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Socrate — Qu’importe, Cratyle ! Allons-nous, pour nous assurer de la propriété des noms, les compter comme des cailloux de scrutin, et: tenir pour vrai le sens indiqué par le plus grand nombre ? Cratyle — Cela ne serait pas fort raisonnable
Socrate — Non assurément, mon ami
Mais, restons-en là sur ce sujet, et voyons si nous serons encore du même avis sur une autre question
Dis- moi, ne sommes-nous pas convenus que ceux qui, à diverses époques, ont institué les noms, soit chez les Grecs, soit chez les Barbares sont réellement 123 Cratyle des législateurs, et que l’art auquel appartient cette institution est celui de la législation ? Cratyle — Oui
Socrate — Les premiers législateurs, qui ont institué les premiers noms, l’ont-ils fait avec la connaissance des choses qu’ils nommaient ou sans cette connaissance ? Cratyle — Je crois, moi, qu’ils avaient cette connaissance
Socrate — Et sans doute, cher Cratyle, ils n’auraient pu établir les noms, si elle leur eût manqué ? Cratyle — Je ne le pense pas
Socrate  — Eh bien, revenons au point d’où nous sommes partis
Tu disais, si tu t’en souviens, qu’on ne peut établir un nom qu’autant que l’on connaît la nature de l’objet auquel on le donne Maintiens- tu cette opinion ? Cratyle — J’y persiste
Socrate — Et tu attribues également cette connaissance préalable des choses à l’auteur des mots primitifs ? Cratyle — Assurément
Socrate — Mais au moyen de quels noms aurait-il appris ou trouvé les choses, puisque les premiers mots n’existaient pas encore et que d’autre part, nous avons dit qu’on ne peut apprendre ou trouver 124 Cratyle les choses qu’après avoir appris ou trouvé de soi- même la signification des noms ? Cratyle — Cela est embarrassant, Socrate
Socrate — Comment pourrions-nous dire que pour instituer les noms en législateurs, ils ont dû connaître les choses, avant qu’il y eût des noms et qu’ils en connussent aucun, s’il était vrai que l’on ne put connaître les choses que par leurs noms ? Cratyle — La meilleure réponse à faire, ce serait, je pense, Socrate, de dire que c’est quelque puissance supérieure à l’humanité qui a établi les premiers noms d’où il suivrait nécessairement que ces noms sont tout-à-fait propres aux choses
Socrate  — Mais maintenant, penses-tu que celui qui les institua, soit démon, soit Dieu, ait pu se contredire lui-même  ? Et n’étais-tu pas de mon avis sur ceux que j’examinais tout à l’heure ? Cratyle  — Mais c’est que ceux-là ne sont pas des noms
Socrate  — Lesquels veux-tu dire  ? Ceux qui se l’apportent à l’idée du repos ou ceux qui se rapportent à l’idée du mouvement ? Car, ainsi que nous l’aurons remarqué, ce n’est pas le nombre qui doit décider
Cratyle — Non, cela ne serait pas juste, Socrate
Socrate  — Voilà donc une guerre civile entre les noms, et chaque parti prétendra être seul légitime
Auquel donnerons nous raison et d’après quel 125 Cratyle principe ? Ce ne pourra pas être en vertu d’autres noms, puisqu’il n’y en a point
Il devient évident qu’il faut chercher hors des noms quelque autre principe qui, en nous enseignant la vérité des choses, nous fasse connaître, sans le secours des noms  ; quels sont les véritables, ceux qui se rattachent à la première de ces doctrines, ou ceux qui se rattachent à la seconde
Cratyle — À la bonne heure
Socrate  — S’il en est ainsi, Cratyle, il est possible d’acquérir sans les noms la connaissante des choses
Cratyle — Soit
Socrate  — Et par quel moyen croîs-tu que l’on puisse arriver à cette connaissance sinon par le moyen le plus naturel et le plus raisonnable, c’est- à-dire en étudiant les choses dans leurs rapporte, lorsqu’elles sont de la même famille, ou en elles- mêmes ? Ce qui est étranger aux choses ne peut rien nous montrer qui ne leur soit étranger, et non pas les choses mêmes
Cratyle — Cela me paraît vrai
Socrate  — Suis-moi donc, par Jupiter  ! N’avons- nous pas souvent reconnu que les noms bien faits sont conformes à ce qu’ils désignent et sont les images des choses ? Cratyle — Oui
126 Cratyle Socrate — Si donc on peut connaître les choses, et par leurs noms et en elles-mêmes, quelle est de ces deux sortes de connaissance la plus belle et la plus sûre ? Est-ce de demander d’abord à l’image si elle est fidèle, et de rechercher ensuite ce qu’est la vérité qu’elle représente, ou bien de demander à la vérité ce qu’elle est en elle-même, et de s’assurer ensuite si l’image y réponde ? Cratyle — C’est, je pense, à la vérité même qu’il faut s’adresser d’abord
Socrate  — Mais de décider par quelle méthode il faut procéder
pour découvrir la nature des êtres, c’est peut-être une entreprise au-dessus de mes forces et des tiennes  ; qu’il nous suffise d’avoir reconnu que ce n’est pas dans les noms, mais dans les choses mêmes, qu’il faut étudier les choses
Cratyle — Il paraît, Socrate
Socrate  — Prenons garde encore de nous laisser abuser par ce grand nombre de mots qui se rapportent au même système
Ceux qui ont institué les noms ont beau les avoir formés d’après cette idée que tout est dans un mouvement et un flux perpétuel, car je crois qu’en effet c’était là leur pensée, il se pourrait bien qu’il n’en fût pas ainsi dans la réalité, et que les auteurs mêmes des noms, saisis d’une sorte de vertige, fussent tombés dans un tourbillon où ils nous entraînent avec eux
Voici, par exemple, cher Cratyle, une question qui 127 Cratyle me revient souvent comme en rêve, devons-nous dire que le beau et le bon existent par eux-mêmes, et toutes les choses de cette sorte ? Cratyle — Il me le semble, Socrate
Socrate — Je ne demande pas si un beau visage ou tout autre objet beau, car tout cela est dans un flux perpétuel, mais si le beau lui-même ne subsiste pas toujours tel qu’il est ? Cratyle — Il le faut bien
Socrate — S’il passait incessamment, serait-il possible de dire qu’il existe, et tel qu’il est ? Tandis que nous parlons, ne serait-il pas déjà autre, et n’aurait-il pas perdu sa première forme ? Cratyle — Nécessairement
Socrate — Or comment une chose pourrait-elle être qui ne fut jamais de la même matière ? Car si il y a un moment où elle demeure semblable à elle- même, il est clair que dans ce moment-là elle ne passe point
Mais si d’autre part elle subsiste toujours la même et de la même manière, comment, ne sortant en rien de son essence, pourrait-elle changer et se mouvoir ? Cratyle — Cela ne serait pas possible
Socrate — En outre, une pareille chose ne pourrait être connue par personne
Car, tandis qu’on approcherait pour la connaître, elle deviendrait autre ; de sorte qu’il serait impossible de savoir ce qu’elle est et comment elle est
Il ne saurait y avoir 128 Cratyle de connaissance d’un objet qui n’a pas de manière d’être déterminée
Cratyle — Cela est vrai
Socrate — Ou ne peut pas même dire qu’il puisse y avoir une connaissance quelconque, si tout change sans cesse et que rien ne subsiste, Car si cette chose même que nous nommons la connaissance ne cesse pas d’être la connaissance, la connaissance subsiste, et il y a connaissance
Mais si la forme même de la connaissance vient à changer, elle se change en une autre forme qui n’est pas celle de la connaissance, et il n’y a plus connaissance  ; et, si elle change toujours, il n’y aura jamais de connaissance
Dès lors plus rien qui connaisse, ni rien qui soit connu
Mais si ce qui connaît subsiste, si ce qui est connu subsiste aussi, si le beau, si le bon subsistent, et ainsi des autres êtres de cette nature, tout cela ne ressemble guère à cette mobilité et à ce flux universel dont nous parlions tout à l’heure
Est-ce dans cette dernière opinion qu’est la vérité, ou dans celle d’Héraclite et de beaucoup d’autres avec lui84, c’est ce qu’il n’est point facile de décider, Il n’est pas d’un homme sage de se soumettre aveuglément, soi et son âme à l’empire des mots, de leur accorder une foi entière, ainsi qu’à leurs auteurs, d’affirmer que ceux-ci possèdent seuls la science parfaite, et de porter sur 84 - Voyez le Théétète
129 Cratyle soi-même et sur les choses ce merveilleux jugement qu’il n’y a rien là de stable, mais que tout change comme l’argile, que les choses sont comme des malades affligés de fluxions ; et que tout est dans un écoulement perpétuel
Peut-être, cher Cratyle, en est-il ainsi ; peut-être n’en est-il rien
Il faut donc regarder la chose en face et d’un œil ferme, et ne rien admettre, trop facilement
N’es-tu pas jeune encore, et dans l’âge de la force  ? Puis quand tu auras bien étudié la question, si tu en trouves une bonne solution, il faut venir m’en faire part
Cratyle — Je le veux bien
En attendant tu sauras, Socrate, que j’y ai déjà réfléchi, et que tout bien pesé et considéré je préféré de beaucoup l’opinion d’Héraclite
Socrate  — En ce cas, mon ami, tu voudras bien m’instruire à ton retour
Quant à présent, va à la campagne, puisque tu as fait tes préparatifs pour cela
Voilà Hermogène qui t’accompagnera
Cratyle  — Fort bien, Socrate  ; mais de ton côté pense encore au sujet qui vient de nous occuper
130 Ouvrages de Platon publiés sur artyuiop Alcibiade Lachès Apologie de Socrate Lysis Le Banquet Ménexène Charmide Ménon Cratyle Parménide Critias Phédon Criton Phèdre Euthydème Philèbe Euthyphron Protagoras Georgias La République Hippias majeur Le Sophiste Hippias mineur Théétète Ion Timée 54 PLATON CRATYLE Traduction : Victor Cousin La mise en page du texte (Wikisource) a été accomplie par votre dévoué copiste, Dominique Petitjean
Ouvrage édité aux dépens d'un amateur, en vue d’un usage strictement personnel et non-marchand, à la date du lundi 5 octobre 2015 ➤ Pour me contacter ➤ Pour une visite de mon site internet ➤ Pour votre propre don actant votre satisfaction et vos encouragements 55 Platon Critias [ou Atlantique] Traduction, notices et notes par Émile Chambry PhiloSophie © juin 2018 Notice sur le « Critias » Le Critias reprend, pour le compléter, le récit ébauché dans le Timée, de la guerre soutenue par les Athéniens contre les rois de l’Atlantide
Critias commence par réclamer l’indulgence comme Timée l’avait fait avant lui
Il prétend même y avoir plus de droit que Timée ; car Timée avait à parler des choses divines, que nous ignorons, et la vraisemblance suffit aux auditeurs en de telles matières, tandis que lui va parler des choses humaines, et ici chacun se croit compétent et se montre un juge rigoureux
Pour s’intéresser à la guerre, il est indispensable de connaître les antagonistes et de décrire les forces et le gouvernement des uns et des autres
Critias commence par les gens de son pays, les Athéniens
Quand les dieux se partagèrent le monde, Athèna et Hèphaistos reçurent en commun le lot de l’Attique
Ils y firent naître des gens de bien et leur enseignèrent l’organisation politique
Les noms de ces hommes se sont conservés, mais le souvenir de leurs actions a péri à la suite de déluges qui n’ont laissé subsister chaque fois que des montagnards illettrés
Le pays était alors habité par trois classes de citoyens : les artisans, les agriculteurs et les guerriers, qui habitaient à part, vivaient en commun, sans rien posséder en propre et n’exigeaient des citoyens qu’ils protégeaient que le strict nécessaire
Le territoire était plus étendu qu’aujourd’hui : il allait jusqu’à l’Isthme et comprenait la Mégaride, et il s’étendait au nord jusqu’au fleuve Asopos
La qualité du sol y était sans égale et pouvait nourrir une nombreuse armée
Depuis lors, les inondations ont dénudé le pays
Il était, en ce temps-là, couvert d’une terre grasse et fertile ; les montagnes étaient revêtues de forêts, et le sol gardait les pluies, qui alimentaient des sources et des rivières
Quant à la ville, l’aspect en a été modifié par des tremblements de terre et des pluies extraordinaires, qui ont dilué et entraîné le sol
L’acropole s’étendait du Pnyx au Lycabette, formant un plateau revêtu de terre végétale
Sur ses pentes habitaient les artisans et les laboureurs, et, sur le sommet, les guerriers qui y vivaient en commun
Les guerriers administraient le pays avec justice, et ils étaient renommés pour leur beauté et leur vertu dans le monde entier
Avant d’aborder le sujet de l’Atlantide, Critias prévient ses auditeurs que les noms des barbares qui l’habitaient ont été traduits d’abord par les Égyptiens dans leur langue, et que Solon les a traduits de même en langue grecque
Dans le partage du monde, Poséidon avait obtenu l’Atlantide, île immense située au-delà des colonnes d’Hèraclès
Il y installa cinq couples de fils jumeaux qu’il avait eus de Clito, la fille du roi du pays
Ce roi habitait une montagne située au milieu d’une vaste plaine
Poséidon la fortifia en creusant autour trois enceintes circulaires concentriques, deux de terre et trois de mer, et fit jaillir au milieu de l’île deux sources abondantes, l’une d’eau froide et l’autre d’eau chaude
Il divisa le pays en dix lots en faveur de ses dix fils
L’aîné, Atlas, eut la souveraineté sur les autres, et le lot le plus beau, avec la demeure de sa mère, au centre de l’île
Cette île était d’une extrême richesse ; l’on en extrayait des métaux de toute sorte ; elle nourrissait toutes sortes d’animaux, en particulier des éléphants, et des arbres fruitiers de toute espèce
Les habitants complétèrent l’œuvre du dieu de la mer, ils jetèrent des ponts sur les enceintes d’eau de mer pour ménager un passage vers le dehors et vers le palais royal, dont l’émulation des rois fit une merveille de grandeur et de beauté, ils creusèrent, de la mer à l’enceinte extérieure, un fossé propre à livrer passage aux plus grands navires, et à travers les enceintes de terre des tranchées assez larges pour permettre à une trière d’y passer
Ils recouvrirent ces tranchées de toits pour qu’on pût y naviguer à couvert, ils revêtirent d’un mur de pierre le pourtour de l’île où habitait le roi et transformèrent les carrières d’où ils avaient extrait les pierres en bassins souterrains pour les vaisseaux
Sur l’acropole, se dressait un temple immense, consacré à Poséidon et à Clito
Ce temple était revêtu d’or et rempli de statues de toute sorte
Autour des sources que Poséidon avait fait jaillir, on avait construit pour les bains des bassins à ciel ouvert pour l’été, et d’autres couverts pour l’hiver
Dans les diverses enceintes on avait ménagé des temples, des jardins, des gymnases, un hippodrome, des casernes pour la garde du prince
Les arsenaux maritimes étaient pleins de trières
Un mur circulaire, distant de cinq stades de la plus grande enceinte et de son port, était couvert d’habitations pressées les unes contre les autres, et le canal et le plus grand port étaient remplis de navires venus de toutes les parties du monde
Quant au pays lui-même, les rivages en étaient fort élevés et à pic sur la mer
Tout autour de la ville s’étendait une plaine encerclée de montagnes richement peuplées
Autour de cette plaine on avait creusé un fossé d’une longueur de 10 000 stades (1776 kilomètres)
Des tranchées la coupaient en ligne droite et se déchargeaient dans ce fossé
Elles servaient au flottage du bois qu’on descendait de la montagne et au transport des marchandises venues du dehors ou du pays même, où se faisaient annuellement deux récoltes
En ce qui regarde l’organisation militaire, chaque district – il y en avait 60 000 – fournissait un chef et le chef à son tour fournissait des soldats de toutes armes et des marins pour une flotte qui devait compter 1200 trières
Quant à l’organisation politique, en voici les principaux traits
Chacun des dix princes était maître absolu dans ses États
Ils s’assemblaient tous les dix tous les cinq ou six ans dans le temple de Poséidon pour délibérer sur les affaires communes et juger ceux d’entre eux qui auraient violé les lois de Poséidon
Ils égorgeaient d’abord un taureau, et ils en faisaient couler le sang sur la colonne où étaient gravées les lois ; puis remplissaient de vin un cratère où ils jetaient un caillot de sang au nom de chacun d’eux, et ils s’engageaient à obéir en tout point aux ordres de Poséidon en buvant une coupe puisée au cratère, coupe qu’ils consacraient dans le temple
La nuit venue et tous feux éteints dans le temple, chacun des princes, vêtu d’une robe d’un bleu sombre, s’asseyait dans les cendres du sacrifice pour juger ou être jugé
Au retour du jour, ils inscrivaient sur une table d’or les jugements rendus pendant la nuit
Chacun d’eux s’engageait à prêter main-forte aux autres, s’il était attaqué, à délibérer en commun et à reconnaître l’hégémonie des descendants d’Atlas