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HIPPIAS Certainement
SOCRATE VI
— Or, d’après ce que tu dis, il serait plus utile aux Lacédémoniens d’adopter ta méthode d’éducation, quoique étrangère, que de garder leur méthode nationale
HIPPIAS Oui, je le dis, et c’est vrai
SOCRATE Ne dis-tu pas aussi que le plus utile est le plus conforme à la loi ? HIPPIAS Je l’ai dit en effet
SOCRATE Ainsi, d’après ce que tu dis, les fils des Lacédémoniens se conformeraient mieux à la loi en suivant les leçons d’Hippias, et moins bien en suivant celles de leurs pères, si réellement ils doivent retirer de toi plus de profit
HIPPIAS Ils en retireraient davantage, Socrate
SOCRATE Ainsi les Lacédémoniens pèchent contre la loi, lorsqu’ils refusent de te donner de l’or et de te confier leurs fils ? HIPPIAS Je te l’accorde ; car tu parles, ce me semble, en ma faveur, et je n’ai nul besoin de te contredire
SOCRATE Voilà donc, mon ami, les Laconiens convaincus de transgresser la loi, et cela dans les matières les plus importantes, eux qui passent pour être les plus attachés aux lois
Mais au nom des dieux, Hippias, quand ils t’applaudissent et se plaisent à t’entendre, c’est sur quoi ? Evidemment c’est sur ce que tu connais le mieux, les astres et les phénomènes célestes ? HIPPIAS Pas du tout : ce sont des choses qu’ils ne peuvent même pas supporter
SOCRATE Alors c’est sur la géométrie qu’ils ont plaisir à t’entendre ? HIPPIAS Nullement ; car beaucoup d’entre eux, on peut le dire, ne savent même pas compter
SOCRATE Il s’en faut donc de beaucoup qu’ils te supportent, quand tu leur parles d’arithmétique
HIPPIAS De beaucoup, oui, par Zeus
SOCRATE Alors c’est sans doute sur ces distinctions extrêmement précises que tu sais faire mieux que personne à propos de la valeur des lettres, des syllabes, des rythmes et des accords
HIPPIAS De quels accords, mon bon, et de quelles lettres ? SOCRATE Mais alors, qu’est-ce qu’ils écoutent volontiers et applaudissent, quand tu leur parles ? Dis-le-moi toi-même, puisque je ne le devine pas
HIPPIAS Les généalogies, Socrate, soit des héros, soit des hommes, la manière dont les villes ont été fondées dans les anciens temps et en général toute l’histoire ancienne, voilà ce qu’ils écoutent avec le plus de plaisir, de sorte qu’à cause d’eux j’ai été obligé d’apprendre à fond et de travailler d’arrache-pied toutes ces matières
SOCRATE Par Zeus, il est heureux pour toi, Hippias, que les Lacédémoniens ne prennent pas plaisir à entendre énumérer nos archontes depuis Solon ; sans quoi, tu aurais de la tablature pour te mettre tous ces noms dans la tête
HIPPIAS Pourquoi, Socrate ? Il me suffit d’entendre une fois cinquante noms pour que je les retienne
SOCRATE VII
— C’est vrai ; j’oubliais que tu sais la mnémonique
Aussi je pense qu’il est bien naturel que tu plaises aux Lacédémoniens, toi qui sais tant de choses, et qu’ils s’adressent à toi comme les enfants aux vieilles femmes pour leur conter de belles histoires
HIPPIAS Oui, Socrate, et, ma foi, dernièrement encore j’ai eu chez eux beaucoup de succès en leur exposant les belles occupations auxquelles un jeune homme doit se livrer ; car j’ai composé là-dessus un fort beau discours, qui joint à d’autres qualités un heureux choix des mots
En voici à peu près la mise en scène et le commencement
Le discours représente Néoptolème qui, après la prise de Troie, demande à Nestor quels sont les beaux exercices auxquels il faut s’adonner, quand on est jeune, pour se faire la plus belle réputation
Ensuite c’est Nestor qui parle et lui donne force conseils d’une justice et d’une beauté parfaites
Ce discours, je l’ai prononcé en public à Lacédémone, et je dois, ici même, en faire une lecture publique après-demain, à l’école de Phidostrate, en y ajoutant beaucoup d’autres morceaux qui méritent d’être entendus
C’est Eudicos, fils d’Apèmantos, qui m’en a prié
Tâche d’y venir toi-même et d’en amener d’autres qui soient capables de juger ce qu’ils auront entendu
SOCRATE VIII
— C’est ce que je ferai, s’il plaît à Dieu, Hippias
Mais, pour le moment, réponds à une petite question que j’ai à te faire à ce sujet ; tu m’y as fait penser fort à propos
Tout dernièrement, excellent Hippias, je blâmais dans une discussion certaines choses comme laides et j’en approuvais d’autres comme belles, lorsque quelqu’un m’a jeté dans l’embarras en me posant cette question sur un ton brusque : « Dis- moi, Socrate, d’où sais-tu quelles sont les choses qui sont belles et celles qui sont laides ? Voyons, peux-tu me dire ce qu’est le beau ? » Et moi, pauvre ignorant, j’étais bien embarrassé et hors d’état de lui faire une réponse convenable
Aussi, en quittant la compagnie, j’étais fâché contre moi-même, je me grondais et je me promettais bien, dès que je rencontrerais l’un de vous autres savants, de l’écouter, de m’instruire, d’approfondir le sujet et de revenir à mon questionneur pour reprendre le combat
Aujourd’hui tu es donc venu, comme je disais, fort à propos
Enseigne-moi au juste ce que c’est que le beau et tâche de me répondre avec toute la précision possible, pour que je ne m’expose pas au ridicule d’être encore une fois confondu
Il est certain que tu sais fort bien ce qu’il en est et, parmi les nombreuses connaissances que tu possèdes, c’est apparemment une des moindres
HIPPIAS Oui, par Zeus, une des moindres, Socrate, et qui ne compte pour ainsi dire pas
SOCRATE Aussi me sera-t-il facile de l’apprendre, et personne ne me confondra plus
HIPPIAS Personne, j’en réponds ; autrement, mon fait ne serait qu’une pitoyable ignorance
SOCRATE Par Héra, voilà qui est bien dit, Hippias, s’il est vrai que je doive réduire à merci mon adversaire
Mais cela t’incommoderait-il si, revêtant son personnage et te questionnant, je faisais des objections à tes réponses, afin que tu me prépares à la lutte aussi bien que possible ; car je m’entends assez à présenter des objections
Si donc cela ne te fait rien, j’ai l’intention de t’en faire, afin d’en tirer une instruction plus solide
HIPPIAS Eh bien, fais-en ; car, je le répète, la question n’est pas grave et je pourrais t’enseigner à répondre sur des sujets bien autrement difficiles, de manière que personne ne puisse te réfuter
SOCRATE IX
— Ah ! quelles bonnes paroles ! Mais allons ! puisque tu m’y invites de ton côté, je vais me mettre à sa place du mieux que je pourrai et essayer de t’interroger
Si, en effet, tu lui débitais ce discours dont tu parles, sur les belles occupations, quand il t’aurait entendu et que tu aurais fini de parler, la première question qu’il te poserait serait infailliblement sur la beauté, car telle est sa manie, et il te dirait : « Étranger d’Élis, n’est-ce pas par la justice que les justes sont justes ? » Réponds à présent, Hippias, comme si c’était lui qui interrogeât
HIPPIAS Je réponds que c’est par la justice
SOCRATE N’est-ce pas quelque chose de réel que la justice ? HIPPIAS Certainement
SOCRATE N’est-ce pas aussi par la science que les savants sont savants et par le bien que tous les biens sont des biens ? HIPPIAS Sans doute
SOCRATE Et ces choses sont réelles, car si elles ne l’étaient pas, il n’y aurait pas de justes, de savants ni de biens
HIPPIAS Elles sont réelles certainement
SOCRATE De même toutes les belles choses ne sont-elles pas belles par la beauté ? HIPPIAS Oui, par la beauté
SOCRATE Qui est une chose réelle ? HIPPIAS Oui ; car que serait-elle ? SOCRATE « Dis-moi maintenant, étranger, poursuivra-t-il, ce que c’est que cette beauté
» HIPPIAS Le questionneur, n’est-ce pas, Socrate, veut savoir quelle chose est belle ? SOCRATE Je ne crois pas, Hippias ; il veut savoir ce qu’est le beau
HIPPIAS Et quelle différence y a-t-il de cette question à l’autre ? SOCRATE Tu n’en vois pas ? HIPPIAS Je n’en vois aucune
SOCRATE Il est évident que tu t’y entends mieux que moi
Néanmoins, fais attention, mon bon ami : il ne te demande pas quelle chose est belle, mais ce qu’est le beau
HIPPIAS C’est compris, mon bon ami, et je vais lui dire ce qu’est le beau, sans crainte d’être jamais réfuté
Sache donc, Socrate, puisqu’il faut te dire la vérité, que le beau, c’est une belle fille
SOCRATE Par le chien, Hippias, voilà une belle et brillante réponse
Et maintenant crois-tu, si je lui réponds comme toi, que j’aurai correctement répondu à la question et que je n’aurai pas à craindre d’être réfuté ? HIPPIAS Comment pourrait-on te réfuter, Socrate, si sur ce point tout le monde est d’accord avec toi et si tes auditeurs attestent tous que tu as raison ? SOCRATE Soit, je le veux bien
Mais permets, Hippias, que je prenne à mon compte ce que tu viens de dire
Lui va me poser la question suivante : « Allons, Socrate, réponds
Toutes ces choses que tu qualifies de belles ne sauraient être belles que si le beau en soi existe ? » Pour ma part, je confesserai que, si une belle fille est belle, c’est qu’il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses
HIPPIAS Crois-tu donc qu’il entreprendra encore de te réfuter et de prouver que ce que tu donnes pour beau ne l’est point ou, s’il l’essaye, qu’il ne se couvrira pas de ridicule ? SOCRATE Il essayera, étonnant Hippias, j’en suis sûr
Quant à dire si son essai le rendra ridicule, l’événement le montrera
Mais ce qu’il dira, je veux bien t’en faire part
HIPPIAS Parle donc
SOCRATE X
— « Tu es bien bon, Socrate, dira-t-il
Mais une belle cavale, n’est-ce pas quelque chose de beau, puisque le dieu lui-même l’a vantée dans son oracle ? » Que répondrons-nous, Hippias ? Pouvons-nous faire autrement que de reconnaître que la cavale a de la beauté, quand elle est belle ? car comment oser nier que le beau ait de la beauté ? HIPPIAS Tu as raison, Socrate ; car ce que le dieu a dit est exact le fait est qu’on élève chez nous de très belles cavales
SOCRATE « Bien, dira-t-il
Et une belle lyre, n’est-ce pas quelque chose de beau ? » En conviendrons-nous, Hippias ? HIPPIAS Oui
SOCRATE Après cela, mon homme dira, j’en suis à peu près sûr d’après son caractère : « Et une belle marmite, mon excellent ami ? N’est-ce pas une belle chose ? » HIPPIAS Ah ! Socrate, quel homme est-ce là ? Quel malappris, d’oser nommer des choses si basses dans un sujet si relevé ? SOCRATE Il est comme cela, Hippias, tout simple, vulgaire, sans autre souci que celui de la vérité
Il faut pourtant lui répondre, à cet homme, et je vais dire le premier mon avis
Si la marmite a été fabriquée par un bon potier, si elle est lisse et ronde et bien cuite, comme ces belles marmites à deux anses qui contiennent six conges et qui sont de toute beauté, si c’est d’une pareille marmite qu’il veut parler, il faut convenir qu’elle est belle ; car comment prétendre qu’une chose qui est belle n’est pas belle ? HIPPIAS Cela ne se peut, Socrate
SOCRATE Donc, dira-t-il, une belle marmite aussi est une belle chose ? Réponds
HIPPIAS Voici, Socrate, ce que j’en pense
Oui, cet ustensile est une belle chose, s’il a été bien travaillé ; mais tout cela ne mérite pas d’être considéré comme beau, en comparaison d’une cavale, d’une jeune fille et de toutes les autres belles choses
SOCRATE Soit
Si je te comprends bien, Hippias, voici ce que nous devons répondre à notre questionneur : « Tu méconnais, l’ami, la justesse de ce mot d’Héraclite, que le plus beau des singes est laid en comparaison de l’espèce humaine
De même la plus belle marmite est laide, comparée à la race des vierges, à ce que dit Hippias le savant
» N’est- ce pas cela, Hippias ? HIPPIAS Parfaitement, Socrate : c’est très bien répondu
SOCRATE XI
— Écoute maintenant, car, après cela, je suis sûr qu’il va dire : « Mais quoi, Socrate ! Si l’on compare la race des vierges à celle des dieux, ne sera-t-elle pas dans le même cas que les marmites comparées aux vierges ? Est-ce que la plus belle fille ne paraîtra pas laide ? Et cet Héraclite que tu cites ne dit-il pas de même que le plus savant des hommes comparé à un dieu paraîtra n’être qu’un singe pour la science, pour la beauté et pour tout en général ? » Accorderons-nous, Hippias, que la plus belle jeune fille est laide, comparée à la race des dieux ? HIPPIAS Qui pourrait aller là contre, Socrate ? SOCRATE Si donc nous lui accordons cela, il se mettra à rire et dira : « Te souviens-tu, Socrate, de la question que je t’ai posée ? » Oui, répondrai-je : tu m’as demandé ce que peut être le beau en soi
« Et puis, reprendra-t-il, étant interrogé sur le beau, tu m’indiques en réponse une chose qui, de ton propre aveu, est justement tout aussi bien laide que belle
» Il le semble bien, répondrai-je
Sinon, mon cher, que me conseilles-tu de répliquer ? HIPPIAS Moi ? ce que tu viens de dire
S’il dit que, comparée aux dieux, la race humaine n’est pas belle, il dira la vérité
SOCRATE Mais, poursuivra-t-il, si je t’avais demandé tout d’abord, Socrate, qu’est-ce qui est à la fois beau et laid, et si tu m’avais répondu ce que tu viens de répondre, ta réponse serait juste
Mais le beau en soi qui orne toutes les autres choses et les fait paraître belles, quand cette forme s’y est ajoutée, crois-tu encore que ce soit une vierge, ou une cavale, ou une lyre ? HIPPIAS Eh bien, Socrate, si c’est cela qu’il cherche, rien n’est plus facile que de lui indiquer ce qu’est le beau, qui pare tout le reste et le fait paraître beau en s’y ajoutant
Ton homme, à ce que je vois, est un pauvre d’esprit et qui n’entend rien aux belles choses
Tu n’as qu’à lui répondre que ce beau sur lequel il t’interroge n’est pas autre chose que l’or
Il sera réduit au silence et n’essayera pas de te réfuter
Car nous savons tous que, quand l’or s’y est ajouté, un objet qui paraissait laid auparavant, paraît beau, parce qu’il est orné d’or
SOCRATE Tu ne connais pas l’homme, Hippias
Tu ignores jusqu’à quel point il est intraitable et difficile à satisfaire
HIPPIAS Qu’est-ce que cela fait, Socrate ? Si ce qu’on dit est juste, force lui est de l’accepter ; s’il ne l’accepte pas, il se couvrira de ridicule
SOCRATE XII
— Il est certain, excellent Hippias, que loin d’accepter ta réponse, il se moquera même de moi et me dira : « Es-tu fou ? prends-tu Phidias pour un mauvais sculpteur ? » Et moi je lui répondrai sans doute : « Non, pas du tout