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Socrate  — Si ce moyen ne te convient pas, il faut nous instruire auprès d’Homère et des autres poètes
Hermogène  — Et que dit Homère de la propriété des noms ? Où en parle-t-il ? Socrate — En maint endroit : mais les principaux et les plus beaux sont ceux où il distingue pour une même chose, le nom dont se servent les hommes et celui dont se servent les dieux
Est-ce que tu ne trouves pas qu’Homère nous dit là quelque chose de grand et de merveilleux sur la propriété des noms  ? Car il est clair que les dieux doivent employer avec une propriété parfaite les dénominations naturelles des choses
N’es-tu pas de cet avis ? Hermogène  — Sans doute, je conçois que si les dieux donnent des noms, ils doivent les donner justes
Mais quels sont ceux que tu veux dire ? Socrate — Ne sais-tu pas qu’en parlant de ce fleuve de Troie qui a un combat singulier avec Vulcain, Homère dit: 11 - Protagoras avait publié sa doctrine dans un livre intitulé La Vérité
Voyez le Théétète, trad
fr
, t
II, p
92
21 Cratyle « Ce fleuve que les dieux appellent Xanthe, et les hommes Scamandre12
» Hermogène — Oui
Socrate — Eh bien, ne trouves-tu pas que c’est une chose importante de savoir en quoi il y a plus de justesse et de propriété à appeler le fleuve Xanthe qu’à l’appeler Scamandre ? Ou prends encore, si tu veux, ce qu’il dit de cet oiseau que Les dieux appellent Chalcis, et les hommes Cymindis13
N’est-ce rien de savoir en quoi le nom de Chalcis convient mieux à cet oiseau que celui de Cymindis  ? Ou bien encore la colline Batiéia, autrement dite par les dieux Myriné14, et tant d’autres exemples dans ce poète et dans d’autres
Mais ce sont là peut-être des difficultés trop grandes pour que toi ou moi nous puissions les résoudre
Le double nom de Scamandrios et d’Astyanax sera, je pense, un sujet plus à la portée de simples mortels, et nous trouverons plus aisément ce qu’Homère a pensé de la propriété de ces deux noms, qu’il attribue au fils d’Hector
Tu 12 - Iliad
XX, 74
13 - Iliad
XIV, 291
On croit que c'est une chouette
14 -Iliad
ΙΙ, 813
22 Cratyle connais sans doute les vers où se trouve ce dont je veux parler15
Hermogène — Parfaitement
Socrate — Et lequel de ces deux noms, Astyanax ou Scamandrios, Homère te semble-t-il avoir considéré comme le plus propre à l’enfant ? Hermogène — Je ne puis le dire
Socrate — Voyons donc ; si on te demandait : sont- ce les plus sages ou les moins sages qui donnent les noms les plus justes ? Hermogène — Évidemment ce sont les plus sages, répondrais-je
Socrate — Dans une ville, à parler en général, sont- ce les hommes ou les femmes qui te paraissent les plus sages ? Hermogène — Ce sont les hommes
Socrate  — Or, tu sais ce que dit Homère, que les Troyens appelaient Astyanax le jeune fils d’Hector
Il est donc clair que c’étaient les femmes qui l’appelaient Scamandrios, puisque les hommes lui donnaient le nom d’Astyanax
Hermogène — Il y a apparence
Socrate — Sans doute Homère jugeait les Troyens plus sages que leurs femmes ? Hermogène — Je le crois
15 - Iliad
XXII, 507
23 Cratyle Socrate  — Il devait  ; donc juger qu’Astyanax était pour l’enfant un nom plus juste que Scamandrios ? Hermogène — Cela est clair
Socrate  — Cherchons-en la raison
Ou plutôt ne nous la donne-t-il pas lui-même le mieux du monde, en disant : Car seul il défendait leur ville et ses vastes remparts16
Il semble en conséquence qu’il était juste d’appeler le fils du sauveur l’Astyanax17 de ce qui était sauvé par son père, ainsi que l’a fait le poète
Hermogène — Évidemment
Socrate — Qu’est-ce à dire ? Moi-même je n’entends pas encore bien cela, et toi tu l’entends ? Hermogène — Non, par Jupiter, ni moi non plus
Socrate  — Et bien, mon cher, ne serait-ce pas Homère lui-même qui aurait donné ce nom d’Hector au héros troyen ? Hermogène — Pourquoi cela ? Socrate  — Parce que ce nom me paraît avoir beaucoup de rapport avec celui d’Astyanax, et que l’un et l’autre ont tout l’air de noms grecs
Anax et Hector signifient à peu près la même chose, et semblent tous deux des noms de rois
En effet, ce 16 - Iliad
XXII, 507
17 - Astyanax, chef de la ville, de ἄστυ, ville, et ἄναξ, chef
24 Cratyle dont un homme est le chef, ἄναξ, il en est aussi le maître, ἕκτωρ  ; car il est clair qu’il le gouverne, qu’il le possède, qu’il l’a, ἔχει
Penses-tu que j’aie tort, et m’abuserais-je en croyant avoir trouvé quelque trace de la pensée d’Homère sur la propriété des noms ? Hermogène — Par ma foi, il me semble que tu n’en es pas loin
Socrate  — Il est juste en effet, ce me semble, d’appeler lion la progéniture du lion, et cheval celle du cheval
Bien entendu qu’il ne s’agit point des cas monstrueux, comme si par exemple il provenait d’un cheval autre chose qu’un cheval, mais du cours ordinaire delà reproduction des races
Qu’un cheval produise contre nature ce qui serait naturellement le produit d’un taureau, il faudra l’appeler un veau, et non pas un poulain
De même pour la race humaine, le nom d’homme ne convient à la progéniture d’un homme qu’autant qu’elle est conforme à son espèce
De même aussi pour les plantes et pour toutes les autres choses
N’es-tu pas de cet avis ? Hermogène — Tout-à-fait
Socrate — Fort bien ; mais prends garde que je ne te donne le change
Il suivrait du même principe, que ce qui naît d’un roi doit être appelé roi
Au reste, il n’importe pas que la même chose soit exprimée par tel assemblage de syllabes ou bien 25 Cratyle par tel autre ; qu’il y ait une lettre de plus ou une de moins, cela n’y fait rien encore, pourvu que dans le nom domine toujours l’essence de la chose qu’il doit exprimer
Hermogène — Que veux-tu dire par là ? Socrate — Rien que de fort simple
Tu sais, que les noms qui nous servent à désigner les lettres, ne sont pas précisément ces lettres mêmes, excepté quatre, savoir : l’ε, l’υ, l’ο et l’ω
Quant aux autres lettres, voyelles et consonnes, tu sais que c’est en leur adjoignant d’autres lettres que nous leur donnons des noms  ; mais des que nous faisons prédominer dans chacun de ces noms la lettre même qu’il désigne, on peut l’appeler à juste titre le nom propre de cette lettre
Par exemple, le βῆτα : tu vois que l’adjonction de l’η, du τ et de l’α, n’a pas empêché que la nature de la lettre β ne fut clairement exprimée par le nom tout entier, suivant l’intention du législateur: tant il a bien su donner aux lettres les noms qui leur conviennent
Hermogène — Ce que tu dis là me semble vrai
Socrate  — N’en est-il pas de même pour le roi  ? D’un roi il proviendra un roi, d’un homme bon un homme bon, d’un bel homme un bel homme et ainsi du reste  ; chaque race se reproduira semblable à elle-même, sauf le cas de monstruosité
Il faut donc aussi employer constamment les mêmes noms  ; mais cela 26 Cratyle n’empêche pas de faire subir des variations aux syllabes, de manière que l’ignorant prendra pour différents des noms qui au fond sont identiques  ; comme des: drogues diversifiées par quelque couleur ou quelque odeur, nous sembleront différentes, tout en étant les mêmes, et
paraîtront les mêmes au médecin, qui ne considère dans les drogues que leur vertu et ne se laisse pas troubler par les accessoires
Pareillement l’homme qui a la science des noms, en considère la vertu, sans se troubler de ce qu’une lettre a été ajoutée, transposée ou retranchée, ou même de ce que la vertu des noms se trouve exprimée par des lettres entièrement différentes
Par exemple ces noms dont nous parlions tout à l’heure, Astyanax et Hector, n’ont entre aucune lettre commune, excepté le t ; ils n’en signifient pas moins la même chose
Et qu’a de commun avec ces deux noms, quant aux lettres, celui d’Archépolis (chef de ville) ? Il a pourtant le même sens
Il y a beaucoup d’autres noms encore qui signifient de même un roi, beaucoup qui signifient un général,comme Agis (chef), Polémarque (chef de guerre), Eupolème (bon guerrier)  ; d’autres désignent un médecin  : Jatroclès (médecin célèbre), et Acésimbrote (guérisseur des hommes) ; nous en trouverions de même une foule d’autres très différents, pour les lettres et pour lés syllabes, et qui pourtant ont la même valeur
Est-ce ton avis, ou non ? 27 Cratyle Hermogène — C’est tout à fait mon avis
Socrate — Les êtres qui sont nés, selon les règles de la nature, semblables à leurs auteurs ; ne doivent- ils pas recevoir le même nom ? Hermogène — Oui
Socrate  — Mais s’il arrive une naissance contre nature, et qu'il se produise un monstre  ? Si d’un homme bon et pieux il naît un impie ? Ne sera-ce pas comme dans notre précédent exemple d’un veau produit par un cheval, et qui ne doit pas porter le nom de celui qui l’engendre, mais de la race à laquelle il appartient lui-même ? Hermogène — Sans doute
Socrate  — Et si un impie naît d’un homme pieux, ne faut-il pas lui donner aussi le nom de son genre ? Hermogène — Oui
Socrate  — Si donc on veut que les noms soient propres et convenables, on ne l’appellera ni Théophile (ami de Dieu), ni Mnésithée (pensant à Dieu), mais d’un nom qui signifie tout le contraire
Hermogène — Assurément, Socrate
Socrate — Par exemple, Hermogène, le nom d’Oreste me semble bien juste, soit par un effet du hasard, soit par le choix de quelque poète, parce qu’il exprime le caractère farouche, sauvage, et montagnard, τὸ ὀρεινόν, de ce personnage
Hermogène — Cela est vrai
28 Cratyle Socrate — Le nom de son père semble également très naturel
Hermogène — Oui
Socrate  — En effet, Agamemnon a bien l’air d’un homme capable de supporter tous les travaux et toutes les fatigues, pour mettre à fin ses projets à force de constance ; la preuve de cette inébranlable énergie est dans le long séjour qu’il fit devant Troie
Le nom d’Agamemnon signifie qu’il était admirable, ἀγαστός, par sa persévérance, ἐπιµονή
Le nom d’Atrée n’est peut-être pas moins juste : la part qu’il prit au meurtre: de Chrysippe18, et sa conduite atroce envers Thyèste, tout cela était nuisible et outrageant, ἀτηρά, pour la vertu, ἀρετή La signification de ce nom est quelque peu détournée et enveloppée, de sorte qu’il ne révèle pas d’abord à tout le monde le caractère du personnage  ; mais ceux qui sont versés dans l’intelligence des noms, voient bien ce que veut dire Atrée : car soit dans le sens de ἀτειρείς, inhumain, soit dans celui de ἄτρεστος, audacieux, ou de ἀτηρός, outrageant, de toute manière le nom lui convient
Le nom de Pélops me paraît aussi très heureusement choisi ; car il signifie qu’un homme 18 - Fils aîné de Pélops, né d'un premier lit ; Hippodamie, sa marâtre, jalouse de la tendresse que Pélops lui portait, le fit assassiner par Atrée et Thyeste, ses deux fils
29 Cratyle qui ne porte pas ses regards au-delà de ce qui est près de lui, mérite d’être ainsi appelé19
Hermogène — Comment cela ? Socrate — Par exemple, lorsqu’il fit périr Myrtile20, il ne sut pas, à ce que l’on raconte, étendre ses regards et sa prévoyance sur sa postérité à laquelle il préparait tant de malheurs, et ne vit que le moment actuel ou prochain πέλας, lorsqu’il mit tout en œuvre pour devenir l’époux d’Hippodamie
Le nom de Tantale doit aussi nous paraître juste et naturel, si nous en croyons ce qu’on raconte de ce personnage
Hermogène — Quoi ? Socrate  — D’abord, pendant sa vie, il éprouva beaucoup et de grands malheurs, dont le terme fut la ruine totale de sa patrie21
Vient ensuite après sa mort le supplice du rocher suspendu, ταλαντεία, sur sa tête dans les enfers, et qui a une conformité singulière avec son nom
On dirait aussi que 19 - De πέλας, près, et ὄψ, vue, œil
20 - Cocher de Pélops
Ce meurtre était considéré comme l'origine des malheurs des Pélopides (Sophocle,Électre, v
508)
La cause en est diversement racontée
Suivant quelques-uns, Hippodamie, dédaignée par Myrtile, lé calomnia auprès de Pélops, qui le précipita du haut de son char dans la mer
21 - Cette explication suppose l'étymologie τάλας, malheureux, qui est bientôt indiquée expressément
30 Cratyle quelqu’un qui voulait l’appeler très infortuné, ταλάντατος lui aurait donné le nom de Tantale pour déguiser un peu le mot ; c’est ce que semble avoir fait le hasard de la tradition
Quant au nom de Ζεύς, Jupiter, qui, dit-on, fut son père, je le trouve parfaitement convenable ; mais c’est ce qui n’est pas facile à concevoir
Véritablement ce nom équivaut à tout un discours, et il a été divisé en deux parties, dont on emploie tantôt l’une, tantôt l’autre, les uns l’appelant Ζῆνα, les autres Δία 22; réunis, ces deux noms expriment la nature du Dieu  : et telle est, comme nous l’avons dit, la fonction que les noms doivent remplir
En effet, la vraie cause de la vie, τοῦ ζῇν, pour nous et pour tout ce qui existe, est le maître et le roi de toutes choses
Il est donc très juste d’appeler ce Dieu celui par lequel, δι’ ὅν, il est donné à chacun de vivre, ζῇν ; mais ce nom, qui est un, a été divisé en deux, ainsi que je l’ai dit
Maintenant, de dire que ce dieu est fils de Cronos (Saturne), il semble au premier abord que ce soit une impertinence23 : mais il est naturel que Jupiter soit le fils d’une intelligence 22 - Nous avons mis ces noms à l'accusatif, comme ils sont dans lé texte, parce que les formes régulières du nominatif ne sont point usitées