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Hermogène — Évidemment
Socrate — Je ne pense pas non plus que tu soutiennes, avec Euthydème8, que tout est de même à la fois et toujours pour tout le monde ; car il serait im- possible que les uns fussent bons et les autres méchants si la vertu et le vice étaient de la même manière et en tout temps dans tous les hommes
Hermogène — Fort bien
Socrate — Par conséquent, si tout n’est pas de même à la fois et toujours pour tout le monde, et si 8 - C'est le sophiste de l'Euthydème
Il ne faut pas le confondre avec deux personnages du même nom, l'un fils de Céphale, et dont il est question dans la République, liv
I ; l'autre, fils de Dioclès, mentionné dans le Banquet, t
VI, p
341 de la traduction française, comme l'un des jeunes gens amis de Socrate
9 Cratyle chaque être n’est pas non plus différent pour chaque individu, il est clair que les choses ont en elles-mêmes une réalité constante, qu’elles ne sont ni relatives à nous, ni dépendantes de nous, et qu’elles ne varient pas au gré de notre manière de voir, mais qu’elles subsistent en elles-mêmes, selon leur essence et leur constitution naturelle
Hermogène — Je le crois, Socrate
Socrate — Maintenant en serait-il ainsi des choses sans qu’il en fut de même de leurs actions ? Et les actions ne sont-elles pas une espèce d’êtres ? Hermogène — Il est vrai
Socrate  — Les actions se font donc aussi conformément à leur nature propre
Qu’il s’agisse, par exemple, de couper quelque chose, serons-nous maîtres de le faire de la manière qu’il nous plaira et avec ce qu’il nous plaira  ? N’est-il pas vrai, au contraire, que nous ne pourrons couper, que nous n’y réussirons, que nous ne ferons bien la chose, qu’en coupant comme la nature des choses veut qu’on coupe et qu’on soit coupé ; tandis que si nous allons contre la nature, nous ferons mal et ne réussirons pas ? Hermogène — Tu as raison
Socrate — Et si nous voulons brûler quelque chose, ce n’est pas en nous réglant sur la première opinion venue que nous y parviendrons, mais en suivant la véritable ; et la véritable c’est celle qui indique de 10 Cratyle quelle manière et avec quoi on peut brûler et être brûlé ? Hermogène — Oui
Socrate — Et de même pour toutes les autres actions ? Hermogène — Sans contredit
Socrate  — Mais parler, n’est-ce pas aussi une action ? Hermogène — Oui
Socrate — En ce cas, si l’on parle en ne consultant que sa propre opinion sur la manière de parler, parlera-t-on bien  ? N’est-il pas vrai que l’on ne peut parler véritablement qu’autant que l’on dit les choses comme la nature veut qu’on les dise et qu’elles soient dites, et avec ce qui convient pour cela, tandis qu’autrement on se trompera et on ne fera rien de bon ? Hermogène — Je le crois ainsi
Socrate — Nommer9, n’est-ce pas une partie de l’action de parler ? C’est en nommant que l’on parle
Hermogène — Certainement
Socrate  — Nommer est donc une action, puisque nous sommes convenus que parler est une action qui se rapporte aux choses ? 9 - Nommer doit ici s'entendre de l'emploi des verbes aussi bien que des noms
11 Cratyle Hermogène — Oui
Socrate  — Et nous avons dit que les actions ne dépendent pas de nous, mais qu’elles ont en elles- mêmes leur nature propre ? Hermogène — Oui
Socrate  — Il s’ensuit donc, si nous voulons être d’accord avec nous-mêmes, qu’il faut nommer, non pas selon notre caprice, mais comme la nature des choses veut qu’on nomme et qu’on soit nommé, et avec ce qui convient à cet usage  ; qu’ainsi seulement nous ferons quelque chose de sérieux et nommerons effectivement  ; qu’autrement il n’y aura rien de fait
Hermogène — Soit
Socrate — En ce cas, si l’on veut couper, c’est à condition d’employer ce qu’il faut pour couper ? Hermogène — Oui
Socrate — Si l’on veut démêler le tissu, on devra se servir de ce qu’il faut pour cela  ; de même pour percer ? Hermogène — Oui
Socrate  — Et si l’on veut nommer, il faudra également le faire au moyen de quelque chose ? Hermogène — Sans doute
Socrate  — Comment appelles-tu ce qui sert à percer ? Hermogène — Un perçoir
12 Cratyle Socrate — À démêler le tissu ? Hermogène — Un battant
Socrate — À nommer enfin ? Hermogène — Un nom
Socrate  — Très bien
Le nom est donc aussi un instrument ? Hermogène — Sans doute
Socrate  — Et si je te demandais quel instrument c’est que le battant ? N’est-ce pas celui avec lequel on démêle ? Hermogène — Oui
Socrate — Et qu’en fait-on ? Ne l’emploie-t-on pas à débrouiller la trame et la chaîne, confondues ensemble ? Hermogène — Oui
Socrate — Ne pourrais-tu pas me répondre pareillement, au sujet du perçoir et des autres instruments ? Hermogène — Assurément
Socrate  — Peux-tu m’en dire autant au sujet du nom  ? Si c’est un instrument, qu’en faisons-nous quand nous nommons ? Hermogène — C’est ce que je ne puis dire
Socrate  — N’est-ce pas que nous nous apprenons quelque chose les uns aux autres, et que nous démêlons les manières d’être des divers objets ? Hermogène — À la bonne heure
13 Cratyle Socrate — Le nom est donc un instrument d’enseignement, et qui sert à démêler les choses, comme le battant à démêler des fils
Hermogène — Oui
Socrate — Le battant est un instrument de tissage ? Hermogène — Sans doute
Socrate — Un tisserand habile se servira donc bien du battant, c’est-à-dire qu’il s’en servira en tisserand
Un maître habile se servira bien du nom, bien, c’est-à-dire en maître
Hermogène — Oui
Socrate — Lorsque le tisserand emploie le battant, de qui emploie-t-il l’ouvrage ? Hermogène — Du menuisier
Socrate — Tout homme est-il menuisier, ou celui-là seulement qui possède l’art de lu menuiserie ? Hermogène — Celui qui possède cet art
Socrate  — Celui qui perce le bois, à quel artisan doit-il le perçoir dont il sait se servir ? Hermogène — Au taillandier
Socrate — Tout le monde peut-il être taillandier, ou bien seulement celui qui possède cet art ? Hermogène — Celui-ci seulement
Socrate — À merveille ; et le maître habile, quand il fait usage du nom de qui emploie-t-il l’ouvrage ? Hermogène — Pour cela, je ne puis pas le dire non plus
14 Cratyle Socrate  — Tu ne peux dire qui nous fournit les mots que nous employons ? Hermogène — Non vraiment
Socrate — Ne penses-tu pas que c’est la loi qui nous les donne ? Hermogène — Il y a apparence
Socrate — Quand donc le maître emploie les noms, c’est de l’œuvre du législateur qu’il fait usage ? Hermogène — Je le crois
Socrate — Penses-tu que tout homme soit législateur, ou bien celui-là seulement qui possède l’art de la législation ? Hermogène — Ce dernier seulement
Socrate — Ainsi, Hermogène, il n’appartient pas à tout homme d’imposer des noms aux choses, mais à un véritable artisan de noms
Ce faiseur de noms, c’est, à ce qu’il paraît, le législateur, de tous les artisans le plus rare parmi les hommes
Hermogène — À ce qu’il paraît
Socrate  — Maintenant considère sur quoi se règle le législateur en établissant les noms
Reporte-toi à ce que nous disions tout à l’heure
Sur quoi se règle le menuisier qui fait le battant ? N’est-ce pas sur la nature même de l’opération du tissage ? Hermogène — Assurément
Socrate — Et si au milieu de son travail ce battant vient à se briser, est-ce à l’imitation de celui-ci qu’il 15 Cratyle en fabriquera un autre ; ou ne se reportera-t-il pas plutôt à l’idée même qui lui avait servi de modèle pour faire le premier ? Hermogène  — C’est, je pense, à ce modèle qu’il reviendra
Socrate  — Et cette idée, ne serait-il pas juste de l’appeler le battant par excellence ? Hermogène — À la bonne heure
Socrate — Dès que le battant est destiné à faire des étoffes, soit fines, soit grossières, de fil ou de laine, ou autrement, ne doit-il pas toujours présenter la forme générale d’un battant  ? Et d’autre part, l’ouvrier qui le fabrique ne doit-il pas donner à son ouvrage la disposition qui est le mieux appropriée à chaque espèce de tissu ? Hermogène — Oui
Socrate — Et de même pour les autres instruments
Après avoir trouvé l’instrument qui est naturellement propre à chaque genre de travaux, il faut l’exécuter avec les matériaux que la nature a destinés à cet usage, et non pas au hasard et de fantaisie, mais comme il convient
Par exemple, il faut savoir exécuter avec du fer le perçoir propre à chaque opération
Hermogène — Sans doute
Socrate  — Et avec du bois le battant propre à chaque sorte de tissu ? Hermogène — D’accord
16 Cratyle Socrate — Car nous avons dit qu’il y a pour chaque genre de tissage un battant qui y est naturellement propre, et ainsi des autres instruments
Hermogène — Oui
Socrate — Le législateur doit donc aussi, mon cher ami, former avec les sons et les syllabe ; les noms qui conviennent aux choses ; il faut qu’il les fasse et qu’il les institue en tenant ses regards attachés sur l’idée du nom, s’il veut être un bon instituteur de noms
Il est vrai que tous les législateurs ne renferment pas le même nom dans les mêmes syllabes : mais nous n’ignorons  : pas que tous les forgerons ne se servent pas du même fer, quoiqu’ils travaillent au même instrument et dans le même, dessein
Toutefois cet instrument, tant qu’il représentera le même modèle, ne laissera pas d’être bon malgré la différence du fer, soit d’ailleurs que l’ouvrier, l’ait fait chez nous ou chez les Barbares
N’est-il pas vrai ? Hermogène — Certainement
Socrate — Tu jugeras donc de même du législateur, qu’il soit grec ou barbare : pourvu qu’il approprie convenablement à chaque chose l’idée du nom, de quelques syllabes qu’il se serve, il n’en vaudra ni plus ni moins pour appartenir à notre pays ou à tout autre
Hermogène — Assurément
17 Cratyle Socrate — Qui est celui qui décidera si l’on a donné à un bois quelconque la ferme propre d’un battant ? Sera-ce celui qui l’a fait, le menuisier, ou celui qui doit s’en servir, le tisserand ? Hermogène  — Naturellement, Socrate y ce sera celui qui doit s’en servir
Socrate — Et comment appelles-tu celui qui doit se servir de l’ouvrage du fabricant de lyre ? N’est-ce pas celui-là qui saura le mieux présider au travail de cet ouvrier, et juger ensuite si l’ouvrage est bon ou mauvais ? Hermogène — Sans doute
Socrate — Quel est-il ? Hermogène — Le joueur de lyre
Socrate  — Qui est-ce qui jugera de l’ouvrage du constructeur de navires ? Hermogène — Le pilote
Socrate  — Et qui enfin devra diriger et juger ensuite l’ouvrage du législateur, soit chez nous, soit chez les Barbares ? N’est-ce pas celui qui devra s’en servir ? Hermogène — Oui
Socrate  — Et celui-là ne sera-ce pas l’homme qui possède l’art d’interroger ? Hermogène — Oui
Socrate — Et de répondre à son tour ? Hermogène — Oui
18 Cratyle Socrate — Et celui qui sait interroger et répondre, ne l’appelles-tu pas dialecticien ? Hermogène — Sans contredit
Socrate  — Or le charpentier, pour bien faire un gouvernail, a besoin de le faire sous la détection de pilote ? Hermogène — Évidemment
Socrate — De même aussi le nom, qui est l’ouvrage du législateur, devra, pour être bon, être fait sous la direction d’un dialecticien
Hermogène — Cela est vrai
Socrate  — Il paraît, Hermogène, que l’institution des noms n’est pas une petite affaire ni l’ouvrage de gens médiocres et du premier venu
Cratyle a donc raison de dire qu’il y a des noms naturels aux choses, et que tout homme ne peut pas être un artisan de noms, mais celui-là seul qui considère le nom propre à chaque chose, et qui sait en réaliser l’idée dans les lettres et les syllabes
Hermogène  — Je ne vois pas,Socrate, ce que je pourrais opposer à ce que tu dis
Mais pourtant il n’est pas facile de s’y rendre sur l’heure  : ce qui pourrait je crois me persuader le mieux, ce serait de me faire voir en quoi consiste cette propriété du nom que tu prétends être fondée dans la nature
Socrate  — Moi, cher Hermogène, je ne prétends, rien : tu oublies ce que je disais tout à l’heure, que j’ignore tout cela, mais que je l’étudierais volontiers 19 Cratyle avec toi
Ce que nous avons du moins reconnu jusqu’ici, contrairement à ce qui nous semblait d’abord, c’est que le nom a en lui-même une certaine propriété naturelle, et que tout homme n’est pas capable de donner à quelque chose que ce soit le nom qui lui convient
N’est-il pas vrai ? Hermogène — Très vrai
Socrate — Ce qu’il nous fout donc chercher Maintenant, puisque tu désirer le savoir, c’est en quoi consiste la propriété naturelle des noms ? Hermogène — Assurément, je désire le savoir
Socrate — Eh bien, cherche-le
Hermogène — Mais comment faire ? Socrate — Le meilleur moyen, mon cher ami, et le plus propre10 à notre objet, ce serait de s’adresser aux gens qui s’y entendent, en leur payant de bonnes sommes avec bien des remerciements par dessus le marché
Je veux parler des sophistes à qui ton frère Callias a compté tant d’argent : aussi passe-t-il pour sage
Mais comme tu ne possèdes rien du patrimoine de ta famille, je te conseille de cajoler ton frère, et de faire en sorte par tes instances, qu’il t’enseigne cette propriété des noms dont il a dû être instruit par Protagoras
10 - Ὁρθότατη
Ce mot rappelle peut-être la propriété (ὁρθότης) des noms qui est le sujet de l'entretien
20 Cratyle Hermogène  — La démarche serait étrange de ma part, Socrate, si moi qui n’admets point du tout la vérité de Protagoras11, je faisais le moindre cas des conséquences qu’on peut en avoir tirées