proposent ; aucun d’eux ne cherche à rendre les citoyens meilleurs, et les plus célèbres, Miltiade, Thémistocle, Cimon, Périclès, ont corrompu le peuple au lieu de l’améliorer
Le véritable orateur doit faire comme l’artiste qui place tous ses matériaux dans un ordre propre à produire la beauté, il doit établir dans les âmes l’ordre et la règle, qui forment les hommes justes et tempérants
Calliclès, à bout d’objections, refuse de répondre à ces vérités attachées et liées entre elles, selon l’expression de Socrate, par des raisons de fer et de diamant
Cependant, sur la prière de Gorgias, Socrate continue à poursuivre la discussion : il prie seulement Calliclès de l’arrêter, s’il n’est pas d’accord avec lui
Il résume d’abord la discussion jusqu’au point où elle était arrivée, la nécessité d’établir dans l’âme l’ordre et la règle, ce qui est l’œuvre de la tempérance
L’homme tempérant, poursuivit-il, s’acquittant de tous ses devoirs envers les hommes et envers les dieux, est juste et saint ; il est aussi courageux, sans quoi il ne serait pas tempérant
La tempérance étant bonne, il est bon et par suite il est heureux, tandis que l’homme déréglé qui s’abandonne à ses passions est malheureux
Le devoir de l’orateur est donc tout tracé : il doit chercher à rendre meilleurs la cité et les citoyens
C’est pour ne l’avoir pas fait que Périclès et les autres ont été condamnés
Ils se plaignent de l’ingratitude des peuples ; ils ont tort
Aucun chef d’État ne peut être opprimé injustement par l’État qu’il gouverne
S’il est condamné, c’est qu’il n’a pas amélioré ses sujets, comme il le devait
Je suis peut-être, dit Socrate, le seul Athénien qui s’attache au véritable art politique, parce que seul je m’emploie à les convertir au bien
Je sais bien que, si je suis accusé un jour par un malhonnête homme, je ne pourrai me défendre en leur citant les plaisirs que je leur ai procurés
Cependant je ne serai point sans défense, comme le croit Calliclès
Ma meilleure défense sera de n’avoir jamais commis aucune injustice dans ma vie
Au reste, si je suis condamné, je mourrai de bonne grâce ; car on ne craint pas la mort, quand on est pur de tout crime
C’est ce que je vais prouver par un récit que l’on pourra prendre pour une fable, mais que, pour ma part, je crois véritable
Ici commence la quatrième partie du Gorgias
Après les trois discussions successives avec Gorgias, avec Polos et avec Calliclès, ce drame philosophique s’achève par un mythe
Là où le raisonnement est impuissant, Platon a recours à la tradition populaire qu’il accommode à ses idées
C’est ainsi qu’il a exposé ce qu’il pense de notre survie dans l’autre monde à trois reprises différentes, ici et à la fin de la République et du Phédon
Semblables pour le fond, ces trois mythes présentent des divergences dans le détail
Voici celui du Gorgias
Une loi divine toujours existante veut que l’homme, après sa mort, aille aux îles Fortunées ou au Tartare
Au temps de Cronos il y avait des erreurs, et l’on voyait arriver aux îles Fortunées des âmes qui auraient dû être dirigées sur le Tartare ou vice versa
Ces abus venaient de ce que les hommes étaient jugés de leur vivant et tout habillés par des juges également vivants et couverts de vêtements, et de ce que les parents et amis de celui qui allait mourir venaient l’assister devant les juges et les induisaient en erreur par de fausses dépositions
Zeus fit cesser cet abus : il décida que les hommes seraient jugés tout nus après leur mort par des juges également morts et nus, ses trois fils Minos, Éaque et Rhadamanthe
Ces juges envoient les âmes des justes aux îles Fortunées pour y être récompensées et celles des coupables dans le Tartare pour y être punies ; mais ici la punition diffère selon que les âmes coupables sont guérissables ou ne le sont pas
Pour les premières, la punition est temporaire et aboutit à l’amélioration de leur état moral ; pour les autres, qui sont également des âmes de tyrans et de puissants chefs d’État, la punition est éternelle et sert d’exemple et d’avertissement pour détourner les autres du crime
Pensons donc à ce qui nous attend dans l’Hadès et tâchons de vivre et de mourir dans la pratique de la justice et des autres vertus
Le résumé qu’on vient de lire montre quelle est l’ampleur du Gorgias et la diversité des points de vue d’où l’auteur envisage son sujet
Aussi, dès l’antiquité, on discutait sur le véritable but de l’ouvrage
D’après Olympiodore, dans son commentaire, les uns prétendaient que l’auteur n’avait en vue que la rhétorique, les autres qu’il traitait du juste et de l’injuste, d’autres encore que l’objet essentiel était le mythe qui couronne la discussion
Olympiodore lui-même croyait que le but du Gorgias était l’exposition des principes sur lesquels repose le bonheur public
En réalité le véritable sujet du Gorgias est, comme l’indique le sous-titre, la rhétorique
C’est de quoi traite uniquement la première partie, la discussion entre Socrate et Gorgias, qui aboutit à la définition de la rhétorique, ouvrière de persuasion
Mais comme cette persuasion porte sur le juste et l’injuste, il faut se rendre compte de ce que sont la justice et l’injustice
C’est l’objet de la deuxième partie, où Socrate établit contre Polos qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre et que le coupable doit expier sa faute, pour se délivrer du plus grand des maux, qui est la méchanceté de l’âme
Mais la question n’est pas épuisée, et il reste d’abord à combattre une théorie répandue par les sophistes, qui est la négation même de la justice
Cette théorie, qui oppose la nature à la loi, est défendue par Calliclès, qui soutient que la justice est une invention des faibles pour se protéger contre les forts, mais que la nature proclame que partout, chez les hommes comme chez les animaux, c’est au plus fort à commander et qu’il a le droit de prélever une part léonine sur les biens communs
Socrate lui remontre que, si les plus faibles font la loi, c’est qu’ils sont en réalité les plus forts et que par conséquent l’ordre légal et l’ordre naturel se rejoignent au lieu de se combattre
Il reste encore à démontrer que le puissant qui opprime les autres n’est point heureux, comme le croit Calliclès, qu’il est au contraire le plus malheureux des hommes, et que le bonheur ne peut venir aux cités comme aux individus que par la tempérance et la vertu
C’est pour avoir méconnu ces vérités que les politiques athéniens ont mal usé de la rhétorique : ils n’ont cherché qu’à plaire au peuple au lieu de l’améliorer
La véritable rhétorique n’a en vue que la justice et le bien
Ainsi tout se tient dans l’ouvrage et se ramène au véritable but que l’orateur doit assigner à sa parole
Il n’est pas jusqu’au mythe final qui ne se rattache étroitement au sujet