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Il n’y aura rien là dont on puisse nous reprendre
Hermogène  — On ne peut mieux dire, Socrate  ; faisons comme tu dis
Socrate — Ne commencerons-nous pas par Hestia29, suivant le rite consacré ? Hermogène — Rien de plus juste
Socrate — Quelle pouvait être la pensée de celui qui a donné à cette déesse le nom de Hestia ? Hermogène — Par Jupiter, c’est ce qui ne me paraît pas facile à deviner
Socrate — Il semble, cher Hermogène, que ceux qui les premiers instituèrent les noms n’étaient pas de médiocres esprits, mais plutôt de sublimes penseurs et des raisonneurs subtils
Hermogène — Pourquoi cela ? 29 - Vesta
42 Cratyle Socrate  — C’est que l’établissement des noms ne me semble pouvoir être rapporté qu’à de pareils hommes
Et si l’on étudiait les noms étrangers à ce pays-ci30, on trouverait également à chacun une signification
Par exemple, pour celui dont nous parlons, remarquons que ce que nous appelons οὐσία, l’essence, s’appelle en d’autres contrées έσία, et ailleurs encore ὠσία
D’abord on peut admettre que du second de ces trois mots on a tiré le nom de l’essence des choses, Ἐστία
Et si nous appelons Ἐστία ce qui participe de l’être, οὐσία, il s’ensuit encore que Hestia a été bien nommée ; car nous aussi, à ce qu’il paraît, nous avons dit primitivement ἐσία pour οὐσία
En outre, si on fait attention aux cérémonies des sacrifices, on pourra se convaincre que telle était la pensée de ceux qui ont institué le nom d’Hestia
En effet, il était naturel que Hestia fut invoquée avant tous les dieux dans les sacrifices, par ceux qui avaient ainsi appelé l’essence de toutes choses
Quant à ceux qui lui ont donné le nom d’ὠσία, ils auront peut-être pensé, avec Héraclite, que tout passe et que rien n’est stable ; et le principe d’impulsion, τὸ ὠθοῦν, étant la cause de ce flux perpétuel, ils ont dû trouver juste de le nommer ὠσία
Mais en voilà assez là dessus pour des gens qui ne savent rien
30 - C'est-à-dire à l'Attique
43 Cratyle Après Hestia, il est juste de passer à Rhéa et à Cronos, quoique de ce dernier
Mais peut-être n’est-ce rien que ce que je vais te dire Hermogène — Quoi donc, Socrate ? Socrate — Mon cher ami, je vois apparaître tout un essaim de savantes explications
Hermogène — Voyons cela ! Socrate — C’est quelque chose de très bizarre, mais qui ne laisse pas d’avoir un certain degré de vraisemblance
Hermogène — Qu’est-ce donc enfin ? Socrate — Il me semble apercevoir qu’Héraclite, en traitant de certaines doctrines antiques, s’est rencontré sur Cronos et Rhéa avec Homère
Hermogène — Comment ? Socrate — Héraclite dit que tout passe, que rien ne subsiste  ; et comparant au cours d’un fleuve les choses de ce monde  : Jamais, dit-il, vous ne pourrez entrer deux fois dans le même fleuve31
Hermogène — Il est vrai
Socrate  — Et quelle autre opinion pourras-tu attribuer à celui qui a placé en tête de la généalogie des dieux Rhéa et Cronos  ? Crois-tu que c’est au hasard qu’il leur a donné à tous deux des noms de 31 - Plut, de El ap
Delph
, 18
44 Cratyle courants32? Et bien, c’est sûrement dans le même sens qu’Homère a dit : L’Océan, père des dieux, et leur mère Téthys33
Je crois qu’Hésiode en dit autant34, et quelque part dans Orphée se trouvent ces vers35 : L’Océan au flux majestueux s’unit le premier par l’hymen Avec sa sœur Téthys, née de la même mère
Considère combien ces témoignages s’accordent entre eux et comme tous ils vont bien à la doctrine d’Héraclite
Hermogène — Tu me parais avoir raison, Socrate ; mais ce nom de Téthys, je ne vois pas ce qu’il veut dire
Socrate — Ce mot s’explique presque de lui-même: c’est le nom de source, fontaine, un peu déguisé
Ce 32 - Rhéa, de ῥέω, couler
Quant à Cronos, Socrate oublie l'’étymologie qu'il en a donnée plus haut, et paraît le faire venir ici de κροῦνος, fontaine
33 - Iliade, liv
XIV, v
102
34 - Théogonie, ν
337
Maîs cette idée n'est nulle part énoncée dans Hésiode, aussi expressément
que Socrate paraît le croire
Dans le passage que nous indiquons, Hésiode ne fait naître de l'Océan et de Thétys que les fleuves et les Océanides, et non pas tous les dieux
35 - Hermann, Orphica, p
473
45 Cratyle qui jaillit, τὸ διαττώµενον, ce qui coule, τὸ ἠθούµενον, est l’image d’une fontaine, et c’est de ces deux mots que se compose le nom de Τηθύς
Hermogène — Cela est fort joliment trouvé, Socrate
Socrate  — Pourquoi non ? Mais qu’est-ce qui viendra après ? Nous ayons déjà parlé de Zeus36
Hermogène — Oui Socrate — Passons donc à ses frères Poséidon37 et Pluton, en y ajoutant l’autre nom qu’on donne à ce dernier
Hermogène — Soit
Socrate  — Le nom de Poséidon vint, si je ne trompe, de cette circonstance : celui qui l’établit se trouva un jour arrêté dans sa marche par la mer, qui ne lui permit pas d’aller plus loin, et qui fut comme une entrave, δεσµός, pour ses pieds, ποσί
De là il appela le dieu qui commandait à cette puissance Poséidon, de ποσίδεσµος, obstacle pour les pieds
Probablement la lettre ε aura été ajoutée à l’ι pour l’élégance
Peut-être, du reste, n’est-ce pas cela, et y avait-il autrefois au lieu d’un σ deux λλ, ce qui faisait  : le dieu qui sait beaucoup de choses, πολλὰ εἰδώς
Peut-être encore de l’action 36 - Jupiter
37 - Neptune
46 Cratyle d’ébranler la terre38, l’aura-t-on appelé celui qui ébranle, ὁ σείων ; et l’on aura ajouté ensuite le π et le δ
Le nom de Pluton signifie qui donne la richesse, πλοῦτος, parce que la richesse provient des entrailles de la terre
Quant au nom d’Haidès, je crois que la plupart des hommes l’entendent dans le sens d’invisible, το ἀειδές, et que c’est pour éviter cette dénomination sinistre qu’ils préfèrent celle de Pluton
Hermogène — Mais toi-même, Socrate, qu’en penses-tu ? Socrate  — Il me semble que les hommes se trompent de plusieurs façons sur le véritable pouvoir de ce dieu, et qu’ils en ont toujours témoigné une terreur bien mal fondée
Le motif de cet effroi, c’est qu’une fois parti pour le pays des morts, nul n’en revient  ; c’est aussi que l’âme se rend dépouillée du corps auprès de ce dieu
Quant à moi, je trouve une conformité parfaite entre son pouvoir et son nom
Hermogène — Que veux-tu dire ? Socrate  — Je vais t’expliquer ma pensée
Dis-moi quel est le plus fort lien pour retenir quelque part un animal quelconque, la force ou le désir ? Hermogène — Sans comparaison, c’est le désir
38 - On sait que les tremblements de terre étaient attribués à Neptune
47 Cratyle Socrate — Ne crois-tu pas qu’il échapperait beaucoup de monde à Haidès, s’il ne retenait par les plus forts liens ceux qui se rendent là-bas ? Hermogène — Certainement
Socrate — Il faut donc que ce soit par la chaîne la plus puissante qu’il les attache, par le désir, et non pas par la contrainte
Hermogène — Oui
Socrate  — Et n’y a-t-il pas bien des sortes de désirs ? Hermogène — Sans doute
Socrate  — C’est donc par le plus puissant de tous les désirs qu’il les faut engager, si on veut les retenir par le lien le plus solide
Hermogène — Oui
Socrate  — Et en est-il de plus fort que celui d’un homme qui fréquenterait un autre homme, dans l’espoir de devenir meilleur par cette société ? Hermogène — Non assurément, Socrate, il n’en est pas de plus fort
Socrate  — D’après tout cela, disons, Hermogène, que nul d’entre les morts n’a la volonté de revenir de l’empire de Pluton, non pas même les Sirènes, mais qu’elles sont sous le charme comme tous les autres ; tant est grande la beauté des discours que Haidès sait leur tenir  ; en sorte que ce dieu doit être un sophiste accompli, et en même temps un grand bienfaiteur pour ceux qui demeurent auprès 48 Cratyle de lui, puisqu’il envoie encore à ceux de ce monde de si riches trésors
Il faut bien qu’il possède là-bas des richesses immenses, et c’est ce qui l’a fait nommer Pluton
En outre, refuser la compagnie des hommes tant qu’ils ont leurs enveloppes matérielles, et entrer en commerce avec eux dès que leur âme est affranchie de tous les maux et de tous les désirs du corps, n’est-ce pas là, à ton avis, être philosophe, et avoir bien su comprendre que le meilleur moyen de retenir les mortels est de les enchaîner par le désir de la vertu  ; mais que tant qu’ils sont sujets à l’obsession et aux folies du corps, il n’y a pas moyen de les fixer auprès dé soi, quand même le père de ce dieu, Cronos, y emploierait ces fameux liens qui ont gardé son nom39
Hermogène — Tu pourrais bien avoir raison, Socrate
Socrate — Il s’en faut donc beaucoup, Hermogène, que ce nom de Haidès soit tiré du mot ténébreux, ἀειδής  ; c’est plutôt la propriété de connaître, εἰδέναι, tout ce qui est beau, qui lui fait donner ce nom par le législateur
39 - Les liens de Cronos, dont Jupiter l'avait enchaîné : expression devenue proverbiale
Voyez Lucien,Saturnales, X
49 Cratyle Hermogène  — Soit
Mais que dirons-nous de Dêmèter40, de Hêra41, d’Apollon, d’Athénê42, d’Héphaistos43, d’Arès44 et des autres dieux ? Socrate — Le nom de Dèmèter vient, je pense, des aliments qu’elle nous procure et qu’elle donne comme une mère, διδοῦσα ὡς µήτηρ
Héra revient à aimable, ἐρατή ; on dit en effet qu’elle est aimée de Jupiter
Peut-être aussi le législateur tout occupé des choses du ciel, a-t-il voulu cacher sous ce nom celui de l’air, ἀήρ, en mettant à là fin la lettre du commencement, ce qu’il est facile de reconnaître en prononçant de suite plusieurs fois le nom d’Héra
Bien des gens ont peur du nom de Pherrhephatta45 et de celui d’Apollon, mais c’est, je crois, par ignorance de la juste valeur des noms
Ainsi, altérant le premier de ces noms, ils y trouvent Phersephonê46, qui leur paraît redoutable  ; La vérité est qu’il exprime la sagesse 40 - Cérès 41 - Junon 42 - Minerve 43 - Vulcain 44 - Mars 45 -Proserpine 46 - Φερσιφόνη, qui apporte le meurtre
50 Cratyle de cette divinité
En effet, si toutes choses sont en mouvement, la sagesse consiste à savoir les atteindre, les saisir, les suivre dans leur cours
Cette déesse aurait donc été nommée à bon droit Phérépapha ou quelque chose d’approchant, en raison de sa sagesse et de ce qu’elle connaît et atteint les choses dans le mouvement qui les emporte, ἐπαφῆ τοῦ φεροµένου
Et c’est parce qu’elle ressemble au sage Haidès qu’on les unit l’un à l’autre
Mais on altère le nom de la déesse, et sacrifiant la vérité à une combinaison de sons plus agréables, on la nomme Pherrhéphatta
Même frayeur du nom d’Apollon47, comme s’il exprimait quelque idée funeste
Ne le sais-tu pas ? Hermogène — Si fait ; tu ne dis rien que de vrai
Socrate — Ce nom est pourtant, selon moi, parfaitement approprié aux fonctions de ce dieu
Hermogène — Comment cela, Socrate ? Socrate  — Je vais essayer de te dire comment je l’entends
Je ne crois pas qu’on eût pu trouver un mot plus analogue à la fois aux quatre différents attributs du dieu, la musique, la divination, là médecine, et l’art de lancer des flèches, un nom qui s’y appliquât mieux et les exprimât plus clairement
Hermogène — Explique-toi ; ce serait là, s’il fallait t’en croire, un nom bien bizarre
47 - Apollon, d’ἀπόλλυμι, perdre, détruire
51 Cratyle Socrate  — Dis plutôt un nom plein d’harmonie comme il convient à un dieu musicien
D’abord, les purgations et les purifications, soit de la médecine, soit de l’art divinatoire, les fumigations de soufre, les ablutions, les aspersions, soit dans le traitement des maladies, soit dans les opérations divinatoires, tout cela se rapporte à un seul et même but ; qui est de rendre l’homme pur de corps et d’âme
Hermogène — Assurément
Socrate — Donc, le dieu purificateur sera à la fois celui qui lave, ἀπολούων, et qui délivre, ἀπολύων, des maux du corps et des maux de l’âme
Hermogène — Sans contredit
Socrate  — Ainsi, à cause de la délivrance et de la purification de tous ces maux qu’il opère en qualité de médecin, on peut l’appeler convenablement Apolouôn