instruction
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|---|---|---|
XL
| ||
– Voilà la vérité, tu le reconnaîtras, si, laissant de côté la philosophie, tu
passes à des occupations plus importantes
| ||
La philosophie, Socrate, est
certainement pleine de charme, lorsqu’on s’y adonne modérément dans la
jeunesse ; mais si l’on s’y attarde plus qu’il ne faut, c’est la ruine qui vous
attend
| ||
Car, si bien doué qu’on soit, quand on continue à philosopher jusqu’à
un âge avancé, on reste nécessairement neuf dans tout ce qu’il faut savoir, si
l’on veut être un honnête homme et se faire une réputation
| ||
Et en effet on
n’entend rien aux lois de l’État et au langage qu’il faut tenir pour traiter avec
les hommes dans les rapports privés et publics ; on n’a aucune expérience des
plaisirs et des passions, en un mot, des caractères des hommes
| ||
Aussi
lorsqu’on se mêle de quelque affaire privée ou publique, on prête à rire, de
même que les hommes politiques, j’imagine, lorsqu’ils se mêlent à vos
entretiens et à vos disputes, se couvrent eux aussi de ridicule
| ||
Il arrive alors, comme dit Euripide que :
« Chacun brille et se porte à l’art où il se surpasse lui-même et il y
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consacre la meilleure partie du jour
| ||
»
Mais celui où l’on est médiocre, on l’évite et on le critique, tandis qu’on
vante l’autre, par amour-propre, croyant par là se louer soi-même
| ||
Mais, à
mon avis, le mieux est de prendre connaissance des deux
| ||
Il est beau
d’étudier la philosophie dans la mesure où elle sert à l’instruction et il n’y a
pas de honte pour un jeune garçon à philosopher ; mais, lorsqu’on continue à
philosopher dans un âge avancé, la chose devient ridicule, Socrate, et, pour
ma part, j’éprouve à l’égard de ceux qui cultivent la philosophie un sentiment
très voisin de celui que m’inspirent les gens qui balbutient et font les enfants
| ||
Quand je vois un petit enfant, à qui cela convient encore, balbutier et jouer,
cela m’amuse et me paraît charmant, digne d’un homme libre et séant à cet
âge, tandis que, si j’entends un bambin causer avec netteté, cela me paraît
choquant, me blesse l’oreille et j’y vois quelque chose de servile
| ||
Mais si
c’est un homme fait qu’on entend ainsi balbutier et qu’on voit jouer, cela
semble ridicule, indigne d’un homme, et mérite le fouet
| ||
C’est juste le même sentiment que j’éprouve à l’égard de ceux qui
s’adonnent à la philosophie
| ||
J’aime la philosophie chez un adolescent, cela
me paraît séant et dénote à mes yeux un homme libre
| ||
Celui qui la néglige me
paraît au contraire avoir une âme basse, qui ne se croira jamais capable d’une
action belle et généreuse
| ||
Mais quand je vois un homme déjà vieux qui
philosophe encore et ne renonce pas à cette étude, je tiens, Socrate, qu’il
mérite le fouet
| ||
Comme je le disais tout à l’heure, un tel homme, si
parfaitement doué qu’il soit, se condamne à n’être plus un homme, en fuyant
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le cœur de la cité et les assemblées où, comme dit le poète , les hommes se
distinguent, et passant toute sa vie dans la retraite à chuchoter dans un coin
avec trois ou quatre jeunes garçons, sans que jamais il sorte de sa bouche
aucun discours libre, grand et généreux
| ||
XLI
| ||
– Pour moi, Socrate, je suis fort bien disposé pour toi, et il me semble que
ta présence éveille en moi les mêmes sentiments que Zéthos éprouvait à
l’égard d’Amphion, chez Euripide, que je viens justement de citer
| ||
J’ai envie
de te donner des conseils pareils à ceux que Zéthos adressait à son frère et de
te dire que tu négliges, Socrate, ce qui devrait t’occuper, « que tu déformes
ton naturel si généreux par un déguisement puéril, que, dans les délibérations
relatives à la justice, tu ne saurais apporter une juste parole, ni saisir le
vraisemblable et le persuasif, ni donner un conseil généreux »
| ||
Et cependant,
mon cher Socrate, – ne te fâche pas contre moi : c’est l’amitié que j’ai pour
toi qui me fait parler –, ne te paraît-il pas honteux d’être dans l’état où je te
vois, toi et tous ceux qui poussent toujours plus loin leur étude de la
philosophie ? En ce moment même, si l’on t’arrêtait, toi ou tout autre de tes
pareils, et si l’on te traînait en prison, en t’accusant d’un crime que tu n’aurais
pas commis, tu sais bien que tu serais fort embarrassé de ta personne, que tu
perdrais la tête et resterais bouche bée sans savoir que dire, et que, lorsque tu
serais monté au tribunal, quelque vil et méprisable que fût ton accusateur, tu
serais mis à mort, s’il lui plaisait de réclamer cette peine
| ||
Or qu’y a-t-il de
sage, Socrate, dans un art qui « prenant un homme bien doué le rend pire »,
impuissant à se défendre et à sauver des plus grands dangers, soit lui-même,
soit tout autre, qui l’expose à être dépouillé de tous ses biens par ses ennemis
et à vivre absolument sans honneur dans sa patrie ? Un tel homme, si l’on
peut user de cette expression un peu rude, on a le droit de le souffleter
impunément
| ||
Crois-moi donc, mon bon ami, renonce à tes arguties, cultive la belle
science des affaires, exerce-toi à ce qui te donnera la réputation d’un habile
homme ; « laisse à d’autres ces gentillesses », de quelque nom, radotages ou
niaiseries, qu’il faille les appeler, « qui te réduiront à habiter une maison vide
| ||
Prends pour modèle non pas des gens qui ergotent sur ces bagatelles, mais
ceux qui ont du bien, de la réputation et mille autres avantages
| ||
»
SOCRATE
XLII
| ||
– Si mon âme était d’or, Calliclès, ne crois-tu pas que je serais bien aise de
trouver une de ces pierres avec lesquelles on éprouve l’or, la meilleure, pour
en approcher mon âme, de façon que, si elle me confirmait que mon âme a
été bien soignée, je fusse assuré que je suis en bon état et que je n’ai plus
besoin d’aucune épreuve ?
CALLICLÈS
Où tend ta question, Socrate ?
SOCRATE
Je vais te le dire : c’est que je pense avoir fait, en te rencontrant, cette
heureuse trouvaille
| ||
CALLICLÈS
Comment cela ?
SOCRATE
J’ai la certitude que, si tu tombes d’accord avec moi sur les opinions de
mon âme, elles seront de ce fait absolument vraies
| ||
Je remarque en effet que,
pour examiner comme il faut si une âme vit bien ou mal, il faut avoir trois
qualités, que tu réunis toutes les trois : la science, la bienveillance et la
franchise
| ||
Je rencontre souvent des gens qui ne sont pas capables de
m’éprouver, parce qu’ils ne sont pas savants comme toi ; d’autres sont
savants, mais ne veulent pas me dire la vérité, parce qu’ils ne s’intéressent
pas à moi, comme tu le fais
| ||
Quant à ces deux étrangers, Gorgias et Polos, ils
sont savants et bien disposés pour moi tous les deux, mais leur franchise n’est
pas assez hardie et ils sont par trop timides
| ||
Comment en douter, quand ils
portent la timidité au point qu’ils se résignent à se contredire l’un l’autre par
fausse honte en présence de nombreux assistants, et cela sur les objets les
plus importants ?
Toi, au contraire, tu as toutes ces qualités qui manquent aux autres : tu as
reçu une solide instruction, comme beaucoup d’Athéniens pourraient
l’attester, et tu as de la bienveillance pour moi
| ||
Qu’est-ce qui me le prouve ?
Je vais te le dire
| ||
Je sais, Calliclès, que vous vous êtes associés à quatre pour
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cultiver la philosophie, toi, Tisandre d’Aphidna, Andron , fils d’Androtion,
et Nausicyde de Colarge, et je vous ai entendus un jour délibérer sur le point
jusqu’où il faut pousser cette étude
| ||
Je sais que l’opinion qui prévalut parmi
vous fut qu’il ne fallait pas s’y adonner jusqu’à en épuiser la matière, et que
vous vous êtes conseillé les uns aux autres de prendre garde à ne pas vous
gâter à votre insu, en devenant plus savants qu’il ne convient
| ||
Aussi, quand je
t’entends me donner les mêmes conseils qu’à tes plus intimes camarades, je
tiens cela pour une preuve décisive que tu es vraiment bien disposé pour moi
| ||
Que tu sois avec cela capable de parler franchement et sans fausse honte, tu
l’affirmes toi-même, et le discours que tu as tenu tout à l’heure confirme ton
affirmation
| ||
Voilà donc un point visiblement éclairci à présent : ce que tu m’accorderas
dans la discussion sera dès lors considéré comme suffisamment éprouvé de
part et d’autre et il ne sera plus nécessaire de le soumettre à un nouvel
examen ; car, si tu me l’accordes, ce ne sera pas assurément par défaut de
science ou par excès de timidité et tu ne me feras pas non plus de concession
pour me tromper
| ||
Car tu es mon ami, c’est toi-même qui l’affirmes
| ||
Ainsi
donc toute entente entre toi et moi sera par le fait la preuve que nous aurons
atteint l’exacte vérité
| ||
Or de tous les sujets de discussion, Calliclès, le plus beau est celui que tu
m’as reproché, qui est de savoir ce que l’homme doit être, à quoi il doit
s’appliquer, et jusqu’à quel point, soit dans la vieillesse, soit dans la jeunesse
| ||
Pour moi, si je fais quelque faute de conduite, sois sûr que ce n’est pas
volontairement, mais par ignorance
| ||
Ne cesse donc pas de me donner des
avis, comme tu as si bien commencé ; indique-moi nettement quelle est cette
profession que je dois embrasser et de quelle manière je peux y réussir et, si
tu trouves qu’après t’avoir donné mon acquiescement aujourd’hui, je ne fais
pas dans la suite ce que je t’aurai concédé, tiens-moi pour un lâche et refuse-
moi alors tout conseil, comme à un homme qui n’est bon à rien
| ||
Mais reprenons les choses au commencement : qu’entendez-vous, Pindare
et toi, par la justice selon la nature ? Est-ce le droit qu’aurait le plus puissant
de prendre par force les biens du plus faible, ou le meilleur de commander au
moins bon, ou celui qui vaut plus d’avoir plus que celui qui vaut moins ? Te
fais-tu de la justice une autre idée, ou ma mémoire est-elle fidèle ?
CALLICLÈS
XLIII
| ||
– Oui, c’est cela que j’ai dit alors et que je dis encore
| ||
SOCRATE
Mais est-ce le même homme que tu appelles meilleur et plus puissant ? Je
n’ai pas su comprendre alors ce que tu voulais dire
| ||
Est-ce les plus forts que
tu appelles meilleurs et faut-il que les plus faibles obéissent au plus fort,
comme tu l’as laissé entendre, je crois, en disant que les grands États
attaquent les petits en vertu du droit naturel, parce qu’ils sont plus puissants
et plus forts, ce qui suppose que plus puissant, plus fort et meilleur, c’est la
même chose, ou bien se peut-il qu’on soit meilleur, tout en étant plus petit et
plus faible, et qu’on soit plus puissant, tout en étant plus mauvais ? Ou bien la
définition du meilleur et du plus puissant est-elle la même ? C’est cela même
que je te prie de définir en termes précis : y a-t-il identité ou différence entre
plus puissant, meilleur et plus fort ?
CALLICLÈS
Eh bien, je te déclare nettement que c’est la même chose
| ||
SOCRATE
Dans l’ordre de la nature, le grand nombre n’est-il pas plus puissant que
l’homme isolé, puisqu’il fait les lois contre l’individu, comme tu le disais tout
à l’heure ?
CALLICLÈS
On n’en saurait douter
| ||
SOCRATE
Alors les ordonnances du grand nombre sont celles des plus puissants ?
CALLICLÈS
Assurément
| ||
SOCRATE
Donc aussi des meilleurs, puisque les plus puissants sont les meilleurs
d’après ton aveu ?
CALLICLÈS
Oui
| ||
SOCRATE
Donc leurs ordonnances sont belles selon la nature, étant celles des plus
puissants ?
CALLICLÈS
Oui
| ||
SOCRATE
Or le grand nombre ne pense-t-il pas, comme tu le disais aussi tout à
l’heure, que la justice consiste dans l’égalité et qu’il est plus laid de
commettre l’injustice que de la subir ? Est-ce vrai, oui ou non ? Et prends
garde d’être pris ici, toi aussi, en flagrant délit de mauvaise honte
| ||
Le grand
nombre pense-t-il, oui ou non, qu’il est juste d’avoir autant, mais pas plus que
les autres, et qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir ? Ne
refuse pas de me répondre là-dessus, Calliclès, afin que, si tu es de mon avis,
je m’affermisse dès lors dans mon sentiment par l’aveu de quelqu’un qui sait
discerner le vrai du faux
| ||
CALLICLÈS
Eh bien oui, c’est là ce que pense le grand nombre
| ||
SOCRATE
Ce n’est donc pas seulement en vertu de la loi qu’il est plus laid de
commettre l’injustice que de la subir et que la justice est dans l’égalité ; c’est
aussi selon la nature, de sorte qu’il se pourrait que tu n’aies pas dit la vérité
précédemment et que tu m’aies accusé à tort, quand tu as dit que la loi et la
nature sont en contradiction et que, sachant cela, j’étais de mauvaise foi dans
les discussions, renvoyant à la loi ceux qui parlaient suivant la nature, et à la
nature ceux qui parlaient suivant la loi
| ||
CALLICLÈS
XLIV
| ||
– Cet homme-là ne cessera jamais de baguenauder
| ||
Dis-moi, Socrate, n’as-
tu pas honte, à ton âge, de faire la chasse aux mots, et si l’on fait un lapsus de
langage, de considérer cela comme une aubaine ? T’imagines-tu que par les
plus puissants j’entende autre chose que les meilleurs ? Ne t’ai-je pas déjà dit
que pour moi plus puissant et meilleur, c’est la même chose ? Supposes-tu,
parce qu’un ramassis d’esclaves et de gens de toute provenance, sans autre
mérite peut-être que leur force physique, se seront assemblés et auront
prononcé telle ou telle parole, que je prenne ces paroles pour des lois ?
SOCRATE
Soit, très savant Calliclès
| ||
C’est ainsi que tu l’entends ?
CALLICLÈS
Exactement
| ||
SOCRATE
Eh bien, mon excellent ami, je me doutais bien moi-même depuis
longtemps que tu prenais le mot plus puissant dans ce sens-là, et, si je répète
ma question, c’est que je suis impatient de savoir nettement ce que tu penses
| ||
Car tu ne crois pas apparemment que deux hommes soient meilleurs qu’un
seul, ni tes esclaves meilleurs que toi, parce qu’ils sont plus forts que toi
| ||
Dis-
moi donc, en reprenant au commencement, ce que tu entends par les
meilleurs, puisque ce ne sont pas les plus forts
| ||
Seulement, merveilleux
Calliclès, fais-moi la leçon plus doucement, pour que je ne m’enfuie pas de
ton école
| ||
CALLICLÈS
Tu te moques, Socrate
| ||
SOCRATE
Non, Calliclès, j’en jure par Zéthos, dont tu t’es servi amplement tout à
l’heure pour me railler
| ||
Allons, dis-moi quels sont ceux que tu appelles les
meilleurs
| ||
CALLICLÈS
Ceux qui valent mieux
| ||
SOCRATE
Ne vois-tu donc pas que, toi aussi, tu te bornes à des mots et que tu
n’expliques rien ? Veux-tu me dire si par les meilleurs et les plus puissants tu
entends les plus sages ou d’autres ?
CALLICLÈS
Oui, par Zeus, ce sont ceux-là que j’entends, sans aucun doute
| ||
SOCRATE
Il arrive donc souvent, d’après toi, qu’un seul homme sage soit plus
puissant que des milliers d’hommes déraisonnables
| ||
C’est à lui qu’il
appartient de commander, aux autres d’obéir et celui qui commande doit
avoir plus que ceux qui sont commandés
| ||
Voilà, ce me semble, ce que tu
veux dire – et je ne fais pas la chasse à tel ou tel mot – s’il est vrai qu’un seul
soit plus puissant que des milliers
| ||
CALLICLÈS
Oui, c’est cela que je veux dire
| ||
Pour moi, le droit selon la nature, c’est
que le meilleur et le plus sage commande aux médiocres et qu’il ait une plus
grosse part
| ||
SOCRATE
XLV
| ||
– Arrête un peu
| ||
Que peux-tu bien dire encore à ceci ? Suppose que nous
soyons, comme à présent, beaucoup d’hommes assemblés au même endroit et
que nous disposions en commun d’une abondante provision de nourriture et
de boisson, que notre assemblée soit composée de toute sorte de gens, les uns
forts, les autres faibles, et que l’un d’entre nous, en qualité de médecin,
s’entende mieux que les autres en ces matières, tout en étant, comme il est
vraisemblable, plus fort que les uns, plus faible que les autres, n’est-il pas
vrai que ce médecin, étant plus savant que nous, sera meilleur et plus puissant
dans cette circonstance ?
CALLICLÈS
Assurément
| ||
SOCRATE
Cela étant, devra-t-il, parce qu’il est meilleur, prendre de ces vivres une
plus large part que nous, ou bien, par le fait qu’il commande, n’est-ce pas à
lui de faire la répartition de toute la provision ? Et pour ce qui est de la
consommation et de l’usage de ces vivres pour l’entretien de sa propre
personne, ne doit-il pas s’abstenir de prendre plus que les autres, sous peine
d’être incommodé, tandis que certains auront une plus large part, les autres
une moindre que lui ? Et s’il est par hasard le plus faible de tous, ne doit-il
pas avoir, bien qu’il soit le meilleur, la plus petite part de toutes ? N’en est-il
pas ainsi, mon bon ami ?
CALLICLÈS
Tu me parles de vivres, de boissons, de médecins et autres sottises
| ||
Ce
n’est pas de cela que je te parle, moi
| ||
SOCRATE
Quoi qu’il en soit, n’est-ce pas le plus sage que tu appelles le meilleur, oui
ou non ?
CALLICLÈS
Oui
| ||
SOCRATE
Et ne dis-tu pas que le meilleur doit avoir plus ?
CALLICLÈS
Oui, mais pas en fait de vivres et de boissons
| ||
SOCRATE
J’entends, mais en fait de vêtements peut-être
| ||
Le plus habile à tisser doit-
il avoir le plus ample manteau et promener par la ville les plus nombreux et
les plus beaux costumes ?
CALLICLÈS
Que viens-tu nous chanter avec tes costumes ?
SOCRATE
Et pour les chaussures, il est clair que la plus grosse part doit revenir à
celui qui est le plus entendu et le meilleur en cette matière
| ||
Peut-être le
cordonnier doit-il circuler avec de plus grandes et de plus nombreuses
chaussures que les autres
| ||
CALLICLÈS
Qu’ai-je à faire de ces chaussures ? tu radotes à dire d’experts
| ||
SOCRATE
Eh bien, si ce n’est pas cela que tu as en vue, c’est peut-être le cas d’un
laboureur bien doué, qui s’entend en perfection au travail de la terre : peut-
être doit-il avoir plus de semences que les autres et en employer autant qu’il
est possible pour ensemencer ses terres
| ||
CALLICLÈS
Comme tu rebats toujours les mêmes choses, Socrate !
SOCRATE
Non seulement les mêmes choses, Calliclès, mais encore sur les mêmes
sujets
| ||
CALLICLÈS
Par les dieux, tu ne cesses vraiment jamais de parler de cordonniers, de
foulons, de cuisiniers, de médecins, comme s’il était question entre nous de
ces gens-là
| ||
SOCRATE
Ne veux-tu pas me dire enfin en quel ordre de choses le plus puissant et le
plus sage aura droit à une plus forte part que les autres ? Refuses-tu à la fois
de souffrir mes suggestions et de parler toi-même ?
CALLICLÈS
Mais je parle, et depuis longtemps
| ||
Tout d’abord, par les plus puissants, je
n’entends pas les cordonniers, ni les cuisiniers, mais les hommes qui
s’entendent à diriger comme il faut les affaires de l’État, et qui sont non
seulement intelligents, mais encore courageux, parce qu’ils sont capables
d’exécuter ce qu’ils ont conçu et ne se découragent pas par faiblesse d’âme
| ||
SOCRATE
XLVI
| ||
– Te rends-tu compte, excellent Calliclès, combien sont différents les
reproches que tu me fais et ceux que j’ai à t’adresser ? Tu prétends, toi, que je
dis toujours les mêmes choses et tu m’en fais un crime ; moi je te reproche,
au contraire, de ne jamais dire les mêmes choses sur les mêmes sujets, mais
d’appeler meilleurs et plus puissants d’abord les plus forts, puis les plus
sages, et d’en apporter à ce moment encore une autre définition, car ce sont
des gens courageux que tu nous donnes pour les plus puissants et les
meilleurs
| ||
Allons, mon bon, dis-moi une fois pour toutes quels peuvent bien
être et relativement à quoi ceux que tu qualifies de meilleurs et de plus
puissants
| ||
CALLICLÈS
Mais je l’ai déjà dit : ce sont ceux qui s’entendent aux affaires publiques et
qui sont courageux ; c’est à ceux-là qu’il appartient de gouverner les États et
la justice veut qu’ils aient plus que les autres, les gouvernants devant avoir
plus que les gouvernés
| ||
SOCRATE
Mais quoi ? par rapport à eux-mêmes, sont-ils gouvernants ou gouvernés ?
CALLICLÈS
Que veux-tu dire ?
SOCRATE
Je veux dire que chacun se commande lui-même
| ||
Ou bien est-ce inutile de
se commander soi-même et suffit-il de commander les autres ?
CALLICLÈS
Qu’entends-tu par se commander soi-même ?
SOCRATE
Rien de compliqué ; j’entends, comme le vulgaire, être tempérant et maître
de soi et commander en soi aux plaisirs et aux passions
| ||
CALLICLÈS
Que tu es plaisant ! Ce sont les imbéciles que tu appelles tempérants
| ||
SOCRATE
Comment cela ! qui ne voit que ce n’est pas d’eux que je parle ?
CALLICLÈS
C’est d’eux très certainement, Socrate
| ||
Comment en effet un homme
pourrait-il être heureux, s’il est esclave de quelqu’un
| ||
Mais voici ce qui est
beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c’est que, pour
bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible,
au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable
de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir
tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent
| ||
Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée du vulgaire
| ||
De là vient qu’il
décrie les gens qui en sont capables, parce qu’il a honte de lui-même et veut
cacher sa propre impuissance
|
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