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Laisse Socrate argumenter comme il lui plaît
CALLICLÈS Alors fais tes menues et mesquines questions, puisque tel est l’avis de Gorgias
SOCRATE LII
– Tu es bien heureux, Calliclès, d’avoir été initié aux grands mystères 34 avant de l’être aux petits
Je ne croyais pas que cela fût permis
Reprenons donc la discussion où tu l’as laissée et dis-moi si chacun de nous ne cesse pas en même temps d’avoir soif et de sentir du plaisir
CALLICLÈS Je l’avoue
SOCRATE De même pour la faim et les autres appétits, ne cesse-t-il pas en même temps de sentir le désir et le plaisir ? CALLICLÈS C’est vrai
SOCRATE Ne cesse-t-il pas aussi en même temps de sentir la peine et le plaisir ? CALLICLÈS Si
SOCRATE C’est le contraire pour les biens et les maux : ils ne cessent pas en même temps
Tu l’as reconnu toi-même ; le reconnais-tu encore à présent ? CALLICLÈS Oui, et après ? SOCRATE C’est la preuve, mon ami, que le bien n’est pas la même chose que l’agréable, ni le mal que la douleur, puisque des uns, on est débarrassé en même temps, des autres non, car ils sont distincts
Dès lors comment l’agréable serait-il identique au bien et la douleur au mal ? Mais, si tu veux, considère encore la question de ce biais ; car je crois bien que, même après la preuve que je viens d’en donner, tu ne te rends pas à mon opinion
Vois donc : les bons, selon toi, ne sont-ils pas bons par la présence du bien, de même que les beaux, par la présence de la beauté ? CALLICLÈS Si
SOCRATE Mais sont-ce les insensés et les lâches que tu appelles bons ? Ce n’étaient pas ceux-là tout à l’heure, mais les hommes courageux et intelligents que tu qualifiais de bons
N’est-ce pas ceux-ci que tu appelles bons ? CALLICLÈS Certainement
SOCRATE Et maintenant, n’as-tu jamais vu un enfant sans raison éprouver de la joie ? CALLICLÈS Si
SOCRATE Et n’as-tu pas encore vu d’homme déraisonnable qui fût joyeux ? CALLICLÈS Je crois bien que si ; mais à quoi tend cette question ? SOCRATE À rien
Réponds seulement
CALLICLÈS J’en ai vu
SOCRATE Ou, au contraire, un homme sensé dans la tristesse et dans la joie ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Mais lesquels ressentent plus vivement la joie et la douleur, des sages ou des insensés ? CALLICLÈS Je crois qu’ils ne diffèrent pas beaucoup en cela
SOCRATE Cela me suffit
Et à la guerre as-tu déjà vu un lâche ? CALLICLÈS Sans doute
SOCRATE Eh bien, quand les ennemis se retiraient, lesquels t’ont paru les plus joyeux, les lâches ou les braves ? CALLICLÈS Les uns autant que les autres, ou à peu de chose près
SOCRATE La différence n’importe pas ; ce que je retiens, c’est que les lâches aussi se réjouissent
CALLICLÈS Oui, fortement
SOCRATE Et les insensés aussi, à ce qu’il semble
CALLICLÈS Oui
SOCRATE Et quand l’ennemi avance, les lâches en sont-ils péniblement affectés, ou les braves le sont-ils aussi ? CALLICLÈS Ils le sont tous
SOCRATE Également ? CALLICLÈS Les lâches le sont peut-être davantage
SOCRATE Et quand l’ennemi se retire, ne sont-ils pas plus joyeux ? CALLICLÈS Peut-être
SOCRATE Ainsi donc les insensés et les sages, les lâches et les braves ressentent la douleur et la joie, à peu près également, à ce que tu dis, et les lâches plus que les braves ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Mais les sages et les braves sont bons, les lâches et les insensés, méchants ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Ainsi donc les bons et les méchants ressentent la joie et la douleur à peu près également ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Alors les bons et les méchants sont-ils également bons et méchants, et les méchants sont-ils même meilleurs que les bons ? CALLICLÈS LIII
– Par Zeus, je ne sais pas ce que tu veux dire
SOCRATE Tu ne sais pas que tu as dit que les bons sont bons par la présence du bien, et les méchants, méchants par la présence du mal, et que les biens, ce sont les plaisirs, et les maux, les chagrins ? CALLICLÈS Si
SOCRATE Ainsi ceux qui ressentent de la joie ont en eux le bien ou plaisir, puisqu’ils sont en joie ? CALLICLÈS Sans aucun doute
SOCRATE Or, si le bien est présent en eux, ne rend-il pas bons ceux qui éprouvent de la joie ? CALLICLÈS Si
SOCRATE Et ceux qui sont dans le chagrin n’ont-ils pas en eux des maux, des chagrins ? CALLICLÈS Assurément
SOCRATE Or c’est, dis-tu, par la présence du mal que les méchants sont méchants
Maintiens-tu ton affirmation ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE En conséquence ceux qui sont dans la joie sont bons, et ceux qui sont dans le chagrin, mauvais ? CALLICLÈS Certainement
SOCRATE Et ils le sont davantage, si ces sentiments sont plus vifs ; moins, s’ils sont plus faibles ; également, s’ils sont égaux ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Or tu dis que la joie et la douleur sont à peu près égales chez les sages et les insensés, chez les lâches et les braves, ou même plus vives chez les lâches ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Maintenant résume de concert avec moi ce qui résulte de ces aveux ; car il est beau, dit-on, de répéter et de considérer deux ou trois fois les belles choses
Nous disons donc que le sage et le brave sont bons, n’est-ce pas ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Et mauvais, l’insensé et le lâche ? CALLICLÈS Sans doute
SOCRATE Et d’autre part que celui qui ressent de la joie est bon ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Et mauvais celui qui ressent de la douleur ? CALLICLÈS Nécessairement
SOCRATE Enfin que le bon et le méchant ont les mêmes douleurs et les mêmes joies, mais que peut-être le méchant en a davantage ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Ainsi donc le méchant serait aussi méchant et bon que le bon, et même meilleur
Cette conclusion, comme les précédentes, n’est-elle pas forcée, si l’on soutient que l’agréable et le bon sont la même chose ? Ne sont-ce pas des conséquences inéluctables, Calliclès ? CALLICLÈS LIV
– Voilà bien longtemps que je t’écoute, Socrate, et que j’acquiesce à tes propositions, en me disant que, si l’on s’amuse à te faire la moindre concession, tu la saisis avec une joie d’enfant
Crois-tu donc que je ne juge pas, comme tout le monde, certains plaisirs comme meilleurs, certains autres comme plus mauvais ? SOCRATE Oh ! oh ! Calliclès, que tu es artificieux ! Tu me traites en enfant : tu me dis tantôt que les choses sont d’une façon, tantôt d’une autre et tu cherches à me tromper
Je ne croyais pourtant pas au commencement que tu voudrais me tromper, car je te considérais comme un ami
Je suis déçu et je crois que je n’ai plus qu’à me contenter de ce que j’ai, comme dit le vieux proverbe, et à prendre ce que tu me donnes
Or ce que tu affirmes à présent, ce semble, c’est qu’il y a différents plaisirs, les uns bons, les autres mauvais, n’est-ce pas ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Les bons sont ceux qui sont utiles et les mauvais ceux qui sont nuisibles ? CALLICLÈS Certainement
SOCRATE Mais les utiles sont ceux qui procurent quelque bien, et les nuisibles ceux qui font du mal ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Maintenant veux-tu parler de plaisirs comme les plaisirs corporels dont il était question tout à l’heure et qui consistent à manger et à boire ? Parmi ces plaisirs, ne tiens-tu pas pour bons ceux qui procurent au corps la santé, la force ou toute autre qualité physique, et pour mauvais ceux qui produisent les effets contraires ? CALLICLÈS Certainement
SOCRATE N’en est-il pas de même des souffrances, les unes étant bonnes, les autres mauvaises ? CALLICLÈS Naturellement
SOCRATE Ne sont-ce pas les bons plaisirs et les bonnes souffrances qu’il faut préférer dans toutes nos actions ? CALLICLÈS Assurément
SOCRATE Mais non les mauvais ? CALLICLÈS Évidemment
SOCRATE Et en effet, si tu t’en souviens, nous avons reconnu, Polos et moi, que c’est sur le bien qu’il faut régler toute notre conduite
Es-tu, toi aussi, de notre avis, que le bien doit être la fin de toutes nos actions et qu’il faut tout faire en vue du bien, et non le bien en vue du reste ? Donnes-tu ton suffrage en tiers avec le nôtre ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE Ainsi il faut tout faire, même l’agréable, en vue du bien, et non le bien en vue de l’agréable ? CALLICLÈS Certainement
SOCRATE Mais appartient-il au premier venu de discerner parmi les choses agréables quelles sont les bonnes et quelles sont les mauvaises, ou bien est-ce le fait d’un homme expert en chaque genre ? CALLICLÈS C’est le fait d’un expert
SOCRATE LV
– Rappelons-nous maintenant ce que je disais à Polos et à Gorgias
Je disais, en effet, si tu t’en souviens, qu’il y a certaines industries qui ne visent qu’au plaisir, ne procurent que lui et ignorent le meilleur et le pire, tandis que d’autres connaissent le bien et le mal, et je rangeais parmi celles qui ont pour objet le plaisir la cuisine, qui est une routine et non un art, et parmi celles qui ont le bien pour objet, l’art de la médecine
Au nom du dieu de l’amitié, Calliclès, ne crois pas qu’il te faille jouer avec moi et ne me réponds pas n’importe quoi contre ta pensée et ne prends pas non plus ce que je dirai pour un badinage
Tu vois, en effet, que la matière que nous discutons est la plus sérieuse qui puisse occuper un homme même d’intelligence médiocre, puisqu’il s’agit de savoir de quelle manière il faut vivre, s’il faut adopter le genre de vie auquel tu me convies et agir en homme, en parlant devant le peuple, en s’exerçant à la rhétorique et en pratiquant la politique comme vous le faites, vous autres, aujourd’hui, ou s’il faut s’adonner à la philosophie et en quoi ce genre de vie diffère du précédent
Peut-être le meilleur parti à prendre est-il ce que j’ai essayé de faire tout à l’heure, de les distinguer, et après les avoir distingués et avoir reconnu entre nous que ces deux genres de vie sont différents, d’examiner en quoi ils diffèrent l’un de l’autre et lequel des deux il faut embrasser
Peut-être ne saisis-tu pas encore ce que je veux dire
CALLICLÈS Non, ma foi
SOCRATE Eh bien, je vais m’expliquer plus clairement
Puisque nous sommes tombés d’accord, toi et moi, qu’il existe du bon et de l’agréable et que l’agréable est autre que le bon ; que, d’autre part, pour se procurer chacun d’eux, il y a une sorte d’exercice et de préparation, qui vise, l’une à l’agréable, l’autre au bon… Mais, sur ce point même, dis-moi d’abord si, oui ou non, tu es d’accord avec moi
L’es-tu ? CALLICLÈS Oui
SOCRATE LVI
– Maintenant accorde-moi aussi ce que je disais à Gorgias et à Polos, s’il te paraît que j’aie dit alors la vérité
Je leur disais à peu près ceci, que la cuisine ne me paraissait pas être un art, mais une routine, que la médecine, au contraire, est un art
Je me fondais sur ce que la médecine, quand elle soigne un malade, ne le fait que lorsqu’elle a étudié sa nature, qu’elle connaît les causes de ce qu’elle fait et peut rendre raison de chacune de ces deux choses, que telle est la médecine, au lieu que l’autre, appliquée tout entière au plaisir, marche à son but absolument sans art, sans avoir examiné ni la nature ni la cause du plaisir, véritable aveugle qui ne distingue, pour ainsi dire, rien nettement et qui conserve seulement par la pratique et la routine le souvenir de ce qu’on fait d’habitude, et procure le plaisir par ce moyen
Considère donc, d’abord si cela te paraît exact et s’il n’y a pas aussi certaines autres professions du même genre qui se rapportent à l’âme, les unes relevant de l’art et soucieuses de pourvoir au plus grand bien de l’âme, les autres indifférents à son bien et ne considérant, comme je le disais de la cuisine, que le plaisir de l’âme et le moyen de le lui procurer
Quant à distinguer parmi les plaisirs les meilleurs et les pires, elles n’y prêtent aucune attention et n’ont d’autre souci que de faire plaisir, indifférentes au bien et au mal
Pour moi, Calliclès, je pense qu’il existe de telles professions et j’affirme que leur fait n’est que flatterie, qu’il s’agisse du corps ou de l’âme ou de tout autre objet auquel on veut ménager du plaisir, sans considérer si c’est à son avantage ou à son détriment
Mais toi, partages-tu notre opinion là-dessus, ou es-tu d’avis contraire ? CALLICLÈS Non, je te passe ce point, pour que tu puisses mener la discussion à terme et pour complaire à Gorgias
SOCRATE Cette flatterie s’exerce-t-elle à l’égard d’une seule âme, et non à l’égard de deux ou plusieurs ? CALLICLÈS Elle s’exerce à l’égard de deux ou plusieurs
SOCRATE Ainsi l’on peut chercher à complaire à une foule d’âmes à la fois, sans s’inquiéter de leur véritable intérêt ? CALLICLÈS Je le crois
SOCRATE LVII
– Maintenant veux-tu me dire quelles sont les professions qui produisent cet effet, ou plutôt, si tu veux bien, je vais t’interroger, et quand une profession te paraîtra rentrer dans cette catégorie, tu diras oui ; autrement, tu 35 diras non
Commençons par celle du joueur de flûte
Ne te semble-t-il pas, Calliclès, que c’est une de ces professions qui ne visent qu’à notre plaisir, sans se soucier d’aucune autre chose ? CALLICLÈS Je le crois
SOCRATE N’en est-il pas de même de toutes celles du même genre, par exemple de 36 celle du joueur de cithare dans les concours ? CALLICLÈS Si
SOCRATE Et l’instruction des chœurs et la composition des dithyrambes ? N’est-il pas manifeste pour toi qu’elles sont aussi de ce genre ? Ou crois-tu que 37 Kinésias , fils de Mélès, songe à dire quoi que ce soit qui puisse améliorer ceux qui l’entendent, ou uniquement ce qui doit faire plaisir à la foule des spectateurs ? CALLICLÈS C’est évident, Socrate, en ce qui regarde Kinésias
SOCRATE Et son père, Mélès, quand il chantait en s’accompagnant de la cithare, crois-tu qu’il avait en vue le bien ? Avait-il même le souci de contenter les spectateurs, lui qui les assommait par son chant ? Mais songes-y ; ne te semble-t-il pas que toute la poésie citharédique et dithyrambique ait été inventée en vue du plaisir ? CALLICLÈS Si
SOCRATE Et cet auguste et merveilleux poème qu’est la tragédie, quel est son dessein ? Que veut-il et à quoi s’applique-t-il ? Est-ce uniquement à plaire aux spectateurs, comme je le crois ; ou bien, s’il se présente une idée agréable et flatteuse pour les spectateurs, mais mauvaise, prend-il à cœur de la taire et de déclamer et de chanter au contraire l’idée qui est désagréable, mais utile, que cela plaise ou non ? De ces deux dispositions, quelle est, crois-tu, celle de la tragédie ? CALLICLÈS Il est clair, Socrate, qu’elle tend plutôt à plaire et à flatter le public
SOCRATE Or n’avons-nous pas dit tout à l’heure, Calliclès, que tout cela n’était que de la flatterie ? CALLICLÈS Assurément
SOCRATE Mais si l’on ôtait de quelque poésie que ce soit la mélodie, le rythme et le mètre, resterait-il autre chose que des discours ? CALLICLÈS Non, certainement
SOCRATE Or ces discours s’adressent à la multitude et au peuple ? CALLICLÈS Oui