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|---|---|---|
Socrate — Il peut sembler ridicule, Hermogène, de
dire que des lettres, des syllabes, fassent connaître
les choses par imitation
| ||
Il faut bien, pourtant, qu’il
en soit ainsi
| ||
Nous n’avons rien de mieux à dire sur
la vérité des mots primitifs, à moins de faire
comme les auteurs de tragédies, qui ont recours
dans l’embarras aux machines de théâtre et font
apparaître les dieux, et de nous tirer d’affaire en
alléguant que ce sont les dieux eux-mêmes qui ont
institué, les premiers noms, et que par conséquent
ces noms sont convenables
| ||
Sera-ce là notre
meilleur et dernier argument, ou bien en
reviendrons-nous à notre supposition de tout à
97
Cratyle
l’heure, que ces noms nous sont venus de certains
peuples barbares, plus anciens que nous ? Ou
dirons-nous enfin que l’antiquité de ces mots les
dérobe à nos recherches, comme les mots
barbares ? Ce seraient là autant d’excuses, et de
fort bonnes, pour celui qui ne voudrait pas rendre
raison de la propriété des mots primitifs
| ||
Cependant, tant qu’on ignore, par quelque raison
que ce soit, en quoi consiste la justesse de ces mots,
il est impossible de rien connaître aux mots
dérivés, qui ne peuvent s’expliquer que par les
primitifs
| ||
Il est donc évident que quiconque se
prétend habile dans l’intelligence des dérivés, doit
pouvoir donner l’explication la plus complète et la
plus claire des mots primitifs, ou s’attendre à ne
dire sur les autres que des sottises
| ||
Es-tu d’un autre
avis ?
Hermogène — En aucune façon, Socrate
| ||
Socrate — Pour moi, les idées que je me fais sur les
mois primitifs me paraissent à moi-même
téméraires et bizarres
| ||
Je te les dirai si tu veux
| ||
Si,
de ton coté, tu as quelque chose de mieux à
proposer, tu voudras bien m’en foire part
| ||
Hermogène — Volontiers
| ||
Explique-toi toujours
hardiment
| ||
Socrate — D’abord il me semble voir dans la lettre
ρ l’instrument propre à l’expression de toute
espèce de mouvement
| ||
Mais à propos du
98
Cratyle
mouvement, κίνησις, nous n’avons pas dit d’où
vient ce mot
| ||
Il est clair que ce doit être de ἴεσις,
élan : car autrefois au lieu de l’η, on se servait de
l’ε Quant au κ qui commence le mot, il vient de
κίειν, verbe étranger qui signifie aller, ἰέναι
| ||
Ainsi,
si l’on savait le mot ancien, ce mot transporté
exactement dans notre langue donnerait ἴεσις ;
aujourd’hui on dit κίνησις, à cause du verbe
étranger κίειν, du changement de l’ε en η, et de
l’insertion du ν ; mais il faudrait dire, à la rigueur,
κίεσις
| ||
Le mot στάσις, repos, exprime la négation
du mouvement, et n’est ainsi prononcé que pour
l’élégance79
| ||
Mais, pour revenir, je disais que
l’auteur des noms a trouvé dans la lettre ρ un
excellent instrument pour rendre le mouvement, à
cause de la mobilité de cette lettre
| ||
Aussi s’en est-il
souvent servi à cette fin
| ||
Il a d’abord imité le
mouvement, au moyen de cette lettre, dans les
mots qui expriment l’action de couler, ῥεῖν, cours,
ῥοή ; en suite, dans τρόµος, tremblement, τραχύς,
âpre ; dans les verbes κρούειν , frapper, θραύειν ,
blesser, ἐρείκειν, briser, θρύπτειν,broyer,
καρµατίζειν, morceler, ῥυµβεῖν, faire tournoyer ;
c’est par la lettre ρ qu’il a donné à tous ces mots
leur principale force d’imitation
| ||
Il avait remarqué,
79 - Socrate dérive sans doute ατάσις de ἀίεσις, en ajoutant στ, et
en retranchant l'ι et l'ε
| ||
99
Cratyle
en effet, que c’est la lettre qui oblige la langue à se
mouvoir et à vibrer le plus rapidement ; et c’est
pour cette raison qu’il a dû l’employer à
l’expression de semblables idées
| ||
La lettre ι
convenait à tout ce qui est fin, subtil, et capable de
pénétrer les autres choses ; aussi est-ce par l’ι que
l’auteur des noms imite, dans ἰέναι et ἴεσθαι,
l’action d’aller
| ||
C’est par les lettres sifflantes, φ, ψ,
σ et ζ, qu’il rend tout ce qui présente l’idée du
souffle, ψυχρόν, froid, ζέον, bouillant, σείεσθαι,
agiter, et enfin σεισµός, agitation
| ||
Il emploie aussi
ces mêmes lettres le plus possible quand il veut
exprimer un objet gonflé τὸ φυσῶδες
| ||
Il aura
également trouvé dans la pression que les lettres δ
et τ font éprouver à la langue, quelque chose de
très convenable à l’imitation de ce qui lie ou arrête,
δεσµός, στάσις
| ||
Ayant observé que dans
l’articulation du λ la langue glisse, il en a formé par
imitation les mots λεῖον, lisse, ὀλισθαίνεινν,
glisser, λιπαρόν,luisant d’embonpoint, κολλῶδες,
gluant, et une foule d’autres
| ||
Le γ ayant la
propriété d’arrêter ce mouvement de la langue, il
l’a fait servir, réuni au λ, à l’imitation des choses
visqueuses, douces, collantes, γλίσχρον, γλυκύ,
γλοιῶδες
| ||
À l’égard du v, remarquant que cette
lettre retient la voix à l’intérieur, il en a fait, en
imitant l’idée par le son, l’intérieur, le dedans,
ἔνδον, ἐντός
| ||
Il a mis un α dans le mot µέγας,
100
Cratyle
grand, et un η dans le mot µῆκος, longueur, parce
que ce sont deux grands sons
| ||
Pour στρογγύλον,
rond, il avait besoin de la lettre o ; aussi l’y a-t-il
fait dominer
| ||
Partout il a accommodé à la nature
des différents êtres les lettres et les syllabes des
noms qu’il leur donnait, et dont il formait ensuite
d’autres noms, toujours par imitation
| ||
Voilà, Hermogène, en quoi consiste, à ce qu’il
me semble, la propriété des noms ; si toutefois
Cratyle, qui nous écoute, n’est pas d’un autre avis
| ||
Hermogène — Véritablement, Socrate, Cratyle m’a
cent fois mis à la torture, comme je te le disais tout
à l’heure, en m assurant que les noms ont une
propriété naturelle, sans expliquer en quoi elle
consiste ; de sorte que je ne pouvais découvrir si
c’était à dessein ou malgré lui qu’il en parlait en
termes si obscurs
| ||
Maintenant, Cratyle, tu vas me
déclarer devant Socrate, si tu admets ce qu’il vient
d’avancer sur ce sujet, ou si tu as quelque chose de
mieux à nous dire ; en ce cas, parle, afin de
t’instruire par les réponses de Socrate, ou de nous
instruire toi-même tous les deux
| ||
Cratyle — Quoi donc, Hermogène, te semble-t-il
aisé d’apprendre ou d’enseigner si vite quelque
chose que ce soit, et surtout une chose qui paraît
être des plus grandes et des plus ardues ?
Hermogène — Non, sans doute, je ne le pense pas ;
mais j’aime ce mot d’Hésiode : c’est toujours la
101
Cratyle
peine d’ajouter peu de chose à peu de chose80
| ||
Si
donc il t’est possible de nous aider tant soit peu, ne
t’y refuse pas, de grâce, et rends-nous ce service, à
Socrate et à moi
| ||
Socrate — D’abord, Cratyle, je ne prétends, quant à
moi, rien garantir de tout ce que je viens
d’avancer ; je n’ai fait que considérer avec
Hermogène ce qui me venait à l’esprit ; as-tu
quelque chose de plus satisfaisant, dis-le-moi
hardiment comme il un homme disposé à recevoir
tes idées
| ||
Je ne serais, d’ailleurs, nullement surpris
de te voir réussir mieux que moi ; car tu me parais
avoir étudié tout cela et par toi-même et dans les
leçons d’autrui
| ||
Si donc tu possèdes quelque
théorie meilleure, tu peux m’inscrire au nombre de
tes disciples sur la question de la propriété des
noms
| ||
Cratyle — Il est bien vrai, Socrate, que je me suis
occupé de cette question ; il se pourrait aussi que je
fisse de toi mon disciple
| ||
Mais j’ai grand’peur qu’il
n’arrive tout le contraire, et que je n’aie plutôt à te
répondre ce que dit Achille à Ajax, dans les
Prières81 : « Fils de Télamon, divin et puissant
Ajax, tout ce que tu as dit part d’un noble cœur
| ||
»
80 - Hésiode, Trav
| ||
et Jours, v
| ||
359
| ||
81 - C'est ainsi qu'on désignait alors l'ambassade auprès d'Achille,
dans l’Iliade, liν
| ||
IX, v
| ||
644
| ||
102
Cratyle
Et moi, Socrate, je trouve réellement que tu parles
comme un oracle, soit que tu aies pris cette
inspiration auprès d’Euthyphron, soit que quelque
muse habite en toi, ignorée de toi-même jusqu’à ce
jour
| ||
Socrate — Ô mon cher Cratyle ! je suis tout le
premier à m’étonner de mon savoir, et à m’en
méfier
| ||
Aussi serais-je d’avis de revenir sur tout ce
que j’ai dit pour l’examiner de nouveau ; car, il n’y
a pire erreur que celle ou l’on s’induit soi-même,
puisque alors nous sommes inséparables du
trompeur qui nous suit partout
| ||
Il convient donc de
revenir souvent sur ce que l’on a avancé, et de
s’appliquer, comme dit ton poète82, à voir devant et
derrière soi
| ||
Ainsi revenons sur ce que nous avons
dit tout à l’heure : la propriété du nom, disions-
nous, consiste à représenter la chose telle qu’elle
est
| ||
Tenons-nous cette définition pour vraie ?
Cratyle — Assurément, elle me semble vraie,
Socrate
| ||
Socrate — Les mots sont donc faits pour
enseigner ?
Cratyle — Oui
| ||
Socrate — Et ne disons-nous pas qu’il y a un art des
noms et des artisans de noms ?
Cratyle — Sans doute
| ||
82 - Iliade, liv
| ||
I, v
| ||
343 ; liv
| ||
III, v
| ||
109
| ||
103
Cratyle
Socrate — Et lesquels ?
Cratyle — Ceux que tu disais en commençant, les
législateurs
| ||
Socrate — Or, n’en est-il pas de cet art, parmi les
hommes, comme de tous les autres ? Voici ce que je
veux dire : les peintres, par exemple, ne sont-ils
pas les uns meilleurs, les autres pires ?
Cratyle — Certainement
| ||
Socrate — Les meilleurs ne sont-ils pas ceux qui
font le mieux leur ouvrage, c’est-à-dire l’imitation
des êtres vivants ? les autres ne sont-ils pas ceux
qui s’en acquittent plus mal ? Parmi les architectes,
les uns font aussi leurs maisons plus belles, les
autres moins belles ?
Cratyle — Sans contredit
| ||
Socrate — Hé bien, les législateurs font-ils leurs
œuvres, les uns meilleures, les autres pires ?
Cratyle — Pour cela, je ne le crois pas
| ||
Socrate — Quoi, tu ne trouves pas qu’il y ait des lois
meilleures, d’autres moins bonnes ?
Cratyle — Point du tout
| ||
Socrate — Et pour les noms, il n’y en a pas non
plus, à ton sens, de plus justes les uns que les
autres ?
Cratyle — Du tout
| ||
Socrate — Dès lors, tous les noms sont justes ?
104
Cratyle
Cratyle — Oui, tous ceux du moins qui sont des
noms
| ||
Socrate — Comment ? Et ce nom d’Hermogène
dont il était question tout à l’heure ! Faut-il avouer,
ou que ce n’est pas là le nom de notre ami, qui
n’appartient pas à la race d’Hermès, ou que du
moins ce n’est pas son vrai nom ?
Cratyle — Je ne crois pas, Socrate, qu’il lui
appartienne réellement ; il semble seulement lui
appartenir ; ce sera plutôt celui de quelque autre
individu dont la nature est telle que ce nom la
suppose
| ||
Socrate — Dire que notre ami que voici est
Hermogène, n’est-ce pas dire faux ? A moins peut-
être qu’il ne soit impossible de dire qu’il est
Hermogène, s’il ne l’est pas
| ||
Cratyle — Que veux-tu dire ?
Socrate — Ta pensée serait-elle qu’en aucun cas il
n’est possible de dire faux ? Est-ce là ce que tu veux
dire ? Cette opinion a trouvé, mon cher Cratyle, et
trouve encore bien des partisans
| ||
Cratyle — En effet, Socrate, quand je dis ce que je
dis, puis-je dire ce qui n’est pas ? Dire le faux, ne
serait-ce pas dire ce qui n’est pas ?
Socrate — Voilà, mon cher, un raisonnement trop
raffiné pour moi et pour mon âge
| ||
Réponds-moi
seulement sur cette question : s’il est impossible de
dire le faux, n’est-il pas possible de parler faux ?
105
Cratyle
Cratyle — Je n’admets pas même qu’on puisse
parler faux
| ||
Socrate — Ni s’énoncer, ni interpeller quelqu’un à
faux ? Si, par exemple, un homme qui te rencontre
en voyage, disait, en te prenant la main : Salut,
étranger athénien, Hermogène, fils de Smicrion ;
appellerais-tu cela dire, parler, s’énoncer, ou bien
interpeller, non pas toi, mais Hermogène, ou
personne enfin ?
Cratyle — Pour moi, Socrate, je ne verrais là que de
vains sons
| ||
Socrate — Je n’en veux pas davantage : l’homme
qui émettrait ces sons, mentirait-il ou dirait-il la
vérité, ou seulement une partie de vrai et une
partie de faux ? Car cela me suffirait encore
| ||
Cratyle — Moi, je dirais que cet homme ne fait que
du bruit, ne fait que battre l’air inutilement,
comme celui qui frappe sur un vase d’airain
| ||
Socrate — Voyons donc, Cratyle, si nous pourrons
nous entendre
| ||
Admets-tu que le nom et l’objet
nommé soient deux choses distinctes ?
Cratyle — Oui
| ||
Socrate — Accordes-tu aussi que le nom est en
quelque manière une image de la chose ?
Cratyle — Certainement
| ||
Socrate — Sans doute tu conviens que les peintures
sont aussi des imitations d’un autre genre
| ||
Cratyle — Oui
| ||
106
Cratyle
Socrate — Voyons donc ; il faut que je n’entende
pas ton idée, qui d’ailleurs peut être fort juste
| ||
Est-
il ou n’est-il pas possible de rapporter et d’attribuer
respectivement ces deux sortes d’imitations, savoir
les noms et les peintures, aux objets qu’elles
reproduisent ?
Cratyle — Oui, cela est possible
| ||
Socrate — Remarque bien ceci
| ||
D’abord, je puis
rapporter l’image de l’homme à l’homme, celle de
la femme à la femme, et ainsi du reste
| ||
Cratyle — Oui
| ||
Socrate — Je puis aussi rapporter, tout au
contraire, l’image de l’homme à la femme et celle
de la femme à l’homme,
Cratyle — Cela est encore possible
| ||
Socrate — Ces applications différentes seront-elles
justes l’une et l’autre, ou seulement l’une des
deux ?
Cratyle — L’une des deux seulement
| ||
Socrate — C’est-à-dire,
| ||
je pense, celle qui
rapportera à chaque objet ce qui lui appartient et
lui ressemble
| ||
Cratyle — C’est mon opinion
| ||
Socrate — Pour ne pas nous faire l’un a l’autre des
querelles de mots, amis comme nous le sommes,
accorde-moi ce que je vais te dire : lorsqu’on
applique à une chose une image qui lui ressemble,
que l’image soit un nom ou la représentation d’un
107
Cratyle
être animé, je dis que cette application est faite
avec propriété ; et si c’est de noms qu’il s’agit, je dis
de plus qu’elle est vraie
| ||
Je dis que l’application est
impropre quand elle rapporte le dissemblable au
dissemblable, et en outre qu’elle est fausse si c’est
l’application d’un nom
| ||
Cratyle — Mais il se pourrait bien, Socrate, que ce
défaut de propriété dans l’application ne se
rencontrât que dans la peinture, et que le rapport
des noms aux choses fut toujours juste
| ||
Socrate — Que dis-tu ? Y a-t-il la moindre
différence ? Un homme vient et dit à un autre :
Voici ton image ; ne peut-il pas lui montrer en effet
son image, ou lui montrer celle d’une femme ?
J’appelle montrer offrir une chose au sens de la
vue
| ||
Cratyle — Fort bien
| ||
Socrate — Mais quoi, le même homme ne pourrait-
il pas venir dire à l’autre : ceci est ton nom ? Il est
entendu que le nom est une imitation comme le
tableau
| ||
Cet homme pourrait donc dire : ceci est
ton nom, et offrir au sens de l’ouïe un mot qui
serait en effet l’image de son interlocuteur, en
disant homme,,ou au contraire, en disant femme,
prononcer un nom qui représenterait la partie
femelle du genre humain
| ||
Cela ne peut-il pas
arriver, et n’arrive-t-il pas
| ||
quelquefois ?
Cratyle — Je veux bien t’accorder encore cela
|
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