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Hermogène — Voyons, Socrate
Socrate  — Le voici
Réponds-moi  : saurais-tu me dire d’où vient ce mot πῦρ (feu) ? Hermogène — Non, en vérité
Socrate  — Hé bien, voici ce que je soupçonne  : j’imagine que les Grecs, et surtout ceux qui habitent des contrées soumises à la domination des barbares65, ont emprunté aux barbares beaucoup de mots
Hermogène — Qu’infères-tu de là ? Socrate  — C’est que l’on s’exposerait à bien des difficultés, si l’on voulait interpréter de tels mots à l’aide de la langue grecque, et non pas d’après la langue à laquelle ils appartiennent
Hermogène — Cela se pourrait bien
Socrate  — Vois donc si ce mot πῦρ ne serait pas d’origine barbare
D’abord, il ne te sera pas facile de le dériver d’un mot grec  ; ensuite nous savons qu’en Phrygie on emploie dans le même sens le même mot légèrement modifié, ainsi que ceux de ὕδωρ (eau), et de κύων (chien), et beaucoup d’autres
Hermogène — Tu as raison
65 - Les peuples de la côte de l'Asie-Mineure
63 Cratyle Socrate — Il ne faut donc pas tourmenter les mots de cette espèce, car on n’en pourrait parler qu’au hasard
J’écarte donc πῦρ et ὕδωρ
Mais, Hermogène, le nom de l’air ἀήρ, l’a-t-on tiré de ce qu’il enlève, αἵρει, ce qui est sur la terre ? ou bien de ce qu’il est dans un flux perpétuel, ἀεὶ ῥεῖ ? ou encore de ce que ce flux de l’air produit les vents, que les poètes désignent par le mot ἀήτας  ? C’est donc comme si on disait πνευµατόρρουν ou ἀηρόρρουν, qui s’écoule en souffle, en vents, d’où viendrait ἀήp
L’éther, αἰθὴp, me paraît ainsi appelé de ce qu’il court toujours en circulant autour de l’air, ἀεὶ θεῖ ῥέων περὶ ἀέρα ; le vrai nom serait donc ἀειθεήρ
Quant au mot γῆ, terre, la signification en sera plus manifeste en prononçant γαῖα  ; γαῖα, c’est γεννήτειρα, génératrice, au sens d’Homère, qui emploie γεγάασι66 pour γεγεννῆσθαι, être engendré
Hermogène — À la bonne heure
Socrate — Et qu’est-ce qui vient après ? Hermogène — Les saisons, ὧραι, et l’année, ἐνιαυτός, ἔτος
Socrate  — D’abord, si tu
veux retrouver l’origine probable du mot ὧραι, il faut le prononcer ὅραι, suivant l’ancien usage attique
Les saisons sont 66 - Od
IX, 118 ; XIII, 160
64 Cratyle ainsi appelées du mot ὁρίζω, terminer, parce qu’elles déterminent l’hiver, l’été, l’époque des vents et de chaque production de la terre
Quant aux deux mots ἐνιαυτός et ἔτος, il me semble qu’ils reviennent au même
On aura voulu désigner ce qui met chaque chose au jour et l’éprouve en soi- même, αὐτὸ ἐν ἑαυτῷ ἐξετάζων, et on aura partagé cette phrase en deux mots, comme nous avons vu qu’on avait divisé le nom de Jupiter, les uns disant Ζῆνα, les autres Δία : ainsi les uns auront nommé l’année ἔτος, parce qu’elle éprouve, ἔταζει, les choses, et les autres ἐνιαυτός, parce que c’est en elle-même, ἐν ἑαυτῷ, qu’elle les éprouve  : en somme, mon explication est que l’on a divisé en deux l’expression de ce qui éprouve en soi-même, de manière à former d’une seule et même idée les deux mots ἔτος et ἐνιαυτός
Hermogène  — Véritablement, Socrate, tu fais de grands progrès
Socrate — Il me semble que me voilà déjà loin dans la route de la sagesse
Hermogène — Oui vraiment
Socrate — Tout à l’heure, tu en verras bien d’autres
Hermogène  — Après cette classe de mots, je prendrais grand plaisir à considérer ce qu’il peut y avoir de conforme à la nature des choses dans ces 65 Cratyle beaux noms qui se rapportent à la vertu, tels que sagesse, φρόνησις, intelligence, σύνεσις, justice, δικαιοσύνη, et tous les autres mots de cet ordre
Socrate — Tu lances là, mon ami, un terrible gibier
Mais, n’importe, puisque j’ai une fois revêtu la peau du lion, il ne faut pas reculer ; il faut à ce qu’il paraît, nous livrer à l’examen de la sagesse, de l’intelligence, de la connaissance, de la science, et de tous ces beaux noms dont tu parles
Hermogène — Non, il ne faut pas lâcher prise
Socrate — Par le chien, il me semble que je n’ai pas mal deviné en imaginant, comme je le faisais tout à l’heure, que les hommes de l’antiquité la plus reculée, qui ont institué les noms, ont dû éprouver le même accident qui arrive aujourd’hui à la plupart de nos philosophes ; je veux dire qu’à force de tourner en tout sens dans la recherche de la nature des choses, la tête leur aura tourné à eux- mêmes, et ce vertige leur aura fait voir tous les êtres dans un mouvement perpétuel
Mais ils ne s’avisent guère d’aller chercher dans leur disposition intérieure l’explication de leur manière de voir ; ils croient que ce sont les choses mêmes qui roulent de la sorte, et qui, de leur nature, n’ont rien de stable ni de fixe : ce n’est, à les en croire, que flux et révolutions, mouvement et génération perpétuelle
Or j’applique cette remarque aux mots dont il s’agit
66 Cratyle Hermogène — Comment cela, Socrate ? Socrate — Tu n’as peut-être pas remarqué que ces mots supposent que tous les êtres sont dans un mouvement, un flux, un renouvellement continuel
Hermogène — Non, je ne m’en étais pas douté
Socrate  — D’abord, le premier dont nous avons parlé est complètement dans ce sens
Hermogène — Lequel ? Socrate — La sagesse, φρόνησις
C’est l’intelligence de la mobilité des choses et de leur flux continuel, φορᾶς καὶ ῥοῦ νόησις
Peut-être aussi faut-il entendre par ce mot ce qui aide au mouvement, φορᾶς ὄνησις
De toute manière, il s’agit du mouvement
La connaissance, γνώµη, sera, si tu veux, l’étude et la considération de la génération, γονῆς νώµησις ; car νωµᾷν c’est considérer, Si tu veux encore, l’intelligence, νόησις, sera le désir de nouveauté, νέου ἕσις, la nouveauté des êtres signifie ici qu’ils deviennent sans cesse ; et celui qui a fait le nom de νεόεσις a voulu désigner l’amour de l’âme pour la nouveauté  ; car on ne disait pas autrefois νόησις : au lieu de l’η il y avait deux εε, ce qui faisait νεόεσις
La tempérance, σωφροσύνη, est la conservatrice de ce dont nous venons de parler, de la sagesse, σωτηρία, φρονήσεως
La science, ἐπιστήµη, exprime l’attachement d’une âme raisonnable à suivre les choses dans leur cours, sans les abandonner et sans les devancer en 67 Cratyle conséquence, il faut retrancher la lettre ε, et dire πιστήµη, fidèle
On peut dire pareillement que si σύνεσις, compréhension, a de l’analogie avec συλλόγισµος, raisonnement qui unit des propositions, cependant le verbe συνιέναι, comprendre, exprime la même chose que ἐπίστασθαι, savoir ; car συνιέναι indique le mouvement de l’âme accompagnant les choses dans leur cours, Σοφία sagesse, est encore un mot qui indique l’action d’atteindre le mouvement
Ceci, j’en conviens, a quelque chose de plus obscur et de plus étrange  ; mais souvenons-nous d’abord que les poètes, pour exprimer qu’une chose se met en mouvement avec rapidité, se servent du mot ἐσύθη
Il y a eu un personnage célèbre de Lacédémone qui s’appelait Σοῦς67 c’est-à-dire, prompt ; car c’est le mot dont on se sert à Sparte pour exprimer un élan rapide, Σοφία équivaut donc à σόος ἐπαφή, l’action d’atteindre le mouvement, ce qui se rapporte encore à l’idée du mouvement universel
Le mot ἀγαθόν, bon, revient à ἀγαστόν, tout ce qui est admirable dans le monde
Or, en admettant le mouvement perpétuel des choses, il faut admettre aussi qu’il y a entre elles des 67 - Socrate prononce Sous, à la manière attique
Mais les Lacédémomens disaient Soos, peut-être mêmeSofos, à cause de l'aspiration éolique, ce qui se rapproche beaucoup de Sophos, sage, Ce Soos fut un roi de Sparte
68 Cratyle différences de lenteur et de célérité
Tout n’est pas par conséquent rapide et prompt ; mais il y a des objets qui sont admirables par cette qualité ; de là le mot ἀγαθόν68
La justice, δικαιοσύνη s’explique facilement par l’intelligence du juste, δικαίου σύνεσις
Mais le juste, δίκαιον, est un mot difficile
Ici on ne s’accorde que jusqu’à un certain point, au delà duquel les opinions se partagent
Ceux qui croient que tout est en mouvement, supposent que la plus grande partie de l’univers ne fait que passer, mais qu’il y a un principe qui parcourt l’univers et produit tout ce qui passe, et que ce principe est d’une vitesse et d’une subtilité extrême
Car il ne pourrait traverser toutes choses dans leur mouvement, s’il n’était assez subtil pour que rien ne pût l’arrêter, et assez rapide pour qu’en comparaison de la vitesse de sa course tout fut comme en repos
Ainsi puisque ce principe gouverne toutes les choses en les parcourant et les pénétrant, διαιόν on l’a appelé avec raison δίκαιον, en ajoutant le κ, pour rendre la prononciation plus coulante
Jusqu’ici, ainsi que je viens de le dire, on s’accorde généralement à reconnaître que telle est la nature du juste
Mais, moi, Hermogène, qui suis fort curieux de tout ce qui concerne la justice, je 68 - Cette explication ajoute implicitement à ἀγαστόν, admirable, le mot θεόν, rapide, comme un second élément étymologique de ἀγαθόν
Voyez plus Bas, p
107
69 Cratyle m’en suis enquis en secret, et j’ai appris que ce dont nous parlons est tout à la fois le juste et la cause
Car la cause, c’est ce par quoi, δι’ ὅ, une chose est produite, et c’est pour cela, m’a-t-on dit en confidence, que le nom de δίκαιον est propre et convenable
Mais lorsque après avoir écouté ceux qui me parlent de la sorte, je ne laisse pas de leur demander tout doucement
S’il en est ainsi, qu’est- ce donc, de grâce, que le juste  ? ils trouvent que c’est pousser trop loin les questions et sauter, comme on dit, par-dessus la barrière
Ils prétendent que j’en ai assez demandé et assez entendu: et quand ils veulent rassasier ma curiosité, alors ils ne s’accordent plus, et ils s’expliquent chacun à leur manière
L’un dit  : le juste, δίκαιον, c’est le soleil  ; lui seul en effet gouverne les êtres, en les pénétrant et les échauffant, δικαίων κάων
Vais-je tout joyeux de cette découverte la redire à quelque autre, voilà un homme qui se moque de moi, et me demande si je crois qu’il n’y a plus de justice entre les hommes quand le soleil est couché
Et si je lui demande à lui-même son opinion : Le juste, me dit-il, c’est le feu69
Mais cela n’est pas encore très facile à 69 - Ces différentes opinions, qui identifient le juste avec le soleil, le feu et la chaleur, paraissent avoir appartenu à l'école d'Héraclite
Voyez Schleiermacher, sur Héraclite, dans le Museum der Alterhums Wissenschaft t I, 453
70 Cratyle comprendre
Un troisième définit le juste, non pas le feu, mais la chaleur qui est dans le feu
Un quatrième enfin, se moquant de tous les autres, prétend que le juste, c’est ce que dit Anaxagoras, à savoir l’intelligence70  ; c’est elle qui gouverne le monde par elle-même, et qui, sans se mêler à rien, arrange toutes les choses en les pénétrant, διὰ ἴων
Je me trouve alors, mon cher ami, dans une bien plus grande incertitude, qu’avant d’avoir commencé à m’enquérir de la nature du juste
Mais, pour notre philosophe, il est bien convaincu que telle est l’origine du nom qui nous occupe
Hermogène — À ce qu’il semble, Socrate, tu ne dis là que ce que tu as entendu dire à d’autres, et tu ne parles pas d’après toi-même
Socrate  — Et n’ai-je pas fait de même pour les autres noms ? Hermogène — Pas tout-à-fait
Socrate  — Eh bien, suis-moi  : peut-être saurai-je également te faire illusion sur le reste, et te donner à penser que je parie d’après moi seul
Après la justice, de quoi devons-nous parler ? Nous ne nous sommes pas encore occupé, je crois, du courage, ἀνδρία
Évidemment l’injustice, ἀδικία, est proprement l’obstacle de ce qui pénètre les 70 - Voyez le Phédon, traduction française, t
1, p
276
71 Cratyle choses71 ; or le nom de ἀνδρία semble avoir été fait pour le courage dans le combat, et ce nom indique que, si les choses sont en mouvement, le combat ne peut être qu’un mouvement contraire  ; en effet il n’y a qu’à retrancher la lettre δ pour retrouver la fonction propre du courage dans ἀνρία (résistance à un courant)
Il est bien clair que le courage n’est ρas un courant contraire à tout autre courant quelconque, mais à celui-là seul qui lutte contre le cours de la justice ; autrement, le courage n’aurait rien de louable
De même, les mots ἄρρεν, mâle, et ἀνήρ, homme, ont bien de l’analogie avec les précédents, comme signifiant un cours de bas en haut, ἄνω ῥοή
Le mot γύνη,femme, me paraît signifier génération, γονή
Θῆλυ, femelle, provient sans doute de θηλή, mamelle ; et θηλή ne semble-t- il pas, Hermogène, désigner ce qui fait végéter, τεθηλέναι, ce qu’il arrose ? Hermogène — Je le crois, Socrate
Socrate  — Le mot θάλλω lui-même, végéter, me paraît représenter ce qu’il y a de rapide et presque de soudain dans la croissance des jeunes gens
C’est là ce que semble avoir voulu imiter celui qui a fait ce nom, en le composant de θεῖν,courir, et de ἅλλεσθαι, s’élancer
Mais, ne t’aperçois-tu πασ que quand je me trouve sur un terrain plus facile, je 71 - De ἀ privatif, et διαιών, pénétrant
72 Cratyle m’amuse à battre les buissons ? Cependant, il nous reste encore à traiter un bon nombre de questions ardues
Hermogène — Tu as raison
Socrate  — Par exemple, il faudrait rechercher ce que veut dire τέχνη, art
Hermogène — Oui
Socrate  — Ce mot n’indique-t-il pas une certaine manière d’être de l’esprit, ἕξις νοῦ  ? Il suffit de retrancher le τ, et d’ajouter un ο entre le χ et
le ν, Ainsi qu’entre le ν et l’η (ἐχονόη)
Hermogène  — Voilà, Socrate, une bien mauvaise explication