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Socrate  — Ne sais-tu pas, mon cher Hermogène, que les noms primitifs sont devenus méconnaissables par les changements qu’on leur a fait subir pour les rendre plus magnifiques, en ajoutant et en retranchant des lettres pour plus d’harmonie, et en défigurant les mots de toute manière par de faux embellissements ou par les changements que le temps amène ? Témoin le mot κάτοπτρον, miroir
La lettre ρ, qu’on a mise là, ne te semble-t-elle pas déplacée72   ? Mais telle est la pratique de ceux qui comptent pour rien la vérité du sens, et qui ne songent qu’à adoucir la prononciation, de sorte qu’à force d’ajouter aux 72 - En effet, la racine est évidemment ὄπτομαι, voir
73 Cratyle mots primitifs, ils ont fini par nous en rendre le sens méconnaissable
Ainsi, de Φίξ ils ont fait Σφίγξ, le Sphinx73, et il y a beaucoup d’autres exemples du même genre
Hermogène — Cela est bien vrai, Socrate
Socrate  — Mais d’autre part aussi, en laissant à chacun la faculté d’intercaler des lettres et d’en retrancher à son gré, il deviendra bien facile d’accommoder chaque nom à tout ce qu’on voudra
Hermogène — Cela est encore vrai
Socrate  — Très vrai  : c’est donc à toi de faire ici l’office d’un sage président et de maintenir la mesure convenable
Hermogène — Je le voudrais
Socrate  — Et moi, je le veux avec toi
Toutefois, mon cher Hermogène, ne sois pas trop pointilleux, et crains d’énerver mon courage74 ; car j’arrive tout à L’heure à ce qui doit former le couronnement de tout ce que j’ai dit, quand, après le mot τέχνη, dont je viens de parler, j’aurai traité du mot µηχανή, habileté
Μηχανή indique l’action d’achever, ἄνειν, un travail, de le conduire loin  ; en effet le mot µῆκος exprime la longueur ; c’est donc de ces deux 73 - Φϊξ est la forme béotienne du nom de Sphinx, que les Athéniens prononçaient Σφίγξ
74 - Homère, Iliade, VI, 265
Paroles d'Hector, refusant le vin que sa mère lui présente
74 Cratyle mots, µῆκος et ἄνειν, qu’on a composé µηχανή
Mais, je le répète, il faut s’élever à ce qui domine tout ce que nous avons dit ; il faut chercher le sens des mots vertu, ἀρετή, et méchanceté, κακία
L’un des deux ne me paraît pas encore facile à entendre ; l’autre me semble s’expliquer de soi- même, en ce qu’il se rapporte parfaitement à tout ce que nous avons vu jusqu’à présent
En admettant le mouvement général de toutes choses, tout ce qui va mal, κακῶς ἴον, sera ce que nous nommons κακία
Ce mauvais mouvement, lorsqu’il se trouve dans l’âme, mérite bien par excellence le nom de κακία
Mais qu’est-ce que ce mauvais mouvement  ? C’est ce qui me paraît ressortir du mot lâcheté, δειλία, mot que nous n’avons pas encore examiné, et dont nous aurions dû parler après celui de courage, ἀνδρία  ; au reste, je vois que nous en avons omis ainsi beaucoup d’autres
Je dis donc que la lâcheté est pour l’âme un lien, δέσµος, très fort  ; et le mot λίαν, beaucoup, exprime la force de ce lien
Ainsi, la lâcheté est le plus fort et le pire lien de l’âme, comme l’hésitation, ἀπορία, est aussi un mal, et en général tout ce qui fait obstacle au mouvement d’aller et d’avancer, ἰέναι, πορεύεσθαι
Ceci nous fait donc voir que aller mal, c’est avoir un mouvement ralenti, entravé, et que tout ce qui se trouve dans ce cas, devient plein de mal
Or, si tel est le nom de 75 Cratyle cet état de l’âme, le nom de l’état contraire, doit être celui de vertu, ἀρετή
Il signifiera d’abord une allure facile, εὐπορία, et par suite le mouvement libre et en quelque sorte le cours perpétuel d’une âme honnête
C’est ce cours perpétuel, ἀεὶ ῥέον, exempt d’obstacle et de toute contrainte, qu’il est juste d’appeler ἀειρείτη,
Peut-être  !e vrai mot serait-il αἰρετή, préférable, parce que la vertu est l’habitude de l’âme qu’il convient le plus de choisir, αἱρετωτάτη ; et en contractant le mot, on en aura fait ἀρετή
Me diras-tu encore que ce sont là des fictions de ma façon ? Je te répondrai que si notre interprétation du mot κακία est fondée, il doit en être de même pour ἀρετή
Hermogène — Mais ce mot κακόν, mal, dont tu t’es déjà servi plusieurs fois pour en expliquer d’autres ; d’où vient-il lui-même ? Socrate — Mot singulier, en vérité, et bien difficile à éclaircir
Aussi vais-je recourir à mon grand expédient
Hermogène — Lequel ? Socrate — C’est de dire que ce terme est d’origine barbare, Hermogène  — Cela paraît probable
Mais, si tu le trouves bon, laissons cela, et cherchons à reconnaître la juste valeur des mots καλόν, beau, et αἰσχρόν, laid
76 Cratyle Socrate — Le sens de αἰσχρόν me semble très clair : il s’accorde avec celui des mots précédents: L’inventeur des noms paraît avoir voulu blâmer d’une manière générale ce qui entrave et suspend le cours des choses ; ainsi, à ce qui arrête toujours le mouvement, ἀεὶ ἴσχοντι τὸ ῥοῦν, il a donné le nom de ἀεισχοροῦν, qui fait aujourd’hui par contraction αἰσχρόν
Hermogène — Et qu’est-ce que καλόν ? Socrate — Ceci est plus difficile à entendre
Pourtant, ce n’est là qu’une affaire de prononciation, et le changement de l’accent et de la quantité de l’οὗ75
Hermogène — Que veux-tu dire ? Socrate  — Ce mot me paraît être une manière de désigner l’intelligence
Hermogène — Explique-toi, Socrate
Socrate — Voyons, qui fait, selon toi, que les choses s’appellent ainsi qu’elles s’appellent ? N’est-ce pas ce qui a inventé les noms ? Hermogène — Eh bien ? Socrate  — Or, il faut que ce soit l’intelligence ou des dieux ou des hommes, ou des uns et des autres ? Hermogène — Sans doute
75 - C'est-à-dire le changement de οὗ en ό, de καλοῦν en καλόν
77 Cratyle Socrate — Donc, ce qui a appelé les choses par leur nom, τὸ καλέσαν, et le beau, τὸ καλὸν, sont la même chose, à savoir l’intelligence
Hermogène — Évidemment
Socrate  — Mais tout ce qui est l’ouvrage de la pensée et de l’intelligence est louable, et le contraire blâmable ? Hermogène — Oui
Socrate  — La médecine produit les remèdes, l’art de bâtir, les bâtiments ; n’est-il pas vrai ? Hermogène — Sans contredit
Socrate — Et de même le beau, τὸ καλόν, devra produire de belles choses
Hermogène — Nécessairement
Socrate — Et cela, c’est, disions-nous, l’intelligence ? Hermogène — Oui
Socrate — Donc le mot τὸ καλόν est un nom bien approprié à cette intelligence qui exécute des ouvrages que nous déclarons beaux, et que nous louons à ce titre
Hermogène — J’en tombe d’accord
Socrate  — Et que nous reste-t-il à examiner dans cet ordre de choses ? Hermogène — Les termes qui se rapportent au bon et au beau dont nous venons de nous occuper, 78 Cratyle l’avantageux, le profitable, l’utile, le lucratif, et leurs contraires
Socrate  — En faisant usage de nos observations précédentes, tu trouveras toi-même facilement l’origine du mot ξυµφέρον, avantageux
Il a un air de famille avec le nom de la science, ἐπιστήµη
En effet, il ne désigne autre chose qu’un mouvement simultané, σὺν φόρα, de l’âme avec les choses ; et tout ce qui résulte de ce mouvement, s’appelle συµφέρον et σύµφορον, avantageux, du mot συµπεριφέρεσθαι, être emporté simultanément alentour
Hermogène — Soit
Socrate  — Κερδαλέον, lucratif, vient de κέρδος, gain
Et ce dernier mot, en mettant un ν à la place du δ, s’explique de lui-même
Il ne signifie autre chose que le bien, On a établi ce nom pour exprimer la propriété que possède le bien de se mêler,κεράννυται, en pénétrant tout  ; et en changeant le δ en v, on a prononcé κέρδος
Hermogène  — Que dis-tu du mot λυσιτελοῦν, profitable ? Socrate — Je ne pense pas, Hermogène, que ce mot ait été établi d’abord dans le sens que lui donnent les marchands, comme signifiant ce qui libère de la dette ; il désigne, je crois, ce qu’il y a de plus rapide dans l’être, ce qui ne permet pas aux choses de s’arrêter, ni au mouvement de cesser et de prendre 79 Cratyle fin, l’affranchissant toujours, λύων, de ce qui voudrait l’amener à cette fin, τέλος, et ne lui accordant ni terme ni repos
C’est pour cette raison que le bien même me paraît aussi pouvoir s’appeler κυσιτελοῦν, c’est-à-dire ce qui affranchit le mouvement de sa fin, λύον τὸ τέλος τῆς φορᾶς
Quant à ώφέλιµον, utile, c’est un mot étranger, dont Homère a fait souvent usage sous la forme du verbe ὀφέλλειν76; c’est un mot qui exprime l’augmentation, l’accomplissement
Hermogène — Mais que dirons-nous des contraires de ces mots ? Socrate — Il me semble inutile de nous occuper de ceux qui ne contiennent que la négation des mots déjà expliqués
Hermogène — Lesquels ? Socrate — Ἀσύµφορον, inutile, ἀνώφελες, non avantageux, ἀλυσιτελές, non profitable, et ἀκερδές, non lucratif
Hermogène — Tu as raison
Socrate — Mais parlons de βλαβερόν, nuisible et de ζηµιῶδες, funeste, Hermogène — À la bonne heure
Socrate  — D’abord βλαβερόν, nuisible, désigne ce qui retarde le flux des choses, τὸ βλάπτον τὸν ῥοῦν
76 - Iliade, liv
III, v
62 ; liν
XV, v
385 ; liv
XVI, v
631
80 Cratyle Le mot βλάπτον, à son tour, signifie qui veut enchaîner, βουλόµενον ἅπτειν
En effet, ἅπτειν exprime la même chose que δεῖν,enchaîner, et c’est ce que blâme toujours celui qui a institué les noms
En conséquence, ce qui veut arrêter le mouvement pouvait naturellement s’appeler βουλαπτεροῦν, ou, pour plus d’élégance dans la prononciation, βλαβερόν
Hermogène — En vérité, Socrate, les noms deviennent bien bizarres entre tes mains
Avec ton βουλαπτεροῦν, j’ai cru t’entende imiter des lèvres le prélude de l’hymne à Minerve77
Socrate  — Mais ce n’est pas à moi qu’il faut t’en prendre, Hermogène, c’est à ceux qui ont fait ce mot
Hermogène  — Il est vrai  ; maintenant que faut-il penser de ζηµιῶδες, funeste ? Socrate — Ζηµιῶδες, dis-tu  ? Remarque, Hermogène, combien j’ai raison d’observer que par l’addition ou le retranchement de quelques lettres, on change: considérablement le sens des mots
Une légère altération peut leur faire dire tout le contraire de ce qu’ils voulaient dire d’abord, témoin ; le mot δέον, convenable
Une observation 77 - C'était un chant que l'on croit avoir été composé à l'imitation des sifflements des serpents qui couvraient la tête de la Gorgone expirante
81 Cratyle qui s’est présentée à moi, à l’occasion de ce mot, et qui me revient en ce moment, c’est que notre belle: langue d’aujourd’hui a, fait exprimer  ; aux deux mots δέον et ζηµιῶδες tout le contraire de ce qu’ils veulent dire, tandis que nous en retrouvons dans l’ancienne langue la véritable signification
Hermogène — Comment cela ? Socrate  — Le voici
Tu sais que nos ancêtres faisaient beaucoup usage des lettres ι et δ ; ce qu’on remarque encore dans le langage des femmes qui conservent plus que nous l’ancienne tradition78; tandis qu’aujourd’hui nous substituons l’e ou l’η à l’ι, et le ζ au δ, parce que ces lettres nous paraissent avoir plus de noblesse
Hermogène — Dans quels cas ? Socrate  — Par exemple, autrefois on disait tantôt ἱµέρα, tantôt ἑµέρα ; aujourd’hui nous disons ἡµέρα (jour)
Hermogène — En effet
Socrate — Ne vois-tu pas aussi que le mot ancien ré pond seul à la pensée de celui qui a fait les noms ? Car c’est parce que les hommes désirent, 78 - Cîc
de Orat
III, 12
Equidem cum audio socrum meam Læliam - facilius enim mulieres incorruptam antiquitatem conseruant, quod multorum sermonis expertes ea tenent semper, quæ prima didicerunt - sed eam sic audio, ut Plautum mihi aut Næuium uidear audire
82 Cratyle ἱµείρουσιν, de voir succéder la lumière aux ténèbres de la nuit, qu’ils ont donné au jour le nom de ἱµέρα
Hermogène — Cela est évident
Socrate — Mais aujourd’hui devenu plus imposant sous sa forme nouvelle, on ne voit plus ce que ce mot ἡµέρα signifie
Au reste, selon certaines personnes, ἡµέρα vient de ce que le jour rend les objets plus doux, ἡµερά
Hermogène — Fort bien
Socrate  — Tu sais aussi qu’au lieu de ζυγόν, joug, on disait autrefois δυσγόν ? Hermogène — Sans doute
Socrate  — Hé bien, ζυγόν ne dit rien  ; tandis que δυσγόν exprimait très convenablement l’assemblage de deux animaux pour conduire, δέσις δυοῖν ἐς τ ὴν ἀγωγήν
Aujourd’hui nous disons ζυγόν et on peut citer une foule d’exemples semblables
Hermogène — Il est vrai
Socrate — Le mot δέον, convenable, est de ce nombre
Ainsi prononcé, il semble signifier le contraire de tous les mots qui se rapportent à l’idée du bon ; il semble que ce δέον, qui est une forme du bien, soit au contraire un lien, δεσµός, une entrave pour le mouvement, et en quelque manière le frère du nuisible, βλαβερόν