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Il prétend que la génération char- nelle n’est que le premier degré de l’amour, et qu’une âme bien née doit s’élever de l’amour des corps à l’amour des âmes, puis à l’amour des sciences, pour aboutir à l’amour de la beauté abso- lue, théorie fameuse, qui égale en célébrité celle du Phèdre, mais plus brillante que solide
Elle repose en effet sur la confu- sion de choses d’un ordre tout à fait différent
L’amour propre- ment dit, la vertu et la science n’ont pas le même but et ne relè- vent pas des mêmes facultés
L’amour est un instinct physique qui vise à la perpétuité de l’espèce ; la vertu relève de la cons- cience et recherche la perfection individuelle ; enfin la science nait de la curiosité et a pour objet la connaissance
Le fossé qui sépare ces trois choses nous parait infranchissable
Il n’existait pas pour Platon qui soutient partout que le beau, le bien et le vrai sont inséparables, que tout ce qui est bon est beau, et que connaître le bien c’est le faire
Dès lors l’enthousiasme qu’il res- sent pour la beauté lui semble du même ordre que celui que lui inspirent la vertu et la science
À ses yeux l’amour de la femme est un amour inférieur ; seul, l’amour de l’homme pour l’homme est digne de séduire une âme généreuse, née pour la philosophie
Il est vrai que cet amour doit avoir pour but l’enfantement de la science et de la vertu dans l’âme du bien-aimé
On trouve encore dans le Ban- quet deux autres explications de l’amour, ce dont il ne faut pas s’étonner, car l’amour est un sentiment complexe, qu’on peut considérer de points de vue divers
Le médecin Eryximaque ex- plique l’harmonie du monde par l’amour, qui est l’union des contraires
Chez les hommes aussi les contraires s’attirent, et c’est leur attrait réciproque qui constitue l’amour humain : c’est parce que l’homme et la femme diffèrent qu’ils sont portés à se rapprocher ; la faiblesse attire la force et de leur union résulte l’harmonie
À cette théorie métaphysique, Aristophane oppose Ŕ 19 Ŕ la doctrine contraire du semblable attiré par le semblable
Selon lui, nous ne sommes plus que des moitiés d’homme, et chacun de nous cherche sa moitié pour reformer l’unité primitive
Ainsi tout en partant d’un principe opposé, la théorie d’Aristophane aboutit à l’unité, comme celle d’Eryximaque, mais elle est moins exacte et moins vraie
L’amour est lent à se former entre des personnes qui se ressemblent, elles s’arrêtent plutôt à l’amitié ; il éclate au contraire subitement et avec violence entre des per- sonnes de caractère opposé
Ce que nous cherchons, entre autres choses dans l’amour, c’est l’attrait de l’inconnu, et lors- que notre curiosité est satisfaite, notre passion s’émousse et fait place à l’indifférence : c’est ce qui explique l’Inconstance, une des misères que l’amour traîne à sa suite
Malgré la variété des points de vue où Platon s’est placé, il n’a pas épuisé le sujet, qui d’ailleurs va se compliquant avec le progrès de la civilisation ; car l’humanité se comporte envers l’amour comme les orateurs du Banquet : elle le pare de toutes les perfections et lui fait hommage de tout ce qu’elle invente et découvre de raffinements et de délicatesses dans le monde du sentiment
Mais son regard pénétrant a démêlé l’essentiel ; il a su discerner dans l’obscurité de l’instinct le but que poursuit la nature et les moyens dont elle se sert pour y conduire les hommes
Ce n’était pas sans raison que Socrate, ou plutôt Pla- ton qui parle par sa bouche, se vantait d’être savant en amour
La forme du dialogue ordinaire, comme ceux que Socrate engageait à la Lesché, au gymnase ou dans la rue, se fut prêtée difficilement à l’exposition de ces théories variées
Platon a trouvé pour les placer un cadre approprié à leur diversité, celui d’un banquet terminé par une conversation réglée sur un sujet choisi
La vogue de la rhétorique au temps de la guerre du Pélo- ponnèse avait mis à la mode ces sortes de divertissements litté- raires
Platon, comme Xénophon et les autres Socratiques, met à profit cet usage nouveau
Chacun des convives exposera une face de la question : Phèdre, les effets bienfaisants de l’amour dans l’État ; Pausanias, la distinction des deux amours qui est Ŕ 20 Ŕ comme une première ébauche du discours de Diotime ; Eryxi- maque, le rôle de l’amour au point de vue cosmogonique et la théorie des contraires ; Aristophane, celle des semblables, et Agathon, le principe que l’amour est l’amour du beau, principe sur lequel Socrate, le vrai porte-parole de Platon, va fonder à son tour, la doctrine de l’amour charnel et de l’amour philoso- phique
Après la théorie, viendra l’exemple du parfait amant réalisé dans Socrate, âme divine qui, déjà détachée de la beauté terrestre, n’est pas loin du dernier terme de l’initiation à l’amour, la contemplation de la beauté absolue
C’est Alcibiade, convive inattendu, qui ajoutera ce couronnement à l’ouvrage
Tel est le cadre où s’ajustent ces diverses théories de l’amour complétées par le vivant exemple de Socrate
Quant aux personnages qui s’y meuvent, ce ne sont pas de simples porte- parole : ce sont, des hommes copiés sur le vif
Platon aurait sans doute illustré son nom dans l’art dramatique, si la philosophie ne l’avait de bonne heure enlevé à la scène
En tout cas il sait donner au plus insignifiant de ses personnages un caractère particulier, et chacun de ses ouvrages est une galerie d’originaux
Il y a, par exemple, dans le Banquet deux figures tout à fait accessoires, celles d’Aristodème et d’Apollodore
Elles n’en sont pas moins nettement dessinées
Ce sont deux secta- teurs enthousiastes de Socrate, qui le suivent pas à pas, notent ses discours, et les rapportent avec la conviction de contribuer au grand édifice de la philosophie : mais chacun d’eux est mar- qué d’un trait qui lui est propre : c’est l’humeur contre les mon- dains qui méprisent la philosophie chez Apollodore, c’est la mo- destie chez Aristodème
Voici maintenant les figures des per- sonnages importants
C’est d’abord Phèdre, le jeune Athénien enthousiaste, passionné pour toutes les nouveautés, avide de discussions et de discours, courant des leçons du sophiste Hip- pias et celles du rhéteur Lysias, auditeur assidu de Socrate : tel nous le voyons dans le Phèdre, tel nous le retrouvons ici
C’est ensuite Pausanias, l’amant d’Agathon, fougueux sectateur du plaisir sensuel, dont il s’était fait le défenseur dans un traité donné au public
Platon adoucit le caractère tranché de ses opi- Ŕ 21 Ŕ nions, car il ne faut pas qu’il se trouve en opposition avec So- crate, et rompe l’harmonie générale de l’ouvrage
Il se présente donc comme un partisan résolu de l’amour des garçons et il est habile à manier la parole et versé dans l’art des distinctions sub- tiles ; c’est un bon disciple d’Isocrate
Eryximaque est le pédant de la compagnie : il a de solides connaissances non seulement en médecine, mais dans les sciences naturelles, et il ne manque jamais l’occasion de faire une leçon et d’étaler son érudition
L’humeur maligne d’Aristophane se donne carrière à ses dé- pens, mais avec l’urbanité qui convient dans une réunion d’honnêtes gens
Platon a copié sur le vif la manière d’Aristophane
C’est un poète qui les idées abstraites se présen- tent sous des formes concrètes, d’une drôlerie, d’une originalité saisissantes
Cette invention bizarre des hommes doubles, dont il peint la forme et les avatars avec des détails plastiques si mi- nutieux qu’on oublie l’invraisemblance, rappelle certaines scènes des Oiseaux et de Lysistrata dont Platon s’est heureu- sement inspiré
A la force comique d’Aristophane s’oppose la rhétorique solennelle et fleurie d’Agathon, en qui l’on reconnaît l’élève de Gorgias
C’est un homme du monde, riche et de belles manières
Vrai poète, il ne descend pas dans les détails en- nuyeux de l’économie domestique et laisse ses esclaves diriger sa maison
Il est beau, il a du talent, et il accepte la louange, sans que jamais sa modestie s’en effarouche, Il ne faut pas s’en étonner ; Socrate non plus, ne proteste pas contre les louanges d’Alcibiade : les anciens ne connaissent pas notre fausse modes- tie ; leur vanité est naïve, et cette naïveté, tout en nous faisant sourire, nous dispose à l’indulgence
Entre tous ces orateurs, Socrate se distingue par son amour de la vérité
Au lieu de faire comme ceux qui ont parlé avant lui et d’attribuer à l’Amour toutes les perfections de la terre et du ciel, il s’attache uniquement à chercher et à dire la vérité
Pour lui la seule méthode qui la fasse découvrir est la dialectique
Or la loi du festin lui impose un discours suivi, Plutôt que de déro- ger à la méthode de la dialectique, il a recours à un subterfuge : il simule un entretien avec Diotime, On y retrouve le chasseur Ŕ 22 Ŕ infatigable, qui poursuit le vrai de question en question et qui s’élève degré par degré jusqu’aux régions inaccessibles aux mor- tels, où planent les purs esprits
Alcibiade complété le portrait, en nous faisant voir la continence, l’endurance, le courage, la puissance de réflexion et de parole de cet amant de la beauté, de la vérité et de la vertu
Enfin le dernier venu, Alcibiade, est peint avec une naïveté charmante
Beau comme Agathon, riche comme lui, il est fier de sa beauté, orgueilleux de son rang ; il a les manières d’un homme qui se sait élevé au-dessus des autres ; il raille, mais sans aigreur ; il est frivole, il aime la popularité
Mais comme il nous plait par sa belle humeur, la franchise avec laquelle il avoue ses défauts et ses inconséquences, et surtout son admira- tion enthousiaste pour Socrate, qui révèle le plus beau naturel ! Cette vérité des personnages donne un charme particulier à leurs discours
Nous nous croyons transportés dans un banquet véritable, au milieu d’Athéniens du Ve siècle qui s’amusent à traiter des plus hautes questions philosophiques, comme d’autres s’amuseraient à parler de combats de coqs ou de courses de chevaux
Une chose augmente encore l’illusion, ce sont les détails familiers que Platon laisse tomber sans y penser, sans en avoir l’air du moins, pour ajouter à la vraisemblance du récit
Au début, c’est une discussion entre Apollodore et un ami, dont tous les traits sont calculés pour éveiller l’intérêt et la cu- riosité ; puis ce sont les intermèdes pleins de détails empruntés à la réalité
Un convive se présente-t-il, un esclave vient lui laver les pieds
Le repas fini, on fait des libations, on chante le péan et l’on n’oublie aucune des cérémonies qui sont de règle en pareille occasion
Dans le cours de la réunion, Alcibiade arrive avec une bande de joyeux buveurs, soutenu par une joueuse de flûte ; il se nomme lui-même roi du festin et ordonne aux convives de boire à pleines coupes
Puis une autre bande avinée fait irruption dans la salle et le banquet philosophique se termine en une or- gie tapageuse, où tous les convives s’endorment successivement, à l’exception de l’invincible Socrate
Tous ces traits de mœurs Ŕ 23 Ŕ jetés dans le cours du récit, avec brièveté et discrétion, ne repo- sent pas seulement le lecteur de l’attention que réclament les longs discours ; ils découvrent à ses yeux la salle du festin, les hôtes, leurs figures, leurs divertissements
Il est devenu par un coup de baguette magique le témoin muet, mais charmé du banquet d’Agathon ; il écoute les discours du plus illustre des philosophes et du plus aimable des Athéniens, et le livre est fini que son illusion dure encore
Ŕ 24 Ŕ Le Banquet ou de l’amour Interlocuteurs : D’abord : Apollodore, l’ami d’Apollodore ; Ensuite : Socrate, Agathon, Phèdre, Pausanias, Eryximaque, Aristophane, Alcibiade
APOLLODORE2 : I
Ŕ Je crois être assez bien préparé à vous faire le récit que vous demandez
Dernièrement en effet, comme je montais de Phalère, où j’habite, à la ville, un homme de ma connaissance qui venait derrière moi, m’aperçut et m’appelant de loin : « Hé ! l’homme de Phalère, Apollodore, s’écria-t-il en badinant, at- tends-moi donc » je m’arrêtai et l’attendis
« Apollodore, me dit-il, je te cherchais justement pour te questionner sur l’entretien d’Agathon avec Socrate, Alcibiade et les autres con- vives du banquet qu’il a donné, et savoir les discours qu’on y a tenus sur l’amour
Quelqu’un m’en a déjà parlé, qui les tenait de Phénix, fils de Philippe ; il a dit que tu les connaissais aussi, mais lui n’a rien pu dire de précis
Rapporte-les-moi donc : c’est à toi qu’il appartient avant tous de rapporter les discours de ton 2 Apollodore, disciple de Socrate
Dans le Phédon, il s’abandonne à des plaintes sans mesure sur la perte de Socrate
Xénophon parle de son zèle et dit qu’il était passionné pour Socrate, mais simple d’esprit
Platon le nomme dans l’Apologie parmi ceux qui offrirent à Socrate leur caution pour une amende éventuelle
Ŕ 25 Ŕ ami
Mais d’abord dis-moi, ajouta-t-il, étais-tu présent toi- même à cette réunion ? Ŕ On voit bien, répondis-je, que ton homme ne t’a rien raconté de précis, si tu penses que la réunion dont tu parles est de date assez récente pour que j’y aie assisté
Ŕ je le pensais pourtant
Ŕ Est-ce possible, Glaucon ? dis-je
Ne sais-tu pas qu’il y a plusieurs années qu’Agathon n’est pas venu à Athènes3 ? D’ailleurs depuis que je me suis attaché à Socrate et que je me fais chaque jour un soin de savoir ce qu’il dit et ce qu’il fait, il n’y a pas encore trois ans
Auparavant j’errais à l’aventure et je me croyais sage ; mais j’étais plus malheureux qu’homme du monde, tout comme tu l’es maintenant, toi qui places toute autre occupation avant la philosophie
Ŕ « Épargne-moi tes sarcasmes, dit-il ; dis-moi plutôt dans quel temps eut lieu cette réunion
Ŕ En un temps où nous étions en- core enfants, répondis-je, lorsque Agathon remporta le prix avec sa première tragédie, le lendemain du jour où il offrit avec ses choreutes le sacrifice de victoire
Ŕ Alors cela date de loin, ce me semble, dit-il-, mais qui t’a raconté ces choses ? est-ce Socrate lui-même ? Ŕ Non, par Zeus, dis-je, mais le même qui les a ra- contées à Phénix, un certain Aristodème4 de Kydathénaeon5, un petit homme qui allait toujours pieds nus ; il avait en effet assis- té à l’entretien, et, si je ne me trompe, Socrate n’avait pas alors de disciple plus passionné
Cependant j’ai depuis questionné Socrate lui-même sur certains points que je tenais de la bouche d’Aristodème, et Socrate s’est trouvé d’accord avec lui
Ŕ Eh bien ! reprit-il, raconte vite
La route qui mène à la ville est faite à souhait pour parler et pour écouter tout en cheminant
» 3 Agathon avait quitté Athènes pour la cour d’Archélaos, roi de Ma- cédoine
4 Aristodème le Petit
Voyez dans les Mémorables de Xénophon l’entretien que Socrate eut avec lui sur la divinité
Le dème de Kydathé- naeon, dont il était originaire, appartenait à la tribu Pandionide
5 Dème de la tribu Pandionide Ŕ 26 Ŕ Dès lors nous nous entretînmes de ces choses tout le long de la route ; c’est ce qui fait, comme je le disais en commençant, que je ne suis pas mal préparé
Si donc vous voulez que je vous les rapporte à vous aussi, il faut que je m’exécute
D’ailleurs, de parler moi-même ou d’entendre parler philosophie, c’est, indé- pendamment de l’utilité que j’y trouve, un plaisir sans égal
Quand au contraire j’entends parler certaines personnes, et sur- tout vos gens riches et vos hommes d’affaires, cela m’assomme et je vous ai en pitié, vous leurs amis, de croire que vous faites merveilles alors que vous ne faites rien
Peut-être vous aussi, de votre côté, vous me croyez malheureux, et je pense que vous ne vous trompez pas ; mais que vous le soyez, vous, je ne le pense pas seulement, j’en suis sûr
L’AMI D’APOLLODORE : Tu es toujours le même, Apollodore : tu dis toujours du mal de toi et des autres, et l’on croirait vraiment, à t’entendre, que, sauf Socrate, tout le monde est misérable, toi tout le premier
À quelle occasion on t’a donné le sobriquet de furieux, je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est que tu ne varies pas dans tes discours et que tu es toujours en colère contre toi et contre les autres, à l’exception de Socrate
APOLLODORE : Oui, mon très cher, et il est bien clair, n’est-ce pas, que c’est l’opinion que j’ai de moi-même et des autres qui fait de moi un furieux et un extravagant
L’AMI D’APOLLODORE : Ce n’est pas la peine de discuter là-dessus maintenant, Apollodore ; fais ce qu’on te demande, rapporte-nous les dis- cours en question